L’Idiot/II/Chapitre 4

Traduction par Victor Derély.
Plon (Tome 1p. 286-293).

IV

Ils passèrent par les mêmes chambres que le prince avait déjà traversées ; Rogojine marchait un peu en avant, Muichkine le suivait. Ils entrèrent dans la vaste salle aux murs de laquelle étaient appendus plusieurs tableaux, — des portraits d’évèques et des paysages, — où l’on ne pouvait rien distinguer. Au-dessus de la porte qui donnait accès dans la pièce suivante était accrochée une toile d’une configuration assez bizarre : longue d’environ deux archines et demie, elle ne mesurait pas plus de six verchoks en hauteur. C’était une descente de croix. En l’apercevant, le prince parut se rappeler quelque chose ; toutefois il ne voulait pas s’attarder à examiner cette peinture, pressé qu’il était de sortir d’une maison où il se sentait fort mal à l’aise. Mais Rogojine s’arrêta tout à coup devant le tableau.

— Toutes ces toiles, dit-il, — mon feu père les a achetées dans des ventes ; il aimait cela. Aucune ne lui a coûté plus d’un rouble ou deux. Un connaisseur est venu les visiter ici, il a dit que c’étaient toutes croûtes, sauf celle qui se trouve au-dessus de cette porte et qui a été payée deux roubles comme les autres. Du vivant de mon père, quelqu’un lui en a offert trois cent cinquante roubles, et Ivan Dmitritch Savélieff, un marchand qui raffole de la peinture, est allé jusqu’à quatre cents.

— C’est… c’est une copie de Hans Holbein, fit le prince après avoir examiné le tableau, — et, autant que j’en puis juger sans être grand connaisseur, une copie excellente. J’ai vu l’original à l’étranger et je ne saurais l’oublier. Mais… qu’est-ce que tu as ?

Sans s’occuper du tableau, Rogojine s’était soudain remis en marche. À la vérité, ces façons singulières s’expliquaient encore chez un homme distrait et irritable comme l’était en ce moment Parfène Séménitch ; néanmoins, le prince trouva étrange qu’il négligeât de répondre et mit fin si brusquement à une conversation commencée par lui.

— Je voulais depuis longtemps te demander une chose, Léon Nikolaïtch : crois-tu en Dieu, oui ou non ? reprit tout à coup Rogojine après avoir fait quelques pas.

— Quelle étrange question ! et comme tu regardes !… ne put s’empêcher d’observer le prince.

Rogojine resta un moment silencieux.

— J’aime à contempler ce tableau, murmura-t-il comme s’il avait oublié sa question.

— Ce tableau ! s’écria le prince subitement frappé d’une idée ; — ce tableau ! Mais en considérant ce tableau un homme peut perdre la foi !

— Oui, on la perd, reconnut Parfène Séménitch au grand étonnement de son interlocuteur.

Ils étaient arrivés à la porte de sortie.

— Comment ? fit le prince qui s’arrêta soudain : — mais qu’est-ce que tu dis ? C’était presque une plaisanterie de ma part, et toi tu parles si sérieusement ! Et pourquoi m’as-tu demandé si je crois en Dieu ?

— Pour rien, par simple curiosité. C’est une idée que j’avais depuis longtemps. Il y a maintenant beaucoup d’incrédules. Quelqu’un m’a dit que chez nous, en Russie, les athées étaient plus nombreux qu’en aucun autre pays : est-ce vrai ? tu dois savoir cela, toi qui as vécu à l’étranger…

Rogojine avait sur les lèvres un sourire venimeux ; après avoir fait sa question, il ouvrit brusquement la porte, et, la main appuyée sur le bouton de la serrure, attendit que le visiteur se retirât. Celui-ci sortit, passablement étonné, il est vrai. Rogojine le suivit sur le palier et referma la porte de son logement. Tous deux restèrent en face l’un de l’autre ; ils semblaient avoir oublié où ils étaient et ce qu’ils avaient à faire.

— Adieu, dit le prince en tendant la main à Parfène Séménitch.

— Adieu, fit ce dernier, et il serra avec force, mais tout à fait machinalement, la main qu’on lui présentait.

Le prince descendit une marche et se retourna.

— À propos de la foi, commença-t-il en souriant (évidemment il ne voulait pas quitter ainsi Rogojine), — la semaine passée, j’ai fait en deux jours quatre rencontres différentes. Un matin, voyageant en chemin de fer, je me suis trouvé avoir pour compagnon de route S…, avec qui j’ai causé pendant quatre heures. J’avais déjà beaucoup entendu parler de lui et je savais, notamment, qu’il était athée. C’est un homme fort instruit, et je me réjouissais de pouvoir m’entretenir avec un vrai savant. De plus, il est parfaitement élevé, en sorte qu’il m’a parlé tout à fait comme si j’avais été son égal sous le rapport de l’intelligence et de l’instruction. Il ne croit pas en Dieu. Seulement, j’ai été frappé d’une chose, c’est que tout ce qu’il disait semblait étranger à la question. J’avais déjà fait une remarque analogue chaque fois qu’il m’était arrivé précédemment de causer avec des incrédules ou de lire leurs livres : il m’avait toujours paru que tous leurs arguments, même les plus spécieux, portaient à faux. Je ne le cachai pas à S…, mais sans doute je m’exprimai en termes trop peu clairs, car il ne me comprit pas… Le soir je m’arrêtai dans une ville de district ; à l’hôtel où je descendis, tout le monde s’entretenait d’un assassinat qui avait été commis dans cette maison la nuit précédente. Deux paysans d’un certain âge, deux vieux amis, qui n’étaient ivres ni l’un ni l’autre, avaient bu le thé, puis étaient allés se coucher (ils avaient demandé une chambre pour eux deux). L’un de ces voyageurs avait remarqué, depuis deux jours, une montre d’argent, retenue par une chaînette en perles de verre, que son compagnon portait et qu’il ne lui connaissait pas auparavant. Cet homme n’était pas un voleur, il était honnête, et fort à son aise pour un paysan. Mais cette montre lui plut si fort, il en eut une envie si furieuse, qu’il ne put se maîtriser ; il prit un couteau, et dès que son ami eut le dos tourné, il s’approcha de lui à pas de loup, visa la place, leva les yeux au ciel, se signa et murmura dévotement cette prière : « Seigneur, pardonne-moi par les mérites du Christ ! » Il égorgea son ami d’un seul coup, comme un mouton, puis il lui prit la montre.

Rogojine éclata de rire. Il y avait même quelque chose d’étrange dans cette subite gaieté d’un homme qui jusqu’alors était resté si sombre.

— Voilà, j’aime ça ! Non, il n’y a pas mieux que ça ! criait-il d’une voix entrecoupée et presque haletante : — l’un ne croit pas du tout en Dieu, et l’autre y croit à un tel point qu’il fait une prière avant d’assassiner les gens !… Non, prince, mon ami, on n’invente pas ces choses-là ! Ha, ha, ha ! Non, il n’y a pas mieux que ça !…

— Le lendemain matin, j’allai me promener dans la ville, continua le prince dès que l’hilarité de Rogojine fut un peu calmée et ne se manifesta plus que par le tremblement convulsif des lèvres, — je rencontre un soldat ivre festonnant sur le trottoir pavé en bois. Il m’accoste : « Barine, achète-moi cette croix d’argent, je te la cède pour deux grivnas ; une croix en argent ! » Il avait en main une croix que sans doute il venait d’ôter de son cou ; elle était attachée à un petit cordon bleu. Mais, au premier coup d’œil, on voyait qu’elle était en étain ; elle avait huit pointes et reproduisait fidèlement le type byzantin. Je tirai de ma poche une pièce de deux grivnas, je la donnai au soldat et me passai sa croix au cou ; la satisfaction d’avoir floué un sot barine se manifesta sur son visage et je suis persuadé qu’il alla immédiatement dépenser au cabaret le produit de cette vente. Alors, mon ami, tout ce que je voyais chez nous faisait sur moi la plus forte impression ; auparavant, je ne comprenais rien à la Russie : dans mon enfance, j’avais vécu comme hébété, et plus tard, pendant les cinq années que j’avais passées à l’étranger, il ne m’était resté du pays natal que des souvenirs en quelque sorte fantastiques. Je continue donc ma promenade en me disant : « Non, j’attendrai encore avant de condamner ce Judas. Dieu sait ce qu’il y a au fond de ces faibles cœurs d’ivrognes. » Une heure après, comme je revenais à l’hôtel, je rencontrai une paysanne qui portait dans ses bras un enfant à la mamelle. La femme était encore jeune, l’enfant pouvait avoir six semaines. Il souriait à sa mère, et cela pour la première fois depuis sa naissance. Tout à coup je vis la paysanne se signer si pieusement, si pieusement ! « Pourquoi fais-tu cela, ma chère ? » lui demandai-je. (Alors je questionnais toujours.) — Eh bien », me répondit-elle, « autant une mère est joyeuse quand elle remarque le premier sourire de son nourrisson, autant Dieu éprouve de joie chaque fois que, du haut du ciel, Il voit un pécheur élever vers Lui une fervente prière. » C’est une femme du peuple qui m’a dit cela, presque dans ces mêmes termes, qui a exprimé cette pensée si profonde, si fine, si véritablement religieuse, où se trouve tout le fond du christianisme, c’est-à-dire la notion de Dieu considéré comme notre père, et l’idée que Dieu se réjouit à la vue de l’homme comme un père à la vue de son enfant, — la principale pensée du Christ ! Une simple paysanne ! À la vérité, elle était mère… et, qui sait ? c’était peut-être la femme de ce soldat. Écoute, Parfène, voici ma réponse à ta question de tout à l’heure : le sentiment religieux, dans son essence, ne peut être entamé par aucun raisonnement, par aucune faute, par aucun crime, par aucun athéisme ; il y a ici quelque chose qui reste et restera éternellement en dehors de tout cela, quelque chose que n’atteindront jamais les arguments des athées. Mais le principal, c’est que nulle part on ne remarque mieux cela que dans le cœur du Russe, et voilà ma conclusion ! C’est une des toutes premières impressions que j’ai reçues de notre Russie. Il y a à faire, Parfène ! Il y a à faire dans notre monde russe, crois-moi. Rappelle-toi les entretiens qu’à une certaine époque nous avons eus ensemble à Moscou… Et je ne voulais pas du tout revenir ici maintenant ! Ce n’était certes pas ainsi que je comptais me rencontrer avec toi !… Eh bien, mais quoi !… Adieu, au revoir ! Que Dieu ne t’abandonne pas !

Il tourna les talons et descendit l’escalier.

— Léon Nikolaïévitch ! cria du carré Parfène, quand le prince fut arrivé en bas : — la croix que tu as achetée à ce soldat, l’as-tu sur toi ?

— Oui.

Et, ce disant, le prince s’arrêta.

— Montre-la donc !

Encore une fantaisie bizarre ! Après un moment de réflexion, Muichkine remonta, et, sans ôter sa croix de son cou, la fit voir à Rogojine.

— Donne-la-moi, dit celui-ci.

— Pourquoi ? Est-ce que tu ?…

Le prince aurait préféré ne pas se séparer de cette croix.

— Je la porterai et je te donnerai la mienne à la place.

— Tu veux que nous échangions nos croix ? Soit, Parfène, s’il en est ainsi, je ne demande pas mieux ; fraternisons !

Le prince tendit sa croix d’étain à Parfène, qui lui donna sa croix d’or. Celui-ci, pourtant, restait silencieux. En vain les deux hommes venaient de fraterniser : le prince remarquait avec une pénible surprise que le visage de Rogojine exprimait encore la défiance et que, par moments du moins, un sourire amer, presque railleur, continuait à plisser ses lèvres. À la fin, Parfène Séménitch prit, sans proférer un mot, la main de Muichkine ; pendant un certain temps il parut hésiter ; puis, tout à coup, d’une voix presque inintelligible, il dit au prince : « Viens avec moi », et l’entraîna à sa suite. Ils traversèrent le palier du premier étage et sonnèrent à une porte vis-à-vis de celle par où ils étaient sortis. On ne tarda pas à leur ouvrir. Une vieille femme toute voûtée et portant un mouchoir noir noué autour de sa tête fit silencieusement une profonde révérence à Rogojine. Il lui adressa à la hâte une question, et, sans attendre la réponse, introduisit le prince dans l’appartement. Là encore c’étaient des pièces sombres dont la propreté extraordinaire avait quelque chose de glacial ; les meubles vieux et d’un aspect sévère étaient recouverts de housses blanches fort propres. Sans se faire annoncer, Rogojine passa avec le prince dans une sorte de petit salon coupé en deux par une cloison en acajou derrière laquelle se trouvait apparemment une chambre à coucher. Dans un coin du salon, près du poêle, était assise sur un fauteuil une petite vieille qui ne paraissait pas encore trop âgée ; son visage resté assez plein et assez agréable avait un certain air de santé, mais ses cheveux étaient tout blancs et on s’apercevait à première vue qu’elle était tout à fait tombée en enfance. Vêtue d’une robe de laine noire, elle avait au cou un grand mouchoir noir et sur la tête un bonnet blanc très-propre garni de rubans noirs. Ses pieds étaient posés sur un tabouret. À côté d’elle tricotait en silence une autre vieille d’un âge plus avancé qui, comme elle, était vêtue de deuil et coiffée d’un bonnet blanc, — quelque parasite sans doute. Probablement, aucune conversation n’avait jamais lieu entre ces deux femmes. Lorsque Rogojine entra avec son compagnon, la première vieille sourit, et, pour témoigner sa joie de leur visite, les salua à plusieurs reprises d’un aimable signe de tête.

— Ma mère, dit Rogojine après lui avoir baisé la main, — voici mon grand ami, le prince Léon Nikolaïévitch Muichkine ; nous avons échangé nos croix ; à Moscou, pendant un temps, il a été un frère pour moi, je lui dois beaucoup. Bénis-le, ma mère, comme tu bénirais un fils. Attends, vieille, donne-moi ta main, que je te dispose les doigts…

Mais, sans attendre que Parfène lui prit la main, la vieille la leva, rapprocha trois doigts, et, par trois fois, fit pieusement le signe de la croix sur le prince. Cette bénédiction fut accompagnée d’un nouveau salut affectueusement adressé à Muichkine.

— Eh bien, allons-nous-en, Léon Nikolaïévitch, dit Rogojine, — je ne t’avais amené que pour cela…

Quand ils se retrouvèrent sur le palier, il ajouta :

— Vois-tu, elle ne comprend rien à ce qu’on dit, et mes paroles sont certainement restées lettre close pour elle ; pourtant elle t’a béni ; c’est donc qu’elle-même avait envie de le faire… Allons, adieu, le moment est venu de nous quitter.

Et il ouvrit la porte de son appartement.

Le prince fixa sur Rogojine un regard chargé de tendres reproches.

— Mais laisse-moi au moins t’embrasser avant que nous nous séparions, homme étrange que tu es ! s’écria-t-il, et il lui tendit les bras. Parfène leva aussi les siens, mais presque immédiatement les laissa retomber. Un combat se livrait en lui, et, ne voulant pas embrasser le prince, il évitait de le regarder.

— N’aie pas peur ! Quoique j’aie pris ta croix, je n’assassinerai pas pour une montre ! murmura-t-il avec un rire étrange. Mais tout à coup une transformation complète s’opéra dans sa physionomie : il devint affreusement pâle, ses lèvres commencèrent à frémir et ses yeux à flamboyer. Levant les bras, il serra avec force le prince contre sa poitrine et dit d’une voix étranglée :

— Eh bien, prends-la, puisque la destinée le veut ! Elle est à toi ! Je te la cède !… Souviens-toi de Rogojine !

Sur ce, il s’éloigna précipitamment du prince, et, sans le regarder, rentra à la hâte dans son appartement, dont il ferma la porte avec bruit.