L’Image du monde/L’image du Monde/Filiation des manuscrits en prose

Texte établi par O. H. Prior, Librairie Payot & Cie (p. 18-21).

Filiation des manuscrits. — Le manuscrit R est d’une importance qu’on ne saurait exagérer : il forme l’anneau principal qui joint la traduction anglaise de Caxton au manuscrit A, base de notre texte.

R et Caxton. — Nous en avons une preuve irréfutable : L’Image du Monde est précédée dans R d’un long prologue, absolument original, où le scribe nous informe, entre autres, qu’il a copié ce texte en 1464 par le commandement de Jehan le Clerc, librairier et bourgeois de Bruges[1].

Le prologue entier, y compris cette information intéressante[2] se retrouve dans Caxton. Il est évident que cette preuve seule suffirait pour établir l’étroite parenté entre R et la traduction anglaise : mais il y en a bien d’autres. D’abord le titre des deux ouvrages est le même, le Miroir du Monde dans le manuscrit de Londres, the Mirrour of the World dans Caxton ; or, comme nous l’avons vu[3], ce titre est tout à fait exceptionnel.

Ensuite un autre trait extraordinaire est commun à R et à l’édition anglaise : Nous lisons dans la version française[4] : « Et fu translaté de latin en franchois par le commandement et ordonnance du noble duc Jehan de Berry et d’Auvergne l’an .m. deux cens quarante cincq. » Caxton reproduit mot pour mot[5] cette étrange erreur qui fait vivre Jean de Berry[6] au XIIIe au lieu du XIVe siècle.

Comment expliquer cette bévue?

A, R et Caxton. — La clef du mystère se trouve dans le manuscrit A, où nous lisons deux fois, à la première et à la dernière page : « Ce livre est au duc de Berry. Jehan B. » Le scribe de R, ayant sous les yeux le manuscrit A qu’il allait copier, et lisant cette mention, s’est empressé de l’introduire dans son prologue ; Caxton a traduit en anglais, sans hésiter, le prologue et la mention de son original.

Et ainsi, grâce à une erreur de copiste, le duc de Berry, de propriétaire d’un manuscrit du XIVe siècle, est devenu l’inspirateur d’une œuvre composée en 1246.

Une telle preuve, à elle seule, ne suffirait pas pour établir l’étroite parenté entre A et les deux autres ouvrages. Mais tout vient confirmer notre opinion : Les passages, même les moitiés de phrases qui manquent dans A manquent aussi dans R et dans Caxton ; les fausses leçons sont communes à tous trois ; enfin, sauf pour quelques additions de mots sans importance, ils sont exactement les mêmes sous tous les autres rapports.

La table suivante permettra de se rendre compte des différences entre le texte de notre édition et celui de A, R et Caxton :


A R Caxton Texte corrigé d’après tous les manuscrits en prose et plusieurs en vers.
Le nom du duc de Berry est mentionné deux fois, à la première et à la dernière page du manuscrit. Le nom du duc de Berry est introduit dans le prologue et dans l’épilogue particuliers à ce seul manuscrit. Le copiste fait de plus une grossière erreur de date à ce propos. Caxton traduit en entier le prologue et l’épilogue de R, sans omettre ni le nom du duc de Berry, ni l’erreur de date. Le nom du duc de Berry, mentionné dans A, R et Caxton, ne paraît dans aucun autre des manuscrits.
Qui est près du saint ciel la sus, dont nous sommes si en sus mis. Id. Caxton, ne pouvant traduire le passage commun à A et R, l’omet entièrement. De cele clarté est la lumiere qui est près du saint ciel la sus, dont nous sommes si en sus mis[7].
Si trouverent tout vraiement que il devoit par ii fois fenir : A l’une foiz par le deluge d’yaue. Id. Caxton traduit R tel quel. Si trouverent..... ....fenir : A l’une foiz par feu ardant, a l’autre foiz par le deluge d’yaue[8].

Ces trois exemples, sans plus, peuvent donner une idée des cas où A, R et Caxton ont des traits communs. Une étude des deux derniers textes est encore plus intéressante à cet égard, car Caxton nous avertit dans sa préface qu’il va traduire le texte français littéralement[9], et il s’en tient à sa promesse.

On peut donc admettre nos preuves comme évidentes et dire sans hésitation 1° que Caxton a employé pour sa traduction le manuscrit R, 2° que R a été copié sur le manuscrit A.

B, C, N. — Il est impossible d’établir le rapport des manuscrits B, C, N soit entre eux, soit avec A et R : les variations du texte sont de trop peu d’importance.

Nous trouvons dans toutes ces copies quelques lacunes, des variantes orthographiques et d’autres erreurs ; mais de traits saillants il n’y en a point. Nous ne lisons pas dans l’Image, comme dans tant d’autres ouvrages, de ces passages, dus au simple caprice d’un copiste, qui forment école et sont absolument distincts du texte. Celui-ci est le même partout.

Bref, tout essai de classification, dans le cas des manuscrits A, B, C, N, ne produit qu’un résultat négatif.

A, R et N sont à peu près contemporains, à en juger par la langue et l’écriture. C est d’une date plus récente. Mais on ne saurait dire que l’un de ces manuscrits ait été copié sur l’autre : Ils contiennent tous des erreurs qui sont corrigées tantôt par A, tantôt par B, C ou N.

Les fautes de copiste rendent évident que nous ne sommes pas en possession du manuscrit original.

Notre essai de classification est, en somme, peu satisfaisant s’il s’agit de produire à tout prix un arbre généalogique. Celui que nous présentons réclame donc peu d’explications au-delà de celles que nous venons de donner.

A, B, C et N doivent être tenus séparés puisqu’ils ne sont pas copiés l’un sur l’autre.

L’étude de la langue montre plus de vieilles formes dans B qui, à ce point de vue, a droit à la première place, et des formes rajeunies dans C qu’il faut donc placer après les autres. Quant à A et N, ils paraissent être de la même époque.

Nous avons démontré plus haut que R a été copié sur A, et a, de plus, servi à Caxton pour sa traduction anglaise.

Voici donc le résultat de cette étude sous forme d’arbre généalogique :

Filiation des abrégés. — Les manuscrits S, G, T, les imprimés français (I) et la traduction hébraïque forment un groupe à part : la version abrégée de l’Image du Monde.

Ces ouvrages étant d’une importance moindre pour la reconstitution du texte correct, nous n’en faisons qu’une étude sommaire.

Des trois manuscrits, S est le plus ancien et le plus correct. Il a dû avoir comme original une des premières copies complètes de la rédaction en prose.

T, G et I diffèrent plus ou moins les uns des autres ; mais ils ont en commun plusieurs traits qui les distinguent de S : certains passages sont plus complets dans T, G et I que dans ce dernier, ainsi le chapitre sur les sept arts. Ce chapitre seul qui occupe plusieurs pages dans T, G, I, est réduit à environ une page dans S. Les autres passages consistent en phrases séparées dont la liste complète occuperait beaucoup d’espace.

Le prologue de S est entièrement original ; les deux autres manuscrits et les imprimés donnent au contraire un abrégé du prologue de A, B, C et N.

L’article déjà cité de Neubauer[10] sur la traduction hébraïque nous permet de la placer dans la classe des manuscrits abrégés. Nous ne pouvons toutefois lui assigner une place dans l’arbre généalogique, car il nous est impossible de vérifier si cette traduction se rapproche davantage du manuscrit S ou du groupe T, G, I.

La généalogie des abrégés se présente comme suit :

  1. Manuscrit R, fo 4 b : Ci fu grossé et de tous poins ordonné, comme dist est, en la ville de Bruges, l’an de l’Incarnation nostre seigneur Jhesu Crist mil quatre cens soixante et quatre par le commandement de Jehan le clerc, librarier et bourgeois d’icelle ville de Bruges.
  2. Caxton, The Mirrour of the world, f o 5 a : which was engrossed and in alle poyntes ordeyned by chapitres and figures in ffrenshe in the toun of Bruggis the yere of thyncarnacion of our Lord .M.CCCC.LXIIII in the moneth of Juyn...
  3. Cf. p. 16.
  4. Manuscrit R, fos 4 et 4 vo. Cette même information se retrouve à la fin, fo 151 : ... fut cestui volume compilé l’an de l’incarnation Nostre Seigneur Jhesu Crist .M.II.C. quarante et cincq a la requeste de mon seigneur Jehan, duc de Berry.
  5. Mirrour, fo 7 vo. : Which said book waz translated out of latyn in to ffrensshe by the ordynaunce of the noble duc Johan of Berry and Auuergne the yere of Our Lord .M.CC.xlv.
  6. Jean de Berry, fils du roi Jean le Bon, vécut de 1340 à 1416. Il prit une part active à la bataille de Poitiers, et fit un séjour en Angleterre comme otage pour son père.
  7. V. fo 39 b.
  8. V. fo 115 b.
  9. Mirrour, fo 5 : ...humbly requyryng alle them that shal fynde faulte, to correcte and amende where as they shal ony fynde, and of suche so founden that they repute not the blame on me but on my copie, whiche I am charged to folowe as nyghe as God wil gyue me grace.
  10. Cf. p. 11, n. 3.