L’Imagination aux Salons de 1912

L’Imagination aux Salons de 1912
Revue des Deux Mondes6e période, tome 9 (p. 437-456).
L’IMAGINATION
AUX
SALONS DE 1912

« Faut bien montrer des images à l’homme ; la réalité l’ennuie ! » disait un bohème de Gavarni en désignant un de ces petits dioramas de foire d’autrefois, où se précipitait la foule. Ce bohème a toujours raison. La foule passe toujours indifférente devant le pré, la rivière, le mendiant accroupi au soleil, l’étal de boucherie, les enfans qui jouent, et toujours elle s’arrête avec curiosité devant les images où sont reproduits par l’art ce pré, cette eau, ce loqueteux, cet étal, cette marmaille. C’est qu’elle comprend mieux l’image que la réalité. Dans la figuration qui lui est faite des choses qu’elle connaît le mieux, les traits qui parlent à son entendement ou qui touchent sa sensibilité sont profilés avec infiniment plus de netteté que dans ces choses mêmes. Et « la vanité » dont Pascal accuse la peinture se justifie le plus naturellement du monde. Mais il y a une chose qui divertit la foule encore bien plus que l’image des réalités : c’est l’image des choses irréelles, la figuration de ce qui n’est pas arrivé. L’éducation positiviste n’y peut rien. L’instinct est indestructible. Après une période prolongée d’images réalistes, de documens humains, on sent l’obscur besoin de connaître ce qui n’est pas, ce qui n’a jamais été : les virtualités de l’être. Le réel n’est jamais que le passé des formes. L’esprit humain concevant autre chose que le passé, la sensibilité aime à éprouver autre chose que le réel. De là, les réactions périodiques contre l’image documentaire.

Nous touchons à un de ces momens. Les précisions photographiques, accumulées depuis l’invention de la photogravure, commencent à nous ennuyer autant que, vers la fin du classicisme, les Grecs et les Romains ennuyèrent nos pères. On se tourne, à nouveau, vers les visionnaires ou les Imaginatifs : on a soif de fantaisie. Cela est si vrai que, dans les meilleurs périodiques illustrés de tous les pays, le document photographique, longtemps prédominant, commence à céder la place à l’invention ou à la transcription artistique, à l’idée clairement dégagée de l’amas des faits, tranchons le mot : au symbole. On garde toutes les fenêtres ouvertes sur la nature, mais on en ouvre d’autres sur des pays de féerie, et les privilégiés qui y ont voyagé, et nous en rapportent des images, nous intéressent infiniment mieux que les gens occupés à peindre le coin de notre rue. C’est ainsi qu’aux Salons de 1912, par exemple, on salue, mais l’on passe devant beaucoup de travailleurs honorables acharnés à nous remettre sous les yeux ce que nous voyons tous les jours et l’on s’arrête devant les visions les plus fantaisistes des imaginatifs, dans tous les ordres de choses, depuis les grandes œuvres de M. La Touche ou de M. Maurice Denis, faites pour couvrir des murs, jusqu’aux petites images enluminées par M. Rackham ou M. Mossa, faites pour être feuilletées et tenir dans la main.


I

Ce n’est pas que ces artistes se soient mis en frais de mythes bien neufs. Rien de plus usé que la Roue de la Fortune ou la Tentation de saint Antoine, si ce n’est l’Age d’or, ou les Quatre Elémens, les Fées ou la Fable de Persée. Mais rien de plus imprévu que les thèmes pittoresques adoptés pour les traduire à nos yeux. Regardons les toiles de M. La Touche, avenue d’Antin, salle XII. La Fortune est « en panne ; » à force de rouler sur les chemins, sa roue s’est faussée, et son moteur, qui est une paire d’ailes, exige une réparation. Elle s’est assise au bord d’une rivière, qui ressemble beaucoup à la Seine, et ayant relevé son bandeau, elle attend paisiblement que le charron ait raccommodé sa fabuleuse mécanique. Lui, sans se soucier de cette belle personne, tout à son travail, fait le geste professionnel de l’ouvrier qui met une roue en marche et qui éprouve si elle tourne comme il faut. Cependant, les poules de la basse-cour picorent autour de la déesse, les canards, nés curieux, fouillent dans sa corne d’abondance, les laveuses battent leur linge, l’eau coule, les lointains bleuissent, et tout va son train comme si la fantasque dispensatrice n’était pas arrêtée par le plus vulgaire des accidens. La rencontre est savoureuse de ce vieux mythe académique et hautain, et de cette scène familière dans le décor le plus naturel et le plus moderne qui soit.

Aucune affectation, aucun effort. L’auteur a si peu le souci de la vraisemblance que les rencontres les plus improbables se font chez lui le plus aisément du monde et avec la plus aimable bonhomie. Si vous disiez à ces déesses, ou à ces nymphes, ou à ces tentatrices de Saint Antoine qu’elles se trompent de siècle et que ce vieux peintre occupé paysage de Bougival n’est point leur homme, elles vous éclateraient de rire au nez. L’anachronisme, l’invraisemblance, la logique, la raison, « l’historicité, » elles ne savent ce que c’est et s’en moquent. Il n’y a pas d’anachronisme ni d’erreur, quand les feuilles et les eaux brillent et chatoient, quand les toilettes s’harmonisent avec les figures, quand les gestes divertissent, quand le lieu est si beau qu’on voudrait y être transporté. — « Je n’ai jamais vu un paysage comme celui que vous me montrez, » disait, une fois, un critique à Turner. — « Oui, mais avouez que vous auriez bien envie de le voir,... » répondit le peintre. C’est ce qu’on pourrait dire des rencontres de M. La Touche, depuis ses singeries jusqu’à cette Tentation, qu’il expose cette année. Ces choses sont impossibles, mais on aimerait qu’elles ne le fussent pas. On ne chicane donc pas l’artiste qui nous les rend-sensibles par la trompeuse magie de sa couleur.

La nature même l’y invite. Lorsqu’on se trouve dans un pavillon Louis XV, comme celui qu’il nous peint, par une chaude après-midi d’été, quand le soleil suspend aux fentes des persiennes ses échelons d’or, ne semble-t-il pas qu’on voie danser dans l’ombre lumineuse des fantômes? S’il y a, au milieu, une statue de l’Amour avec son arc, que seront ces fantômes, sinon de belles jeunes filles menant la ronde autour de celui « qui est, qui fut ou qui doit être ? » L’idée d’en faire une Cible, qu’elles criblent de roses avec des révérences ironiques, est un joli scénario de fêtes galantes, et nul mieux que M. La Touche ne sait peindre ces fêtes-là Elles auraient quelque chose de mièvre avec d’autres : avec lui, elles ont la saveur et l’éclat d’un beau fruit mûr. Elles ne sont pas filles d’une idée : un sourire les a fait naître, un beau mouvement les anime, une riche couleur les nourrit, et si, le jour venant à baisser, l’ombre les chasse, elles nous laissent le souvenir que laissent ces mondes lumineux d’atomes qu’on voit, un instant, danser dans un rayon de soleil.

C’est le soleil encore qui transfigure l’humanité de M. Maurice Denis et en fait, le plus naturellement du monde, la contemporaine de l’Age d’or. Voici bien des années que M. Maurice Denis cherche des harmonies dans une gamme très haute, là où la moindre dissonance déchire l’œil, mais où le juste accord des tons est une splendeur. Cette fois, il l’a trouvée. Les Cinq panneaux pour la décoration d’un escalier, qu’il expose avenue d’Antin, salle VIII, illuminent tout le Salon. On y vient comme à un foyer incandescent, où l’on ne distingue d’abord que des flammes. Ces flammes sont des corps humains, cette braise ardente est un cap, ces suspensions lumineuses sont des grappes de raisin, cette coupe d’or est un nid. Avec ce qui est ici nuages, on ferait des soleils ailleurs. Un mouvement léger, vif, gai, anime toutes choses. Les figures sont vues dans des attitudes d’escalade ou de fuite. Les draperies flottent. Une arabesque blanche, qui est un cheval, court le long d’une frise bleue, qui est la mer. Les nuages vagabondent dans le ciel. L’Age d’or, c’est l’été et c’est la jeunesse : les parens toujours jeunes, les enfans toujours petits, la mer toujours bleue, les ombres colorées à l’envi des lumières, une vie libre et facile dans un paysage complice et clair.

Cette imagination ne serait rien sans les dons précieux du peintre. Dons de luministe plus encore que de coloriste. Une extrême lumière éteint les couleurs aussi bien qu’une ombre extrême. Et, ici, plusieurs figures ne se dégagent que lentement de l’atmosphère éblouissante où elles sont plongées. Mais précisément, ce sont les figures secondaires ; les principales sont bien celles qu’on voit d’abord, et dans ces harmonies où tout est extrêmement monté de ton, chaque partie se trouve, par une gradation insensible, jouer exactement son rôle, sans aucune confusion. Sans doute, si l’on considérait, à part, certains fragmens de ces figures, on serait fort étonné de la couleur choisie pour révéler un bras ou une jambe. Mais un ton ne vaut qu’en fonction des tons environnans et si ce rapport est juste, l’ensemble est un enchantement. Rien, ici, ne détonne, et je ne crois pas que, dans l’étude du nu, tout au moins, la science des reflets lumineux ait jamais été poussée plus loin.

Après cette explosion de gaieté coloriste, c’est une page mélancolique et sombre que la troisième grande œuvre imaginative du Salon : les Quatre Élémens par M. Aman Jean, qui remplit tout un panneau de la salle V, avenue d’Antin. Mais c’est une page intéressante, comme toutes celles qu’a signées l’auteur et, aussi bien, elle est destinée à un lieu un peu austère : la Sorbonne.

Depuis le temps que les peintres s’obstinent à donner des figures aux quatre élémens des anciens : l’Air, la Terre, l’Eau et le Feu, il est surprenant qu’ils n’aient jamais songé à les signifier tous ensemble par une. seule figure, une figure plastique et pittoresque, antique et moderne à la fois, — un potier. Le potier travaille la terre, il ne peut lui donner une forme qu’avec l’eau, la lui conserver que par le feu, et il n’est pas de feu sans air. L’air d’ailleurs, retenu ou précipité, transforme entièrement la couleur de l’émail posé sur la terre durcie. La présence des quatre élémens est donc sensible dans l’œuvre de ses doigts : cette œuvre est elle-même, du commencement à la fin, plastique et depuis le moment où il brasse la terre pour la rendre malléable jusqu’à celui où il retire le vase éclatant de son four refroidi, tous les gestes du potier sont beaux. Il ne date point d’un temps plutôt que d’un autre et l’on ne voit guère de différence entre le geste du potier d’André de Pise sur le Campanile et celui que fait encore M. Delaherche à la Chapelle-aux-Pots. Voilà donc le mythe simple et plastique où apparaîtrait le mieux l’action des quatre élémens.

Mais c’est là, sans doute, une conception trop modeste pour les peintres : il leur faut des tempêtes, des inondations, des incendies, — ce qui transforme un symbole en une série de scènes de genre. Remercions M. Aman Jean de nous les avoir épargnées. Le Feu chez lui n’est qu’une flambée de feuilles, l’Eau qu’un ruisseau où se tiennent des naïades, la Terre qu’une femme portant quelques épis. L’Air, seul, est un peu ambitieux : dans le ciel, une figure passe comme un boulet de canon et courbe les arbres devant elle. L’ensemble est une vision de calme et de sérénité : une nature favorable et nourricière, des figures un peu lasses en des attitudes inexplicables, des formes enroulées sur elles-mêmes selon un rythme toujours semblable, des lignes indéfiniment serpentines. On ne voit pas qu’il y ait, dans toute cette immense composition, une seule ligne tout à fait droite ni un seul plan tout à fait plat. On ne voit pas, non plus, qu’un seul morceau, pris à part, puisse résister à l’examen. Et le paquet coloré que forme le groupe central, la Terre, la Géologie et le Pâtre, est ce qu’on peut imaginer de plus déplaisant à l’œil. Mais quand on aura fait ces critiques et bien d’autres, cette page gardera une suprême vertu : il s’en dégage un grand charme. Les yeux s’y reposent sans s’y fatiguer. Elle ne s’imposera pas à l’attention des auditeurs, en Sorbonne, comme ces panneaux décoratifs de couleur violente, qu’il faut aimer beaucoup pour les indéfiniment subir. Quand ils voudront, elle entraînera leur pensée aux pays inconnus qu’habitent, en de rares minutes, les poètes, ce pays dont William Morris parlait lorsqu’il intitulait les récits qu’il en apportait : Nouvelles de nulle part.

C’est de là, proprement, que vient aussi M. Arthur Rackham. Les découvertes qu’il y a faites remplissent une salle du rez-de-chaussée, avenue d’Antin, la Salle Rackham, éclairée artificiellement. Une fente lumineuse entre de lourds rideaux la désigne. Ces rideaux franchis, on se trouve dans un monde enchanté : le monde de Rip van Winckle, de Piter Pan, du Nibelung. Des gnomes sautillent, des ondines ondulent, des dragons bâillent, des flammes serpentent, des nains arrondissent le dos en face des Dieux et tendent des mains tentaculaires. C’est Alberich, furieux, escalade le rocher pour s’emparer de l’or (N° 4) ou Fafner (N° 30) ou Wotan s’éloigne de Brünnhilde endormie (N° 34). On voit paraître, çà et là, une petite fille rieuse, ébouriffée, ou stupéfaite, extasiée, devant le merveilleux mystère de la vie. C’est l’Enfant sur le seuil (N° 75), ou Alice au pays des merveilles (N° 77) ou l’Enfant changé par les Fées (N° 73).

Il arrive, quand on gravit l’escalier intérieur d’une tour, qu’en s’approchant d’une étroite lucarne on découvre un immense et lumineux horizon. De même quand on s’approche de ces petits cadres, trois ou quatre fois grands comme la main, où sont enfermées les aquarelles de M. Rackham : de nouvelles perspectives s’étendent devant l’imagination, une bouffée d’air frais souffle au visage, on sent que la fantaisie des peuples jeunes, cette puissance créatrice qu’a l’enfance n’est pas disparue, puisqu’un grand artiste se divertit encore aux grimaces des arbres, aux hiéroglyphes de l’onde, aux toilettes des libellules. Tous les brins d’herbe lui font des signes, tous les cailloux l’appellent pour leur portrait : « Il y a des fées partout, seulement on ne les voit pas. Ordinairement elles font comme si elles étaient des fleurs. C’est, là, un de leurs meilleurs tours... » dit l’auteur de Piter Pan. Mais M. Rackham le déjoue. Il ne se laisse pas abuser par ces manigances. Il voit tous les êtres cachés qui complotent dans le creux des chênes et il entend, derrière son dos, leur éclat de rire. Il les « croque » au moment où ils s’y attendent le moins et leurs portraits répandus dans le monde entier, des deux côtés de l’Atlantique, apprennent à l’homme de quelle foule d’amis ou d’ennemis, grimés en herbes, en feuilles, en rochers ou en nuages, se compose la nature dite « inanimée. »

Ce n’est pas la première fois qu’on anime des plantes ou des fleurs, qu’on fait accomplir à des insectes des besognes humaines, mais c’est la première fois qu’on le fait en les laissant dans l’ambiance d’un paysage naturaliste et en les maintenant à leur échelle. De là, l’impression de mystère et de quasi-vraisemblance qu’on éprouve aux féeries de Piter Pan : ce sont de petits coins de forêt ou d’étang ou de jardin, admirablement dessinés, au fond desquels l’œil aigu de l’artiste a démêlé des êtres minuscules confondus dans les feuilles, comme l’œil de l’épervier ou du tiercelet, planant dans l’air, aperçoit la bestiole blottie au ras du sillon. Il leur a trouvé des traits qui rappellent des ridicules, des tendresses, des préoccupations des hommes : ce vieux corbeau qui fait des provisions dans son arbre est un sage et un avare ; ces rats qui courent, l’air affairé, sont des valets préposés au festin des fées ; ces coléoptères n’ont pas devant eux, comme il semble, un gros ventre, mais un violoncelle dont ils jouent avec application lorsque la fée, grande comme le petit doigt, vient danser sur le fil tendu en corde raide par sa servante l’araignée...

On voit comment procède l’imagination chez M. Rackham. Elle construit un monde conscient avec des matériaux scrupuleusement tirés de réalités infimes. On dirait une sorte d’entomologiste Fabre, qui peindrait au lieu d’écrire. C’est la poésie du microscope, le fantastique par la précision. Chose nettement anglaise et qui signerait ces œuvres clairement quand elles seraient anonymes. Chez les Imaginatifs de race latine, le fantastique est toujours l’indéterminé, ce qui s’évanouit dans le vague des formes : ils ont peur que toute illusion ne tombe si l’on y regarde de trop près. L’artiste celte ou anglo-saxon, ou de race germanique : un Cranach, un Dürer, un Burne Jones, un Holman Hunt, n’a pas de ces pudeurs effarouchées. Il touche le fantôme, il détaille la vision, et par ce détail même, par la précision dans l’invraisemblance, il arrive à lui prêter un air de véracité bizarre qui nous intrigue et une forte objectivité qui nous séduit.

Le métier de M. Rackham n’est pas moins particulier que sa vision, ou plutôt, ce métier, c’est sa vision même. Il lui est consubstantiel, comme chez tous les vrais artistes. C’est de l’aquarelle, mais de l’aquarelle à la fois très floue et très définie, une couleur fluide comme une vapeur continuellement cernée d’un fil noir comme de l’eau-forte. Chaque détail modelé dans l’eau en ronde-bosse, mais nettement délimité par le trait, se juxtapose au détail voisin sans se confondre avec lui, et le tout forme une masse de petits reliefs comparables à une porte de bronze fouillée et ciselée par Chiberti. Il y a peu de teintes plates, rien qui rappelle l’estampe japonaise. La couleur aussi est bien particulière : ce sont de beaux tons de vieil ivoire, d’acajou, de mousse sèche, de parchemins anciens, çà et là relevés par le rouge du houx ou le mauve de la mauve, mais avec une discrétion infinie. Ce sont de ces couleurs qui chuchotent, dans le vieux jardin, lorsque tous les feux du jour sont éteints et que les objets clairs ne sont encore clairs que d’un flottement de crépuscule. Facture et couleur ont été fort imitées, des deux côtés de la Manche, depuis qu’ont paru les premières œuvres de M. Rackham, mais nul n’est parvenu à les manier comme lui.

Faut-il donc croire que toute fantaisie nous vienne du Nord et qu’à la clarté latine, il ne puisse plus naître de visionnaires ? Le pays qui a produit Gustave Doré, qui a produit Willette, Henri Rivière en ses ombres du Chat Noir, et tant d’autres imagiers poètes, doit-il toujours chercher en Angleterre ses images quand la réalité l’ennuie ? Il suffit de faire quelques pas pour éprouver le contraire. Ici même, avenue d’Antin, en sortant de la Salle Rackham, passées les salles de l’architecture, si l’on examine les aquarelles exposées dans les petites chambres qui prennent jour sur les Champs-Elysées, on rencontre une œuvre étrange qui, pour ne rappeler en rien celle de M. Rackham, fait pourtant une impression de même nature, l’impression de la « vision, » — c’est-à-dire proprement de ce qui n’a pas été « vu » auparavant. Ce ne sont point des tableaux. Ce sont des enluminures, claires, éclatantes, traitées comme des pages de missel, ou de très riches Heures, avec un faire précieux et appuyé. Mais si petites qu’elles soient, elles ouvrent à l’imagination un horizon illimité. D’où cela vient-il ? Pour quoi est-ce fait ? Qu’est-ce que cela signifie? Les titres ne renseignent guère. Perseus, il Santo, Bruges-la-Morte, la Châsse de Sainte Ursule, dit le livret. Et la signature Mossa niciensis pinsit ne nous éclaire pas davantage. On est en plein rêve. Les païens ont voulu violer la châsse fameuse de Sainte Ursule, qui est à Bruges. La Sainte, elle-même, est apparue, couronne en tête et vêtue d’une robe de cour, bordée d’hermine, ses cheveux d’or ruisselant sur son dos, et, prenant dans ses mains sa propre châsse, l’a soustraite à leurs fureurs. Elle s’est acheminée vers le Lac d’Amour, bleu dans les gazons verts, tenant le précieux objet, où l’on reconnaît le travail de Memling, bien au-dessus des atteintes des hommes, dans une région du ciel où les oiseaux de mer tournent et retournent autour d’elle. Pourtant, les Barbares s’obstinent à l’assaillir. Ces myrmidons ont même dressé contre elle une arbalète de siège, mais leurs flèches n’arrivent qu’à épingler le bas de sa robe blanche et de son manteau d’or. Sans y songer, tout en avançant, elle les pousse dans le lac, où, ils se noient, tandis que les cygnes géans nagent vers eux pour les gober... La Sainte ne voit ce qu’ils font, n’entend ce qu’ils crient, ne craint ce qu’ils perpètrent : elle semble n’avoir pas quitté le Paradis. Ses pieds sont bien à Bruges cependant : le Pont du Minnewater et le clocher de Notre-Dame pointant à l’horizon, valent une signature ; mais son sourire enfantin, son costume précieux, la clarté qui rayonne d’elle nous emportent bien loin dans le passé... Tout le rêve du Moyen Age : la force brutale vaincue par la grâce, la guerre moins forte que la paix, les trésors de l’art hors des atteintes des barbares, se devine dans cette enluminure. En même temps, une pointe de grotesque, comme dans les compositions de Jérôme Bosch, y perce parmi une foule de détails mystérieux et de symboles inexplicables.

Même chose dans l’image intitulée Il Santo. Sur une étroite corniche de montagne, entre deux à-pics, s’avance un moine blanc au crâne soigneusement ras et prodigieusement pointu, pressant contre sa poitrine son livre d’heures et une lampe allumée. Du haut de la montagne, des médians font rouler sur lui des blocs de rochers qui obstruent le chemin... Il va, sans craindre, sans savoir, sans entendre, les yeux uniquement fixés devant lui, sur la route à suivre, les mains occupées à garder le livre intact et la flamme vivante. Sur sa poitrine, comme la plaque d’un ordre inconnu, il porte un cœur d’opale que mordent deux perroquets d’argent et d’où tombent des rubis allongés comme des gouttes de sang. L’homme et la nature sont également étranges. Il est pauvre, sa robe est çà et là rapiécée, — et pourtant il porte des orfèvreries précieuses et il a des gants d’évêque. Elle est infertile, abrupte, — et pourtant, çà et là, une touffe bleue a jailli dans une fissure de rocher, et acquiert ainsi un prix inestimable. Rien n’est cohérent, ici, ni explicable du point de vue strictement logique. C’est splendide et absurde comme une vision. En la quittant, on a bien le sentiment qu’on a vu le Santo : l’être humble et fier à la fois, qui suit sa pensée comme une voie étroite, qui ne tient pour précieuse que sa foi ardente et porte sa souffrance avec orgueil comme un joyau.

La couleur n’est pas moins curieuse que la conception. C’est une harmonie en gris et en mauve d’une délicatesse infinie, et le métier n’est pas moins curieux que la couleur : c’est de l’aquarelle franche, très large par endroits, traitée en d’autres comme une miniature, et présentant, sur les teintes locales, un semis de traits imperceptibles qui fait tout vibrer comme sous une averse de lumière. Si l’on regarde avec attention, l’on voit, sur les autres images du même artiste ce même semis d’atomes brillans : dans le ciel de la Sainte Ursule, dans le ciel de Bruges-la-Morte, sur la robe verte du poète agenouillé, dans maint autre endroit encore. On se rappelle alors les traits d’or dont les peintres du XVe siècle usaient souvent pour exprimer le chatoiement des angles lumineux sur leurs étoffes, et l’on trouve ainsi que M. Mossa ne ressuscite pas seulement la fantaisie et l’imagination des enlumineurs de missel, mais encore quelques-uns des procédés primitifs. Ces pages ne sont pas d’un dessinateur comme M. Rackham : elles abondent en partis pris bizarres et en évidentes incorrections, mais elles sont d’un coloriste beaucoup plus riche que l’imagier anglais. Elles entraînent, la pensée vers des régions plus diverses, elles se rattachent à un passé plus lointain. Depuis Gustave Doré, l’on n’avait guère vu pareille entrée de fantaisie dans notre imagerie française, ni depuis Gustave Moreau pareil sens du mystère. Ce sont bien là, de ces images dont parlait Gavarni, celles qu’il « faut montrer à l’homme quand la réalité l’ennuie. »


II

Ces œuvres d’imagination mises à part, quelle est la caractéristique des Salons de 1912 ? Un seul coup d’œil suffit pour le démêler : c’est, au Salon de l’avenue d’Antin, la prédominance des étrangers et, au Salon des Champs-Elysées, la prédominance des portraits.

D’abord, celle des étrangers. Quand un Français se promène dans quelque exposition, hors de France, dans celle de la Royal Academy par exemple, il est frappé de la supériorité des nôtres. Il y a pour cela bien des raisons, mais une des plus fortes est que les nôtres sont remplies de ce qu’il y a de meilleur à l’étranger. Avenue d’Antin, cette année, le phénomène a de quoi frapper les plus inattentifs. Si l’on ouvre le livret, on aperçoit qu’un bon tiers des exposans est venu de Londres ou de Cincinnati, à moins que ce ne soit de Bucarest, de Lemberg ou d’Okoyama. Si l’on ouvre les oreilles, on entend tous les dialectes du globe mis à contribution pour trouver l’épithète qui qualifie dignement la Pénélope de M. Bourdelle ou le Persée de M. Courtois.

Mais ce n’est point par le nombre seul que les étrangers règnent a la Société nationale : c’est par le talent. Cette année où tant de maîtres français se sont abstenus, où ni M. Agache, ni M. Jacques Blanche, ni M. Cottet, ni M. René Ménard, ni M. Simon n’ont exposé, le Salon de l’avenue d’Antin serait presque vide sans la présence des artistes d’outre-mer. Si l’on en ôtait l’admirable portrait de Miss Kitty Shannon, par M. Shannon (salle VI), celui de M. Anthony Hope Hawkins, par M. Glazebrook (salle XVI), celui d’un sportsman intitulé Automne, par M. Bowie (salle XV), celui de M’"‘Agnès Nicholls, par M. Harold Speed, ou même ceux de M. Boldini, de M, Lavery, de M. La Gandara, et la Duchesse de Rohan de M. Laszlo, — qui assurément ne marquent aucun progrès chez leurs auteurs, mais suffisent encore à attirer l’attention, — et si l’on retranchait encore les merveilleux Intérieurs signés Walter Gay (salle XI), les mythologies signées Glehn, les sinistres choses d’Espagne signées Zuloaga, les féeries signées Rackham, je ne dis pas qu’on priverait le Salon de purs chefs-d’œuvre, mais on le dépeuplerait de presque toutes les figures ou les choses qui lui donnent sa physionomie.

Ce qui reste tiendrait en une salle. Elle serait encore intéressante si l’on pouvait isoler de la foule et y grouper les toiles où M. Le Sidaner prolonge pour nous des minutes délicieuses, ces effets de crépuscule enflammé, saisis presque comme des instantanés (salle XVII), ou encore ce lumineux souvenir d’un dimanche d’été aux Prés Saint-Gervais, et de la foule parisienne alerte, gaie, insouciante, devant « le ballon qui descend » par M. Lepère (salle IV bis) ; ce portrait de jeune femme, une harmonie mauve et jaune citron par M. Guiguet (même salle IV bis) où se voit le modelé fin et tout en retrait d’Holbein ; ces paysages de la Baie de la Somme de M. Braquaval (salle XIII) délicats et nuancés comme des Van Goyen ; ces Intérieurs de Mme Germaine Druon (salle VI) pleins de recueillement et de charme ; ces coins de Venise (salle III) où M. Abel Truchet trouve le moyen de nous montrer, sous un nouvel aspect, la cité aux mille visages, cette toile éclatante (salle XVIII) où M. Roll a su « affronter » non seulement deux chevaux, mais des couleurs furieuses avec hardiesse et bonheur ; ces Sons de flûte ou ces Chants sur l’Eau (salle VII), que M. Auburtin imagine dans un pays de songes, et ces coins de Florence (salle IV bis) que M. Marius Michel a eu la bonne pensée de peindre pour ceux qui cherchent l’âme éparse des grands Florentins d’autrefois parmi les pierres de l’Annunziata ou les gazons du Cloître vert... Hors ces quelques impressions vraiment fraiches et neuves, il y a sans doute une foule d’excellens tableaux français, avenue d’Antin, mais ils ne laissent pas un souvenir aussi profond que les étrangers.

Le Salon des Champs-Elysées, lui, est une étonnante fabrique de portraits. Il n’en est peut-être pas un seul, cette année, qui mérite le musée, mais beaucoup feront bonne figure dans un salon, convenablement éclairés, entourés d’une atmosphère bienveillante, et La Famille, que M. Guillaume groupe, érigée en jury, autour d’une effigie achevée, rendra un verdict de « non coupable » en faveur du pauvre artiste qui attend près.de son œuvre, inquiet, le des rond et la mèche désolée... Ce sont généralement des portraits de gens heureux. Ils nous regardent avec une infinie satisfaction, bien habillés, bien installes dans leur fauteuil, comme gens arrivés et qui se reposent. On les devine ressemblans : on les voit bien dessinés et bien modelés, et ils offrent tous cette sorte de perfection dans le secondaire qui marque les produits mécaniques.

Il faut tirer de ce tas quelques œuvres supérieures : d’abord, les portraits de femmes par M. Marcel Baschet et par M. Ferdinand Humbert, puis le Portrait de M. Sedelmeyer par M. Gabriel Ferrier, celui de M. Bonnat, par M. Etcheverry et le groupe de portraits En famille, de M. Flameng, enfin les portraits signés Dawant, Laurens, Jongers, Schattenstein, Déchenaud, Vogel, Lauth, et le dessin aux trois crayons, une tête de prélat (rotonde 29) de M. Jacquier.

Quelques-uns de ces maîtres ont joué la difficulté. C’est une gageure, par exemple, que le Portrait de Mlle N... par M. Ferdinand Humbert (salle 37), bleu sur fond bleu. Depuis le fameux discours de Reynolds contre le bleu et la riposte de Gainsborough avec l’Enfant célèbre, je ne crois pas qu’on ait joué une pareille partie avec autant de bonheur. A la vérité, la thèse de Reynolds, cette fois encore, n’est point entamée. La dame en bleu de M. Humbert n’est pas plus bleue que le Blue Boy. Si l’on s’approche, on voit que ce bleu est rompu de toutes sortes d’autres couleurs : et si M. Humbert est parvenu à réchauffer cette teinte froide et à donner à toute son œuvre une vibration lumineuse, c’est parce qu’il a soigneusement évité les larges surfaces purement bleues. Cela est si vrai que, dans une salle voisine (la salle 38), un portrait également en bleu, mais où le ton local n’a pas été ainsi rompu, donne pleinement raison à Reynolds et, malgré le talent du peintre, fournit une contre-épreuve décisive à l’expérience tentée par M. Humbert.


C’est encore un projet singulièrement ambitieux que celui de M, Flameng : réunir dans le même cadre les portraits en pied d’une jeune grand’mère, de ses deux filles et de sa petite-fille, — et encore cette petite-fille a-t-elle tenu à apporter son éléphant !... M. Flameng est coutumier de ces audaces, mais elles ne lui réussissent point toujours aussi bien. Cette année, il a retrouvé sa verve des batailles. Un mouvement gai, vif, heureux, anime toute cette scène. Des accens noirs sur blanc, à la manière anglaise, font chanter les couleurs. Les arbres, vrais accessoires de portraits, flottent comme des plumes de chapeaux, sous un plafond qui est le ciel, et ajoutent à l’éclat chatoyant, divers, changeant de cette peinture artificielle, mais élégante, harmonieuse, divertissante, sans rien d’excessif ni de prétentieux. Chez M, Flameng, la fantaisie se nuance de mesure et ceci le distingue nettement des portraitistes devenus peut-être très « parisiens, » mais à qui le goût français est demeuré tout de même profondément étranger.

M. Marcel Baschet n’a pas entrepris une tâche aussi difficile, mais celle qu’il a faite suffit à la gloire d’un portraitiste. Déjà maître incomparable dans les portraits d’hommes, il montre, cette année, dans son Portrait de Mme de J… (salle 25), une telle supériorité, que, de bien loin, dès qu’on aperçoit cette œuvre, on y va comme à un foyer qui rayonne sur l’immense Salon. Le dessin impeccable, le rythme des lignes, l’harmonie colorée semblent chez lui les effets de l’art le plus facile et le plus dénué d’effort. Qu’ils le soient, en réalité, c’est ce que je n’oserais pas dire, mais si c’est une illusion, c’est encore un singulier mérite de l’artiste que (de nous la donner.

On ne peut en dire autant de M. Gabriel Ferrier ; ses toiles sentent le travail et le procédé, mais « qu’importe la recette, si le pudding est bon ? » dit le proverbe. Le portrait de M. Sedelmeyer (salle 41) est excellent, quoique artificiellement plongé dans l’ombre et cette apparition, à la manière de Rembrandt, demeure fixée dans le souvenir. Celui de M. Bonnat, par M. Etcheverry (salle 2), non plus, ne s’oublie point, — et c’est justice qu’après avoir fixé la ressemblance de tant de bons travailleurs, d’hommes de peine et de pensée au XIXe siècle, le maître ait trouvé, pour fixer la sienne, un témoin aussi véridique et attentif que M. Etcheverry. M. Bonnat est surpris dans l’exercice de ses fonctions, qui sont de scruter les physionomies humaines et d’aller chercher dans le cycle de ses couleurs celle qui remplira le mieux son dessein : son geste est juste, son œil surtout est admirable, cet œil « photographiste » à qui rien n’échappe, « l’œil du maître, » en un mot. Il y a beaucoup d’autres bons portraits, avenue des Champs-Elysées, ceux de M. Dawant, de M. Lauth, de M. Chabas, de M. Laurens, par exemple, mais, pour le caractère, celui de M. Bonnat reste, assurément, le plus impérieux.

Immense galerie de portraits, le Salon des Champs-Elysées apparait aussi un répertoire complet de scènes de genre et une collection mondiale de paysages. Le talent dilapide dans les « scènes de genre » est inouï : on ne saurait compter tous les épisodes de la vie pris sur le vif, parfaitement dessinés, spi- rituellement composés, et solidement peints. Mais c’est un talent dilapidé, parce que son but et son effort ne nous touchent plus. Il faut faire une exception pour l’Ex-Voto de M. Henri Royer (salle 14), très fine impression produite par la vue d’une Bretonne en prières devant l’autel, en un coin d’église ; pour la Procession de M. Guillonnet (salle 37), effet puissant et juste, et pour la scène de genre Faites donc la risette, de M. Vollon (salle 7), qui n’est pas tout à fait un Franz Hals, mais qui a le rare mérite de nous y faire penser.

Quant aux paysages, à voir tous les peintres au travail, tous les chevalets dressés pour les saisir, il semble qu’aucun aspect de la nature ne devrait nous échapper. Il y en a pourtant, qui nous échappent : ainsi, la haute montagne, les glaciers, les crevasses, les aurores sur la neige, les petits lacs formés au creux des cratères, l’âpre poésie et la fine atmosphère de ces altitudes où toute végétation s’arrête, l’éclat qu’a toute chose touchée par le soleil, au-dessus des nuages, au-dessus des brumes, dans un air semblable à l’éther. Très rarement, un artiste les aborde : plus rarement encore, il les conquiert. Aussi, est-ce une joie pour ceux qui aiment la montagne, de découvrir, cette année, parmi des milliers de paysages, qui n’apportent aucune impression nouvelle, celui que M. Communal appelle Le lac Long et les rochers de la Glière, Vanoise (salle 26).

C’est un de ces spectacles admirables et sévères comme la nature en ordonne, sur les hauts sommets, — pour elle-même, car ils n’ont guère de témoins, — avec les rochers, les glaces, les neiges, les eaux ramassées au creux des gorges, les lumières éparses dans le ciel. Rendre cela est presque impossible. M. Communal, qui a observé ces effets dans son pays, la Savoie, qui ne l’a jamais quitté, qui s’est dévoué à les reproduire, y est parvenu par un prodige de ténacité, et grâce à un métier extraordinaire. C’est une peinture truellée, presque entièrement exécutée au couteau à palette, juxtaposant des tons crus qui s’harmonisent à distance et impressionnent l’œil comme les plus hautes vibrations lumineuses. Elle rend bien la masse pesante de l’Alpe, le biseau vert du glacier, le vide du gouffre, le frissonnement des ombres. l’arête de l’aiguille avec un éclat agatisé de pierres précieuses.

Depuis longtemps, on n’avait vu, dans la peinture de paysage, une tentative aussi hardie, aboutissant, par des moyens aussi personnels, à un résultat aussi éclatant. Les bons paysages ne manquent pas aux Champs-Elysées, non plus que les bons portraits. M. Warren Eaton a un effet de neige (salle 10) tout à fait juste et pénétrant. M. Paulin Bertrand rend la lumière argentée de la Provence sur les oliviers et sur la mer avec une finesse et une précision impeccables, dans son Golfe de Giens (salle 21) comme il l’avait déjà fait dans ses études de Carqueiranne, et au Midi de convention qu’on montre trop souvent dans nos Salons, il substitue une harmonie vraie comme celles que compose la nature autour des iles d’or. M. Lannes échafaude à merveille les nuages des ciels du Nord (salle 7) ; mais nul d’entre eux ne donne le choc de l’imprévu comme M. Communal.

Et chose remarquable : M. Communal, qui nous apporte, comme M. Rackham, une vraie découverte dans le monde de la nature et un métier franchement nouveau, n’a, pas plus que M. Rackham, fait de manifeste, ni de théorie sur son art, tandis que nous voyons les auteurs des théories les plus ingénieuses sur la rénovation de la peinture, dans les temps futurs ou « futuristes, » par l’heureuse intervention des formes géométriques, ne nous apporter rien ; je veux dire rien qui vaille.

C’est que les théories sur l’art ne lui ont jamais fait aucun bien, mais qu’elles peuvent lui faire du mal. On n’a jamais vu un artiste, enseigné par une thèse en Sorbonne, trouver un nouveau rapport de tons ou un geste heureux, mais on voit souvent de naïfs travailleurs dévoyés par les opinions superficielles et les généralisations précipitées qui composent le fond de ce qu’on appelle l’Histoire de l’Art et les Esthétiques. Telle, la théorie que toute forme est également belle, tout costume également plastique et que le moderne, comme l’ancien, est digne des respects du statuaire, — le « droit au bronze » en un mot. Cela s’est soutenu autrefois par de très mauvaises raisons, mais les raisons eussent-elles été cent fois meilleures, l’expérience s’est chargée de nous en montrer le néant. Voici près de soixante-dix ans que des statuaires de bonne volonté s’acharnent à résoudre l’insoluble problème. Les exemples couvrent toutes les places publiques de l’Europe. Pas un ne donne raison à la théorie « moderniste, » et il n’est de supportables, parmi ces vêtemens ajustés, que ceux où, sous prétexte de manteau, le sculpteur est revenu sournoisement au drapé antique. On ne peut dire que pendant ces soixante-dix ans, et de Rude à M. Rodin, les grands artistes aient manqué, ni qu’ils aient échoué dans toutes leurs tâches. S’ils ont échoué dans celle-là, c’est qu’apparemment on ne saurait y réussir et qu’il y a bien certaines « lois » en art qu’on peut nier si c’est la plume qu’on a en main, mais qu’il est impossible d’enfreindre, si c’est l’ébauchoir.

Les artistes ont fini par s’en aviser. Hors le cas où le costume moderne leur est expressément imposé, ils l’évitent avec soin et reviennent au nu, ou au vestis talaris. Ainsi a fait M. Saladin dans son Monument à la mémoire de Jean Lorrain, exposé aux Champs-Elysées, près de la porte d’entrée. Au lieu de dresser l’écrivain en pied dans ce « complet » immuable dont la mode affuble les poètes comme les autres hommes, il a simplement profilé sa ressemblance sur un médaillon, puis, au-dessus, il a figuré la Muse de Mémoire debout, appuyée à une colonne, laissant tomber les fleurs inutiles du souvenir. La figure se profile également bien de tous les côtés, la ligne est souple, le modelé large et plein. Ce n’est point un ambitieux symbole : c’est le geste gracieux d’une femme, et que pourrait faire de mieux le statuaire? Outre les qualités de praticien qu’on admire en M. Saladin, il faut lui savoir gré de rompre hardiment avec la funeste superstition de la « modernité » dans le costume et souhaiter que son exemple soit suivi. Assurément, il ne suffit pas qu’un sculpteur remplace un contemporain par une allégorie pour faire une belle œuvre. Mais il suffit qu’il présente ce contemporain en redingote ou en veston pour ne la faire point.

Le plus sûr serait de n’élever des statues qu’aux personnages pittoresques ou plastiques, — ce que fait M. Bouchard. Ce vigoureux artiste s’est donne la tâche singulière de réparer les injustices du moyen âge à l’égard de ses grands hommes. Il lui a semblé, sans doute, qu’en un pays où tout bâtisseur a sa statue, les auteurs de la Sainte-Chapelle ou des Tombeaux des Ducs de Bourgogne avaient droit, aussi, à un monument, et que peu de philanthropes ou de Mécènes modernes méritaient d’être commémorés autant que les fondateurs de l’Hospice de Beaune. Il a donc tenté de nous restituer, en pierre, d’abord le maître d’œuvres Pierre de Montereau, puis l’ » ouvrier d’ymaiges » de Philippe le Hardi, Claus Sluter, et le voici, cette année, qui dresse, devant nous, deux figures à la ressemblance du chancelier Rolin et de sa seconde femme Guigone de Salins, les donateurs de l’hospice célèbre.

Je dis : à la « ressemblance, » parce qu’en effet le hasard veut que nous connaissions leurs traits et le sculpteur ne pourrait prendre avec eux les libertés dont on est coutumier lorsqu’on figure des gens morts depuis quatre cents ans. Les érudits ont repéré les traits caractéristiques du chancelier Rolin, dans de vieilles miniatures à Bruxelles et à Vienne : les touristes de passage à l’Hospice de Beaune l’ont vu, lui et sa femme, à genoux sur les volets extérieurs du fameux retable de Roger van der Weyden, et il n’est guère de visiteur du Louvre qui n’ait été frappé par la longue et austère figure du même chancelier dans la Vierge au donateur, attribuée aux Van Eyck. M. Bouchard avait donc, pour le guider sur ce contemporain de Philippe le Bon, plus de documens qu’on n’en a sur maint personnage du XVIIIe siècle et de la Révolution. Chose plus précieuse encore, il maniait un vêtement plastique, à longs plis lourds : pour l’homme, la robe garnie de martre serrée à la taille par une ceinture et le chaperon ; pour la femme, la robe simple et la coiffe aux beaux méplats vraiment sculpturaux. Rien ne venait contrarier son sentiment de la ligne et de l’équilibre. Il a donc fait œuvre excellente. Ces deux grands bourgeois qui s’en vont pesamment sur la route du XVe siècle, en portant une petite église dans la main, sont au plus haut point archaïques, sans cesser d’être vivans. Le chancelier Rolin et Guigone de Salins auront, peut-être, grâce à lui, à l’Hospice de Beaune, la place d’honneur que doivent avoir des parens au milieu de leurs enfans.

D’autres œuvres capitales, comme la Vision antique, de M. Terroir, témoignent aussi de la supériorité du sculpteur français à représenter la figure humaine. On ne saurait trop admirer la calme beauté de ces pâtres, célébrant le rite éternel de l’amour et de la jeunesse dans les ruines du Temple écroulé. Mais cette année, ce sont les animaux qui tiennent le plus de place au Salon. Il y a partout des chiens, des cerfs, des bœufs, des chevaux : il y a même un zébu. Le bassin monumental de M. Gardet figure un Hallali, le cerf dans une île au milieu du bassin, les chiens groupés aux coins et aboyant, toute la scène disposée en motif décoratif, avec une parfaite vérité dans les diverses attitudes, mais sans aucun souci de la vraisemblance dans l’ensemble. C’est une chose qui fera grand effet dans un parc et, parce qu’elle ne vise pas du tout au trompe-l’œil, ne fatiguera jamais le promeneur. Dans les limites de ses ambitions, M. Gardet réalise cette chose si rare aujourd’hui, en décoration : la convenance de l’objet à sa destination, et, par là, il atteint une manière de grand art.

M. Perrault-Harry, lui, a serré de plus près la vraisemblance dans une sorte de fontaine intitulée la Mort du Cerf. Son œuvre nous met sous les yeux une scène de chasse prise sur le fait. Le cerf est sur ses fins : il git, épuisé au bas d’une grotte, qui se couronne de toute la meute hurlante, dans une diversité de mouvemens, spirituelle, vivante, où les amis des chiens reconnaîtront leur habituelle mimique. Le mouvement du cerf, lui aussi, très juste et très particulier, exprime admirablement l’angoisse de la pauvre bête. Rien, dans toute cette composition, n’est superflu ni banal..

A voir le périmètre qu’occupent toutes ces fontaines ou tous ces bassins, celui de M. Gardet, celle de M. Perrault-Harry, celles de Mlle Janet Scudder comme aussi la monumentale Fontaine de Clémence Isaure, de M. Laporte-Blairsy, on peut espérer que la sculpture française va résolument entrer dans une voie depuis trop longtemps abandonnée : la décoration des jardins. Une initiative nouvelle due à M. Pierre Roche l’y invite : c’est la création, au Salon de l’avenue d’Antin, d’une section particulière intitulée Sculpture et décor de jardins, et contenant des jardinières, des cadrans solaires, des puits, des « lanternes, » des pigeonniers, des termes, des bassins. Des œuvres comme celle de M. Gardet, aux Champs-Elysées, montrent que l’idée est féconde et que nos artistes, aussi bien que ceux du XVIe ou du XVIIIe siècle, sont capables d’animer de belles figures les cours d’honneur, les terrasses et les parcs de notre pays. Il est vrai que cela ne dépend pas des seuls artistes. Cela dépend aussi des châtelains. Il faut qu’ils estiment un beau parc à l’égal d’un bibelot d’étagère et le plaisir de cheminer entre des formes augustes, parmi les massifs, aussi enviable que de manier un ivoire ou un émail ancien, souvent fort laid, mais unique ou prétendu tel. Voici, par tout le Salon, des œuvres évidemment destinées à être mises en plein air. Il semble donc que sur ce point l’éducation du public se fait.

Et voici, enfin, les Bœufs, les six bœufs énormes, que M. Bouchard aligne en bronze et qu’il intitule le Défrichement. Ils font chanter, dans la mémoire, les vers fameux de Pierre Dupont :


Les voyez-vous, les belles bêtes,
Creuser profond et tracer droit...


Mais que défricheront ces colosses sur les pelouses parisiennes où, sûrement, ils vont être placés? Et qui souhaite de voir au milieu de Paris ce fac-similé d’un spectacle si commun par toute la France? Voilà ce que dit, au premier abord, le passant bénévole. Et puis, il réfléchit. Il songe à toutes les actions esthétiques, à tous les gestes utiles, à tous les beaux engins disparus de la vie et que nous sommes reconnaissans à l’art de nous avoir conservés. Qui peut dire que la charrue, la charrue traînée par des bœufs, dirigée et maintenue par la main, ne disparaîtra pas, elle aussi? Ce jour-là, on sera peut-être heureux, au milieu de la Cité décuplée et devenue un « désert d’hommes, » de trouver un monument qui serve à comprendre les vers de Pierre Dupont ou bien les vieux textes sur le « Labourage par la traction animale, » — comme nous consultons aujourd’hui, pour connaître la vie des anciens, les engins et les gestes les plus communs figurés dans les bas-reliefs de Ninive, ou sur le tombeau de Ti.


ROBERT DE LA SIZERANNE.