L’Idée de patrie à travers les siècles/02

L’Idée de patrie à travers les siècles
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 28 (p. 329-360).
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L’IDÉE DE PATRIE
Á TRAVERS LES SIÈCLES

II.[1]
LA FRANCE : MOYEN AGE ET TEMPS MODERNES

S’il faut strictement respecter les nuances grammaticales et le langage puriste, le mot pays, que beaucoup de personnes emploient comme synonyme de patrie, n’est qu’un des élémens qui entrent dans la composition de celle-ci ; de même le mot peuple est autre chose que la patrie et la nation ; et le mot nation que l’État, puisqu’il y a des États qui comprennent plusieurs nations. Et certes, il existe une différence entre patrie et nation, mais l’une semble bien la substance de l’autre, elles s’enveloppent réciproquement. Au fond, il est peut-être un peu vain d’établir des distinctions subtiles entre ces maîtres mots qui, dans l’esprit de la grande majorité, représentent la même idée, — d’autant plus vain que le vocable patrie manque de synonyme direct dans beaucoup de langues, et qu’il faut bien alors lui substituer les équivalens de nation, État, peuple. Si la patrie est une chose en soi, elle est aussi la résultante et l’origine de beaucoup d’autres choses, qu’on peut rencontrer dans les pays où fleurit le sentiment passionné de la grandeur collective, des droits et des devoirs que ce sentiment suppose. Si l’on veut absolument distinguer, l’État, c’est la nation ou la patrie concrète, matérialisée, vue à travers ses organes politiques, économiques et sociaux ; à l’État se rattache tout d’abord, une idée d’action, de volonté, de puissance raisonnée et complexe ; tandis que la patrie apparaît plutôt comme un sentiment, une passion, comme l’État sensible au cœur. Disons encore : l’État, c’est la prose ; la patrie, c’est la poésie de la nation.

Certains penseurs divisent en trois groupes les élémens, les conditions d’une patrie ; conditions naturelles : territoire, race, langue ; conditions morales : religion, histoire, communauté de culture ; conditions politiques : unité de gouvernement, identité des intérêts, liberté tout au moins relative. Toutes ces conditions se trouvent rarement réunies chez un seul peuple, et toutefois des peuples à qui plusieurs d’entre elles manquent, n’en font pas moins figure de grande nation. Ainsi l’histoire prouve que des frontières naturelles ne sont point indispensables à sa grandeur ; la France, la Russie, les États-Unis, l’Italie, l’Espagne, se constituent par l’alluvion successive de plusieurs races ; l’Autriche, la Suisse, ont plusieurs langues officielles, et, dans chaque pays, à côté du langage commun, on trouve des patois, des dialectes souvent très savoureux et qui constituent de véritables langues. En Grèce, à Rome, en Judée, la religion était la base même de la patrie ; il n’en va plus de même aujourd’hui. L’histoire, la tradition, jouent un rôle immense ; la piété envers les ancêtres demeure la plus pure source du patriotisme ; les annales de la patrie sont les parchemins du peuple tout entier, et devraient être sa Bible laïque ; cependant des races n’ont pu se souder même après plusieurs siècles, tandis que des peuples sont nés d’une révolte contre la métropole. Quelques-uns confondent la patrie avec la liberté avec l’intérêt : « On a une patrie sous un bon roi, affirme Voltaire ; on n’en a point sous un méchant. » Mais qu’est-ce qu’un bon roi, qu’est-ce qu’un méchant gouvernement ? Le patriotisme le plus intense ne s’est-il pas manifesté chez des peuples despotiquement gouvernés ? Et sans doute la communauté des intérêts figure parmi les élémens essentiels du patriotisme ; toutefois Renan a très bien démontré qu’une nation n’est pas seulement un Zollverein, M. Paul Deschanel qu’elle est autre chose qu’une société d’actionnaires, et les hommes qui n’ont pas d’autre patrie que leur intérêt se conduisent trop souvent comme des ennemis de la patrie. Une patrie n’est ni une Bourse, ni une usine ; toutefois on n’empêchera jamais les hommes de la voir et de la comprendre à travers leur métier ordinaire ou leur passion favorite. Le financier l’aimera autrement que le militaire, le militaire autrement que le diplomate, que le cultivateur, le commerçant, l’ouvrier d’industrie, le poète, le philosophe, le savant, le rentier. Chacun d’eux placera la patrie dans l’atmosphère de son occupation coutumière ; chacun aura, si j’ose dire, sa petite patrie intérieure, ce qui n’empêchera pas ces affections, un peu discordantes au premier abord, de se fondre dans un sentiment profond, qui les mêle comme le Saint-Laurent ou l’Orénoque mêle les affluens qu’il reçoit dans sa marche vers l’Océan. Un paysan comtois m’a dit un jour : « Je pense comme ma terre ; » et sa terre pense comme la France. Le mot peut se démarquer en s’appliquant à chaque profession.

Quittons le moins possible maintenant notre vieille France, et signalons la première manifestation de l’idée de patrie avec Vercingétorix, le jeune chef arverne qui, pendant sa courte Iliade, montra quelques-unes des qualités du chef d’État et du grand capitaine. On est même tenté de l’admirer sans réserves quand on mesure les difficultés qu’il rencontrait de toutes parts, ayant en face de lui César, les légions romaines dures comme des villes, pour alliées cent tribus déchirées par des guerres intestines, et, telles les factions athéniennes au temps de la guerre du Péloponèse, appelant les étrangers afin de triompher de leurs adversaires, ce qui souvent est le commencement de la fin pour un peuple ; — les Eduens, les grands de l’Arverne jaloux du principat de Vercingétorix ; tout concourait à rendre la lutte presque impossible. Mais il est orateur éloquent, diplomate habile, bon tacticien, apte à se rendre Compte que connaître et prévoir font la moitié de la victoire, ayant l’entente des longues manœuvres. Prenant exemple sur l’adversaire, il amène ses soldats à faire une besogne de terrassiers, à fortifier leurs camps, organise un vaste service d’espionnage ; et il a pour maxime qu’il ne faut jamais échanger la certitude de vaincre lentement contre l’espérance d’un triomphe immédiat. Bref il possède d’instinct l’art de persuader, de commander, de conduire les foules vers un but commun. Il combattit, il mourut par amour pour sa patrie, pour la défense de la liberté de tous, et l’on peut acquiescer au verdict de M. Camille Jullian : « La patrie gauloise, telle que l’Arverne se la représentait, c’était, je crois, la mise en pratique de cette communauté de sang, de cette identité d’origine que les Druides enseignaient ; avoir les mêmes chefs, les mêmes intérêts, les mêmes ennemis, une liberté commune… Vercingétorix eut la vision d’une patrie celtique supérieure aux clans, aux tribus, aux cités et aux ligues, les unissant toutes et commandant à toutes. Il pensa de la Gaule attaquée par César ce que les Athéniens disaient de la Grèce après Salamine : « Le corps de notre nation étant d’un même sang, parlant la même langue, ayant les mêmes dieux, ne serait-ce pas une chose honteuse que de le trahir ? » Mais, tant le problème semble complexe, des penseurs, des historiens éminens, un Edgar Quinet, un Fustel de Coulanges, un Lavisse, ne sont pas d’accord sur le point de savoir s’il faut se féliciter ou regretter que la tentative ou, si l’on veut, le premier vagissement d’une patrie gauloise, ait été anéantie par les Romains.

A partir du Ve siècle, à l’heure tragique où de toutes parts les Barbares pénétraient dans les entrailles de l’empire d’Occident, où Rome ne se souvenait plus assez de l’art de vaincre, le sentiment de la patrie romaine, à force de s’étendre et de s’éparpiller, s’est dilué, comme un flacon de précieux parfum perd sa vertu si on le verse dans un étang ; les religions, au lieu de rester locales, tendent à l’universalité ; la cité romaine fait place à la cité de Dieu qui ne connaît ni murailles ni frontières, et la Gaule, perdant son unité, devient la proie de plusieurs peuples barbares, Wisigoths, Burgondes, Francs. « Circé, gémit un païen, ne changeait que les corps ; maintenant on change les âmes. » L’idée de patrie s’effrite de plus en plus, la Gaule ne jouit ni de l’unité matérielle, ni de l’unité morale, premières conditions d’une nationalité ; Clovis, il est vrai, la pressent, la prépare ; mais les Francs restent campés au milieu de leur conquête, et, après Clovis, les guerres intérieures continuent d’ébranler le ciment solide des institutions romaines. Cependant, par ses lois, sa discipline, par ses évêques, ses monastères de moines défricheurs et érudits, les rossignols de Dieu, comme on disait jadis, le clergé préserve quelques vestiges de civilisation, les assises indispensables de toute société naissante, prêche aux malheureux la douceur, la résignation, aux heureux la charité et la justice, à tous le grand idéal spiritualiste. Charlemagne reconstitue l’unité de la Gaule et des peuples germaniques ; mais son empire, comme celui de Clovis, ne tarde pas à se désagréger en plusieurs royaumes, et ceux-ci en une foule de seigneuries plus ou moins vastes, plus ou moins indépendantes. Ainsi s’institua la féodalité, société de chefs militaires qui assurent aux anciens colons, aux paysans, la sécurité, ce pain quotidien de la vie sociale ; moyennant quoi, ceux-ci cultivent leurs terres, font leurs charrois, paient des redevances en nature ou en argent, afin qu’ils puissent entretenir leur troupe, leur ost, et se battre pour eux : par-là se reforment des milliers de petites patries locales que l’on voit, que l’on touche pour ainsi dire du doigt, que l’on aime d’un sentiment aveugle, passionné, orgueilleux, comparable à celui des anciens Hellènes pour leur cité. L’émancipation des Communes, à partir du XIIe siècle, créera à son tour des petites patries de quelques kilomètres carrés, qui, à l’encontre des patries féodales, favoriseront le mouvement vers l’unité nationale. Il y eut un patriotisme féodal, un patriotisme municipal, un patriotisme provincial, l’un se superposant à l’autre, comme les blocs de marbre d’un temple grec.

Dans la Chevalerie, qui se développe parallèlement à la féodalité, on perçoit aussi quelque linéament de l’idée de patrie. « Tu seras le champion du Droit et du Bien. Tu aimeras le pays où tu es né, » disent les commandemens du nouveau chevalier. Cette institution jette tout son éclat au temps de ces Croisades où l’on entrevoit aussi un sentiment patriotique, mais non plus borné aux limites d’un seul pays, le rêve d’une patrie européenne et chrétienne, de la patrie universelle des âmes.

L’idée nationale, l’idée française s’affirme avec éclat en 1214, contre une coalition redoutable, Saxons, Allemands, Flamands, Ardennais, Anglais, commandés par l’empereur Othon. Philippe-Auguste arme ses vassaux, fait appel aux milices communales ; les clercs eux-mêmes se rangent sous la bannière royale ; l’évêque de Senlis enflamme les troupes en « leur parlant de Dieu, de leur roi et de l’honneur de la nation. » L’ennemi fut vaincu, le peuple célébra par de grandes fêtes cette victoire, Paris fut illuminé pendant sept nuits. L’âme de la France avait palpité, perçu « la sensation de la frontière. »

Au milieu des siècles douloureux qui suivent la mort de Charlemagne, surgit une épopée nationale, composée au XIe siècle par un écrivain inconnu, qui donne la sensation d’une patrie supérieure aux petites patries, d’une patrie vraiment, intégralement française. Dans la Chanson de Roland, écrite en langue romane et traduite par M. Maurice Bouchor, la France, personne vivante, est évidemment synonyme de patrie. Comme on sait, l’œuvre a pour point de départ un fait réel, et elle inspira plus tard à Victor Hugo un des plus beaux poèmes de la Légende des siècles, à Henri de Bornier la Fille de Roland ; le sentiment de l’unité nationale apparaît clairement à travers cette chanson de geste, qui reflète en même temps les mœurs de l’époque féodale.

Roland voudrait que sa Durandal ne tombât pas aux mains des païens :


Sois aux chrétiens, toujours pour les guider,
Et donne-leur victoire ou délivrance.
Vous, Seigneur Dieu, qui daignâtes m’aider,
Ne laissez point honnir terre de France.


Et quant à cette France aimée,


…Pour elle on doit souffrir grands maux,
Tout endurer, et grands froids et grands-chauds ?
On doit y perdre et son sang et sa chair.


M. Lenient remarque justement que le poème, inférieur à l’Iliade pour la richesse d’invention, l’éclat du coloris, l’harmonie du rythme, l’emporte par la noblesse des sentimens. L’idée de la force domine dans l’Iliade, plus encore dans les Niebelungen ; le sentiment de l’honneur et du droit s’épanouit dans la Chanson de Roland, forme, avec l’amour de la patrie, un trio idéaliste, par où son héros se montre l’ancêtre légitime des personnages cornéliens. Et Ganelon lui-même, voué à l’exécration pour son forfait, témoigne en faveur de la religion du devoir, du dévouement à l’Empereur :


Païens ont tort, frère, et chrétiens ont droit.


Bourgeois et paysans deviennent les précieux collaborateurs de nos rois dans le grand œuvre patriotique ; Philippe le Cat, Ringois, Blanchard, Guillaume l’AIoue, le Grand Ferré, bien d’autres brillent parmi les héros de la libération du pays si affreusement meurtri pendant la guerre de Cent Ans. A Abbeville, Ringois répond à l’ennemi : « Je suis Français, » et meurt plutôt que de prêter serment au roi d’Angleterre (1360). Les gens de La Rochelle avaient une année entière fermé les portes de leur ville aux commissaires anglais qui en venaient prendre possession après le triste traité de Brétigny, et, quand ils finirent par céder, ils dirent aux Anglais : « Nous vous ferons hommage du bout des lèvres, mais le cœur reniera les lèvres. »

En 1418, Rouen, abandonné par Charles VI et le duc de Bourgogne, se défend avec héroïsme contre Henri V, contre le fer et la famine ; Cinquante mille personnes meurent de faim en cinq mois. Enfin il fallut se rendre ; Alain Blanchard, capitaine des arbalétriers, qui avait été l’âme de la défense, refusa d’offrir rançon pour sa vie : « Je suis trop pauvre pour me racheter, dit-il en marchant au supplice ; mais quand j’aurais de quoi payer ma rançon, je ne voudrais pas racheter le roi d’Angleterre de son déshonneur. » Après le néfaste traité de Troyes (1420), les marins normands disent adieu à leur belle province, viennent se mettre aux ordres du Dauphin, et les mesures coercitives ne peuvent arrêter l’exode des bourgeois, des paysans qui émigraient « avec leur menu mesnage comme poz, paelle, vaisselle d’estain. »

Et n’est-ce pas aussi un pur témoignage du patriotisme des femmes françaises, la réponse de -Bertrand du Guesclin, fait prisonnier (1367) par le prince Noir, fixant lui-même le prix de sa rançon à cent mille doubles d’or. « Henri d’Espagne en paiera la moitié, et le roi de France, l’autre ; et si je ne pouvais avoir la somme de ces deux-ci, il n’y a fileuse en France, sachant filer, qui ne gagnât ma finance (ma rançon) à filer, pour me mettre hors de vos lacs. » Tant de souffrances endurées ensemble, champs en friche, maisons en ruine, populations entières passées au fil de l’épée, jacquerie, pillage des villes et des campagnes, exactions des seigneurs, des brigands féodaux, des Grandes Compagnie ? , guerres civiles, guerres étrangères, unissaient les cœurs plus que la gloire et la prospérité. Malgré tout, l’âme nationale se forgeait des métaux les plus précieux, la résignation, la persévérance, réparaient les désastres partiels, l’espoir renaissait au moment où tout semblait désespéré, quelques années de paix enfantaient leurs miracles coutumiers, les villes se reconstruisaient, les champs se couvraient bientôt de moissons, et déjà notre race prouvait que, si on la laissait faire, elle changerait les rochers en or. La France, qui ne le sait ? fut toujours le pays des surprises et des résurrections : avec elle, la hauteur des élans finit par dépasser la profondeur des chutes.

L’unité nationale ! La constitution d’une grande patrie ! Ce fut l’œuvre patiente de la royauté, de princes qui, certes, ne furent pas infaillibles, mais qui presque tous eurent la passion de l’Etat, l’art des bons marchés, la science des guerres utiles. Quel cri de désir lorsque, après la mort de Charles le Téméraire, Louis XI révèle à un confident son âpre volonté de se saisir de la Bourgogne : « Je n’ai autre paradis en mon imagination que celui-là. J’ay plus grand’faim de parler à vous pour y trouver remède, que je n’eus jamais à nul confesseur pour le salut de mon âme. » Et, dans sa correspondance, il parle des provinces qu’il convoite comme le paysan par le du champ voisin dont il veut agrandir sa terre, comme l’amant parle de sa maîtresse. Ses moyens sont tortueux, ses vengeances cruelles, mais il avait pour lui le droit de l’Etat, et ses ennemis, félons, parjures, n’étaient pas plus embarrassés de scrupules que lui ; les défauts de Louis XI, ceux de son époque en somme, ne pèsent guère à côté du magnifique patrimoine dont il enrichit la France. Non seulement il aima celle-ci, il aima encore les petits. Roi du peuple contre les grands feudataires, il porte la livrée, le chapeau plébéiens, va de maison en maison, dîner et souper chez l’un et chez l’autre, se fait inscrire « frère et compagnon de la grande confrairie aux Bourgeois de Paris, » parle privément à chacun, veut se rendre compte des plus minces détails, a toujours présent à la pensée cet axiome que beaucoup de grands joueurs perdent la partie parce qu’ils n’ont pas le respect des petites cartes. On peut affirmer en toute vérité que la politique de nos rois, de leurs collaborateurs, des gouvernemens qui leur ont succédé a été, depuis neuf cents ans et plus, une œuvre continue, permanente, ayant pour objet l’Etat, la patrie, la plus grande France.

La formation de celle-ci, sous l’égide de la royauté, eut pour premier effet de rendre plus rares les guerres, si fréquentes au temps de la féodalité pure et simple. « Avant Hugues Capet, remarque Taine, la royauté ne donnait pas au Roi une province, pas même Laon ; c’est lui qui ajoute au titre son domaine. Pendant huit cents ans, par mariage, conquête, adresse, héritage, ce travail d’acquisition se poursuit ; même sous Louis XV, la France s’accroît de la Lorraine et de la Corse. Parti du néant, le Roi a fait un État compact qui renferme vingt-six millions d’habitans, et qui est alors le plus puissant de l’Europe. Dans tout l’intervalle, il a été le chef de la défense publique, le libérateur du pays contre les étrangers… Au dedans, dès le XIIe siècle, il est grand justicier, il démolit les tours des brigands féodaux, il réprime les excès des forts, il établit l’ordre et la paix… Cependant toutes les choses utiles exécutées par son ordre ou développées sous son patronage, routes, ports, canaux, asiles, universités, académies, établissemens de piété, de refuge, d’éducation, de science, d’industrie et de commerce, portent sa marque et le proclament bienfaiteur public. De tels services appellent une récompense proportionnée : on admet que, de père en fils, il contracte mariage avec la France, qu’elle n’agit que par lui, qu’il n’agit que pour elle, et tous les souvenirs anciens, tous les intérêts présens viennent autoriser cette union… Cette union, l’Eglise la consacre à Reims par une sorte de huitième sacrement accompagné de légendes et de miracles ; il est l’oint de Dieu. Le peuple, jusqu’en 1789, verra en lui le redresseur de torts, le gardien du droit, le protecteur des faibles, le grand aumônier, l’universel refuge… Tous, par une vague tradition, par un respect immémorial, sentent que la France est un vaisseau construit par ses mains et par les mains de ses ancêtres, qu’à ce titre le bâtiment est à lui, qu’il y a droit comme chaque passager à sa pacotille, et que son seul devoir est d’être expert et vigilant pour bien conduire sur la mer le magnifique navire où toute la fortune publique vogue sous son pavillon. »

Michelet, éloquent poète de l’histoire, et merveilleux dupeur des esprits, affirme « qu’avec Jeanne d’Arc il y eut un peuple, il y eut une France ; qu’en elle apparurent à la fois la Vierge et déjà la Patrie. » La Patrie était apparue trois siècles auparavant ; Jeanne d’Arc, suivant la forte expression de James Darmesteter, ne vint pas la créer, elle la retrouva. Beaucoup, avant elle, avaient élargi le sillon dans le champ mystique de l’unité nationale ; mais ce mot si grand, si doux, de patrie, semble bien avoir été prononcé pour la première fois en France par Jeanne. D’après son interrogatoire du 13 mars 1431, elle dit au Roi à Chinon, « de la mettre à l’œuvre, et que la patrie serait bientôt soulagée, et patria statim allevata. » Dans le même sens elle répond à ses juges : « J’ai demandé à mes voix de bien aider aux Français… Il me semble que ce serait un grand bien pour la France que je lisse comme je faisais avant d’être prise. » Et le mot de patrie trouve tant d’écho dans l’âme du peuple, que moins de vingt ans après la mort de la Pucelle, l’historiographe Jean Chartier cite ce dicton : « Il est licite à un chacun et louable de combattre pour la patrie. »

Les mots de Jeanne d’Arc, ses réponses à ses juges, nous pénètrent d’admiration. « Les hommes d’armes batailleront et Dieu donnera la victoire !… Chevauchez hardiment contre les Anglais ; quand ils seraient pendus aux nues, nous les aurons… » Et, dans les interrogatoires du procès : — « N’avez-vous pas sauté du haut de la tour de Beaurevoir pour vous tuer ? — Je ne voulais pas me tuer, mais aller rejoindre les miens… — Mais, étant protégée de Dieu, pourquoi ne pas attendre que Dieu vous délivrât ? — Le proverbe dit : Aide-toi, Dieu t’aidera ; j’essaierais encore d’échapper aux Anglais si j’en avais le moyen. — On vous gardera avec de bonnes chaînes. — Vous pouvez m’enchaîner, vous n’enchaînerez pas la fortune de la France. »

Siméon Luce a nettement établi que Domrémy ne relevait pas de la Lorraine proprement dite, mais du duché de Bar, alors uni à la France, que Jeanne d’Arc est plutôt Champenoise ; ce qui n’empêchera pas de continuer à prévaloir son surnom : la bonne Lorraine. Sans doute aussi, elle n’a pas été la simple pastourelle représentée par tant d’hagiographes ; son père, gentilhomme, propriétaire foncier, avait pris à bail la forteresse et le domaine seigneurial de Domrémy ; ses frères, oncles et cousins, étaient aussi Français de cœur et hommes d’armes ; elle vécut ainsi dans la vision constante des choses de la guerre. De bonne heure, apprenant à détester les férocités des chefs de bande, Brabançons, Anglais, Bourguignons, Ecorcheurs, elle comprit le silence des humbles, et, les yeux pleins de larmes, portant dans son âme les tristesses d’un peuple, entendit les Voix qui lui commandaient d’abord de bouter l’ennemi hors de toute France. Qu’importe ? Son apostolat n’en demeure pas moins admirable ; sa vie, plus belle que le plus beau roman, que la légende la plus idéale, est le chef-d’œuvre de notre histoire ; elle plane si haut, tellement au-dessus des misères humaines, qu’elle semble quasi miraculeuse et divine, qu’elle rayonne sur notre pays, sur l’univers entier, appartient au passé, au présent, à l’avenir, et figure au premier rang parmi les richesses morales de l’humanité. Un poète anglais, John Sterling, a célébré en elle (1848) « le personnage peut-être le plus merveilleux, le plus exquis, le plus complet de toute l’histoire du monde. » Son œuvre est aussi le meilleur témoin en faveur des vérités spiritualistes qui soutiennent les nations ; elle a prêché avec son génie prime-sautier, avec sa piété, avec son sang, l’évangile du patriotisme ; elle est la sainte de la Patrie française, elle mériterait d’être acclamée comme la sainte de toutes les patries. Profondément pieuse, elle place la patrie au-dessus de l’Eglise elle-même, n’admettant point qu’une assemblée, qu’un pape même, s’arroge le droit de décider si Dieu, oui ou non, lui a conféré la mission de sauver la France. Tous ceux qui souffrent, tous ceux qui aiment d’une façon désintéressée, tous ceux qui veulent combattre pour la justice, tous ceux qui ont le sens de l’infini, se reconnurent et continuent de se reconnaître en elle ; car elle souffrit toutes leurs douleurs, elle ressentit toutes les angoisses des fidèles serviteurs de la patrie, elle eut tous les courages, brava toutes les morts, et supporta le supplice du bûcher pour témoigner de son apostolat. Elle a incarné le patriotisme, l’idée d’unité nationale confuse encore et dans beaucoup d’esprits incertaine ; elle les a fait éclater aux yeux et aux cœurs. On sait que les peuples comprennent les idées à travers les êtres qui les défendent ou les combattent, qui jouent le rôle d’initiateurs, de révélateurs, de phares intellectuels. Au rebours des penseurs, les foules vont de l’absolu au relatif, de l’abstrait au concret ; au lieu de généraliser, elles particularisent ; elles ont besoin de symboles et d’emblèmes, de points de repère, de jalons sur les grandes routes de l’histoire, de noms qui représentent les qualités qu’elles admirent, les sentimens dont se compose la trame de la vie, avec lesquels elles se réjouissent, souffrent, meurent. L’histoire de France, en particulier l’histoire de Jeanne d’Arc, doit toujours être l’Evangile laïque de notre nation. Et l’on ne saurait qu’approuver cette réflexion de Siméon Luce : « Il en est des peuples comme des individus, : ce n’est pas seulement le mérite des actes, pris en soi, qui les touche ; ils sont d’autant plus reconnaissais que leur détresse était plus grande lorsqu’on est venu à leur secours. Un guerrier qui accroît encore par ses victoires la puissance et le prestige de sa nation, c’est un héros ; mais un capitaine dont le bras parvient à retirer son pays du fond de l’abîme où il était tombé, c’est plus qu’un héros, c’est un sauveur. Or, tout le monde en conviendra, le rôle historique de Duguesclin au XIVe siècle, comme celui de Jeanne d’Arc au siècle suivant, a ce caractère. »

Désormais, de plus en plus brillante, scintille au firmament l’étoile de la patrie ; l’idée nationale ne cesse de cheminer, se développant d’âge en âge, en quelque sorte par la force de la vitesse acquise ; plus nombreux se dressent ses demeurans, ses chevaliers, faisant face à l’ennemi aux quatre points cardinaux, guidés dans leurs luttes généreuses par cette infaillible boussole, l’amour du pays : à travers les siècles, par les armes, par la diplomatie, par les lettres et les arts, tous les bons Français continuent de sculpter la statue immortelle de la Patrie, statue voilée parfois, mais qui, après le péril et l’épreuve, apparaît plus harmonieuse et mieux ciselée. Au conseil des rois, sur les champs de bataille, dans la capitale et les provinces, dans les rues et les campagnes, on entend, on rencontre, par milliers, des traits, paroles ou actes, aussi beaux, plus beaux même que ceux de l’antiquité, — ceux-ci, trop souvent, se confondent avec la légende, sont plus vraisemblables que vrais, — des traits dignes de ceux d’aujourd’hui, des traits qui montrent leurs auteurs ayant gravées au fond du cœur les fleurs de lys avec l’image de la France. Ce sont les perles de notre histoire, les fleurs du bouquet héroïque, et il n’est pas inutile de respirer quelques parfums de ce florilège.

Le chroniqueur Martin du Bellai rapporte que le connétable de Bourbon, poursuivant les Français en déroute à Biagrasso (1524), aperçut Bayard, mortellement blessé et couché au pied d’un arbre, face à l’ennemi : « J’ai grand’pitié, dit-il, de vous voir en cet état, vous qui fûtes un si valeureux chevalier. — Monsieur, aurait répondu le mourant, il n’y a point de pitié en moi, car je meurs en homme de bien ; mais j’ai pitié de vous voir servir contre votre prince et votre patrie et votre serment. »

La Noue confesse qu’il éprouvait « de l’horreur » en songeant que les hommes qu’il allait combattre « n’étaient ni Italiens, ni Espagnols, mais Français. » Après la bataille de Saint-Denis, le maréchal de Vielleville dit à Charles IX : « Votre Majesté n’a point gagné la bataille, encore moins le prince de Condé, mais le roi d’Espagne, car il est mort, de part et d’autre, assez de braves Français pour conquester la Flandre et tous les Pays-Bas. »

Voici le chancelier Michel de l’Hospital qui supplie ses compatriotes « de ne changer le nom de chrétiens pour ces noms diaboliques de huguenots, papistes, noms de partis et de séditions ; » Agrippa d’Aubigné qui proclame en beaux vers les devoirs du patriotisme :


La loi, le sang, Nature, à l’homme font sentir
Qu’il naît, vit, croit, et doit ses ans, son bien, sa vie
Aux amis, aux parens, à sa chère patrie,
Et qu’il faut pour les trois naître, vivre et mourir.


Ronsard, dans son Discours sur les Misères de ce temps, peint avec force les ruines accumulées par les guerres de religion, l’éclipse partielle du patriotisme dans la seconde partie du XVIe siècle :


Ce monstre arme le fils contre son propre père.
Et le frère (ô mal-heur ! ) arme contre son frère,
La sœur contre la sœur, et les cousins germains
Au sang de leurs cousins veulent tremper leurs mains ;
L’oncle hait son neveu, le serviteur son maître ;
La femme ne veut plus son mary reconnaître ;
Les enfans sans raison disputent de la foy,
Et tout à l’abandon va sans ordre et sans loy.
L’artisan, par ce monstre, a laissé sa boutique,
Sa nef le marinier, son trafic le marchand,
Et par lui le prud’homme est devenu méchant,
L’écolier se débauche, et de sa faux tortue (tordue)
Le laboureur façonne une dague pointue,
Une pique guerrière il fait de son râteau,
Et l’acier de son coutre il change en un couteau.


Dans le même morceau, Ronsard apostrophe ainsi Théodore de Bèze :


Vous avez fait mourir
La France, votre mère, au lieu de la nourrir.


Dans les Remontrances au peuple françois, il adjure les gens de guerre :


Combattez pour la France et pour la liberté…
Car l’amour du pays me fait parler ainsi.

Henri IV, avant la bataille d’Ivry, donne cet ordre : « Quartier aux François, main basse sur les étrangers. » Du Bellay par le du devoir « en quoi je suis obligé à ma patrie. » Le mot patriote, usité d’abord comme équivalent de compatriote, prend à la fin du XVIe siècle le sens actuel : « Ce maistre eschevin, conclut Carloix, mourut en bon et vrai patriote. »

On a prétendu, avec un peu d’exagération, que la brochure de Chateaubriand en 1815, De Buonaparte et des Bourbons, avait valu à ceux-ci autant qu’une armée. Autant pourrait-on dire de la Satire Ménippée, œuvre mordante et courageuse de quelques bourgeois parisiens, gallicans et patriotes, aimant l’érudition et l’épigramme, épris d’une monarchie tolérante, ayant avant tout au cœur la haine de l’étranger, préparant au péril de leur vie, alors que la Ligue était encore maîtresse de Paris, l’opinion publique en faveur de Henri IV.

Réunis chez le chanoine Gillot qui tenait assemblée de beaux esprits, Nicolas Rapin, Pierre Pithou, Jean Passerat, Florent Chrestien, Pierre Le Roy, tous gens de loi, gens de lettres ou d’église, composèrent avec leur hôte cette satire où, à l’imitation de Ménippe, de Terentius Varron, se mariaient les vers et la prose. Elle circula d’abord en manuscrit, sous le manteau ; le parti des Politiques, qui représentait alors le patriotisme éclairé, la publia en 1594. Un de ces bons serviteurs du pays, Pierre Pithou, jurisconsulte célèbre que Loysel comparait à Socrate, auteur de la harangue du lieutenant d’Aubray, voulut qu’on gravât ces seuls mots sur sa tombe : Patriam unice dilexi. (J’ai aimé uniquement ma patrie.) Il met dans la bouche de d’Aubray une superbe philippique contre les étrangers présens aux États de la Ligue… « Je ne vois ici que des étrangers passionnés, aboyant après nous, et altérés de notre sang et de notre substance… Que fait ici M. le Légat, sinon pour empêcher la liberté des suffrages et encourager ceux qui ont promis de faire merveilles pour les affaires de Rome et d’Espagne ? Lui, qui est Italien et vassal d’un prince étranger, ne doit avoir ici ni rang ni séance : ce sont ici les affaires des Français, qui les touchent de près, et non celles d’Italie et d’Espagne. » Plus loin, Pithou dit son fait au duc de Mayenne : « Je vous parle franchement, sans crainte de proscription, et ne m’épouvante pas des rodomontades espagnoles, ni des tristes grimaces des Seize, qui ne sont que coquins que je ne daignai jamais saluer ; je suis ami de ma patrie, comme bon bourgeois et citoyen de Paris… Nous voyons bien que vous êtes vous-même aux filets du roi d’Espagne, et n’en sortiez jamais que misérable et perdu. Vous avez fait comme le cheval qui, pour se défendre du cerf, lequel il sentait plus viste (rapide) et vigoureux que lui, appela l’homme à son secours ; mais l’homme lui mit un mors à la bouche, le sella et équipa, puis monta dessus avec bons éperons, et le mena à la chasse du cerf… ; et par ce moyen le rendit souple à la houssine et à l’éperon pour s’en servir à toute besogne, à la charge et à la charrue, comme le roi d’Espagne fait de vous… Enfin, nous voulons un roi pour avoir la paix ; mais nous ne voulons pas faire comme les grenouilles qui, s’ennuyant de leur roi paisible, élurent la cigogne qui les dévora toutes ; nous demandons un roi et chef naturel, non artificiel, un roi déjà fait et non à faire, et n’en voulons point prendre le conseil des Espagnols… Nous sommes Français, et allons avec les Français exposer notre vie et ce qui nous reste de bien pour assister notre roi, notre bon roi, noire vrai roi… »

Cette éloquence colorée alla au plus profond de l’âme nationale, redressa l’opinion égarée, couvrit de ridicule la Ligue, et prépara l’avènement de Henri IV : elle remit le bon ordre dans les esprits


D’un peuple bigarré de tant de factions.


C’est pourquoi la Ménippée n’est pas seulement un immortel réviaire de patriotisme, elle a été surtout une grande et belle action. Quelques années après, Passerat célébrait l’entrée de Henri IV à Paris :


France se va remettre en paix et en concorde ;
Pendez-vous, Espagnols, nous fournirons la corde.


Le premier président du Parlement de Paris, Achille de Harlay, était du même cru moral que les auteurs de la Ménippée, lui qui osait faire la leçon au duc de Guise, tout-puissant chef de la Ligue en 1588 : « C’est grand’pitié quand le valet chasse le maître ; au reste mon âme est à Dieu, mon cœur est au Roi, mon corps est entre les mains des méchans. » Et comme, quelques mois plus tard, la Ligue ayant déclaré le Roi déchu, Achille de Harlay refusait de reconnaître le décret de déchéance, Bussy-Leclerc vint l’arrêter en plein parlement ; ses amis lui ayant conseillé de rester chez lui : « Je n’en ferai rien, avait-il répondu ; ils ne sauraient me prendre en plus digne lieu que sur mon siège de justice. »

Même au XVIIe siècle, en pleine monarchie absolue, l’idée de patrie n’est pas confondue avec la royauté, ni absorbée par celle-ci ; beaucoup de bons esprits établissent nettement la distinction. Richelieu remarque : « Mon premier but fut la majesté du Roi ; le second la grandeur du royaume. » Richelieu par excellence représente le patriotisme de l’homme d’État ; ce patriotisme fut sans doute austère, rude, implacable ; mais si le Cardinal pardonne rarement, c’est « qu’il eût pardonné aux dépens de la France. » La rançon des inconvéniens et des maux, ici comme pour Louis XI, semble payée au centuple par ces bienfaits immenses : l’unité de la patrie cimentée à jamais, l’étranger vaincu, la France agrandie, rayonnante de grandeur et de gloire, le protestantisme dépouillé de ses prérogatives politiques, la défaite de ces grands seigneurs, rebelles inassouvis qui ne commençaient à ménager le royaume qu’au moment où ils se croyaient sur le point d’en devenir les maîtres, l’ordre succédant à une demi-anarchie féodale, la richesse, une richesse toute relative, à la misère profonde des foules. N’oublions pas que ces hommes, ces partis, ces doctrines étaient en perpétuel état d’insurrection contre le premier ministre, contre la royauté, contre la France ; que la débonnaireté, la douceur inopportune, entraînent presque autant de catastrophes que la tyrannie. D’une main, Richelieu bataille, écarte l’assaillant ; de l’autre il façonne, il pétrit l’image de l’Etat ; on dirait de ces bons chevaliers qui terrassent fantômes, dragons, monstres de toute sorte préposés à la garde du palais enchanté, arrivent enfin jusqu’à la chambre où dort d’un sommeil magique la princesse prisonnière, et la délivrent. Il put en toute vérité se rendre à lui-même cet hommage : la « France dormait tranquille à l’ombre de mes veilles. »

Bossuet, Fénelon, Corneille, Pascal, emploient le mot patrie. Même il échappe à Fénelon d’écrire un jour : « Je dois plus à l’humanité qu’à ma patrie, à ma patrie qu’à ma famille, à ma famille qu’à mes amis, à mes amis qu’à moi-même. » L’humanité avant la patrie ! Ce sont de ces visions qui faisaient juger Fénelon par Louis XIV : le bel esprit le plus chimérique de mon royaume. L’Académie Française, dans la première édition du Dictionnaire (1694), donne ces exemples au mot Patrie : servir la patrie, défendre la patrie, mourir pour la patrie, etc. Colbert se compose cette fière devise : Pro rege sæpe, pro patria semper. Pour le Roi souvent, pour la patrie toujours.

Après le patriotisme de l’homme d’Etat, il faut admirer le patriotisme de l’homme religieux, cette page de Bossuet dans sa Politique tirée de l’Écriture sainte : « La société humaine demande qu’on aime la terre où l’on habite ensemble ; on la regarde comme une mère et une nourrice commune ; on s’y attache, et cela unit. C’est ce que les Latins appellent caritas patriæ soli, l’amour de la patrie, et ils la regardent comme un lien entre les hommes. Les hommes, en effet, se sentent liés par quelque chose de fort, lorsqu’ils songent que la même terre qui les a portés et nourris, étant vivans, les recevra en son sein quand ils seront morts. C’est un sentiment naturel à tous les peuples. Thémistocle, Athénien, était banni de sa patrie comme traître ; il en machinait la ruine avec le roi de Perse à qui il s’était livré ; et toutefois, en mourant, il oublia Magnésie que le roi lui avait donnée, quoiqu’il y eût été si bien traité, et il ordonna à ses amis de porter ses os dans l’Attique pour les y inhumer secrètement. Dans les approches de la mort, où la raison revient, et où la vengeance cesse, l’amour de sa patrie se réveille ; il croit satisfaire à sa patrie, il croit être rappelé de son exil, et, comme ils parlaient alors, que la terre serait plus bénigne et plus légère à ses os. »

Bossuet, qui formule la théorie du droit divin en des pages célèbres où il met le sujet en demeure d’aimer son prince comme le salut de tout l’État, comme l’air qu’il respire, comme la lumière de ses yeux, comme sa vie et plus que sa vie ; Bossuet distingue toutefois entre le pouvoir absolu et le despotisme : le Roi n’est maître, ni des corps, ni des biens de ses sujets, et doit se conformer aux traditions, aux formes légales. On sait que ces limites ne furent guère respectées, qu’il ne manqua ni de courtisans, ni de légistes, pour traiter le Roi en vice-dieu, en quatrième personne de la Trinité.

Saint-Simon dit justement que Vauban « était patriote. »Et c’est un nouveau titre à notre reconnaissance envers ce grand homme ; ses Pensées diverses et ses Mémoires respirent le plus pur patriotisme, un amour clairvoyant du bien public, le sens de l’autorité royale et des libertés nécessaires, de même que dans son privé il donna l’exemple des plus hautes vertus. Ces Pensées contiennent un excellent code moral pour les chefs d’Etat et leurs entours : par exemple, il demande au prince de choisir ses conseillers parmi ceux qui dans les emplois subalternes ont montré « une parfaite connaissance des intérêts de l’Etat, une probité à toute épreuve, une grande affection pour le maître, un amour tendre et sincère pour la patrie, une grande fermeté où il s’agira d’en soutenir les intérêts, un grand désintéressement pour tout ce qui peut avoir rapport à eux… » De son-zèle pour la France, il donna une preuve éclatante en publiant clandestinement, sans l’autorisation de d’Argenson, lieutenant général de la police, la Dîme royale (1707), où il réclame l’égalité de l’impôt, sa perception directe, l’abolition des privilèges. Cette Dîme ameuta une telle coalition des intérêts, des colères, des amours-propres menacés par cette invocation à la justice, qu’ils réussirent à obscurcir le jugement du Roi, qui jusque là avait récompensé si dignement les services de Vauban, et qui méconnut le dernier effort tenté par celui-ci en faveur de son pays. Vauban avait su se dégager des préjugés du peuple aussi bien que de ceux de l’aristocratie ; comptant le pays pour tout, ne se comptant pour rien, aussi grand par le caractère que par le génie, ses projets, si on l’eût écouté, réalisaient les réformes nécessaires, et auraient fait à la France l’économie d’une révolution. Fénelon, lui aussi, se montrait courageux et excellent Français dans ce Mémoire au Roi où il déplorait le luxe monstrueux et incurable de la Cour, les misères du temps, toutes les anciennes maximes de l’Etat ébranlées ou renversées pour ne parler que du Roi et de son bon plaisir.

On est trop sévère pour le XVIIIe siècle, quand on l’accuse d’avoir méconnu l’idée de patrie ; rien de plus injuste que de le juger à travers les paradoxes de certains philosophes qu’une sorte de délire entraînait vers les spéculations humanitaires, vers les rêveries de bonheur et d’harmonie universels ; et d’ailleurs si celles-ci les conduisent à des affirmations déplorables, rappelons-nous qu’aux siècles précédens, une partie des chefs de la noblesse a fait pis. Sans aller, comme Michelet, jusqu’à appeler le XVIIIe siècle : le grand siècle, on peut prouver qu’à cette époque la majorité de la nation est saine, que l’armée, l’église, la magistrature, la société, le peuple, fournissent de très nombreux exemples d’héroïsme, de dignité, de vertus publiques et privées ; les vices d’une minorité turbulente, corrompue, voilaient les qualités du grand nombre. Comme les individus, les peuples heureux, honnêtes, n’ont guère d’histoire, celle-ci n’ayant d’yeux que pour les violens et les tapageurs. Trois pies dans un bois y mèneront toujours plus de bruit que trois cents tourterelles. Ce sont toujours les mêmes qui Se font tuer, disait un général ; on peut affirmer aussi : ce sont toujours les mêmes qui donnent le mauvais exemple. Aux contempteurs du XVIIIe siècle, il suffit de faire remarquer que la plupart des hommes qui ont accompli les miracles de la Révolution et de l’Empire étaient nés avant 1789, et que les successeurs de l’ancien régime auraient été fort empêchés s’ils n’avaient trouvé, dans l’armée, la marine, l’administration, la diplomatie, dans toutes les classes de la nation en un mot, des cadres excellens, un personnel digne d’accomplir la grande œuvre vers laquelle on les guidait. Si Voltaire a félicité Frédéric II d’avoir battu les Français à Rosbach, s’il a écrit que ceux qui n’ont rien n’ont point de patrie, si des événemens tels que les Croisades et l’éveil de la patrie française pendant la guerre de Cent ans sont restés lettre morte pour lui, le même Voltaire a dit aussi des paroles touchantes sur son pays : « C’est de ma seule patrie que j’ai appris à regarder les autres peuples d’un œil impartial… Il me semble que du pain dans sa patrie vaut encore mieux que du biscuit en pays étranger… Vous ne savez pas ce que c’est que d’être Français en pays étranger… On porte le fardeau de sa nation… La morale, la vertu et l’amour de la patrie, sont notre unique affaire… » Chevert, Plélo, Belle-Isle, Broglie, Maurice de Saxe, d’Assas sur le continent, Dupleix dans les Indes, Montcalm au Canada, Rochambeau, Lafayette, et leurs soldats aux États-Unis, nos marins, nos corsaires, ne font-ils pas bonne figure ? Sous Louis XVI et en sa présence, on lance à Cherbourg un vaisseau nommé le Patriote.

Si nous jetons un coup d’œil sur l’étranger, voici Bolingbroke qui, dans ses Lettres sur l’esprit de patriotisme, émet cette belle maxime : « Rien ne peut acquitter de ce qu’on doit à la patrie, tant qu’elle a besoin de nous ; » — la Suisse, qui demeure un petit grand peuple, parce que le cœur de chacun des siens est un foyer d’indépendance et de dignité patriotique ; — les colonies d’Amérique qui préludent à leur éclatante destinée par la revendication de leurs droits et la constitution d’une patrie. Un Américain, plus tard, donnera cette définition du vrai patriotisme : « Il ne consiste pas en fanfaronnades nationales… Il résulte d’une juste appréciation de ce qu’est notre pays, dans son esprit de liberté, dans ses institutions et ses lois, dans sa forme de gouvernement, dans son splendide domaine, ses beautés naturelles, son rang parmi les peuples et sa triomphante marche en avant. »

L’âme d’autrui est une forêt profonde, chaque vie humaine représente, chaque tombe recouvre une petite histoire universelle ; chacun de nous a plusieurs âmes. N’a-t-on pas dit que Shakspeare a dix mille âmes ? Comment se flatter de juger en quelques mots un peuple de trente à quarante millions d’habitans qui a un passé magnifique, un passé vingt fois séculaire, auquel se rattachent des millions, des milliards d’actions, de volontés ? Ce qu’on peut concéder au sujet de notre XVIIIe siècle, c’est que l’ironie, la moquerie, le scepticisme, y paraissaient à la mode, et, pour obéir à la mode, le Français cache ses pensées de derrière la tête sous un voile de raillerie élégante ; de crainte de sembler ridicule, il dissimule ses pensées généreuses, ses enthousiasmes, jusqu’au temps de Louis XVI du moins, car, à partir de 1774, ces sentimens commencèrent de faire bon ménage avec l’esprit. Diderot, puis Mme de Staël, mirent l’éloquence à la mode dans la conversation, et les plus grandes dames se proclamaient bonnes patriotes. Presque tous les écrivains depuis longtemps employaient les mots patrie, patriotisme, patriote, patriotique. « Sans l’esprit patriotique, affirme Raynal, les États sont des peuplades et non pas des nations. » Et Jean-Jacques : « Tout patriote est dur aux étrangers ; ils ne sont qu’hommes, ils ne sont rien à nos yeux. » Le prince de Ligne, ce Belge qui eut le génie de la grâce, trace cette devise au bas d’un de ses portraits : Pro Patria non timidus mori. Celui qui ne craint pas de mourir pour sa patrie. En 1769, Rossel publie en six volumes une Histoire du patriotisme français ; on lit dans la préface : « Le patriotisme ou l’amour de la Patrie n’est rien autre chose que ce zèle, ce noble attachement que tout homme éprouve pour le pays dans lequel il est né… Il n’y a pas un Français qui ne l’éprouve au fond de son âme. C’est l’histoire même des Français qui m’en a convaincu. Tous les grands traits qui enrichissent cette histoire m’ont paru partir de cette source. » L’écrivain n’hésite donc pas à poser ce principe comme base de tous les événemens consacrés dans l’histoire de France, « et auxquels la plume des historiens ne donnait guère que des causes étrangères et subalternes : l’ambition, l’intérêt, la jalousie des particuliers. Une cause plus noble a enfanté les révolutions qui ont affermi la monarchie française : cette cause, c’est le patriotisme. » En résumé, le nom de patrie n’est que le nom de l’idée sur laquelle l’histoire de France s’est bâtie pièce à pièce.

Ce qu’il faut aussi reconnaître, c’est qu’avant 1789, l’amour de la patrie n’est encore qu’un instinct, un sentiment, une règle morale dont l’oubli obtient trop souvent indulgence ou pardon, qu’il n’est pas encore devenu cette religion impérieuse dont les athées sont voués à l’universel mépris, et justement traités comme des criminels. Comme me l’écrivait naguère un lettré dijonnais, M. Henri Chabeuf, qui continue les nobles traditions des Bouhier et des Brosses, « l’idée de patrie fut longtemps construite en pierres sèches, la Révolution lui a donné le ciment, 1914 la fera indestructible, chaque coup du destin lui communique une solidité nouvelle. »

En 1789, la grandeur, la supériorité du tiers état fut de se dégager de la conception féodale ; il y avait intérêt, soit ; mais il y eut dans son fait une mentalité idéaliste, une prescience des temps nouveaux qu’on ne saurait méconnaître. La révolution modérée s’accomplit sur l’idée de liberté, d’égalité, d’humanité ; la révolution violente se consomme sur l’idée de la patrie libre ; toutes deux eurent la belle ivresse de l’unité française, par où elles continuent l’œuvre de la royauté, et plus tard le royaliste Berryer s’écriera, à la tribune de la Chambre des députés, qu’il remercie la Convention d’avoir sauvé l’indépendance de la France. Unité morale, unité politique, patrie constituée par l’ensemble des citoyens vivant sur le sol de France, drapeau aux trois couleurs, ce drapeau qui semble le Saint-Sacrement de la patrie, tels furent le but, les moyens, la réalisation. Et malheureusement la noblesse, une grande partie de la noblesse s’était habituée à incarner la patrie dans la personne royale : d’où le désastreux malentendu de l’émigration, qui explique dans une certaine mesure les mesures du Comité de Salut public. On peut d’ailleurs soutenir que l’émigration et la Vendée contribuent à dégager l’idée de patrie des derniers nuages qui l’obscurcissaient encore.

Qui ne connaît les merveilles enfantées par le patriotisme militaire ? Elles furent préparées, rendues possibles par le patriotisme politique des hommes de la Constituante, de la Législative, de la Convention ; quelquefois sans doute, ces hommes ont créé l’obstacle, la plupart du temps ils l’ont aplani ou brisé, en même temps qu’ils établissaient pour la France des titres à la reconnaissance du genre humain. La fête de la Fédération (14 juillet 1790), fut le rayonnant symbole de l’unité française présentée comme une personne morale résumant toutes les forces vives de la nation. Et certes les armées de la Révolution renfermaient l’élite morale de la France, mais il ne faut pas non plus méconnaître, comme on l’a fait souvent, l’œuvre immense, violente, libératrice en somme, malgré mainte erreur, des assemblées de cette époque. Joseph de Maistre nous apporte à ce sujet un aveu significatif : « Qu’on y réfléchisse bien, on verra que, le mouvement révolutionnaire une fois établi, la France et la monarchie ne pouvaient être sauvées que par le jacobinisme… Que demandaient les royalistes, lorsqu’ils voulaient une contre-révolution telle qu’ils se l’imaginaient, c’est-à-dire faite brusquement et par la force ? Ils demandaient la conquête de la France ; ils demandaient donc la division, L’anéantissement de son influence et l’avilissement de son roi, c’est-à-dire 1des massacres de trois siècles peut-être, suite infaillible d’une telle rupture d’équilibre… » La Convention fut à la hauteur de tous les dangers, elle décréta la levée en masse. Carnot, avec le Comité de Salut public, organisa de nouvelles armées, fournit aux généraux les élémens de la victoire. Albert Sorel apprécie cet effort avec une éloquente impartialité : « Les âmes des hommes qui composaient la Convention étaient troublées toujours et passionnées, obscures, étroites souvent et possédées du plus aveugle des fanatismes, celui de la raison entêtée de soi-même. Et cependant leurs mouvemens s’ordonnèrent selon une loi commune : cette Assemblée, où les rivalités rongeaient tant d’âmes subalternes, manifesta, dans la défense de la patrie, une grande âme collective, toute de sacrifice, de constance, de foi. C’était une émanation de l’âme même de la France. Le peuple français, si souvent méconnu, abusé ou opprimé par la Convention, vécut néanmoins en cette Assemblée et l’inspira… Elle associa les intérêts particuliers aux réformes de l’Etat par la création de la dette publique, et aux réformes sociales par la vente des biens nationaux. A l’imitation de tous les gouvernemens antérieurs et des contemporains, elle confisqua les biens des adversaires de l’État, vaincus ou proscrits ; mais elle transforma cet acte violent de salut public en une opération politique qui en modifia singulièrement le caractère, et la distingua des mesures analogues prises par Louis XIV contre les réformés, par les Anglais en Irlande, tout récemment par les Russes en Pologne. La Convention ne confisqua point pour enrichir l’Etat, doter des favoris ou substituer par la force seule des conquérans à des conquis. Les biens nationaux furent employés à la défense du pays et acquis par l’épargne française, bourgeoise et paysanne ; par cette translation des terres, la plus vaste qui se soit opérée dans les temps modernes, la terre devint plus populaire en France, le Français plus attaché à sa terre, parce qu’il l’avait achetée, et à son travail, parce qu’il avait servi à acheter la terre… » Ainsi la Convention « associa les réformes à l’idée de la patrie ; elle réalisa cette grande idée dans la vie de chaque Français, en y intéressant son orgueil, sa fortune, sa dignité, ses vertus. L’égalité, exaltation du moi, se confondit avec le patriotisme, exaltation de la France. »

Arago, J.-B. Dumas, après eux M. Vallery-Radot, ont rappelé qu’en 1792 la science rendit les plus éclatans services à notre pays menacé. Lavoisier, Fourcroy, Guyton de Morveau, Chaptal, Berthollet, fournirent de nouveaux moyens d’extraire le salpêtre et de se procurer de la poudre ; Monge trouva l’art de fondre rapidement les canons, et, grâce au chimiste Clouet, on put vite fabriquer les armes blanches. Monge, Berthollet, dénoncés aussi par Marat, faillirent avoir le même sort que Lavoisier. « Dans huit jours, remarquait tranquillement Berthollet, nous serons arrêtés, jugés, condamnés et exécutés. » Et Monge de répondre avec le même calme : « Tout ce que je sais, c’est que mes fabriques de canons marchent à merveille. » N’est-ce pas à ses prédécesseurs que songeait Pasteur quand il écrivit : « Si la science n’a pas de patrie, l’homme de science en a une, et c’est à elle qu’il doit reporter l’influence que ses travaux peuvent avoir sur le monde. »

Mais, si quelques historiens ont nié l’œuvre patriotique de la Convention, la plupart s’accordent à proclamer que, sous le Directoire, à la veille du 18 Brumaire, il n’y avait plus de patriotisme qu’aux armées, les Assemblées et les autres classes de la nation se trouvant fortement entamées par le pyrrhonisme politique, l’agiotage, la fureur du plaisir, l’anarchie morale, par cette autre grande école d’immoralité, les coups d’Etat répétés qui frayèrent le chemin à Bonaparte. Encore cette thèse paraît-elle trop absolue, et y aurait-il lieu d’y proposer quelques tempéramens.

Louis Legrand montre avec force que la Révolution, malgré ses destructions parfois incohérentes, n’a pas fait table rase du passé : « La France qu’on pouvait croire abattue, déracinée, cette France, au contraire, comme un arbre plein de sève, que stimule un énergique élagage, a poussé des rameaux plus fournis et plus verts. » Il semble bien au reste que les vertus guerrières de la Révolution sont un ressouvenir de la civilisation chevaleresque. Le présent n’est presque jamais que le passé sous un nouveau nom.

L’armée, qui est la patrie vivante, la patrie en marche et en action, se fortifiait, se retrempait par les nouveaux principes, par la fusion des vieux soldats avec les jeunes soldats de l’an II et des années suivantes. Victor Hugo a dit magnifiquement :


La liberté sublime emplissait leurs pensées.
Flottes prises d’assaut, frontières effacées
Sous leur pas souverain ;
O France, tous les jours c’était quelque prodige,
Chocs, rencontres, combats ; et Joubert sur l’Adige,
Et Marceau sur le Rhin.

On battait l’avant-garde, on culbutait le centre ;
Dans la pluie et la neige et de l’eau jusqu’au ventre,
On allait en avant !
Et l’un offrait la paix, et l’autre ouvrait ses portes,
Et les trônes, roulant comme des feuilles mortes,
Se dispersaient au vent !

La Révolution leur criait : « Volontaires,
Mourez pour délivrer tous les peuples vos frères ! »
Contens, ils disaient oui.
« Allez, mes vieux soldats, mes généraux imberbes ! »
Et l’on voyait passer ces va-nu pieds superbes
Sur le monde ébloui !


Ainsi la vraie croisade, avec son peuple de soldats obscurs, venus des villes et des campagnes, pleins d’exaltation désintéressée, marchant aux accens de la Marseillaise, — l’air à moustaches, — c’est l’armée française, et non les coalisés, qui l’a ressuscitée.

« Tout fut sincère en ces armées héroïques, conclut Albert Sorel… La patrie était, pour eux, non une entité métaphysique, mais une terre, le pays où ils étaient nés, où ils voulaient mourir, le lieu de toutes leurs affections, de tous leurs souvenirs, de toutes leurs espérances. »

Les enfans eux-mêmes s’enrôlent, des jeunes filles s’engagent comme volontaires ; Carnot, qui nommait en fait les généraux en chef, reste longtemps simple capitaine du génie ; la plupart des représentans en mission donnent l’exemple du plus fier courage, la Tour-d’Auvergne n’accepte que le titre de « premier grenadier de la République. » Ces généraux de la Révolution, Desaix, Kléber, Joubert, Marceau, Hoche, sont aussi humains que patriotes. Joubert écrivait à son père : « Faire son devoir, le faire avec distinction, sans se mêler aux partis, voilà le patriotisme ; » Byron honore la mémoire de Marceau général à vingt-deux ans, tué à vingt-sept ans : « … Il a été du petit nombre de ceux qui n’ont pas dépassé la mission de rigueur que la Patrie impose à ceux qu’elle arme de son glaive ; il a gardé le témoignage de son âme. Aussi les hommes ont pleuré sur lui. » Marceau écrivait à une amie : « Mes lauriers vous feraient horreur ; ils sont teints de sang humain. » Quand il tombe pour ne plus se relever (1796), il dit à ses amis : « Pourquoi me tant regretter ? Pourquoi me plaindre ? J’ai assez vécu, puisque je meurs pour la patrie. » Hoche, emprisonné en 1793, demande à être entendu par le Comité de Salut public : « Qu’on me laisse travailler dans ma chambre, les fers aux pieds, jusqu’à ce que les ennemis soient hors de France… Quel que soit mon sort, que la patrie soit sauvée, et je demeure content. » Et ce mot de Desaix : « Je battrai l’ennemi tant que je serai aimé de mes soldats ! » Kléber définit en ces termes le devoir du soldat : « Être soldat, c’est, quand on a faim, ne pas manger ; quand on a soif, ne pas boire ; quand on est épuisé de fatigue, marcher ; quand on ne peut plus se porter soi-même, porter ses compagnons blessés ; voilà ce que c’est qu’un soldat ! » Tous ces jeunes généraux vont au combat comme on va à une fête, voient briller au ciel l’étoile de la France qu’ils parent de nouveaux rayons. Les hommes, comme les peuples, se mesurent à leur idéal ; la conduite de ces fiers soldats était digne d’inspirer cette pensée, à M. Jules Arnoux : « Les devoirs militaires ne sont pas autre chose que la continuation des devoirs civiques ; ce sont les mêmes vertus qui font le soldat et le citoyen. »

Carnot écrit a Jourdan de se diriger sur Maubeuge et de livrer bataille : Jourdan hésite, Carnot accourt, ordonne a Jourdan, au nom de la Convention, de marcher sur Wattignies. Cobourg a dit à son état-major : « Les républicains sont braves ; mais s’ils me délogent d’ici, je consens à me faire républicain. » La journée du 15 octobre 1793 reste indécise, on avance sur la gauche, mais notre aile droite est décimée. « Il faut renforcer l’aile droite, affirment les vieux officiers. — Non, répond Carnot, il faut la dégarnir ; qu’importe par quel côté nous remportons la victoire ? » Le lendemain Carnot laisse éclaircir, réduits à une mince ligne, le centre et la droite, reporte vingt mille hommes à gauche, rallie les soldats, destitue solennellement, en présence de l’armée, un général qui a désobéi, s’empare d’un fusil de grenadier, charge à la tête d’une colonne repoussée, dans son costume de représentant du peuple, emporte Wattignies ; Maubeuge est délivrée, l’envahisseur chassé de France, la guerre reportée au-delà des frontières. Les Thermidoriens voulurent faire inscrire Carnot sur la liste de proscription, en même temps que Robert Lindet et Jean Bon Saint-André, qui firent pour l’intendance et la marine ce que lui, Carnot, avait fait pour l’armée. Une voix indignée protesta devant la Convention : « Oserez-vous porter la main sur celui qui a organisé la victoire ? » Des applaudissemens éclatent, l’Assemblée passe à l’ordre du jour, Carnot est sauvé, et le mot : organisateur de la victoire reste pour toujours attaché à ce glorieux nom.

Dans ses discours patriotiques, Vergniaud s’élève au-dessus de la lutte des partis. Le 2 septembre 1792, il sonne la charge sur les ennemis de la patrie : « Pourquoi les retranchemens du camp qui est sous les remparts de cette cité ne sont-ils pas plus avancés ? Où sont les bêches, les pioches, et tous les instrumens qui ont élevé l’autel de la Fédération et nivelé le Champ-de-Mars ? Vous avez manifesté une grande ardeur pour les fêtes ; sans doute vous n’en aurez pas moins pour les combats ; vous avez chanté, célébré la victoire ; il faut la défendre. Nous n’avons plus à renverser des rois de bronze, mais des rois environnés d’armées puissantes. Je demande que la Commune de Paris concerte avec le pouvoir exécutif les mesures qu’elle est dans l’intention de prendre. Je demande aussi que l’Assemblée Nationale, qui dans ce moment-ci est plutôt un grand comité militaire qu’un corps législatif, envoie à l’instant, et chaque jour, douze commissaires au camp, non pour exhorter par de vains discours les citoyens, mais pour piocher eux-mêmes, car il n’est plus temps de discourir ; il faut piocher la fosse de nos ennemis, et chaque pas qu’ils font en avant pioche la nôtre. » L’Assemblée tout entière se leva et décréta la proposition de Vergniaud. Même enthousiasme, quand, le 16 septembre, il répète cet appel au camp : « N’avez-vous d’autre manière de prouver votre zèle qu’en demandant sans cesse, comme les Athémiens : Qu’y a-t-il aujourd’hui de nouveau ? Au camp, citoyens, au camp ! Tandis que nos frères, pour notre défense, arrosent peut-être de leur sang les plaines de la Champagne, ne craignons pas d’arroser de quelques sueurs les plaines de Saint-Denis, pour protéger leur retraite. Au camp, citoyens, au camp ! Oublions tout, excepté la patrie ! Au camp, au camp ! » Le 9 novembre, pour attiser le feu sacré du patriotisme, Vergniaud demande des fêtes publiques : « C’est par de pareilles fêtes que vous ranimerez sans cesse le civisme. Chantez donc, chantez une victoire qui sera celle de l’humanité. Il a péri des hommes, mais c’est pour qu’il n’en périsse plus… » De lui encore ce cri ; répété aussitôt par tous ses collègues : « Périsse l’Assemblée nationale et sa mémoire, pourvu que la France soit libre ! »

Il y a du mauvais et du pire chez Danton, il y aussi du bon et du très beau ; aucun homme de cette époque ne rappelle mieux, à mon sens, cette pensée de Montaigne : « Notre vie est partie en folie, partie en prudence. Qui n’en écrit que sévèrement et régulièrement, en laisse en arrière plus de la moitié. » On peut aussi appliquer à ses discours le mot de Pascal : « La véritable éloquence se moque de l’éloquence. » Gonfalonier de la démagogie parisienne, Mirabeau de la populace, dictateur du monstre à mille têtes, le véritable homme d’Etat de la Terreur, politique réaliste, mettant le succès de son parti avant la loi, la justice et l’humanité, au coup d’œil rapide et perçant, tempérament né maître, absorbant toutes les volontés partout où il se présente, doué d’une voix de stentor qui retentit, tantôt comme une fanfare, tantôt comme le tocsin, dédaigneux des paroles emphatiques, des préjugés abstraits, sachant regarder et compter avec les passions des hommes, convaincu que les questions politiques sont des questions de force, incrédule, mais partisan d’une religion provisoire utile au peuple, nourri d’études classiques qu’il a perfectionnées par la pratique des bons auteurs, Rabelais, Corneille, Voltaire, Montesquieu entre autres ; nature riche, exubérante, ensoleillée ; adoré de sa famille, de ses amis, gai et cordial dans la vie privée, prompt à oublier les injures, Danton apparaît aussi comme un grand patriote, aimant la France d’un amour de fauve, tout palpitant, d’un amour clairvoyant, farouche et pratique en même temps. C’est lui qui négocie la retraite presque pacifique de Brunswick ; qui, voulant donner à la guerre le caractère d’une guerre d’intérêt, fait déclarer que « la France ne s’immisce en rien dans le gouvernement des autres Puissances ; » qui obtient l’alliance de la Suède, pose d’avance les bases du traité de Bâle ; lui qui, par ses motions ; met fin aux carmagnoles dansées par des énergumènes dans la salle même de la Convention : « La Convention n’entendra plus à la barre que la raison en prose. »

Il se dit, il se montre capable d’unir la modération aux élans d’un patriotisme bouillant, impétueux, mais exempt de haine : « Que m’importent toutes les chimères que l’on peut répandre contre moi, pourvu que je puisse servir la patrie ? Ce n’est pas être homme public que de craindre la calomnie ! »

Il écarte comme byzantines les discussions de principes si chères à Robespierre. « Toutes nos altercations tuent-elles un Prussien ?… La Constitution est une batterie qui fait un feu à mitraille contre les ennemis de la liberté. Quoi ! vous avez une nation entière pour levier, la raison pour point d’appui, et vous n’avez pas encore bouleversé le monde !… » Une autre fois : « Khi que m’importe ma réputation ! Que la France soit libre, et que mon nom soit flétri ! Que m’importe d’être appelé buveur de sang ? Eh bien ! buvons le sang des ennemis de l’humanité, s’il le faut ; combattons, conquérons la liberté ! » Il répète volontiers qu’il mourrait, qu’il mourra pour la patrie ; d’ailleurs il n’aime pas la guerre pour la guerre, et déclare, le 15 juin 1793, que le peuple : français ne peut jamais faire de guerre offensive ; s’il a rompu en visière à l’Europe, c’est pour prévenir des préparatifs dirigés contre lui : « Quand je vois un ennemi qui me couche en joue, je tire sur lui le premier si je peux, et je ne fais en cela que me défendre. »

Et encore : « Tout appartient à la patrie, quand la patrie est en danger. Soyons terribles ; faisons la guerre en lions !… C’est à coups de canon qu’il faut signifier la Constitution à nos ennemis… Emporte-t-on la patrie à la semelle de ses souliers ?… L’énergie fonde les républiques ; la sagesse et la conciliation les rendent immortelles ?… » Sur sa proposition, la Convention déclare la République française une et indivisible : « La France doit être un tout indivisible ; elle doit avoir unité de représentation. Les citoyens de Marseille veulent donner la main aux citoyens de Dunkerque. Je propose de décréter que la Convention nationale pose pour base du gouvernement qu’elle va établir l’unité de représentation et d’exécution. Ce ne sera pas sans frémir que les Autrichiens apprendront cette sainte harmonie ; alors, je vous jure, nos ennemis seront morts. »

Le 21 janvier 1793 : « Faisons la guerre à l’Europe. Il faut, pour épargner les sueurs et le sang de nos concitoyens, développer la prodigalité nationale. Vos armées ont fait des prodiges dans un moment déplorable : que ne feront-elles quand elles seront bien secondées ? Chacun de nos soldats croit qu’il vaut deux cents esclaves. Si on leur disait d’aller à Vienne, ils iraient à Vienne, ou à la mort… »

Le 10 mars 1793 : « Je déclare que, puisque, dans les rues, dans les places publiques, les patriotes sont insultés ; puisque dans les spectacles on applaudit avec fureur aux applications qui se rapportent aux malheurs de la patrie, je déclare que quiconque oserait appeler la destruction de la liberté ne périra que de ma main, dussé-je après porter ma tête sur l’échafaud, heureux d’avoir donné un exemple de vertu à ma patrie… Les nations qui veulent être grandes doivent, comme les héros, être élevées à l’école du malheur… »

Malgré tout, l’unanimité des âmes françaises sur la patrie n’était pas encore obtenue à cette époque, elle ne le fut pas non plus sous l’Empire, ni en 1814, ni en 1815. Ce sentiment toutefois grandit, se fixe au cours du XIXe siècle, en même temps que la démocratie, et cette magnifique efflorescence de l’idée de patrie, le principe des nationalités. Dès 1819, de Serre déclare que la démocratie coule à pleins bords ; quels bonds n’a-t-elle pas faits depuis, au risque d’aller au-delà d’elle-même et d’empiéter parfois sur d’autres vérités non moins fondamentales ! Au même moment, les colonies espagnoles de l’Amérique se révoltent contre la mère patrie, et le monde assiste à une véritable éclosion de peuples : Chili, 1817 ; Guatemala, Honduras, San Salvador, Nicaragua, Costa-Rica, 1821-1842 ; Mexique, 1824 ; Bolivie, 1825, Pérou, 1826 ; Brésil, 1826 ; Confédération Argentine, Uruguay, Paraguay, 1829 ; en 1830, les républiques de l’Equateur, du Venezuela et de la Nouvelle-Grenade. En Afrique, c’est l’Abyssinie ; en Europe la Grèce affranchie à partir de 1828 ; la Belgique en 1831 ; l’unité de l’Italie (1861 et 1870) ; l’unité de l’Allemagne, 1871 ; le Monténégro, 1880 ; la Roumanie, 1881 ; la Serbie, 1882 ; la Bulgarie, 1885. Sans se demander si l’application du principe des nationalités proclamé par elle ne deviendrait pas la source de sérieux dangers en se retournant contre elle, la France se posa comme le champion de la liberté des races opprimées. On croyait alors que, lorsque toutes les nationalités seraient organisées, les guerres deviendraient plus rares, même qu’il n’y en aurait plus. Albert Sorel se montre moins confiant : « Le système des nationalités, dit-il, a déjà provoqué et provoquera plus de guerres que ne l’ont fait autrefois les querelles religieuses, et que ne le font de nos jours les ambitions des rois. Les convoitises des nations sont plus âpres, leurs triomphes sont plus hautains, leurs mépris sont plus insultans que ceux des princes ; ils soulèvent aussi des ressentimens plus amers et plus durables… »

En 1870, l’idée de patrie se manifeste avec la splendeur d’une adhésion universelle, allant jusqu’aux sacrifices les plus sublimes ; mais la superbe défense des armées de métier et des armées improvisées ne put compenser l’insuffisance du commandement ; il fallut succomber glorieusement ; du moins, l’honneur était sauf. Tous, nous nous sentions amputés par la diminution tragique de la France, tous nous avons frissonné, pleuré, en lisant les vers de Victor Hugo :


… Ah ! je voudrais,
Je voudrais n’être pas Français, pour pouvoir dire
Que je te choisis, France, et que, dans ton martyre,
Je te proclame, toi que ronge le vautour,
Ma patrie et ma gloire, et mon unique amour.


Et, comme des reliques sacrées, nous enfermions en nos cœurs les mots-médailles qui traînent derrière eux un long sillage de réconfort moral ; le : « Il y avait la France ! » du Duc d’Aumale à Bazaine ; le cri de Gambetta sur la revanche et l’Alsace-Lorraine : « N’en parler jamais, y penser toujours ! » cette parole du testament de Jules Ferry, gravée sur son monument à Saint-Dié : « Je désire reposer dans la même tombe que mon père et ma sœur, en face de cette ligne bleue des Vosges d’où monte jusqu’à mon cœur fidèle la plainte des vaincus. » Et comment oublier le mot de Paul Déroulède : « Républicains, bonapartistes, légitimistes, orléanistes, ce ne sont là chez nous que des prénoms ; c’est patriote qui est le nom de famille ? »

Enfin, voici venir l’heure fatidique, l’heure du destin ; nous sommes provoqués, attaqués, nous nous défendrons jusqu’au bout ; la France se dresse, unanime, pour venger son honneur et réparer l’injure. La séance du 4 août 1914 à la Chambre des députés, au Sénat, est un des plus beaux mouvemens de notre histoire, de l’histoire du monde ; les membres du Parlement, interprètes fidèles de la France, oublient leurs querelles, leurs rivalités douloureuses, acclament le gouvernement, lui confèrent pleins pouvoirs, votent à l’unanimité les crédits demandés. Le pays entier n’a plus qu’une âme, « la même âme, à Marseille et à Dunkerque, à Bordeaux et à Nancy, dit éloquemment M. Lavisse ; toutes les Frances, France des Croisades, France de Bouvines, France de Rocroi, France de Valmy, France d’Austerlitz, France de la fleur de lys et du drapeau blanc, France de l’aigle ou du coq et du drapeau tricolore, France du bonnet phrygien et du drapeau rouge, mêlées, confondues. Oui, merveille à en pleurer de joie et d’orgueil… »

Et ce fut comme une succession de miracles historiques : cette folie mégalomane des hommes d’Etat et diplomates allemands, qui les conduit à violer toutes les lois divines et humaines, à multiplier leurs ennemis, à ameuter contre eux l’opinion publique mondiale, à ignorer grossièrement les forces morales, « les impondérables ; » — le prodige de la mobilisation préparée, accomplie par notre état-major ; nos généraux, nos officiers, nos soldats, pénétrés de la grandeur de leur tâche, considérant leurs devoirs comme une fonction civique et acquérant en quelques mois la solidité, l’endurance des légionnaires romains, des armées de métier, aussi étonnans, aussi ingénieux dans la défensive que, dans l’offensive, dans la tactique que dans la stratégie, dans la guerre de tranchées que sur les champs de bataille. L’héroïsme patriotique fournirait déjà de quoi remplir une bibliothèque ; il éclate en des millions de gestes qui honoreront éternellement les huit pays unis contre les Barbares. Le drame semble surhumain, d’une grandeur plus qu’eschylienne, plus que dantesque, plus que shakspearienne, et chacun s’efforce de s’élever au-dessus de soi-même pour demeurer à la hauteur d’une épopée d’autant plus sublime qu’elle dérive des plus nobles sentimens, d’autant plus immense qu’elle met aux prises la moitié de l’humanité guidée par les passions les plus violentes. Tous rivalisent de courage, de dévouement, de générosité, de désintéressement ; les femmes, des enfans eux-mêmes avec les hommes, les civils avec les soldats, les pauvres avec les riches, les ouvriers avec les patrons, nos armées avec les armées alliées. La France manifeste une fois de plus cette âme immortelle qui lui a fait vingt siècles de splendeur tantôt brillante et tantôt pathétique. A la lueur flamboyante d’événemens formidables, nous avons tous reconnu que l’armée est l’école des vertus patriotiques, qu’honorer le courage, c’est le créer, qu’avant la grande famille humaine, il faut chérir la famille restreinte qui est la patrie :

Et plus je suis Français, plus je me sens humain.


VICTOR DU BLED.

  1. Voyez la Revue du 15 juin 1915.