L’Idiot/I/Chapitre 7

Traduction par Victor Derély.
Plon (Tome 1p. 98-115).

VII

Quand le prince eut cessé de parler, toutes ses auditrices, y compris même Aglaé, le regardèrent gaiement, mais la plus contente était Élisabeth Prokofievna.

— Voilà l’examen passé ! s’écria-t-elle. — Eh bien, mesdemoiselles, vous vous apprêtiez à le protéger comme un pauvret, et c’est tout au plus si lui-même se soucie de votre protection ; il a soin de vous dire qu’il ne viendra que de loin en loin. Du coup, nous voilà mystifiées, et j’en suis bien aise ; mais le plus attrapé est Ivan Fédorovitch. Bravo, prince ! on leur avait ordonné tantôt de vous faire passer un examen. Mais ce que vous avez dit de mon visage est parfaitement vrai : je suis un enfant et je le sais. Je le savais avant que vous l’ayez dit ; vous avez précisément exprimé d’un mot ma pensée. Je crois que votre caractère est de tout point conforme au mien, et j’en suis enchantée ; nous nous ressemblons comme deux gouttes d’eau. Seulement vous êtes un homme et je suis une femme, de plus je n’ai pas été en Suisse ; voilà toute la différence.

— N’allez pas si vite, maman, cria Aglaé, — le prince dit qu’il avait son idée en s’exprimant avec cette franchise et qu’il ne l’a point fait par naïveté.

— Oui, oui, firent en riant les deux autres.

— Ne riez pas, chéries, à lui tout seul il est peut-être plus malin que vous trois. Vous verrez. Mais, prince, pourquoi n’avez-vous rien dit d’Aglaé ? Elle attend, et moi aussi.

— Je ne puis me prononcer dès maintenant ; je remets cela à plus tard.

— Pourquoi ? Vous la trouvez remarquable ?

— Oh ! oui, remarquable ; vous êtes une beauté extraordinaire, Aglaé Ivanovna. Vous êtes si belle qu’on a peur de vous regarder.

— Et c’est tout ? Mais le caractère ? insista la générale.

— Il est difficile de juger la beauté. Je ne suis pas encore en mesure de le faire. La beauté est une énigme.

— C’est-à-dire que vous proposez une énigme à Aglaé, dit Adélaïde, — devine, Aglaé. Mais est-elle belle, prince ?

— Extraordinairement ! répondit-il en considérant d’un œil ravi celle dont il parlait ; — presque comme Nastasia Philippovna, quoique le visage soit tout différent…

Étonnement des dames Épantchine, qui se regardèrent les unes les autres.

— Comme qui ? fit d’une voix traînante la générale : — comme Nastasia Philippovna ? Quelle Nastasia Philippovna ?

— Tantôt Gabriel Ardalionovitch a montré son portrait à Ivan Fédorovitch.

— Comment ? il a apporté ce portrait à Ivan Fédorovitch ?

— Pour le lui faire voir. Nastasia Philippovna a donné aujourd’hui son portrait à Gabriel Ardalionovitch et celui-ci est venu le montrer.

— Je veux le voir ! reprit vivement Élisabeth Prokofievna : — où est ce portrait ? Si elle le lui a donné, il doit l’avoir et sans doute il est encore dans le cabinet du général. Il vient toujours travailler le mercredi et jamais il ne s’en va avant quatre heures. Qu’on fasse venir tout de suite Gabriel Ardalionovitch ! Non, je ne tiens pas tant que cela à le voir. Ayez la bonté, cher prince, d’aller lui demander ce portrait et de l’apporter ici. Dites qu’on veut le voir. Faites-moi ce plaisir.

— Il est bien, mais trop naïf, observa Adélaïde, lorsque le prince fut sorti de la chambre.

— Oui, il est trop naïf, confirma Alexandra, — c’est au point qu’il en est même un peu ridicule.

L’une et l’autre semblaient n’exprimer qu’une partie de leur pensée.

— Du reste, en parlant de nos visages, il s’est adroitement tiré d’affaire, dit Aglaé, — il a flatté tout le monde, même maman.

— Trêve de mots piquants, s’il te plaît ! répliqua la générale. — Ce n’est pas lui qui m’a flattée, c’est moi qui ai trouvé son appréciation flatteuse.

— Tu penses qu’il a usé d’adresse ? demanda Adélaïde.

— Il ne me paraît pas si niais.

— Laisse donc ! reprit avec véhémence Élisabeth Prokofievna : — à mon avis, vous êtes encore plus ridicules que lui. Il est naïf, mais c’est un malin, en prenant ce mot dans l’acception la plus noble, bien entendu. C’est tout à fait comme moi.

« Certes, j’ai commis une vilaine indiscrétion en parlant du portrait, songeait non sans remords le prince Muichkine tandis qu’il se rendant dans le cabinet d’Ivan Fédorovitch… Mais… peut-être aussi ai-je bien fait de lâcher cette parole… » Dans son esprit commençait à surgir une idée étrange, assez peu nette encore, du reste.

Gabriel Ardalionovitch n’avait pas quitté le cabinet de son patron et il était absorbé dans ses paperasses. Sans doute ce n’était pas pour rien que la Compagnie lui donnait des appointements. Son agitation fut extrême quand le prince lui demanda le portrait et lui apprit comment les dames Épantchine en avaient eu connaissance.

— E-e-eh ! quel besoin aviez-vous de bavarder ainsi ! vociféra-t-il, en proie à une violente colère, — vous ne savez rien… Idiot ! grommela-t-il en aparté.

— Pardonnez-moi, c’est tout à fait par inadvertance que cela m’est échappé dans la conversation. J’ai dit qu’Aglaé était presque aussi belle que Nastasia Philippovna.

Gania lui demanda un récit plus détaillé ; le prince raconta tout. En l’écoutant, Gania le considérait de nouveau avec une expression moqueuse.

— Décidément Nastasia Philippovna ne vous sort pas de l’esprit… murmura-t-il, puis il devint pensif. Sa perplexité était visible. Le prince reparla du portrait. — Écoutez, prince, dit tout à coup Gania comme illuminé par une inspiration subite : — j’ai un immense service à vous demander… Mais, vraiment, je ne sais…

Il se troubla et n’acheva point. Une lutte semblait se livrer au dedans de lui-même. Le prince attendait en silence. Gania attacha encore une fois sur lui un regard pénétrant, sondeur.

— Prince, reprit-il, — là, on est maintenant, en ce qui me concerne… par suite d’une circonstance fort étrange… et ridicule… et où je ne suis pour rien… Allons, il est inutile de parler de cela ; bref, ces dames sont, paraît-il, un peu fâchées contre moi, en sorte que, d’ici à quelque temps, je ne veux pas entrer dans leurs appartements sans y être appelé. J’aurais grand besoin de parler en ce moment à Aglaé Ivanovna. J’ai, à tout hasard, écrit quelques mots (il tenait dans ses mains un petit papier soigneusement plié) — et, voilà, je ne sais comment les faire parvenir. Voulez-vous vous charger, prince, de porter cela immédiatement à Aglaé Ivanovna ? Mais il faudrait le lui remettre en mains propres et à l’insu de tout le monde, vous comprenez ? Ce n’est pas Dieu sait quel secret, il n’y a là rien de pareil… mais… Voulez-vous me rendre ce service ?

— Cela ne me plaît guère, répondit Muichkine.

— Ah ! prince, il y va d’un si grand intérêt pour moi ! supplia Gania : — elle répondra peut-être… Croyez bien qu’il faut un cas urgent, tout à fait urgent pour que je me permette de m’adresser… Par qui ferais-je porter cela ?… C’est très-important… C’est pour moi de la plus haute importance…

Consterné par le refus du prince, Gania fixait sur ce dernier un regard où se lisait une prière timide.

— Soit, Je remettrai ce billet.

— Mais de façon que personne ne s’en aperçoive, insista Gania tout heureux, — voyez-vous, prince, je compte sur votre parole d’honneur.

— Je ne le montrerai à personne.

— Le pli n’est pas cacheté, mais… laissa échapper le secrétaire, et il s’arrêta confus d’avoir manifesté une crainte qu’il aurait mieux fait de garder pour lui.

— Oh ! je ne le lirai pas, répondit Muichkine sans paraître froissé le moins du monde, et, prenant le portrait, il sortit du cabinet.

Resté seul, Gania porta ses mains à sa tête.

— Un mot d’elle, et je… oui, vraiment, peut-être que je romprai !…

En attendant la réponse à son billet, il était si agité que force lui fut d’interrompre sa besogne ; il se mit à se promener de long en large dans le cabinet.

Pendant ce temps, le prince regagnait, tout soucieux, l’appartement des dames Épantchine. La commission dont il venait de se charger le contrariait vivement et il ne lui était pas moins désagréable de penser que Gania écrivait à Aglaé. Mais, avant d’être arrivé aux deux pièces qui précédaient le salon, il s’arrêta tout à coup comme si quelque chose lui était brusquement revenu à l’esprit, puis il jeta un coup d’œil autour de lui, s’approcha de la fenêtre et se mit à examiner le portrait de Nastasia Philippovna.

On aurait dit qu’il voulait déchiffrer le je ne sais quoi de mystérieux qui, quelques heures auparavant, l’avait frappé dans ce visage. Son impression de tantôt était restée très-vive, et maintenant il avait hâte de la soumettre en quelque sorte à une contre-épreuve. En contemplant de nouveau ce visage qui n’avait pas de remarquable que la beauté, le prince en reçut une sensation plus forte encore que la première fois. L’orgueil et le mépris, pour ne pas dire la haine, s’accusaient dans cette physionomie avec une intensité extraordinaire, mais en même temps on y trouvait une étonnante expression de naïveté et de confiance ; ce contraste éveillait un sentiment de pitié. L’éblouissante beauté de Nastasia Philippovna avait un caractère bizarre : un visage pâle, des joues presque creuses, des yeux brûlants, cela constituait une étrange beauté ! Le prince considéra le portrait pendant un moment, et, s’étant assuré que personne ne pouvait le voir, il approcha soudain de ses lèvres l’image de la jeune femme, qu’il baisa précipitamment. Quand, une minute après, il entra dans le salon, son visage était parfaitement calme.

Mais à l’instant où il pénétrait dans la salle à manger (il y avait encore une chambre entre cette pièce et le salon), il rencontra presque à la porte Aglaé. Elle était seule.

— Gabriel Ardalionovitch m’a prié de vous remettre ceci, dit le prince en lui présentant le billet.

Aglaé s’arrêta, prit le pli et regarda le prince d’un air étrange. Sa physionomie ne trahissait pas la moindre confusion, tout au plus un certain étonnement ; encore cet étonnement paraissait-il avoir uniquement pour cause le rôle joué par le prince. Le regard tranquille et hautain de la jeune fille semblait demander à Muichkine comment il se trouvait avoir pris part à cette affaire conjointement avec Gania. Pendant deux ou trois secondes, ils restèrent debout en face l’un de l’autre ; à la fin une expression quelque peu moqueuse se montra sur le visage d’Aglaé ; elle sourit légèrement et s’éloigna.

Durant quelque temps, la générale examina en silence et d’un air assez dédaigneux le portrait de Nastasia Philippovna qu’elle affectait de tenir devant elle à une grande distance de ses yeux.

— Oui, elle est belle, déclara enfin Élisabeth Prokofievna, — très-belle même. Je l’ai vue deux fois, mais de loin. Ainsi, vous appréciez cette beauté-là ? demanda-t-elle brusquement au prince,

— Oui… je l’apprécie… répondit-il avec un certain effort.

— Celle-là précisément ?

— Oui, précisément.

— Pourquoi ?

— Dans ce visage… il y a beaucoup de souffrance… articula comme involontairement le prince, qui semblait plutôt se parler à lui-même que répondre à son interlocutrice.

— Du reste, vous rêvez peut-être, répliqua la générale, et, d’un geste arrogant, elle repoussa loin d’elle le portrait. Alexandra le prit, Adélaïde s’approcha de sa sœur, toutes deux se mirent à examiner le visage de Nastasia Philippovna. En ce moment Aglaé rentra dans le salon.

— Quelle force ! s’écria tout à coup Adélaïde qui, par-dessus l’épaule de sa sœur, contemplait avidement le portrait.

— Où ? Comment, une force ? questionna d’un ton bourru Élisabeth Prokofievna.

— Une pareille beauté est une force, reprit en s’animant Adélaïde, — avec cette beauté-là on peut révolutionner le monde !

Elle revint pensive à son chevalet. Aglaé, après avoir donné un rapide regard au portrait, cligna les yeux et avança la lèvre inférieure ; ensuite elle alla s’asseoir à l’écart et se croisa les bras.

La générale sonna.

— Va dire à Gabriel Ardalionovitch de venir ici, il est dans le cabinet, ordonna Élisabeth Prokofievna.

— Maman ! fit d’un ton significatif Alexandra.

La générale, dont la mauvaise humeur était visible, ne tint aucun compte du désir de sa fille.

— Je veux lui dire deux mots — assez ! répliqua-t-elle péremptoirement. — Voyez-vous, prince, chez nous à présent il n’y a plus que des secrets. Toujours des secrets ! Il le faut, l’étiquette l’exige, c’est bête. Et cela dans une affaire qui réclame surtout de la clarté, de la franchise, de l’honnêteté. On négocie des mariages ; ils ne me plaisent pas, ces mariages…

Alexandra essaya encore de la faire taire :

— Maman, pourquoi dites-vous cela ?

— Eh bien, quoi, chère fille ? Est-ce qu’ils te plaisent à toi-même ? Et qu’importe que le prince entende cela ? nous sommes amis. Moi, du moins, je suis son amie. Dieu cherche les braves gens, mais il ne veut pas des méchants et des capricieux ; des capricieux surtout, qui décident une chose aujourd’hui et qui demain en disent une autre. Vous comprenez, Alexandra Ivanovna ? Elles disent, prince, que je suis une originale, mais je sais distinguer. C’est pourquoi le cœur est le principal et le reste ne signifie rien. Sans doute l’esprit est nécessaire aussi… peut-être même l’esprit est-il la chose la plus essentielle. Ne souris pas, Aglaé, il n’y a aucune contradiction dans mes paroles : une sotte qui a du cœur et pas d’esprit est tout aussi malheureuse que celle qui a de l’esprit et pas de cœur. C’est une vieille vérité. Moi je suis une sotte qui a du cœur et pas d’esprit, toi tu es une sotte avec de l’esprit mais pas de cœur ; nous sommes toutes deux malheureuses, nous souffrons l’une comme l’autre.

— Qu’est-ce donc qui vous rend si malheureuse, maman ? ne put s’empêcher de demander Adélaïde, qui, seule de toute la société, semblait avoir conservé son enjouement.

— D’abord, mes savantes filles, répondit la générale, — et, comme cela suffit largement, il est inutile de s’étendre sur le reste. On a déjà fait assez de phrases. Nous verrons un peu comment vous deux (je ne compte pas Aglaé), avec votre esprit et votre faconde, vous vous tirerez d’affaire ; nous verrons, très-honorée Alexandra Ivanovna, si vous serez heureuse avec votre respectable monsieur… Ah !… s’écria-t-elle en voyant entrer Gania : — voilà encore un conjungo qui se prépare. Bonjour ! ajouta Élisabeth Prokofievna en réponse au salut du jeune homme, que, du reste, elle n’invita pas à s’asseoir. — Vous contractez un mariage ?

— Un mariage ?… Comment ?… Quel mariage ?… balbutia Gabriel Ardalionovitch stupéfait. Sa présence d’esprit l’avait complètement abandonné.

— Vous vous mariez, veux-je dire, si vous préférez cette expression ?

— N-non… je… n-non, bégaya-t-il, rouge de honte. Il regarda rapidement Aglaé assise à l’écart, puis se hâta de détourner les yeux. La jeune fille ne le perdait pas de vue, et froidement, tranquillement, observait son trouble.

— Non ? Vous avez dit : non ? poursuivit l’impitoyable Élisabeth Prokofievna, — assez, je me souviendrai que, ce mercredi matin, en réponse à ma question, vous avez dit : « non ». Quel jour est-ce aujourd’hui, mercredi ?

— Je crois que oui, maman, répondit Adélaïde.

— Elles ne savent jamais les jours. Quel quantième du mois ?

— Le vingt-sept, dit Gania.

— Le vingt-sept ? C’est bon à savoir. Adieu, vous avez beaucoup d’occupations, paraît-il, et moi, il est temps que je m’habille, j’ai à sortir ; prenez votre portrait. Présentez mes hommages à la malheureuse Nina Alexandrovna. Au revoir, cher prince ! Viens le plus souvent possible, moi j’irai exprès chez la vieille Biélokonsky pour lui parler de toi. Écoutez encore ceci, cher : je crois que c’est précisément pour moi que Dieu vous a amené de Suisse à Pétersbourg. Vous aurez peut-être aussi d’autres affaires, mais c’est surtout pour moi. Cela était précisément dans les desseins de Dieu. Au revoir, chéries. Alexandra, viens avec moi, mon amie.

La générale sortit. Écrasé, déconfit, furieux, Gania prit le portrait qui se trouvait sur la table, et s’adressa au prince en grimaçant un sourire.

— Prince, je rentre de ce pas à la maison. Si vous êtes toujours dans l’intention d’habiter chez nous, je vais vous ramener avec moi, car vous ne connaissez pas notre adresse.

— Attendez, prince, dit Aglaé, qui s’était levée brusquement, — il faut auparavant que vous écriviez quelque chose sur mon album. Papa a dit que vous étiez un calligraphe. Je vais vous le chercher à l’instant.

Sur ce, elle disparut.

— Au revoir, prince, je m’en vais aussi, dit Adélaïde.

Elle serra cordialement la main du visiteur, lui sourit d’un air aimable et se retira sans accorder un regard à Gania. Celui-ci n’attendait que le départ des dames pour donner libre cours à son irritation ; le visage enflammé de colère, les yeux étincelants, il s’élança soudain vers le prince et l’interpella violemment quoique à voix basse.

— C’est vous, proféra-t-il en grinçant des dents, — c’est vous qui leur avez parlé de mon mariage ! Vous êtes un effronté bavard !

— Je vous assure que vous vous trompez, répondit le prince d’un ton calme et poli, — je ne savais même pas que vous alliez vous marier.

— Vous avez entendu tantôt Ivan Fédorovitch dire que tout serait décidé ce soir chez Nastasia Philippovna, et vous l’avez répété ! Vous mentez ! Comment auraient-elles su cela ? Qui donc, le diable m’emporte, aurait pu le leur apprendre, sinon vous ? Est-ce que la vieille ne m’a pas décoché des allusions suffisamment claires ?

— Si vous avez cru trouver des allusions dans ses paroles, vous devriez mieux savoir de qui elle tient ses renseignements, moi je n’ai pas soufflé mot de cela.

— Avez-vous remis mon billet ? La réponse ? demanda Gania bouillant d’impatience. Mais, au même moment, Aglaé rentra, et le prince n’eut pas le temps de répondre.

— Tenez, prince, dit-elle en posant son album sur une petite table, — choisissez une page et écrivez-moi quelque chose. Voici une plume, elle est même neuve. Cela ne fait rien que ce soit une plume de fer ? À ce que j’ai entendu dire, les calligraphes ne les aiment pas.

En causant avec le prince, la jeune fille ne semblait pas remarquer la présence de Gania. Mais, tandis que Muichkine se préparait à écrire, le secrétaire s’approcha d’Aglaé, qui, debout près de la cheminée, avait le prince à sa droite, et, d’une voix tremblante, entrecoupée, lui dit presque à l’oreille :

— Un mot, un seul mot de vous, — et je suis sauvé.

Le prince se retourna vivement et les regarda tous deux. Un véritable désespoir se montrait sur le visage de Gania ; évidemment la parole qui venait de sortir de ses lèvres, il l’avait prononcée sans réfléchir, comme un homme éperdu. Durant quelques secondes, Aglaé le considéra avec ce même étonnement tranquille que le prince avait remarqué tantôt chez elle, quand il l’avait rencontrée dans la salle à manger. En ce moment, sans doute, le plus violent mépris eût fait à Gania une blessure moins cruelle que cet air froidement étonné d’une femme qui ne paraissait même pas comprendre ce qu’on lui disait.

— Que faut-il écrire ? demanda le prince.

— Je vais vous dicter, répondit la jeune fille en se retournant vers lui ; — vous êtes prêt ? Eh bien, écrivez : « Je me refuse à un marché. » — Maintenant mettez la date au-dessous. Montrez.

Le prince lui tendit l’album.

— Parfait ! C’est admirablement écrit ! Vous avez une main superbe ! Je vous remercie. Au revoir, prince… Attendez, ajouta-t-elle, comme se ravisant tout à coup, — venez, je veux vous donner un souvenir.

Le prince la suivit, mais, quand elle fut entrée dans la salle à manger, Aglaé s’arrêta.

— Lisez cela, dit-elle en lui tendant le billet de Gania.

Le prince le prit et regarda Aglaé d’un air indécis.

— Je sais bien que vous ne l’avez pas lu et que vous ne pouvez pas être l’affidé de cet homme. Lisez, je veux que vous lisiez.

Le billet, évidemment écrit à la hâte, était ainsi conçu :

« Aujourd’hui mon sort se décidera, vous savez de quelle manière. Aujourd’hui je devrai donner une parole irrévocable. Je n’ai aucun droit à votre intérêt, je n’ose nourrir aucune espérance ; mais autrefois vous avez proféré un mot, un seul mot, et ce mot a rayonné dans la nuit de mon existence, il est devenu un phare pour moi. Maintenant encore dites un mot semblable — et vous me sauverez de ma perte ! Dites-moi seulement : Romps tout, et je romprai tout aujourd’hui même. Oh ! qu’est-ce qu’il vous en coûte de dire cela ? En sollicitant ce mot, j’implore seulement de vous une marque d’intérêt et de compassion, rien de plus, rien ! Je n’ose concevoir aucune espérance, car j’ai le sentiment de mon indignité. Mais, après avoir reçu votre mot, j’accepterai de nouveau la pauvreté, je supporterai joyeusement ma position désespérée, j’affronterai la lutte d’un cœur léger et avec des forces rajeunies !

« Envoyez-moi donc ce mot de pitié (de pitié seulement, je vous le jure !). Ne vous fâchez pas contre un désespéré, contre un noyé, et ne l’accusez pas d’insolence parce qu’il a osé faire un dernier effort pour échapper à sa perte.

« G. I. »

Quand le prince eut achevé sa lecture, Aglaé prit la parole d’un ton âpre :

— Cet homme assure que le mot « rompez tout » ne me compromettra pas, ne m’engagera en aucune façon, et lui-même, comme vous voyez, m’en donne, par ce même billet, la garantie écrite. Remarquez comme il s’est naïvement empressé de souligner certains petits mots, et avec quelle clarté brutale apparaît sa pensée secrète. Il sait, du reste, que s’il rompait tout, mais de lui-même, seul, sans attendre un mot de moi, sans même me parler de cela, enfin sans fonder sur moi aucun espoir, il sait, dis-je, qu’en ce cas je changerais de sentiments à son égard et je deviendrais peut-être son amie. Il est loin d’ignorer cela ! Mais son âme est vile, et, tout en sachant cela, il ne se décide pas, il exige des garanties au préalable, il ne peut se résoudre à agir de confiance ; pour renoncer à cent mille roubles, il veut que je l’autorise à espérer ma main. Quant au mot d’autrefois dont il parle dans sa lettre et qui aurait illuminé sa vie, il commet un impudent mensonge. Un jour je lui ai simplement témoigné quelque pitié. Mais il est insolent et effronté : là-dessus il a immédiatement échafaudé des espérances ; je m’en suis aperçue tout de suite. Depuis lors il s’est mis à me tendre des piéges, comme il le fait encore à présent. Mais en voilà assez ; prenez ce billet et rendez-le-lui sitôt que vous serez sorti de chez nous, pas avant, bien entendu.

— Et que faudra-t-il lui répondre de votre part ?

— Rien, naturellement. C’est la meilleure réponse. Ainsi, vous voulez habiter dans sa demeure ?

— Tantôt Ivan Fédorovitch lui-même m’y a engagé, dit le prince.

— Eh bien, prenez garde à lui : je vous préviens qu’il ne vous pardonnera pas de lui avoir rendu son billet.

Aglaé serra légèrement la main du prince et sortit. Son visage était sérieux et refrogné[1] ; en saluant avant de se retirer, elle ne sourit même pas.

— Je suis à vous, je vais seulement prendre mon paquet, dit le prince à Gania.

Celui-ci frappa du pied avec impatience. Il était devenu noir de rage. Enfin les deux jeunes gens sortirent de la maison ; le prince tenait à la main son modeste bagage.

— La réponse ? la réponse ? demanda violemment Gania : — que vous a-t-elle dit ? Vous avez remis ma lettre ?

Le prince lui tendit silencieusement son billet. Gania resta saisi de stupeur.

— Comment ! c’est mon billet ! s’écria-t-il : — il ne l’a pas même remis ! Oh ! j’aurais dû m’en douter ! Oh ! m-m-maudit… Ce n’est pas étonnant qu’elle n’ait rien compris tantôt ! Mais comment donc, comment donc, comment donc ne l’avez-vous pas remis, oh ! m-m-maud…

— Pardonnez-moi ; au contraire, j’ai pu remettre tout de suite votre billet, au moment même où vous me l’aviez donné, et je l’ai remis exactement comme vous m’aviez prié de le faire. S’il se trouvait encore entre mes mains, c’est parce qu’Aglaé Ivanovna me l’a rendu tout à l’heure.

— Quand ? Quand ?

— J’avais à peine achevé d’écrire sur son album lorsqu’elle m’a invité à venir avec elle. (Vous l’avez entendu ?). Nous sommes entrés dans la salle à manger, elle m’a tendu le billet, me l’a fait lire et m’a ordonné de vous le rendre.

— Elle vous l’a fait lire ! hurla Gania : — elle vous l’a fait lire ! Vous l’avez lu ?

Sa stupéfaction était telle qu’il restait cloué sur place, bouche béante, au milieu du trottoir.

— Oui, je l’ai lu, il y a un instant.

— Et c’est elle-même qui vous l’a donné à lire ? elle-même ?

— Elle-même, et soyez sûr que je ne me le serais pas permis sans cela.

Pendant une minute Gania se tut et fit de pénibles efforts pour recueillir ses idées, mais tout à coup il s’écria :

— C’est impossible ! Elle ne peut pas vous l’avoir fait lire. Vous mentez ! vous l’avez lu de vous-même !

— Je dis la vérité, répondit le prince sans se départir de son flegme, — et, croyez-le, je suis désolé du chagrin que cela vous cause.

— Mais, malheureux, du moins, elle vous a dit quelque chose alors ? Elle a fait une réponse quelconque ?

— Oui, sans doute.

— Eh bien, dites-la donc, parlez, oh ! diable !

Et Gania frappa du pied à deux reprises.

— Aussitôt que j’eus lu votre billet, elle me dit que vous lui tendiez un piège, que votre intention était de la compromettre, qu’avant de renoncer à cent mille roubles vous vouliez qu’elle vous dédommageât de ce sacrifice en vous permettant d’espérer sa main. Si vous aviez fait cela sans marchander avec elle, a-t-elle ajouté, si vous aviez tout rompu de vous-même sans lui demander de garanties préalables, elle serait peut-être devenue votre amie. Voilà tout, je crois. Non, il y a encore quelque chose : quand je lui ai demandé, après avoir repris le billet, ce qu’il fallait vous répondre, elle a dit que le silence serait la meilleure réponse. Il me semble qu’elle s’est exprimée ainsi, pardonnez-moi si je ne me rappelle plus exactement les mots, je vous en donne du moins le sens, tel que je l’ai compris.

Une colère immense s’empara de Gania et lui fit oublier toute retenue.

— Ah ! ainsi c’est comme cela ! vociféra-t-il en grinçant des dents : — ainsi on flanque mes billets par la fenêtre ! Ah ! elle se refuse à un marché, — ainsi je lui en propose un ! Mais nous verrons ! Je ne suis pas encore au bout de mon rouleau… nous verrons !… C’est moi qui aurai le dernier mot !…

Son visage était pâle et convulsé, l’écume blanchissait ses lèvres : il brandissait le poing d’un air de menace. Les deux jeunes gens cheminèrent ainsi côte à côte pendant quelques minutes. Sans s’inquiéter en aucune façon de la présence du prince, qu’il comptait absolument pour rien, Gania donnait cours à son exaspération aussi librement que s’il avait été seul dans sa chambre. Tout à coup pourtant il se fit une réflexion.

— Mais comment donc, demanda-t-il brusquement au prince, — comment donc se fait-il qu’à vous (un idiot ! ajouta-t-il à part soi), à vous qu’elle connaît depuis deux heures, elle témoigne de but en blanc une telle confiance ? D’où cela vient-il ?

Pour que son malheur fût complet, il ne manquait plus à Gania que d’être jaloux, et voilà que subitement l’envie lui mordait le cœur.

— Je ne saurais pas vous expliquer cela, répondit le prince.

Gania fixa sur lui un regard haineux.

— C’est donc pour vous donner si confiance qu’elle vous a emmené dans la salle à manger ? En vous priant de la suivre, elle a dit qu’elle voulait vous donner quelque chose ?

— Je ne puis moi-même comprendre autrement cette parole.

— Mais pourquoi donc, le diable m’emporte ? Qu’est-ce que vous avez fait là ? Par quoi lui avez-vous plu ? Écoutez, poursuivît Gania, qui avait peine à se retrouver dans le désordre de ses pensées, — écoutez, ne pouvez-vous faire appel à vos souvenirs et me dire de quoi vous avez parlé là pendant toute la durée de votre visite ? N’avez-vous pas remarqué quelque chose ? Ne vous rappelez-vous rien ?

— Oh ! je le puis très-bien, répondit le prince, — d’abord, lorsque je fus entré et que j’eus fait connaissance avec ces dames, nous nous mîmes à parler de la Suisse.

— Passez, au diable la Suisse !

— Puis de la peine de mort…

— De la peine de mort ?

— Oui ; de fil en aiguille l’entretien est tombé sur ce sujet… ensuite je leur ai appris comment j’avais vécu là-bas pendant trois ans et j’ai raconté l’histoire d’une pauvre villageoise…

— Passez, au diable la pauvre villageoise ! Après ? cria Gania impatienté.

— Ensuite j’ai rapporté l’opinion émise par Schneider sur mon caractère, et comme quoi il m’avait vivement engagé…

— Je me moque de Schneider et de ses opinions ! Après ?

— Après, le cours de la conversation m’a amené à parler des visages, je veux dire de leur expression, et j’ai fait observer qu’Aglaé Ivanovna était presque aussi belle que Nastasia Philippovna. Tenez, c’est alors que j’ai lâché ce malheureux mot au sujet du portrait…

— Mais vous n’avez pas raconté, n’est-ce pas ? ce que vous aviez entendu précédemment dans le cabinet ? Non ? non ?

— Je vous répète que non.

— Mais alors d’où, diable ?… Bah ! Aglaé n’a pas montré le billet à la vieille ?

— Je puis vous certifier de la façon la plus formelle qu’elle ne le lui a pas montré. Je suis resté là tout le temps et, si elle avait fait voir votre billet à sa mère, je m’en serais aperçu.

— Mais peut-être que vous-même n’avez pas tout remarqué… Oh ! m-m-maudit idiot ! s’écria Gania, hors de lui : — il ne sait même rien raconter !

Enhardi par la patience de son interlocuteur, Gania, comme c’est le cas de bien des gens, s’abandonnait de plus en plus à la violence de son caractère. Encore un peu, et il aurait peut-être craché au visage du prince, tant il était furieux. Mais sa fureur même lui ôtait toute clairvoyance ; sans cela il aurait depuis longtemps remarqué que celui qu’il appelait un « idiot » savait parfois comprendre les choses avec autant de promptitude que de finesse et les rapporter d’une façon très-satisfaisante. Cependant une surprise était réservée au colérique jeune homme.

— Je dois vous faire observer, Gabriel Ardalionovitch, dit tout à coup le prince, — qu’autrefois en effet la maladie m’avait amené à une sorte d’idiotisme ; mais il y a longtemps que je suis guéri ; aussi m’est-il un peu désagréable aujourd’hui de m’entendre traiter ouvertement d’idiot. Sans doute on peut vous pardonner cela, si l’on prend en considération vos déconvenues, mais, dans votre mauvaise humeur, vous m’avez insulté par deux fois. Cela me déplaît, surtout quand on m’injurie ainsi à brûle-pourpoint, comme vous l’avez fait en premier lieu. Par conséquent, comme nous voici arrivés à un carrefour, le mieux est que nous nous quittions : vous allez prendre à droite pour retourner chez vous, et moi j’irai à gauche. J’ai vingt-cinq roubles, je trouverai facilement à me loger dans un hôtel garni.

Grande fut la confusion de Gania, qui avait cru jusqu’alors avoir affaire à un imbécile. En reconnaissant son erreur, il rougit de honte et son ton insolent fit aussitôt place à une excessive politesse.

— Excusez-moi, prince, s’écria-t-il d’une voix suppliante : — pour l’amour de Dieu, excusez-moi ! Vous voyez combien je suis malheureux ! Vous ne savez presque rien encore, mais, si vous saviez tout, vous auriez à coup sûr un peu d’indulgence pour moi, quoique, certainement, je n’en mérite pas…

— Oh ! vous n’avez pas à me faire tant d’excuses, se hâta d’interrompre le prince. — Je comprends que vous soyez fort contrarié et je m’explique ainsi vos paroles blessantes. Eh bien, allons chez vous. Je vous accompagnerai volontiers…

« Non, à présent il est impossible de le laisser partir comme cela, se disait mentalement Gania, qui, chemin faisant, observait le prince d’un regard irrité, — ce fourbe m’a tiré les vers du nez et ensuite il a brusquement levé le masque… Ce n’est pas une circonstance à négliger. Mais nous verrons ! Tout va se décider, tout, tout ! Aujourd’hui même ! »

Bientôt ils arrivèrent à la maison.

  1. WS : renfrogné