Lemerre (p. 45-58).


II


« Hep !… hep !… » Sur le charreton à deux roues qu’il conduit lui-même, correct et droit, les guides hautes, Paul Astier file bon train vers son mystérieux déjeuner d’affaires : le Pont-Royal, les quais, la place de la Concorde. Dans ce décor de terrasses, de verdure et d’eau, avec un peu de fantaisie en tête, il pourrait croire que c’est l’aile de la fortune qui l’emporte, tant la route est unie, la matinée splendide ; mais le garçon n’a pas le crâne mythologique et, tout en roulant, il inspecte les cuirs neufs de l’attelage, s’informe du grainetier au jeune groom râblé, tassé auprès de lui, l’air blagueur et rageur d’un petit ratier d’écurie. Encore un, paraît-il, ce grainetier, qui renâcle sur la fourniture. « Ah ! » fait Paul distraitement, occupé déjà d’autre chose. Les confidences de sa mère lui trottent dans l’esprit… Cinquante-trois ans, la belle Antonia !… Ce dos, ces épaules, le plus parfait décolletage de la saison. Ce n’est pas Dieu croyable !… « Hep ! là… » Il se la rappelle à Mousseaux, l’été dernier, levée avant tout le monde, courant le parc avec ses chiens dans la rosée, cheveux au vent, la bouche fraîche… Ça n’avait pourtant pas l’air d’une femme fabriquée… même qu’un jour, en landau, il s’est fait remiser, oh ! mais remiser, sans un mot, rien que d’un coin d’œil, comme un domestique, pour avoir seulement frôlé une jambe d’Hébé, longue, fine, solide… Cinquante-trois ans, cette jambe-là, jamais de la vie !… « Hep ! hep ! gare donc ! Est-il traître, ce tournant du rond-point et de l’avenue d’Antin… » C’est égal ! un sale coup qu’on lui monte, à cette pauvre femme, de lui marier son prince. Car enfin, m’man a beau dire, le salon de la duchesse leur a rudement servi à tous… Est-ce que le père serait de l’Académie, sans elle ? lui-même, toutes ses commandes… Et l’héritage Loisillon, la perspective de ce beau logement sous la coupole… Non, décidément, les femmes, comme rosserie !… Et avec ça que les hommes… Ce d’Athis, quand on pense tout ce qu’elle a fait pour lui… Ruiné, vidé, une loque, lorsqu’ils se sont connus. Aujourd’hui, ministre plénipotentiaire, membre de l’Académie des sciences morales et politiques pour un livre dont il n’a pas écrit un mot : La Mission de la femme dans le Monde ! Et pendant qu’elle travaille à lui décrocher une Ambassade, lui n’attend que le décret de l’Officiel pour filer à l’anglaise et, après quinze ans d’un bonheur sans mélange, poser à sa duchesse un de ces lapins !… En voilà un qui l’a comprise, la mission de la femme dans le monde !… Faudrait voir à ne pas être plus serin que lui… « Hep ! hep !… porte, s’il vous plaît ! »

Le monologue est fini, le charreton en arrêt devant un hôtel de la rue de Courcelles dont le portail s’ouvre à deux battants, très lent, très lourd, comme faisant une besogne dont il aurait perdu depuis longtemps l’habitude.


C’est là que vivait, cloîtrée depuis son deuil et la tragique aventure qui la fit veuve à vingt-six ans, la princesse Colette de Rosen. Les chroniques du temps ont raconté le désespoir à grand fracas de ce jeune veuvage, les cheveux blonds coupés ras, jetés dans la bière, la chambre transformée en chapelle ardente, les repas solitaires, à deux couverts, et sur la table de l’antichambre, à leur place ordinaire, la canne, les gants, le chapeau du prince, comme s’il était là, comme s’il allait sortir. Mais ce dont personne n’avait parlé, c’est le dévouement affectueux, la sollicitude presque maternelle de Mme Astier pour la « pauvre petite, » en ces circonstances douloureuses.

La liaison de ces dames datait de quelques années, d’un prix décerné par l’Académie au prince de Rosen pour un ouvrage historique, Astier-Réhu rapporteur ; toutefois l’écart de l’âge, des positions, maintenait entre elles des distances que le deuil de la princesse supprima. Dans son éclatante rupture avec le monde, madame Astier fut seule exceptée ; seule, elle put franchir le perron de l’hôtel changé en couvent où pleurait la pauvre Carmélite noire à tête rase ; seule, elle fut admise à entendre, deux fois par semaine, la messe dite à Saint-Philippe pour le repos de l’âme d’Herbert, et aussi la lecture des lettres que Colette écrivait tous les soirs à son cher absent, lui racontant sa vie, l’emploi de ses journées. Il y a dans le deuil le plus austère des détails matériels qui déshonorent la douleur mais que veut le monde, commandes de livrées, draperies d’équipages, l’écoeurant contact du fournisseur aux façons hypocrites et dolentes ; de tout cela Mme Astier s’était chargée avec une patience inlassable, et prenant en tutelle cette lourde maison que de beaux yeux brouillés de larmes ne pouvaient plus conduire, elle épargnait à la jeune veuve tout ce qui dérangeait son désespoir, ses heures pour prier, pleurer, correspondre « au delà, » et porter des brassées de fleurs rares au Père-Lachaise, où Paul Astier surveillait l’érection du gigantesque mausolée en pierres commémoratives prises sur le lieu du désastre, selon le désir de la princesse.

Malheureusement, l’extraction, le transport de ces rochers dalmates, le granit dur à tailler, puis les mille projets, les changeants caprices de la veuve, qui ne trouvait rien d’assez grand, d’assez pompeux, à la taille de son héros mort, avaient causé tant de retards et d’entraves qu’en mai 1880, deux années pleines après la catastrophe et l’entreprise des travaux, le monument n’était pas encore fini. C’est beaucoup, deux ans, pour une douleur démonstrative, toujours au paroxisme, prête à se donner en une fois. Sans doute le deuil subsistait, toujours austère d’apparence, l’hôtel muet et fermé comme un caveau ; mais au lieu de la statue vivante, en prières et en larmes, au fond de la crypte, il y avait maintenant une jeune et jolie femme, dont les cheveux repoussaient serrés et fins avec des révoltes de vie, des frisons, des ondulements.

De cette blonde chevelure revenue, le noir du veuvage s’éclaircissait comme égayé, ne semblait plus qu’un caprice d’élégance ; et dans l’allure, la voix de la princesse, on sentait l’activité printanière, cet air soulagé, paisible, qu’on trouve chez les jeunes veuves à la seconde période de leur deuil. État charmant. La femme goûte pour la première fois la douceur de cet affranchissement, de cette libre possession d’elle-même qu’elle n’a pas connue, passée toute jeune de la famille au mari ; elle est délivrée de la grossièreté du mâle et, surtout, de cette crainte de l’enfant, de cette terreur dans l’amour qui est la caractéristique de la jeune femme moderne. Et l’évolution toute naturelle de la douleur débordante à ce complet apaisement s’accentuait ici de l’appareil du veuvage inconsolable dont la princesse Colette continuait à s’entourer ; non par hypocrisie, mais comment, sans faire sourire la valetaille, donner l’ordre d’enlever ce chapeau qui attendait dans l’antichambre, cette canne en évidence, ce couvert pour l’absent ? comment dire : « Le prince ne dîne pas ce soir. » Seule, la correspondance mystique, « À Herbert, au ciel, » avait faibli, espacée de jour en jour, réduite à un journal sur un ton fort calme dont s’amusait, sans rien dire, l’intelligente amie de Colette.

C’est qu’elle avait son plan, Mme Astier, une idée germée dans sa solide petite tête, un mardi soir, aux Français, sur cette confidence à voix basse du prince d’Athis : « Ah ! ma pauvre Adélaïde, quel boulet !… que je m’ennuie !… » Tout de suite elle pensait à le marier avec la princesse, et ce fut un nouveau jeu, à l’envers du premier, non moins délicat et charmant. Il ne s’agissait plus de prêcher l’éternité des serments, de chercher dans Joubert ou autres honnêtes philosophes des pensées comme celle-ci, copiée par la princesse en tête de son livre de mariage : « On n’est épouse et veuve avec dignité qu’une fois… » ni de s’extasier sur les grâces viriles du jeune héros dont l’image en pied, en buste, de profil ou de trois quarts, sculpture, peinture, se dressait par tout l’hôtel.

Au contraire, une dépréciation graduée et savante : « Ne trouvez-vous pas, chère amie… ces portraits du prince lui font la mâchoire trop lourde… sans doute, je veux bien, il avait tout ceci un peu fort, un peu épais… » et, à tout petits coups empoisonnés, avec une douceur, une adresse infinies, se reprenant quand elle allait trop loin, guettant le sourire de Colette à une malice appuyée, elle arrivait à lui faire convenir que son Herbert avait toujours été pas mal reître, plus gentilhomme de nom que de façons, sans le grand air, par exemple, de ce prince d’Athis rencontré, l’autre dimanche, sur le perron de Saint-Philippe. « Si le cœur vous en dit, il est à marier, ma chère… » Ceci jeté comme en l’air, sur un ton de badinage ; puis repris, présenté plus clairement. Eh ! pourquoi pas ? toutes les convenances y seraient, grand nom, situation diplomatique considérable ; et pas de changement à la couronne ni au titre, ce qui avait bien son importance ménagère : « Enfin, ma chère, s’il faut vous l’apprendre, un homme qui a pour vous le plus vif sentiment… »

Ce mot de sentiment blessa d’abord la princesse comme un outrage, mais elle s’habitua à l’entendre. On rencontrait d’Athis à l’église, puis rue de Beaune, en grand mystère, et Colette convenait bientôt que lui seul aurait pu la faire renoncer au veuvage… Mais, quoi ? son pauvre Rosen l’avait aimée si dévotement, si uniquement !

« Oh ! uniquement !… » faisait Mme Astier dans un petit sourire renseigné que suivaient des allusions, des demi-mots, et, comme toujours, l’empoisonnement de la femme par la femme. « Mais, chère amie, il n’y a pas d’amour unique, de mari fidèle… les honnêtes, les élevés s’arrangent pour ne pas attrister, humilier leur femme, troubler le ménage…

— Alors vous croyez qu’Herbert ?…

— Mon Dieu ! comme les autres. »

La princesse se révoltait, boudait, fondait en ces larmes faciles, sans douleur, d’où la femme sort apaisée et rafraîchie comme une pelouse après l’ondée. Tout de même, elle ne cédait pas, au grand dépit de Mme Astier bien loin de soupçonner la cause réelle de cette résistance.

Le vrai, c’est qu’à force d’examiner ensemble ce projet de mausolée, frôlant leurs mains et leurs cheveux sur les plans, les esquisses de caveaux et de statues funèbres, Paul et Colette s’étaient pris l’un pour l’autre d’une sympathie de camarades, peu à peu devenue plus tendre, jusqu’au jour où Paul Astier surprit dans un regard posé sur lui le trouble d’un caprice, presque un aveu. Cette possibilité, ce rêve, ce prodige lui apparut de Colette de Rosen l’épousant, lui apportant ses vingt ou trente millions. Oh ! plus tard, après un stage de patience, un siége en règle de la place. Avant tout, se méfier de m’man, très subtile, très forte, mais péchant par abus de zèle, surtout lorsqu’il s’agissait de son Paul. Elle brûlerait toutes les chances à vouloir hâter la réussite. Il se cachait donc de Mme Astier, sans se douter qu’elle allait à contre-mine dans le même chemin que lui, agissait tout seul, très lentement, charmant la princesse par sa jeunesse élégante, sa gaîté, son esprit blagueur dont il avait soin de rentrer les griffes, sachant que la femme, comme le peuple, comme l’enfant et tous les êtres de naïveté et de spontanéité, déteste l’ironie qui la déconcerte et qu’elle sent l’antagoniste des enthousiasmes, des rêveries de l’amour.

Ce matin de printemps, le jeune Astier arrivait avec plus d’assurance encore que d’habitude. C’était la première fois qu’il déjeunait à l’hôtel de Rosen, sous prétexte d’une visite à faire ensemble au Père-Lachaise pour voir les travaux sur place. On avait choisi le mercredi, jour de Mme Astier, par une complicité muette afin de ne pas l’emmener en tiers ; aussi, malgré sa réserve, le prudent jeune homme, en franchissant le perron, jeta négligemment sur la vaste cour, les communs somptueux, un regard circulaire, enveloppant comme une prise de possession. Il se refroidit en traversant l’antichambre, où suisse et valets de pied en grandissime deuil mat somnolaient sur les banquettes et semblaient en veillée funèbre autour du chapeau du mort, un superbe chapeau gris annonçant la belle saison et l’entêtement de la princesse à la perpétuité du souvenir. Paul s’en trouva vexé comme de la rencontre d’un rival : il ne se rendait pas compte de la difficulté pour Colette captive d’elle-même, d’échapper à son immense deuil. Et, furieux, il se demandait : « Est-ce qu’elle va me faire déjeuner avec lui ?… » quand le valet qui lui prenait sa canne et son chapeau des mains l’avertit que madame la princesse attendait monsieur dans le petit salon. Tout de suite introduit sous la rotonde vitrée, verdie de plantes rares, il se rassura par la vue de deux couverts dressés sur une toute petite table, dont Mme de Rosen surveillait elle-même l’installation.

« Une fantaisie, en voyant ce beau soleil… Nous serons comme à la campagne… »

Elle avait ruminé cela toute la nuit, de ne pas manger avec ce beau garçon devant le couvert de l’autre ; et ne sachant comment s’y prendre pour les gens, elle avait imaginé de céder la place, de commander tout à coup, en caprice : « Dans la serre. »

En somme, le déjeuner d’affaires s’annonçait bien ; le Romanée blanc au frais dans la vasque du petit rocher, parmi des fougères et des capillaires, du soleil sur les cristaux, sur la laque verte des feuilles découpées, et les deux jeunes gens en face l’un de l’autre, leurs genoux se touchant presque, lui très calme, ses yeux clairs brûlants et froids, elle toute rose et blonde, ses cheveux repoussés en fin plumage ondé, marquant la forme de sa petite tête sans le moindre artifice de coiffure féminine. Et tandis qu’ils parlaient de choses indifférentes, mentant à leur vraie pensée, Paul Astier triomphait de voir là-bas, dans la salle à manger déserte, s’ouvrant au va-et-vient silencieux du service, le couvert du mort, réduit pour la première fois à l’ennui de la solitude.