E. Flammarion (p. 105-113).

CHAPITRE XIII


Où il apparaît avec la plus grande évidence que, selon le point de vue des juges, le même acte peut mériter à son auteur une décoration ou lui attirer une contravention.

Maurin venait de quitter Tonia.

— Bonjour, Saulnier, ta renarde n’a pas épaissi ?

— Non, Maurin, elle est toujours mince.

— Hercule n’a donc pas su se débrouiller !

— Paraît.

Saulnier posa sa massette.

— Tu ne sais pas ? dit-il ; j’ai vu passer hier sur la route François le matelassier.

— Ah ! Ah ! fit Maurin.

— Il m’a donné, comme il est, paraît-il, convenu entre vous, des nouvelles d’un jeune garçon qui t’intéresse.

— Eh bien ?

— Eh bien ! il est temps que tu mettes un peu le nez dans cette affaire. Césariot n’est plus chez le patron Arnaud.

— Et chez qui donc ?

— Il n’est plus à Saint-Tropez.

— Et où, donc ?

— Ah ! voilà ! dit Saulnier.

— Eh bien quoi, voilà ? Parle.

— Coquin de sort, Maurin, que toi tu es vif ! si je ne m’explique ni mieux ni plus vite, il y a peut-être des raisons pour ça. Si je ne parle pas, c’est que peut-être je ne sais rien de plus — ou peut-être que je ne veux rien dire de plus.

— Je ne suis guère patient aujourd’hui, dit Maurin.

— Regarde mes perdreaux, dit Saulnier.

— Je me fiche pas mal de tes perdreaux, à cette heure !

— Regarde ma belette.

— Je me fiche pas mal de ta belette !

— Alors, regarde mon renard.

— Je me fiche de ton renard !… Pour l’amour de Dieu, dis-moi où est Césariot ?

— Mes perdreaux, ma belette et mon renard me défendent pour le quart d’heure, Maurin, de parler avec toi plus longtemps. Mes perdreaux ont fini par te connaître et il ne se sont pas cachés quand tu t’es approché en me parlant, ni ma belette ; et ma renarde a remué sa queue en reconnaissant, de loin déjà, son ami Hercule, mais en ce moment, mes perdreaux ont de l’inquiétude ! et ma belette aussi, comme mon renard ! Conséquemment, quelqu’un vient sur la route et si c’étaient les gendarmes je n’en serais pas étonné. Si donc tu préfères qu’ils ne te voient pas, suis le conseil de mes perdreaux, de ma belette et de mon renard, et cache-toi, Maurin, cache-toi vivement.

Fier de sa perspicacité et du flair de ses bêtes familières, Saulnier souriait.

Maurin quitta la route et s’enfonça sous un épais fourré. Au bout de quelques minutes, deux gendarmes à cheval apparurent au tournant de la route. C’était Sandri et un brigadier nouveau qui visitaient le pays.

Arrivés près de Saulnier, ils arrêtèrent leurs chevaux. Saulnier, comme s’il ne s’apercevait pas de la présence des gendarmes, cassait consciencieusement des cailloux.

Ses perdreaux s’étaient réfugiés (sa belette aussi) sous le ventre de son renard, mais on voyait apparaître çà et là leurs jolies têtes comme celles des poussins dans les plumes de la mère poule.

— Eh ! cantonnier !

Saulnier releva la tête, à l’apostrophe du gendarme.

— Qu’est-ce que c’est que ces perdreaux-là ?

— Que voulez-vous que je vous dise ? fit Saulnier narquois, des perdreaux, comme vous les appelez, sont des perdreaux, je le calcule.

— Ce n’est pas ça ! dit l’autre, impatienté, du haut de son cheval.

— Comment ! ce n’est pas ça ? dit Saulnier qui voulait se distraire un peu. Alors, mettez que ce sont des bécasses.

— Je veux savoir comment vous êtes entré en possession de ces perdreaux ? De quel droit ? Prendre une nichée de perdreaux, c’est commettre un délit : action de chasse en temps prohibé.

Il se tourna vers Sandri :

— Il faudra aviser à empêcher ces abus, quand vous les rencontrerez.

Il se retourna vers Saulnier :

— Un cantonnier est un fonctionnaire et il doit le bon exemple… Dites-moi, voyons, est-ce que votre chien paie la taxe ? Il n’en a pas l’air ! il a l’air d’un chien vagabond. Il n’a pas de collier.

— Mon chien ne paie pas la taxe, dit Saulnier, parce que c’est un renard. Et c’est plutôt qu’on me devrait une prime pour la tête de mon renard, renard apprivoisé étant comme renard mort, puisqu’il ne porte plus dommage à personne et qu’il ne coûte qu’à moi sa nourriture.

— Ce renard, dit le brigadier, est devenu, à proprement parler, par la nature de son service, un chien véritable.

— Si vous parlez proprement, ze n’en sais rien, dit Saulnier, mais pour parler zustement c’est une autre affaire et vous seriez un malin, vous, si vous pouviez prouver que mon renard est un chien !

— Quant aux perdreaux, dit le brigadier, il faudra voir à les rendre à l’état sauvage !

— Jamais ils ne seront consentants, dit Saulnier. Ils m’aiment trop.

— Alors ils vous seront confisqués pour être envoyés dans les hospices où ils serviront à la nourriture comestible des malades… ou des infirmiers de l’État.

— Raide ! ben rèdé ! marmottait le malin Saulnier.

Et relevant la tête, il montra aux gendarmes son sourire inouï qui était partout dans les mille plis de son visage, sur ses tempes, sur son nez, sous ses yeux, autour de sa bouche, véritable soleil d’ironie :

— Ze vais vous dire, brigadier. Ça, voyez-vous, c’est des perdreaux de ma connaissance. Z’ai l’air de les avoir pris, mais ze les ai pas pris. Ils sont pas à moi.

— À qui donc ? fit le brigadier de plus en plus sévère.

— Ils sont à euss-mêmes, répliqua froidement Saulnier. Ils me connaissent pour leur père, voilà tout, ils viennent quand ze les appelle ; ils me mangent dans la main… Nous avons fait connaissance un zour, pourquoi ils venaient autour de ma cabane prendre le grain de mes poules. Ze leur ai dit : « Petits ! petits ! » et ils sont revenus tous les jours, et ils ne veulent plus me quitter… par pure amitié ; mais ils sont libres plus que vous et moi puisque nous avons notre service qui nous gêne. Personne ne les tue, pourquoi ils sont toujours dans mes zambes. Voilà tout. Ze les ai donc pas pris à la çasse, ni nulle part, ni à personne. Et je ne crois pas que personne puisse me les prendre. Essayez pour voir, monsieur le brigadier. De deux çozes l’une : ou ils resteront sous mon renard qui les défendra, quand ça ne serait que pour les manzer lui-même, ou ils s’envoleront en vous fientant au nez, parlant par respect. Essayez pour voir… de les prendre.

Le brigadier regarda Sandri.

— Je connais cet homme et ses animaux depuis longtemps, dit Sandri. Nous avons toujours fermé les yeux sur son cas… C’est une tolérance que nous avons cru pouvoir nous permettre. D’ailleurs son explication paraît des plus naturelles et acceptables.

— Alors, tu soutiens que tes perdreaux sont demeurés libres en quelque sorte, tout en étant devenus familiers ; que par conséquent, tu ne les as pas pris à l’État ? Et tu dis qu’ils s’envoleraient, si on essayait de les toucher ? Réponds un peu, donc ?

Saulnier, surpris d’être tutoyé, répondit seulement :

— Nous n’avons pas gardé les coçons ensemble.

— Que dit cet homme ?

— Ze dis que si te me prends un de mes perdreaux avecque la main, te peux te le faire cuire pour ton dézeuner ou te le faire empailler, ze te l’offre.

— J’en aurai le cœur net, dit le brigadier.

Il descendit de cheval, remit la bride à Sandri et s’avança vers le renard. Quand le renard vit le gendarme approcher, il se mit debout ; tous les poils de son échine se hérissèrent, ses babines découvrirent ses dents aiguës ; et ses yeux regardaient de côté l’imprudent. Entre ses quatre pattes grouillaient les perdreaux, assemblés autour de madame la belette.

— Bougre ! fit le brigadier avec un rien de déférence, c’est un fameux gardien que vous avez-là.

— Pour la défense des perdreaux, c’est, dit Saulnier, un véritable gendarme.

Saulnier appela son renard :

— Ze ne vous conseille pas de vous y frotter.

Il le saisit par la peau du cou et le maintint près de lui.

— Ze le tiens. Prenez un perdreau à présent, pour voir !

Le brigadier s’avança. Le renard grogna. La belette disparut dans les pierres et les perdreaux s’envolèrent.

— Vous le voyez bien qu’ils sont libres, dit Saulnier triomphant.

— On pourrait donc vous les tuer, quand ils s’envolent ainsi ?

— Oh ! mais, — dit Saulnier guoguenard, — ils ne s’envolent que devant la gendarmerie… Et pour éviter l’ennui de faire quelque erreur au sujet de mes perdreaux, apprenez que j’ai consurté (consulté) sur la question. Eh bien ! les hommes de loi de Toulon, M. le notaire et M. le maire de Cogolin, ils m’ont tous dit qu’il n’y a pas encore de loi qui empèce l’amitié d’un pauvre cantonnier et d’une compagnie de perdreaux. Ze ne les tue pas, ze les nourris et ze les loge. Réflécissez un peu… C’est zuste le contraire de la çasse… Et si vous n’en voulez savoir davantaze… j’ai toujours au carnier une petite preuve comme quoi ze ne suis pas dans mon tort. C’est une médaille de la Société des animaux ! Voici ; M. le maire m’a fait décorer à cause d’euss… Et ça, ze vous le gardais pour la bonne bouce !

Et gravement Saulnier alla à son carnier, déposé près de lui. Il en tira une petite boîte ronde enveloppée dans du papier ; il la déplia, l’ouvrit avec précaution et y prenant une médaille de bronze :

— Lisez, si vous savez lire !

Il leur tendit la médaille sur laquelle ils purent lire en effet :

SOCIÉTÉ PROTECTRICE DES ANIMAUX

À PIERRE SAULNIER
cantonnier
qui a apprivoisé
une compagnie de perdreaux
une belette
et
un renard
dont il a fait ses amis

— Et vous savez, dit Saulnier guoguenard aux gendarmes stupéfaits, si quelqu’un me faisait du mal à une seule de mes bêtes, ze pourrais, tel que vous me voyez, faire un rapport à notre Société d’animaux, et celui-là otiendrait, ze vous assure, le contraire d’une médaille !

Il remit la médaille dans la boîte en disant :

— Ze pourrais bien me la pendre sur l’estomac, mais ça dansotte tout le temps ; et pour casser des cailloux, çà me zènerait d’être décoré.

Les gendarmes repartirent bon train.

Maurin reparut.

Saulnier lui conta l’affaire.

— Je te me suis un peu fiché d’euss ! Et maintenant tu comprends, j’espère, pourquoi je ne te disais pas ce que j’avais à te dire ?

Saulnier maintenant ne zézayait plus : il parlait tout bonnement provençal. Il reprit :

— Au lieu d’être les gendarmes à cheval qui arrivaient, il aurait pu se faire que quelqu’un se fût caché par là pour essayer de nous écouter ; et ce qui me reste à te dire n’est que pour toi… Tu connais les contrebandiers de tabac, à Roquebrune ?

— Je sais où ils se retirent, dit Maurin, mais je n’y vais jamais. Tu sais que j’aime à être le plus possible en règle avec l’État. Quand je me mets en faute, c’est malgré moi. Les contrebandiers s’imaginent ne rien voler parce qu’ils volent l’État, mais l’État, s’il les empoigne, les traitera comme des voleurs.

— Voilà pourquoi, avant de te parler d’eux, j’ai consulté tout à l’heure la queue de mon renard et la « figure » de mes perdreaux, dit Saulnier. Eh bien, tu le devines peut-être ?… ton Césariot s’est laissé embaucher par les contrebandiers. Ils avaient besoin d’un homme de plus. Il est avec eux maintenant dans la crotte (grotte) que tu sais.

— Oh ! oh ! je n’entends pas qu’il reste là ! dit vivement Maurin. J’irai le reprendre.

— Je te le conseille… mais, pour y arriver, à la crotte, comment feras-tu ? Tu sais bien comme elle est ?… Il faut que je t’explique la chose comme François me l’a expliquée.

— Explique !

— Tu iras dans la plaine de Fréjus. Il y a là, au beau milieu, — tu dois la connaître, — une vieille voiture de boumians, avec ses roues qui ne roulent plus jamais. Là dedans demeure un ancien piégeur qui maintenant a l’air de faire des paniers d’osier et de cannes (de roseaux).

— Lagarrigue ?

— Justement… Va le voir. Dis-lui ce que tu veux.

— Il me connaît.

— Ça t’épargnera sa méfiance.

— Adieu, Saulnier, merci… Té ! tu vendras pour ton compte au conducteur de la diligence le vanneau pluvier que voilà.

— Merci, Maurin, tu es un bon homme.

— À se revoir, Saulnier. Si ta renarde devient grosse, soigne bien les petits.

Et le cantonnier se remit à la besogne, tandis que ses chers animaux familiers lui « tenaient compagnie ».

Quand Pastouré pensait aux bêtes de Saulnier, ce qui lui arrivait quelquefois :

— Si un renard, disait-il, protège des perdreaux malgré l’envie qu’il a de les manger, pourquoi les hommes ne se protègeraient-ils pas entre eux ? Et vous voulez que j’admire un Bismarque, un Napoléon, quand j’ai sous les yeux le renard de Saulnier ? Voilà un renard véritablement qui fait la leçon à beaucoup d’hommes qu’il y a ! croyez-le-vous !