De plusieurs contribuables





« Il sera désagréable à beaucoup de personnes de faire connaître leur fortune et leurs revenus etc.

Comment ! parce qu’il plaira à quelques centaines de millionnaires et quelques douzaines de milliardaires de trouver désagréable d’avoir à faire connaître à une commission l’état de leurs revenus, il faudra que tout un peuple de travailleurs continue à supporter les trois quarts des dépenses publiques qui profitent en réalité, surtout à ces possesseurs de grandes fortunes ? Elles sont, même encore souvent pour eux l’occasion d’augmenter leurs richesses par les vastes entreprises de fournitures, par les grands travaux de l’État, par les sociétés de toutes sortes industrielles, maritimes, militaires, etc. Nous aurons peut-être un jour la bonne chance de rencontrer, comme l’Angleterre, l’Allemagne, l’Italie, la Suisse et autres États, un ministre assez courageux, d’un caractère assez ferme et d’un esprit assez prévoyant pour faire passer en France, l’une de ces lois qui marquent dans la vie d’un peuple, et assurent à leur auteur la gloire qui s’attache à un nom et la reconnaissance des générations futures. En réalité, il n’est resté en France, dans la mémoire du peuple, que les noms des rois et des ministres qui ont consacré leur temps et leur pouvoir à l’amélioration du sort des travailleurs.

Un autre fait caractéristique qui nous distingue de tous les autres États, c’est le mystère sous lequel se cache, en France, la possession de la richesse ; on dirait presque qu’il est honteux ou dangereux de la posséder. Un obstacle sérieux à l’adoption de la réforme dans le système fiscal, c’est la préoccupation qui se manifeste presque partout chez les personnes à qui on en parle ; leur première objection est celle-ci : il faudra donc que l’on sache ce que j’ai en capital et en revenu. Actuellement, sans les données à peu près exactes, mais abstraites tirées des documents de l’enregistrement, on n’aurait aucun renseignement sérieux sur l’importance de notre richesse nationale. Quant à trouver les noms des possesseurs des grandes fortunes, en France, il n’y faut pas compter, tandis que presque partout ailleurs ces noms sont connus, et même publiés par la presse, comme nous le dirons plus loin, en ce qui concerne l’Amérique et l’Angleterre.

« En réalité, m’écrit un fonctionnaire bien placé pour obtenir le document cherché, le nombre et l’importance des grosses fortunes sont inconnus aussi bien de l’administration que des économistes. Seule l’application d’un impôt général sur le revenu pourrait donner à cet égard les éléments d’une statistique à peu près exacte. On ne peut aujourd’hui se rendre compte approximativement de la répartition de la richesse en France qu’en utilisant les statistiques des successions, comme vous l’avez fait. Mais ce mode de procéder n’est évidemment applicable qu’aux fortunes ne dépassant pas un certain chiffre, parce que l’annuité successorale ne varie pas beaucoup d’une année à l’autre pour ces fortunes là. Il serait même prudent, pour les fortunes d’une certaine importance tout au moins, de prendre pour bases des évaluations la moyenne de plusieurs années consécutives. En tout cas, pour les très grosses fortunes, l’annuité successorale ne fournit aucun élément sérieux d’appréciation au point de vue qui nous occupe. Ces fortunes sont en effet, trop rares, trop variables et trop inégales, pour que les transmissions par décès dont elles sont l’objet, puissent donner lieu au calcul d’une « moyenne » ayant une signification réelle. »

Comme contraste à cet état général qui cache, en France, les noms et les chiffres, nous pouvons reproduire ici quelques indications concernant la république américaine et l’Angleterre.

Ainsi plusieurs journaux français ont révélé le tableau suivant donné par la presse américaine.

Voici quelques noms de propriétaires fonciers :

M. Field, Chicago
40.000.000 dollars
J.-J. Astor, New-York
35.300.000 »
W. Weighsman, Philadelphie
30.000.000 »
Mme Astor, New-York
27.000.000 »
L.-Z. Leiter, Chicago
12.000.000 »
Otto Young, Chicago
10.350.000 »
N.-C. Frich, Pittsburg
10.000.000 »

Cela pour la propriété immobilière. Il y a aussi quelques indications intéressantes dans les chiffres de la fortune mobilière. M. Carnegie, par exemple, est imposé pour un revenu de 25 millions de francs ; M. Rockfeller, pour 12 millions, etc.

D’Angleterre on me communique la note suivante indiquant l’étendue, en acres, des domaines possédés par les grandes familles seigneuriales. On sait que l’acre contient 4046 mèt. c. ou 40 ares 46. c.

Duke of
Abercorne
26.000
» »
Argyll
170.000
» »
Bedford
170.000
» »
Bucnleegh
460.000
» »
Fife
249.000
» »
Hamilton
157.000
» »
Leeds
24.000
» »
Leinster
40.000
» »
Manchester
27.000
» »
Malborougk
23.000
» »
Montrose
115.000
» »
Newcastle
35.600
» »
Norfolk
49.900
» »
Northumberland
186.400
» »
Portland
183.200
» »
Richmond
286.500
» »
Roxburghe
60.500
» »
Rutland
62.000
» »
Somerset
25.400
» »
Sutherland
1.358.000
» »
Welington
19.000
» »
Westminster
30.000

et 600 à Londres .

-251- Marquis of Ailsa 76.000 » » Ailesburg 55.000 » » Anglesy 30.000 » » Abergavenny 29.000 » »Bath 56.000 » » Breadalbane 400.000 » » Bristol 32.000 » »Bute 117. 000 » » Cholmondeley 34.000 » » Clauricarde 57.000 » » Devonshire 120.000 » »Ely 49.000 » » Exter 28.000 » » Huntley 86.000 » » Eausdwne 143.000 » » Londonderry 50.400 » » Lothiau 32.400 » » Sligo 114.900 » » Tevveeddale 40.000 » » Waterford 66.700 » » Zetland 68.200

La note anglaise ajoute : cette liste donne le nombre d’acres possédés par les ducs et marquis parmi les principaux propriétaires fonciers ; mais il se peut très bien que d’autres propriétaires non titrés possèdent des propriétés encore plus grandes, car, en Angleterre, on trouve des gentlemens d’aussi bonne et vieille lignée parmi les non titrés que parmi les titrés.

Voilà de grandes nations où les grosses fortunes sont connues de tous[1]. Ajoutons qu’en outre, les grosses fortunes mobilières sont connues aussi par l’impôt sur le revenu. Cela amène-t-il un trouble quelconque, soit dans l’état social, soit dans la classe des possesseurs de ces fortunes ? Pourquoi en serait-il autrement en France ? La richesse aurait-elle, chez nous une origine honteuse ? On prétend qu’en cas de révolution, ce serait une indication qui faciliterait les expropriations, comme si les révolutionnaires s’étaient jamais arrêtés devant le chiffre inconnu de la fortune, lorsque la fantaisie malheureuse les prend de procéder ainsi à une lessive sociale, amenée, du reste, généralement par une trop grande inégalité dans la répartition des biens.

  1. La rente anglaise elle-même est essentiellement nominative. C’est par là que nous avons quelques noms de possesseurs franc-comtois de cette rente : Victor Hugo cinq millions, Jules Grévy quatre millions, etc.