L’Illustre Théâtre

Les Parisiennes de ParisMichel Lévy Frères (p. 323-327).

L’ILLUSTRE THÉÂTRE



Tout annonce un événement dans le monde dramatique. Déjà les hommes de goût essuient les verres de leurs pince-nez. Au haut du ciel, des vapeurs écarlates et roses imitent les banderoles flottantes, et des demoiselles, brillantes comme des libellules, entrent en foule chez le marchand de gants à vingt-neuf sous.

Cependant elle s’impatiente derrière son rideau, la fille du divin Aristophane, la Comédie. Elle s’impatiente, et elle agite son front taché de lie, ombragé d’un bandeau de vigne et de raisins. Elle gourmande ses domestiques, et les frappe de sa marotte, où chantent des grelots d’argent et d’or.

— Allons, s’écrie-t-elle, courage, fainéants ! Ô machinistes dépourvus de la flamme sacrée, ô régisseurs plus lents que des tortues, n’entendez-vous pas que le peuple le plus spirituel de l’univers commence à imiter les cris des animaux féroces, tout en mangeant ses grenades et ses pommes vertes ? Ignorez-vous que mes cinq musiciens lui ont déjà exécuté par trois fois l’ouverture du Jeune Henri et qu’il est temps de passer à d’autres exercices ? Par Bacchus ! un peu d’activité, je vous prie ; que les sonnettes fassent drelin drelin, et les cloches bimbam, et que mes comédiens paraissent !

Qu’ils paraissent vêtus de jaune-safran, de violet tendre et de bleu-ciel, dans les costumes traditionnels appropriés à leurs caractères et que mon poëte lui-même s’avance, avec son habit noir et son chef-d’œuvre. Et vous, astres, prêtez l’oreille !

Voici Pierrot, Arlequin, la Colombine toute pomponnée de rubans qui volent à la brise, et Cassandre, et la Fée avec son étoile de strass sur le front, et les gâte-sauce avec leurs pâtés, et les harengères portant les poissons de toile peinte, rembourrés de foin tout neuf, et voici, monté sur son chariot de pierreries à roulettes, attelé de deux colombes en bois découpé, l’enfant Amour indispensable aux féeries. Mais quoi, se moquent-ils du monde ? Pierrot, jadis plus blanc que les lis du jardin et les neiges de l’Himalaya, crève à présent dans sa peau. Il est rouge comme une pivoine, comme le feu d’un londrès bien sec, comme la carapace d’un homard cuit à point !

Doux et naïf Pierrot, où donc avez-vous volé ces couleurs écarlates ? Et toi, Arlequin, toi qui étais souple et gracieux comme un serpent du paradis d’Asie, toi qui brillais comme l’arc-en-ciel après un orage des tropiques, d’où te vient cet air triste et funeste, et pourquoi marches-tu ainsi le front courbé vers mon tréteau, comme un Arlequin prince de Danemark ?

Toi Colombine, ma colombe, ma colombelle amoureuse et folle, que signifient cette petite toux sèche et ces airs bégueule ! Ainsi parle la fille d’Aristophane, et elle ne semble pas du tout satisfaite de ses acteurs changés en nourrice. Eux pourtant se défendent le mieux qu’ils peuvent avec la simple éloquence de leur cœur.

— Hélas ! madame, dit Pierrot, le diable sait que mes passions étaient bien innocentes. Voler le vin que la fée changeait, pour me punir, en fusée d’un sou, vider les tourtes de carton, pêcher à la ligne, et quelquefois manger des sangsues frites, tels étaient mes austères plaisirs ! Aussi rien ne troublait la sereine candeur de mon visage blanc comme la robe d’une épousée. Mais qui peut fuir son destin ? Pendant les relâches pour réparations à la salle, j’ai entendu les vers de l’École du bon sens et j’ai lu les romans réalistes, et tout de suite le rouge m’est monté à la face ! J’ai voulu savonner ce visage imprudent et lui rendre sa blancheur première. Bah ! lessive, potasse, savon-ponce, rien n’y a fait. Ce rouge est d’aussi bonne qualité que le noir des nègres ! mais aussi pourquoi ont-ils changé la règle des participes ?

Pour mon confrère Arlequin, il était la jeunesse, l’amour, la fantaisie, l’éclair de joie, le chérubin de Cidalise et le joujou des petites filles. Aujourd’hui toutes les qualités qu’il avait déplaisent fort aux dames ! Les mangeuses de pommes ne mangent plus de pommes : les filleules d’Ève n’aiment plus que ces petites images gravées sur acier, appelées fafiots à cause de leur frou-frou. Voilà pourquoi Arlequin-Hamlet fait des yeux blancs. Quant à mademoiselle Colombine…

— Oui, s’écria la déesse en faisant tintinnabuler ses clochettes, explique-moi un peu pourquoi Colombine est enrhumée du cerveau ?

Colombine elle-même prit la parole en baissant modestement ses grands yeux assassins, frangés de cils noirs. Non, par Rabelais ! ce n’était plus là la demoiselle si alerte à se sauver en compagnie de son cher don Juan, à travers les guérets tout frissonnants d’épis d’or, et à travers des cabarets où l’on boit le vert Suresne. La pauvre Colombine toussait à fendre l’âme des pierres, et sur ses pommettes brillait une triste-lueur de sang.

— Chère madame, murmurait-elle, j’ai été heureuse, j’ai été folâtre ; je ne trouvais pas assez de moulins pour jeter mes bonnets par-dessus ! Mais prenez pitié de moi ! ils m’ont couverte de camellias, et je suis devenue insensiblement comme les camellias ; un jeune maître plein d’esprit, hélas ! m’a déguisée en fille de marbre, et il m’en est resté un froid de marbre qui m’a donné une fluxion de poitrine ; ils m’ont dit de tousser pour rire, et à présent je tousse pour tout de bon : voilà mon histoire.

— Oh ! voilà qui ne peut se soutenir, dit avec indignation la Comédie couronnée de raisins. Une Colombine poitrinaire ! un Pierrot sanguin ! un Arlequin avec du vague à l’âme ! Au moins, j’espère que mon poëte m’aura écrit une belle satire en dialogues. Nous y verrons quelque petit robin se faisant donner de gros cornets d’épices qu’il va manger avec les ceintures dorées, tandis que Madame ordonne à Toinon de laisser la porte de la rue ouverte pour un grand drôle à plumet rouge et à longue rapière !

Et, en tout cas, je suis certaine que l’on n’a pas pu me cacher mon Cassandre, si réjouissant avec son asthme, sa canne à corbin et son chef branlant. À défaut de ceux-là, j’aurai Cassandre !

— Oh ! déesse, répond le barbon, regardez-moi ; je suis bien changé ! Vous me croyez vieux ; mais je suis jeune comme un louis d’or. Vous me croyez bête ; je suis spirituel comme une liasse de billets de banque. Je suis jeune, charmant et adoré, car je m’appelle Prime, Actions, Obligations ; je m’appelle robe de dentelles, parure et carrosse ! Mes dents sont noires ? Non, tant que Janisset vendra des perles de Ceylan et d’Ophir ! En vérité nous avons changé tout cela, et je n’aurai pas les yeux éteints et chassieux tant que j’aurai les mains pleines de diamants. Aujourd’hui, Lovelace, c’est Cassandre : place à Lovelace !

La Comédie déchire son bandeau de vigne et de grappes noires.

Ohimè ! s’écrie-t-elle, qui me rendra les comédiens au gros sel, les comédiens de la vieille gaieté et de la farce illustre, dont l’arrivée faisait dire dans les auberges : V’là les comédiens, serrez les couverts ! Poëte, ne parle pas. Je lis dans tes yeux que tu photographies ton portier ! Écoutez-moi, mes bons serviteurs. À défaut de Plutus et des Oiseaux, qu’on se rappelle la tragédie de Scapin et de Zerbiriette, et vous, tombez, masques ridicules ! Arlequin, reprends la rose qui fait aimer, et toi ta face de clair de lune ! Il me faut la vie, la passion, le regard flamboyant, le mot rapide, l’épigramme au tranchant d’acier, le vin dans les verres et le rire aux dents blanches, la lyre harmonieuse et le fouet sanglant, la joie bien portante et la sainte ironie : souvenez-vous que je viens d’Athènes !


FIN