L’Idéal scientifique des mathématiciens/Chapitre IV

Librairie Félix Alcan (p. 181-229).



CHAPITRE IV

LE POINT DU VUE DE L’ANALYSE MODERNE

I. — L’évolution de l’Analyse mathématique au xixe siècle.

En suivant le développement de la pensée mathématique depuis l’antiquité grecque jusqu’au seuil de la période contemporaine, nous avons vu prédominer[1] successivement deux points de vue, deux tendances différentes.

Le savant se borne d’abord à constater. Il regarde autour de lui, non point — disait Platon — avec ses yeux, dont la vue est grossière et limitée aux objets sensibles, mais avec cette faculté de vision intellectuelle que possède l’entendement, et qui lui permet d’appréhender les vérités mathématiques essentielles. Ainsi sont perçues les propriétés harmonieuses du monde des nombres et du monde des figures, celles aussi des grandeurs mesurables, chez lesquelles s’opère la synthèse de la quantité et de la figure, la réunion de l’arithmétique et de la géométrie.

Avec la diffusion de l’algèbre, cependant, une révolution s’accomplit. De contemplative qu’elle était, la science se fait constructrice. Il en résulte une méthode et un point de vue entièrement nouveaux.

Composer, à partir d’éléments simples, des assemblages de plus en plus complexes et bâtir ainsi de toutes pièces, par sa propre industrie, l’édifice de la science, telle apparaît désormais la tâche du mathématicien. La faculté créatrice du savant se trouve à tel point exaltée, dans cette période nouvelle, que, de moyen qu’elle était, elle se transforme bientôt en but. Laissant aux praticiens le soin d’interpréter et d’utiliser ses théories, le mathématicien de l’école algébriste attache moins de prix aux théories construites et aux résultats acquis qu’à la méthode par laquelle il y parvient. Son but principal n’est pas de connaître des faits nouveaux, mais d’accroître sa puissance créatrice et ses ressources de constructeur en perfectionnant de plus en plus ses procédés.

Cependant, les progrès mêmes de la mathématique algébrique ne pouvait manquer de faire surgir certaines difficultés et d’amener une réaction. Avant même que cette mathématique eût achevé de développer ses méthodes et d’asseoir sur des bases logiques rigoureuses l’édifice de la science (ce qui fut, en gros, l’œuvre de la première moitié de xixe siècle) un léger malaise, puis des tendances nouvelles se manifestèrent, dont nous avons cherché tout à l’heure à déterminer les causes.

En creusant la conception algébriste des mathématiques, en pénétrant aussi avant que possible dans son principe, nous étions arrivés à la formule suivante : la Mathématique idéale se réduirait à une synthèse algébrico-logique, cette synthèse se faisant suivant les règles du jeu, lesquelles sont arbitraires. Or, à cette formule, pour diverses raisons indiquées plus haut, les mathématiciens de la fin du xixe siècle ne pouvaient plus souscrire.

Il est bien évident tout d’abord que le mathématicien ne saurait construire dans le vide. Il importe que ses théories soient applicables à la géométrie et à la physique. Or, les besoins de ces sciences obligent le savant à étudier des relations mathématiques qui ne se réduisent pas à des combinaisons algébriques. Il y a plus. À l’intérieur même de l’ « Analyse mathématique », nous ne pouvons réaliser des progrès et aller au fond des notions que nous étudions qu’en nous échappant plus ou moins du cadre de l’algèbre. Ajoutons que pour justifier et hiérarchiser les théories, pour discuter les hypothèses sur lesquelles elles sont fondées, pour les perfectionner et les enrichir, nous devons nécessairement faire entrer en jeu d’autres opérations de l’esprit que la pure et simple combinaison logique.

Nous nous y trouvons d’autant plus obligés que notre faculté de combinaison triomphe davantage. Sentant, en effet, la possibilité de construire des sciences fictives infiniment variées reposant sur des définitions et des postulats arbitraires, nous nous trouvons paralysés, par l’excès même de notre puissance. Nous comprenons qu’un choix est nécessaire entre les innombrables constructions que nous pouvons réaliser. Et ainsi des deux parties dont se compose ordinairement l’œuvre du mathématicien — sélection des idées et démonstration, — la première prend de nouveau une importance prépondérante par rapport à la seconde.

Telles sont les remarques auxquelles aboutit l’étude que nous avons faite dans les pages précédentes. Mais, de ces remarques, nous n’avons tiré jusqu’ici qu’une conclusion négative : elles nous ont montré que la conception synthétiste des Mathématiques devait être abandonnée. Pour savoir si cette conception a été remplacée par une autre, si de nouvelles idées directrices, de nouveaux principes de recherches se sont développés dans l’esprit des savants, il nous faut examiner de plus près la physionomie actuelle de la science mathématique.


Ce qui nous frappe tout d’abord lorsque nous comparons la Mathématique de notre temps à celle des époques antérieures, c’est l’extraordinaire diversité et l’aspect imprévu des voies et des détours où cette science s’est engagée, c’est le désordre apparent dans lequel elle exécute ses marches et contre-marches, ce sont ses manœuvres et changements de front continuels. La belle unité qu’Euclide avait donnée à la géométrie et que Descartes voulait conférer à l’algèbre paraît irrémédiablement perdue. Et ce que l’observateur du mouvement scientifique est aujourd’hui le plus tenté d’admirer dans l’œuvre d’un mathématicien, ce n’est ni l’harmonie des résultats, ni la sûreté et la simplicité de la méthode, mais plutôt l’ingéniosité, la souplesse, que l’auteur doit à tout instant déployer pour atteindre ses fins.

Considérons par exemple la théorie des équations algébriques de degré n :

(1) anxn + an−1xn−1 + … + a1x + a0 = 0.

Le problème fondamental que posent ces équations est celui qui a trait à leur résolution. Or on sait qu’au début de la période moderne ce problème se trouvait engagé dans une impasse. Tous les efforts faits par les algébristes pour résoudre les équations de degré supérieur à 4 avaient piteusement échoué. Insuccès dont on pouvait s’étonner lorsqu’on croyait à la toute puissance de l’algèbre, mais que les modernes expliquent facilement. Qu’est-ce en effet que « résoudre » une équation au sens de l’algèbre élémentaire ? C’est, par définition, trouver l’expression algébrique des racines en fonction des coefficients de l’équation. Or est-il certain que l’on puisse effectuer sur les coefficients d’une équation quelconque une combinaison d’opérations algébriques qui fournisse les racines de l’équation[2] ? A priori il n’y a évidemment aucune raison pour qu’il en soit ainsi, et de ce qu’une chance heureuse se présente pour les équations des quatre premiers degrés, nous ne saurions conclure que cette chance nous favorisera jusqu’au bout. Et, de fait, la proposition suivante, pressentie par Gauss, a été démontrée en toute rigueur par le mathématicien norvégien Abel[3] : L’équation générale du cinquième degré

a5x5 + a4x4 + a3x3 + a2x2 + a1x + a0 = 0,

étant donnée, il n’est pas possible d’exprimer les racines de cette équation en fonction algébrique des coefficients.

Cette proposition d’Abel tranchait définitivement une question longtemps débattue. A-t-elle clos, cependant, comme on aurait pu s’y attendre, le chapitre de la science qui traite de la résolution des équations ? Ce fut le contraire qui arriva. À peine la proposition en question était-elle établie que la théorie des équations, grâce aux travaux d’Évariste Galois[4] et d’Abel lui-même, rebondissait dans des directions nouvelles et prenait une importance plus grande que jamais. Il avait suffi, pour lui imprimer cet élan, de modifier l’énoncé du problème posé, et d’attaquer de biais la difficulté que l’on ne pouvait aborder de front. Au lieu de chercher une expression algébrique des racines des équations, on s’efforça d’isoler certaines familles ou classes d’équations telles que les racines des équations d’une même classe s’expriment par des formules algébriques en fonction les unes des autres : ainsi toutes les équations d’une classe seraient — si l’on en résolvait une — résolues en même temps, fait d’où le mathématicien tire des conséquences plus intéressantes et plus utiles que celles auxquelles pourrait conduire le calcul effectif des valeurs des racines. Adoptant un point de vue un peu différent, on peut également se demander quels sont les nombres qu’il faudrait adjoindre aux nombres « ordinaires » (nombres rationnels et nombres calculables par radicaux) pour que les racines de l’équation puissent être exprimées, par des formules algébriques, au moyen des nombres ordinaires et nombres adjoints. De la forme, assez imprévue, ainsi donnée au problème des équations, naît une théorie extrêmement féconde.

L’étude du problème de l’intégration nous suggère des remarques semblables.

On sait que le calcul des intégrales définies

 ;

portant sur la racine carrée d’un polynome en x, ne peut être effectué en algèbre étémentaire que si les polynomes sont de degré 1 ou 2 (n égal à 1 ou à 2). Si n est plus grand que 2, ce calcul devient aussi impossible que l’est la résolution d’une équation algébrique du cinquième degré. Ayant reconnu cette impossibilité, va-t-on renoncer étudier plus longtemps les intégrales y et z dans lesquelles n a la valeur 3 ? Nullement, car on découvre une voie détournée qui permet de pénétrer au cœur de leurs propriétés. Lorsque z est égal à l’intégrale

,

x est inversment une certaine fonction de z, que j’appelle p(z). Or on constate que cette fonction est facile à construire et jouit de propriétés extrêmement remarquables. Elle appartient à la famille des « fonctions elliptiques », qui est apparentée à celle des fonctions trigonométriques, mais est beaucoup plus générale. Dès lors, plus de difficulté. Au lieu de s’attaquer directement à l’intégrale qui donne la valeur de z, on l’étudiera indirectement en analysant les propriétés de la fonction p(z). — On constate d’autre part, que l’intégrale définie

se trouve être une fonction (fonction elliptique) de z, qui peut être regardée comme connue lorsqu’on connaît p(z) ; plus généralement, la théorie des « fonctions elliptiques » permet d’étudier les intégrales de toutes les fonctions de x qui sont des expressions rationnelles par rapport à x et à la racine carrée d’un polynôme en x du troisième ou du quatrième degré[5].

Lorsque, dans les intégrales y et z ci-dessus, le degré n est supérieur à 4, la méthode des fonctions elliptiques nous refuse ses services. Nous nous trouvons avoir dépassé les limites de son champ d’action. Qu’à cela ne tienne ; nous prendrons une autre route, plus détournée encore. Nous ramènerons l’étude des intégrales y et z non plus à la considération d’une fonction d’une variable p(z), mais à l’étude simultanée de plusieurs fonctions de plusieurs variables, fonctions d’un type remarquable dites fonctions abéliennes.

Si maintenant, laissant le chapitre des intégrales indéfinies, nous passons à celui des équations différentielles — l’un des plus importants de l’Analyse moderne — nous verrons se multiplier et se diversifier de plus en plus les méthodes de recherche.

On a étudié avec succès certains types d’équations différentielles, appartenant à la famille des équations linéaires, mais on est dans cet ordre d’idées, parvenu, à un point au-delà duquel il semble que l’on ne puisse plus progresser. Que fait-on ? On va chercher dans une partie des mathématiques fort éloignée des équations différentielles un nouvel instrument de calcul : la fonction automorphe, fuchsienne ou kleinéenne[6] dont la définition repose sur la théorie des groupes de substitutions, et qui généralise une fonction particulière rencontrée dans un problème relatif aux fonctions elliptiques.

Dans la théorie des équations différentielles non-linéaires, des difficultés plus grandes encore paraissent rendre tout progrès impossible ; car si l’on met à part un petit nombre d’équations immédiatement intégrables, on n’aperçoit chez les autres aucune propriété qui appartienne à un type connu. Mais, dans cette forêt vierge, voici qu’une piste se présente inopinément. On constate qu’il y a une étroite corrélation entre les divers caractères spécifiques des équations différentielles et la nature de leurs points singuliers. De cette idée M. Painlevé tire le principe d’une classification des équations différentielles qui le conduit à de remarquables découvertes.


Ces exemples, choisis entre beaucoup d’autres, seront sans doute suffisants pour faire ressortir la variété des points de vue qui caractérisent la Mathématique contemporaine. Plus nous regarderons celle-ci, plus nous serons frappés de l’abondance des ressources dont elle dispose. Mais nous constaterons en même temps que cette richesse a pour conséquence un certain manque d’ordre et de cohérence. Les théories semblent mal délimitées et proportionnées ; elles s’entre-croisent, chevauchent les unes sur les autres ; elles sont introduites ex abrupto sans raison apparente, puis abandonnées, puis reprises sans que l’on saisisse les principes ; qui président à leur formation et à leur enchaînement.

De là résulte, d’une part, que le plan de l’édifice mathématique n’apparaît pas clairement. D’autre part les règles qui régissent le travail de recherches, les méthodes qui permettent à la science de se développer, semblent être de plus contingentes et incertaines. C’est ici le lieu de rappeler les réflexions, bien souvent citées, qu’inspirait à Galois, vers 1830[7], l’expérience de sa brève et brillante carrière mathématique : « De toutes les connaissances, on sait que l’analyse pure est la plus immatérielle, le plus éminemment logique, la seule qui n’emprunte rien aux manifestations des sens. Beaucoup en concluent qu’elle est, dans son ensemble, la plus méthodique et la mieux ordonnée. Mais c’est erreur… Tout cela étonnera fort les gens du monde, qui, en général, ont pris le mot Mathématique pour synonyme de régulier. Toutefois, là comme ailleurs, la science est l’œuvre de l’esprit humain, qui est plutôt destiné à étudier qu’à connaître, à chercher qu’à trouver la vérité. En effet on conçoit qu’un esprit qui aurait puissance pour percevoir d’un seul coup l’ensemble des vérités mathématiques… pourrait les déduire régulièrement et comme machinalement de quelques principes combinés par des méthodes uniformes… Mais il n’en est pas ainsi ; si la tache du savant est plus pénible, et partant plus belle, la marche de la science est moins régulière : la science progressé par une série de combinaisons où le hasard ne joue pas le moindre rôle ; sa vie est brute et ressemble à celle des minéraux qui croissent par juxtaposition. Cela s’applique non seulement à la science telle qu’elle résulte des travaux d’une série de savants, mais aussi aux recherches particulières à chacun d’eux. En vain les analystes voudraient-ils se le dissimuler : ils ne déduisent pas, ils combinent, ils comparent ; quand ils arrivent à la vérité, c’est en heurtant de côté et d’autre qu’ils y sont tombés ».

La méthode de recherche que décrit ici Galois, c’est, on le voit, la méthode expérimentale. Pour triompher des obstacles qui barrent la route de la logique, l’analyste a recours, en somme, aux procédés et aux artifices du physicien ou du naturaliste.


Si le mathématicien se trouve ainsi obligé de tâtonner et d’user d’expédients variés pour conduire ses recherches, du moins sait-il avec toute la précision désirable ce qu’il cherche et ce qu’il veut faire ?

La conception synthétiste de la science devait — nous l’avons vu — conduire à cette idée que les théories mathématiques peuvent être construites arbitrairement, pourvu qu’elles obéissent à certaines règles formelles et conventionnelles. Usant de sa liberté, le mathématicien a naturellement commencé par étudier les théories faciles, c’est-à-dire celles auxquelles le langage de l’algèbre s’adaptait exactement. Mais, puisque ces théories ne nous suffisent pas, comment nous y prendrons-nous et dans quel sens nous dirigerons-nous pour les dépasser ?

On dira peut-être que le mathématicien sera guidé dans sa marche par la préoccupation d’aboutir à des résultats intéressants et féconds. En mathématique comme en physique, c’est le succès qui justifiera la recherche et qui la déterminera à la façon d’une cause finale. Mais qu’est-ce au juste que le succès ? Car il est clair que si nous restons dans le domaine de l’Analyse pure, le succès ne peut plus se manifester comme en physique par une plus ou moins grande conformité de la théorie avec les données de l’expérience.

En fait, le mathématicien ne connaît aucun principe, aucun critère objectif qui lui permette de décider si une théorie vaut ou non la peine qu’il dépense pour la construire. Force lui est, pour diriger son activité, de s’en rapporter à son flair, de s’abandonner à son inspiration espérant qu’elle lui suggérera des aperçus nouveaux. « Ce qu’il faut — écrit Émile Borel[8] sans pouvoir préciser davantage — c’est une idée heureuse, c’est l’introduction de telle notion qui permettra de grouper des faits connus et ensuite d’en découvrir de nouveaux… L’invention proprement dite, l’invention vraiment féconde consiste, en mathématiques comme dans les autres sciences, dans la découverte d’un point de vue nouveau pour classer et interpréter les faits. »


On voit que la tâche du mathématicien est loin d’être clairement tracée et l’on comprend l’embarras où l’inventeur, fréquemment, paraît se trouver. Si les observations que nous avons présentées sont justes, on pourrait chercher à expliquer cet embarras par deux causes différentes, et à première vue opposées. Le mathématicien moderne est pris au dépourvu parce qu’il dispose d’une puissance créatrice trop étendue : pouvant construire une infinité de théories, pouvant s’orienter dans une infinité de directions, il ne sait laquelle choisir. Mais il est embarrassé également parce que les notions et les propriétés qu’il étudie résistent à ses efforts, ne se plient qu’imparfaitement à sa volonté ; on sent que ses notions ne sont pas entièrement son fait ; il ne peut plus, comme l’algébriste du xviiie siècle, regarder la science comme étant le résultat pur et simple de ses constructions.

Cette dernière remarque met en lumière un caractère général, un trait nettement accusé de l’œuvre mathématique contemporaine, qui fixe bien la physionomie de cette œuvre par rapport aux spéculations des anciens géomètres et des algébristes.

Entre la conception grecque des Mathématiques et la conception contraire des algébristes synthétistes il y avait, remarquons-le, une ressemblance. L’une et l’autre supposent une sorte d’harmonie préétablie entre le but et la méthode de la science mathématique, entre les objets que poursuit cette science et les procédés qui lui permettent d’atteindre ces objets.

Ainsi, dans la géométrie euclidienne, — c’est un point sur lequel nous avons insisté[9] — les mêmes propriétés qui sont recherchées en tant que fins comme belles et harmonieuses, jouent également le rôle d’intermédiaires conduisant à des propriétés plus lointaines ; tout théorème est à la fois un objet et un instrument de recherche.

Pareillement, dans la science algébrique parfaite, les objets étudiés, étant uniquement des composés ou des assemblages d’éléments, ne contiennent ni plus ni moins que les éléments eux-mêmes, et la fin que l’on poursuit se trouve par conséquent déterminée par les moyens que l’on met en œuvre. — Ainsi, par exemple, après avoir étudié algébriquement les courbes du second degré (ou sections coniques), Descartes nous invite à nous élever progressivement à des courbes de plus en plus « composées » (de degré de plus en plus élevé). Le problème ainsi posé est moulé sur la forme dans laquelle s’opère la composition algébrique. On se propose d’étudier, entre toutes les courbes, celles qui correspondent à des équations polynomales et on les envisage dans l’ordre même suivant lequel les équations correspondantes procèdent les unes des autres. — Semblablement, lorsque l’on définit la fonction analytique transcendante comme la somme d’une série convergente, on vise à constituer une théorie où objet et instrument de démonstration se fondront l’un dans l’autre, puisque l’on donne comme but au calcul des séries l’étude des propriétés mêmes de ces expressions.

Si nous nous tournons maintenant vers la science contemporaine, que voyons-nous ? L’harmonie dont nous venons de parler a presque complètement disparu. Lorsqu’on nous propose un problème, il nous est impossible de prévoir quels sont les procédés le plus souvent très indirects qui permettront de le résoudre. Inversement, quelque rompu qu’il soit au mécanisme de son art, le mathématicien ne voit pas toujours clairement quels sont les problèmes auxquels il doit appliquer cet art. De là vient qu’aujourd’hui ce n’est pas nécessairement le même homme qui est, en mathématiques, un inventeur original et un habile technicien ; les qualités qui font de l’un un novateur perspicace, apte à la découverte, et de l’autre un maître de la démonstration, ont cessé, semble-t-il, d’être les mêmes.

En d’autres termes, un dualisme se manifeste au sein des Mathématiques pures. L’appareil démonstratif, d’une part, doit satisfaire à certaines conditions déterminées, et il possède certains caractères propres, qui sont ceux-mêmes que nous avons mis en lumière dans les deux chapitres précédents (car, en ce qui concerne la démonstration, rien n’a été changé par les générations modernes à l’idéal de l’école algébriste et synthéthiste). Mais, d’autre part, les faits dont la Mathématique poursuit aujourd’hui l’étude paraissent dépendre de conditions autres que celles de la démonstration. Non seulement ces faits ne résultent pas des combinaisons algébriques, mais on dirait qu’ils sont, en quelque manière, réfractaires à l’algèbre et ne se laissent qu’imparfaitement enfermer dans les formules de celle-ci. Les progrès réalisés par l’Analyse semblent ne pouvoir être acquis qu’au prix d’une lutte dont la marche est incertaine et l’issue toujours douteuse.


II. — L’objectivité des faits mathématiques.

Pour expliquer le caractère et les tendances des Mathématiques contemporaines, nous avons été amenés à employer certaines expressions, dont nous nous étions déjà servis lorsque nous considérions les Mathématiques grecques, mais qu’en étudiant la période algébrique de la science, nous avions le plus possible évitées. Nous avons parlé de notions ou d’objets mathématiques, de faits mathématiques. Expressions commodes, mais ambiguës. Ne doit-on leur attribuer qu’une valeur métaphorique, ou peut-être, au contraire, en se plaçant au point de vue de la science actuelle, leur donner une signification presque et positive ?

Quoi que l’on pense de cette question, il est un point qui, en tout cas, nous paraît acquis. C’est que, s’il y a sous les formules et les déductions mathématiques des notions objectives, ces notions ne sont pas d’origine empirique. On remarquera que nous n’avons fait aucune allusion, dans le cours de cet ouvrage, aux doctrines qui, pour des motifs et avec des arguments divers, ont cherché à fonder le système des Mathématiques sur des données expérimentales. C’est qu’en effet, si ces doctrines ont joué un rôle capital dans le développement des idées philosophiques, elles ne paraissent pas avoir influencé d’une manière appréciable la pensée des mathématiciens. Les fondateurs de la science grecque étaient aussi éloignés que possible de l’empirisme. Descartes, Leibniz, y étaient également opposés. Les purs algébristes, d’autre part, devaient, s’ils restaient fidèles aux principes de leur art, se désintéresser de la nature des éléments qu’ils combinaient, en sorte qu’ils n’avaient pas à prendre parti entre l’empirisme et les doctrines contraires. Lorsqu’enfin, vers la fin du xixe siècle, certains mathématiciens à tendances philosophiques cherchèrent à traiter d’un point de vue scientifique rigoureux la question de l’origine des notions mathématiques, ce fut pour réfuter — définitivement semble-t-il — la doctrine des empiristes.

Nous n’avons pas besoin de reproduire ici les arguments que l’on a fait valoir contre cette doctrine, arguments auxquels les mathématiciens de notre temps ont presque unanimement adhéré. On les trouvera exposés notamment dans les ouvrages philosophiques d’Henri Poincaré. Nous considérerons donc comme admis que les notions mathématiques ne sont pas empruntées au monde sensible où elles ne se trouvent jamais qu’imparfaitement réalisées ; elles ne sont pas non plus un produit de l’abstraction, car elles sont exemptes de tous les caractères sensibles dont est formée notre perception des objets réels ; enfin les propositions des mathématiques ne sauraient être regardées comme objectives au sens empirique du mot, car aucune expérience physique ne pourra jamais démontrer la vérité ou la fausseté de leurs postulats.

Sans doute ne faut-il pas conclure de là que notre science mathématique soit indépendante de l’expérience. D’après Henri Poincaré, au contraire, la plupart de nos théories seraient, en dernière analyse, déterminées par des considérations d’origine expérimentale. Mais ce n’est pas en raison d’une nécessité fondamentale, c’est uniquement pour des motifs accidentels qu’il en est ainsi. Afin d’obtenir une Mathématique qui soit applicable à l’étude de la physique et qui soit d’accord, d’autre part, avec les conditions ordinaires de la connaissance humaine, nous devons, entre une infinité de systèmes de postulats théoriquement possibles, choisir ceux-ci et non pas ceux-là, et notre choix est guidé par l’expérience de nos sens ; mais ce n’est pas ce choix qui saurait conférer aux postulats et aux notions de notre science un caractère d’objectivité.

On voit comment, de cette théorie de la science, certains penseurs ont pu glisser vers la doctrine néo-nominaliste qu’a développée, il y a vingt ans, dans une série d’articles remarquables, M. Édouard Le Roy[10]. M. Le Roy s’est défendu d’être nominaliste, et cette qualification ne convient pas, en effet, à sa philosophie ; mais il ne saurait s’étonner qu’on l’ait appliquée à sa conception des sciences mathématiques et physiques. Suivant une formule de Le Roy qu’a longuement discutée Henri Poincaré[11], le savant crée le fait. « Les faits, dit-il ailleurs[12], sont taillés par l’esprit dans la matière amorphe du Donné ». « La[13] science [rationnelle] n’a pas pour objet d’atteindre je ne sais quelle nécessité extérieure qui se cacherait toute constituée dans le réel ; sa mission est de fabriquer la vérité même qu’elle recherche ». En ce qui concerne, spécialement, le fait mathématique, il est[14] une « résultante inévitable des postulats antérieurement admis dans le discours ; il revêt une apparence d’extériorité quand les postulats qui le déterminent ne sont pas explicitement dégagés ». « Ce qu’il y a au fond d’un fait mathématique, c’est l’activité régulière de l’esprit autant que celui-ci travaille à l’établissement du discours ».

Prise à la lettre, cette thèse serait, sous une forme particulièrement explicite et catégorique, celle même qui résulte de la conception algébrico-synthétique de la science à laquelle nous nous sommes attachés plus haut. Il n’y a dans les raisonnements des savants, il n’y a dans les faits sur lesquels portent ces raisonnements, qu’une combinaison artificielle d’éléments façonnés par notre esprit. La science est entièrement l’œuvre de l’homme, ce qui permet de donner de la genèse des théories une explication pragmatique beaucoup plus absolue que celle dont Henri Poincaré s’était fait l’interprète. Le fait scientifique — écrit M. Le Roy[15] — « n’est pas la réalité telle qu’elle apparaîtrait à une intuition immédiate, mais une adaptation du réel aux intérêts de la pratique et aux exigences de la vie sociale ».

Doctrine parfaitement cohérente, et d’où l’on tire une définition très nette de la science dont se contenteront de nombreux savants. Mais le sort de cette doctrine est lié, si nous ne nous trompons pas, à celui des conceptions et des vues scientifiques dont nous avons, dans un précédent chapitre, constaté l’insuffisance. Les raisons qui nous ont fait renoncer plus haut à considérer la Mathématique comme un vaste système algébrico-logique doivent également nous empêcher d’y voir une construction conventionnelle, une simple création de l’esprit humain. La doctrine nominaliste ne saurait expliquer ni le caractère indéterminé, la nature insondable des notions mathématiques, ni l’impression d’inachèvement, d’impuissance à atteindre leur but que nous donnent les théories, ni plus généralement, le défaut d’harmonie, l’opposition que nous avons relevée entre l’objet des recherches du mathématicien et les méthodes dont il fait usage.

Il est vrai que, sinon précisément le nominalisme, du moins la doctrine pragmatiste, fournit une explication facile du rôle capital que joue le choix dans l’édification des théories mathématiques ; c’est, dira-t-on, grâce à une série de choix successifs entre plusieurs constructions possibles que nous obtiendrons une science adaptée à nos besoins pratiques. Mais, si l’on se reporte à ce que nous avons dit plus haut des conditions dans lesquelles s’exerce le choix du mathématicien, on constate que cette explication ne saurait suffire dans tous les cas. Le choix intervient, non seulement dans la détermination des définitions et des postulats, mais aussi, et surtout, dans les théories les plus dérivées et les plus élevées des Mathématiques (qui sont celles où la route à suivre est la plus incertaine). Or, si l’on peut penser que les postulats — celui d’Euclide par exemple — sont choisis dans l’intention de constituer une science commode et pratique, on ne saurait soutenir la même thèse à propos de théories qui n’auront peut-être jamais aucune relation avec les faits expérimentaux. Il n’est pas de mathématicien qui ne soit fermement convaincu qu’une théorie abstraite a une valeur par elle-même, en dehors des applications auxquelles elle peut donner lieu. Comment, dès lors, faire dépendre cette valeur, et la discrimination qui nous permet de l’apercevoir, de considérations utilitaires ?

Si, d’ailleurs, la Mathématique s’adapte à peu près exactement aux conditions expérimentales, ce n’est point en vertu de ses propriétés intrinsèques, mais par suite de circonstances contingentes. Il se trouve qu’une science relativement simple permet d’expliquer les phénomènes de la nature. C’est là une chance heureuse qui aurait pu fort bien ne pas se présenter. C’est ainsi que, si le système solaire, au lieu d’être isolé, se trouvait voisin d’étoiles grosses et nombreuses, dont l’attraction sur notre monde viendrait s’ajouter à celle du soleil, l’étude du mouvement de la terre au moyen des équations de la mécanique rationnelle deviendrait pratiquement impossible.

Aussi bien, lorsqu’ils soutiennent que notre science est « commode » et « adaptée à nos besoins », ce n’est point peut-être l’accord de cette science avec l’expérience que les pragmatistes nominalistes ont principalement en vue, mais plutôt le fait qu’elle est conforme à la nature de notre esprit et bien adaptée aux conditions dans lesquelles s’exerce notre activité intellectuelle. — En ce cas, la thèse pragmatiste nous paraît démentie par les conclusions auxquelles nous sommes parvenus plus haut. Nous reconnaissons que le mathématicien vise à constituer une science qui soit, au sens indiqué, aussi « commode » que possible ; mais nous constatons également qu’il n’y parvient pas, ou, plus exactement, que, malgré sa puissance et sa richesse, la mathématique commode ne saurait nous suffire. La méthode mathématique la mieux adaptée à nos besoins intellectuels est en effet, sans nul doute, celle de l’Algèbre. Or il y a, croyons-nous, antinomie entre les exigences de cette méthode et certaines spéculations qui s’imposent à l’esprit du mathématicien.

Ainsi nous sommes amenés à attacher une importance de plus en plus grande à ce conflit, intérieur à la science mathématique, que nous avons cherché plus haut à mettre en évidence, — conflit que les mathématiciens professionnels auront peut-être quelque peine à expliquer, mais dont ils ont, en maintes occasions, un sentiment très net et très vif.

Or, circonstance remarquable, si au lieu de nous attacher aux vues de M. Le Roy sur les théories mathématiques, nous envisageons l’ensemble de sa doctrine, nous y trouvons l’indication d’un conflit analogue. M. Le Roy admet, lui aussi, que l’esprit humain n’agit pas librement, mais qu’il est contraint dans ses créations, qu’il est obligé de tenir compte de nécessités qui lui sont étrangères. Il pense, comme nous, qu’il y a un désaccord irréductible entre la matière et l’instrument de notre connaissance. Mais M. Le Roy place autrement que nous la coupure qui divise le domaine de la connaissance discursive de celui des données objectives. Pour M. Le Roy, la science toute entière appartient au premier domaine, et le philosophe seul a le privilège d’entrer en contact avec la réalité, avec le donné primitif. Sans doute « il y a dans les faits un résidu mystérieux d’objectivité[16] ». Sans doute, si la connaissance humaine est par un certain côté « construction », elle est, par un autre, découpage, « morcelage » d’une matière étrangère. Mais la science, « occupée seulement du morcelage caractéristique de son point de vue », ne considère pas cette matière. C’est à la critique philosophique qu’il appartient de la dégager. Or, lorsque nous observons de près les conditions dans lesquelles travaillent les mathématiciens modernes, nous sommes conduits, semble-t-il, à une conclusion différente. En effet, cette lutte de l’esprit avec une matière rebelle, que décrit M. Le Roy après M. Bergson, elle se manifeste, non seulement dans l’exercice de la connaissance philosophique, mais au sein même des mathématiques pures. Il en est de la distinction posée par M. Le Roy comme de la séparation que l’opinion commune — en simplifiant outre-mesure l’idée de Pascal — a coutume d’établir entre l’esprit de finesse et l’esprit géométrique. La séparation existe incontestablement, mais elle n’est pas entre la science mathématique et un autre domaine ; elle est entre deux aspects de notre pensée qui se rencontrent dans presque tous nos actes intellectuels ; en mathématiques déjà, comme on l’a bien souvent fait observer, l’esprit de finesse joue un rôle considérable. Semblablement, certains mathématiciens ne pensent pas qu’il y ait entre la pensée mathématique et la pensée vivante ou philosophique une différence aussi radicale que ne l’ont dit M. Bergson ou certains disciples de M. Bergson. C’est en ce sens qu’il faut interpréter les doutes ou malentendus qu’a fait naître dans l’esprit de certains analystes, la théorie de la science proposée par l’ « Évolution créatrice[17] ».

Pour approfondir les notions mathématiques, comme pour étudier les problèmes de la vie, il faut que l’esprit « se violente » ; il faut qu’il fasse, bon gré mal gré, entrer dans un moule, qui n’est pas fait pour la recevoir, une réalité réfractaire. Afin de rendre compte de cette résistance opposée par la matière mathématique à la volonté du savant, nous sommes obligés de supposer l’existence de faits mathématiques indépendants de la construction scientifique ; nous sommes forcés d’attribuer une objectivité véritable aux notions mathématiques : objectivité que nous appellerons intrinsèque pour indiquer qu’elle ne se confond pas avec l’objectivité relative à la connaissance expérimentale.

Quel sens métaphysique convient-il d’attribuer, en Mathématique pure, à ce mot « objectivité » ainsi qu’aux termes réalité, matière, existence ? C’est là une question à laquelle le mathématicien n’est pas tenu de répondre lui-même. Il se borne à exprimer — dans les termes qui lui paraissent répondre le mieux à l’état de la science mathématique — le résultat des constatations et des réflexions auxquelles le conduit l’exercice de cette science.

Essayons donc de dégager, en résumant et groupant des remarques déjà faites, les caractères mathématiques des faits et notions étudiés par les géomètres et par les analystes de notre époque.


Le fait mathématique est indépendant du vêtement logique ou algébrique sous lequel nous cherchons à le représenter : en effet l’idée que nous en avons est plus riche et plus pleine que toutes les définitions que nous en pouvons donner, que toutes les formes ou combinaisons de signes ou de propositions par lesquelles il nous est possible de l’exprimer. L’expression d’un fait mathématique est arbitraire, conventionnelle. Par contre, le fait lui-même, c’est-à-dire la vérité qu’il contient, s’impose à notre esprit en dehors de toute convention. Ainsi l’on ne pourrait pas rendre compte du développement des théories mathématiques si l’on voulait voir dans les formules algébriques et dans les combinaisons logiques les objets mêmes dont le mathématicien poursuit l’étude. Au contraire tous les caractères de ces théories s’expliquent aisément si l’on admet que l’algèbre et les propositions logiques ne sont que le langage dans lequel on traduit un ensemble de notions et de faits objectifs.

Les algébristes et les logiciens ont raison de regarder la Mathématique comme un système algébrico-logique. C’est en effet sous cette forme que se présentent les théories déjà acquises, et c’est sous cette forme également qu’on s’efforce d’exprimer les faits nouveaux que l’on veut incorporer dans la science. Prenons et démontons une partie quelconque de l’édifice mathématique : nous n’y trouverons rien qu’un système de définitions et de postulats, énoncés dans la langue de la logique et de l’algèbre et associés suivant les règles de ces deux arts.

Mais si nous cherchons à discerner les raisons qui, dans le travail de recherche, ont déterminé le choix du mathématicien, — si, faisant, autant que possible, abstraction de la forme de l’exposition et de l’appareil de la démonstration, nous envisageons en eux-mêmes, comparons les uns aux autres, regardons sous toutes leurs faces, les résultats auxquels aboutissent les théories, les objets vers lesquels elles sont dirigées, — nous observons alors que les caractères les plus frappants de ces objets, les mérites que les mathématiciens semblent rechercher en eux, n’ont presque rien de commun avec les qualités formelles de la théorie algébrico-logique.

Quelles sont, en effet, les qualités auxquelles se reconnaît la beauté et la solidité d’une théorie ? Elles résident, d’une part, dans la simplicité et la précision — la compréhension bien déterminée — des définitions et des postulats, d’autre part dans l’enchaînement rigoureux et la bonne ordonnance des déductions et des constructions. Or, nous l’avons vu, les faits mathématiques sont en eux-mêmes totalement indifférents à l’ordre dans lequel on les obtient ; on ne saurait, d’autre part, sans les appauvrir, fixer exactement leur compréhension ; et il serait évidemment déraisonnable de faire dépendre leur valeur d’une simplicité qui, peut-être, n’existe que par rapport à nous et aux habitudes de notre intelligence.

Il n’y a rien là qui puisse nous surprendre si nous admettons la conception qui assimile la théorie à une traduction. De même que les diverses langues parlées sur la terre ont chacune leur caractère et leur génie propre, et ne supportent pas la traduction littérale, de même on ne saurait s’étonner que les faits mathématiques ne puissent être qu’imparfaitement rendus dans le langage algébrico-logique. Ce langage a ses exigences, et il a ses élégances. Mais, de ce qu’on a tenu compte des unes et des autres, on ne saurait conclure qu’il exprime exactement ce que nous voulons lui faire dire. D’autres exigences doivent, en effet, être satisfaites, qui tiennent aux caractères des faits exprimés.

Cherchons, cependant, à nous rendre un compte plus précis de la nature de ces faits, des conditions dans lesquelles ils déterminent l’orientation de la recherche mathématique, de la façon dont nous pouvons les aborder et en prendre possession. Nous allons ici encore essayer de nous éclairer en considérant quelques cas particuliers.


Nous nous sommes efforcés de montrer plus haut que la notion de fonction mathématique ne se ramène ni à celle de combinaison quantitative, ni aux principes logiques élémentaires. Qu’y-a-t-il donc, en réalité, au fond de cette notion ? Peut-être pourrons-nous nous en faire une idée si nous remontons à l’origine première du concept de fonction, si nous envisageons ce concept tel qu’il se présente primitivement à notre esprit, avant toute élaboration algébrique et logique.

Concevoir une fonction d’une variable — une correspondance entre deux variables mathématiques, — c’est, en définitive, admettre qu’entre deux termes variant simultanément il existe une relation toujours identique à elle-même ; c’est postuler que, sous le changement apparent de l’antécédent et du conséquent, il y a quelque chose de constant. Or, ce postulat, nous le connaissons bien. C’est celui qui préside, du haut en bas de l’échelle, à toutes les sciences physiques et naturelles. C’est le concept général de loi.

Aussi bien les difficultés que l’on rencontre dans l’étude des fonctions mathématiques ne sont-elles pas, à peu près, du même ordre que celles dont doivent triompher les physiciens ? Étant donnée une relation conçue a priori, par exemple l’action réciproque de deux molécules électrisées placées dans un certain diélectrique, le physicien cherche à la traduire par une relation quantitative. Il en est de même en Analyse : nous avons avant tout travail la conception de la fonction y(x), c’est-à-dire une intuition de la loi mathématique d’après laquelle, lorsque nous choisissons une valeur arbitraire de x, une certaine valeur de y se trouve par là même désignée ; puis nous nous efforçons d’obtenir des égalités exprimant le moins mal possible cette étrange solidarité des deux variables x et y.

La correspondance mathématique n’est pas une conséquence des opérations algébriques, elle est l’objet même qui les détermine. Derrière cet échafaudage de symboles que nous superposons indéfiniment les uns aux autres, — comme ferait un habile jongleur se plaisant à accumuler les difficultés dans ses exercices, — il y a des lois, unes et indécomposables, dont la formule adéquate nous échappe, mais que nous pressentons cependant, et que nous nous ingénions à traduire dans notre langage algébrico-logique. Celui qui ne regarderait que l’échafaudage s’imaginerait peut-être que les mathématiques ne sont en effet autre chose qu’un édifice adroitement construit, dont les parties s’emboîtent bien les unes dans les autres. Mais, ce serait oublier que, pour diriger tant d’efforts, il faut un but vers lequel ils convergent, un modèle qu’ils tendent à réaliser.

Le problème le plus général dont s’occupe l’Analyse mathématique se laisserait donc, croyons-nous, définir ainsi : Étant donnée l’idée générale de loi mathématique que nous trouvons dans notre entendement, déterminer les diverses formes algébriques concrètes que nous sommes en mesure de lui donner. En approfondissant cette question, nous découvrons d’abord que la notion générale de relation fonctionnelle comporte des déterminations particulières remarquables ; la fonction peut rester ou ne pas rester finie, être continue ou discontinue, avoir une dérivée ou n’en point avoir. Nous nous limitons provisoirement aux fonctions continues ayant une dérivée, et nous poursuivons notre analyse. Déplaçant dans un plan la variable indépendante x, nous observons que la fonction y(x) perdra généralement ses propriétés de continuité dans certaines régions du plan : ces régions pourront être des points, ou des lignes, ou des surfaces ; d’où résulte une particularisation de plus en plus grande de la notion initiale de fonction : autrement dit, une classification des fonctions. Quelle est, alors, la représentation analytique des diverses familles de fonctions ? Quelle connexion ont-elles avec d’autres fonctions plus simples ? Quels sont les signes distinctifs auxquels nous saurons les reconnaître ? Autant de problèmes que les analystes doivent résoudre. De ces problèmes, quelques-uns ont reçu leur solution, d’autres l’attendent encore ; mais ceux-là même sont posés d’une façon nécessaire, objectivement : nous ne devons, ni ne pouvons les éluder.


Transportons-nous — pour rendre notre conclusion plus claire en l’appliquant à un cas plus simple et plus spécial — sur le terrain de la géométrie. Qu’est-ce, à proprement parler, qu’une courbe géométrique, une ellipse par exemple ?

Sous le mot « ellipse » ne doit-on voir qu’un renvoi à une définition donnée en termes logiques, telle que la suivante « on appelle ellipse la courbe lieu des points dont les distances à deux points fixes appelés foyers ont une somme constante » ? Cette manière de voir n’est pas acceptable, car une définition quelconque de l’ellipse n’est, évidemment, que l’énoncé d’une propriété particulière de la courbe, arbitrairement choisie entre une infinité d’autres ; or, nous l’avons dit déjà, c’est l’ensemble des propriétés de l’ellipse, et non pas seulement l’une d’elles, qui constitue un être mathématique.

Pour une raison semblable nous ne saurions identifier la notion d’ellipse avec celle de l’ « équation de la courbe ». — Essaierons-nous alors de caractériser l’ellipse par sa figure, en la regardant, par exemple, comme un ensemble de points, qui sont juxtaposés dans certaines conditions ? Mais présenter l’ellipse comme un composé de points est évidemment une vue artificielle. Non : une ellipse est un tout qui ne comporte pas de parties ; c’est une sorte de monade leibnizienne. Cette monade est grosse des propriétés de l’ellipse ; je veux dire que ces propriétés — alors même qu’elles n’ont pas été explicitement formulées (et elles ne sauraient l’être puisqu’elles sont en nombre infini) sont contenues dans la notion d’ellipse. Notre tâche consiste alors à disséquer le tout qui nous est offert afin de faire apparaître les éléments qui rendent le mieux compte de l’allure et des caractères de la courbe. C’est ainsi que l’analyse ou décomposition de l’arc en ses éléments nous conduit à caractériser la courbe par sa tangente ou par sa courbure en un point quelconque. Dans le même esprit nous sillonnons l’aire de l’ellipse par des droites parallèles aux axes de symétrie, ou par des droites issues du centre et par des arcs de cercles, et de la longueur de ces sillons nous déduisons la grandeur de l’aire courbe et de ses parties. Tantôt nous considérons l’ellipse comme l’intersection d’un cône et d’un plan, tantôt comme la projection orthogonale d’un cercle, tantôt comme le lieu des points jouissant de telle ou telle propriété. Infiniment nombreux sont les biais par où l’on peut aborder l’étude de l’ellipse. « Mais nous sommes, comme le dit Platon[18], dans une situation critique, où c’est une nécessité pour nous de tourner les objets de tous côtés pour en sonder la vérité ».


Les caractères que nous sommes ainsi conduits à attribuer aux faits mathématiques nous expliquent les difficultés contre lesquelles se débat le savant qui cherche à les connaître. Il lui faut conquérir une matière rebelle et imposer à cette matière une forme qui ne lui convient pas. De là les tâtonnements, les hésitations, les artifices dont nous avons parlé plus haut, et qui ne sont que les péripéties de l’investissement ou de l’assaut, par lesquels on réduit des notions à première vue imprenables. Quels sont d’ailleurs les moyens mis en œuvre dans ce combat ? On ne saurait évidemment prendre possession des notions importantes qu’au prix de certains sacrifices. Pour faire entrer la réalité mathématique dans le moule algébrico-logique, il faut la découper, la morceler, il faut se résigner à ne la pénétrer que partiellement et sous un certain angle, quitte à la réattaquer ensuite d’un autre côté. De là la variabilité, l’indétermination, l’aspect toujours provisoire, des théories. Pour analyser complètement un fait mathématique, il faudrait l’étudier d’une infinité de points de vue différents, multiplier sans limite le nombre des combinaisons algébrico-logiques dont on se sert. La science — disait M. Painlevé de la Mécanique au premier Congres international de philosophie[19] — est une méthode convergente, qui, par approximations successives, tend vers la réalité.

On voit combien le point de vue du savant qui comprend ainsi sa mission s’éloigne du point de vue synthétiste des logiciens et des algébristes.

Sans doute, le travail du mathématicien aboutit toujours à une synthèse ; néanmoins, la synthèse est désormais reléguée au second plan dans l’ordre des préoccupations du savant. Ce qui est aujourd’hui regardé comme essentiel dans le travail de découverte, c’est l’analyse, ainsi que nous le disions en commençant ce chapitre, — mais l’analyse entendue dans un sens nouveau. Après avoir été depuis le xvie ou le xve siècle — du moins, après avoir été surtout — un constructeur, un généralisateur, le mathématicien est devenu une sorte de scrutateur, qui analyse, à la manière d’un chimiste, une matière étrangère, infiniment complexe. C’est aussi, si l’on veut, un explorateur, qui tâche de s’orienter dans un continent inconnu, et qui cherche à en couvrir les richesses, les régions « intéressante », sans d’ailleurs savoir à l’avance de quel côté il doit au juste diriger ses recherches pour atteindre son but.

Ainsi, au cours du xixe siècle, le jugement du mathématicien à l’égard des différentes parties de la science paraît s’être renversé. Ce qui naguère l’intéressait le plus, c’était la démonstration, c’étaient les procèdes et le succès du calcul ; les résultats et les combinaisons obtenues pouvant évidemment diverger en tous sens et être multipliés à l’infini, on n’avait pas lieu d’attacher un grand prix à leur énumération ; l’unité que poursuivait la science ne pouvait être qu’une unité de méthode. Aujourd’hui, au contraire, c’est le résultat qui compte et qui donne à l’œuvre son unité ; les artifices de la démonstration ne sont que les travaux d’art sans lesquels, parce que nous ne savons pas voler, nous serions hors d’état de franchir les accidents de terrain qui se trouvent sur notre chemin.

Mais, dira-t-on, cette conception de la science mathématique ne peut pas être regardée comme nouvelle. C’est, ou peu s’en faut, celle de Platon et des géomètres contemplatifs de la Grèce. Le renversement de l’attitude des savants n’aurait-il donc eu pour effet que de les ramener aux doctrines de l’antiquité ?

En cherchant à définir ci-dessus les caractères que les modernes attribuent aux faits mathématiques, nous nous sommes abstenus de faire des rapprochements historiques qui pouvaient donner lieu à des malentendus. Cependant les conclusions auxquels nous parvenons, les arguments que nous avons développés, le langage même dont nous nous sommes servis dans les pages qui précèdent, suggèrent naturellement un tel rapprochement. Nous en sommes venus à soutenir que les vérités mathématiques sont des faits objectifs, indépendants de nous, et que nous découvrons et analysons en quelque sorte du dehors. Or c’est là une idée essentiellement grecque. Nous inclinons d’autre part à ne voir dans la démonstration que l’instrument et non la fin de la science. Ainsi faisaient les géomètres hellènes.

Pourtant il y a, entre nos conceptions et celles des penseurs grecs, une différence fondamentale que nous avons déjà mise en lumière dans le premier paragraphe du présent chapitre.

Pour les Grecs, la science mathématique est avant tout une et harmonieuse. La dualité que nous y voyons aujourd’hui, l’opposition de la matière et de la forme sur laquelle repose notre idée de l’objectivité, ne pouvaient être admises par les anciens. Et le système d’Euclide, nous l’avons vu, tend précisément à faire ressortir l’accord qui règne entre les vérités poursuivies par le mathématicien et les moyens employés pour atteindre ces vérités. Ainsi, selon les Grecs, les notions mathématiques que nous étudions sont les images fidèles des idées qu’elles représentent. Ce qui est le plus parfait pour nous est en même temps le plus parfait en soi. De là la spontanéité, la facilité, la passivité, de la contemplation telle que la conçoit la science antique : « intelligibilité et étonnante facilité de progrès, voilà — dit G. Milhaud[20] — les caractères miraculeusement associés par la Mathématique grâce à l’idée que seule et toute pure veut manier le géomètre ». De là aussi cette croyance que pour orienter ses travaux dans la bonne voie, le mathématicien n’a qu’à rechercher ce qui est simple et ce qui est « beau ».

Chez les modernes, au contraire, — qui ne croient plus à une harmonie préétablie entre la matière et la forme des théories — le travail de la pensée mathématique prend un caractère tout différent. Le but est de saisir, de forcer un objet qui nous résiste. Ainsi, l’on ne cherchera pas à faire une œuvre « belle », mais seulement à parvenir au résultat voulu, en employant pour cela les moyens et les artifices les plus variés. La recherche scientifique ne sera par conséquent plus une contemplation passive, mais bien une industrie active, utilisant tous les procédés que les progrès des méthodes algébriques et logiques viennent mettre à notre disposition.


III. — La doctrine intuitioniste.

Nous venons de voir comment l’examen des théories mathématiques contemporaines nous conduit à attribuer à ces théories un certain caractère d’objectivité. Cette manière de voir résulte-t-elle seulement d’un raisonnement indirect que fait le mathématicien lorsqu’il réfléchit sur son œuvre ? N’est-ce qu’une hypothèse imaginée après coup afin de rendre compte des difficultés rencontrées par l’Analyse moderne ? Ou pouvons-nous, au contraire, dans une certaine mesure tout au moins, constater d’emblée, vérifier directement, l’opposition qui paraît se manifester entre le fond et la forme des théories ?

C’est là une question que le technicien, comme nous l’avons dit, peut fort bien se passer de résoudre. Néanmoins il n’est pas sans intérêt de chercher à connaître son sentiment à cet égard. Or il semble qu’un grand nombre de savants croient en effet avoir directement conscience de l’opposition dont nous avons parlé et qu’ils pensent même pouvoir réaliser jusqu’à un certain point la séparation des deux éléments qui constituent la théorie.

En pourrait-il d’ailleurs être autrement si l’on admet qu’une théorie mathématique est comparable à une construction, ou plutôt à la reconstruction, suivant la forme d’un moule donné, d’un ensemble de faits objectifs ? Car comment pareille reconstruction serait-elle possible si l’on n’avait à l’avance une certaine notion, un certain sens, des objets auxquels elle se rapporte ? Sans doute cette connaissance de l’objet pourra être extrêmement vague et indistincte ; elle ne se précisera qu’au cours de notre travail et à mesure qu’avancera la construction ; si, cependant, elle ne préexistait pas à un certain degré, si faible soit-il, l’opération synthétique à laquelle se livre le mathématicien serait apparemment inexplicable.

Mais il y a plus. C’est un fait d’expérience pour le mathématicien que constamment, au cours de ses recherches, certaines idées, certaines vérités viennent frapper son esprit avant qu’il n’ait procédé aux déductions et aux synthèses qui lui permettront d’en avoir une connaissance raisonnée. Bien souvent une sorte de pressentiment lui permet de deviner des résultats auxquels la chaîne de ses démonstrations ne conduira que longtemps après ; et, quoique dépourvue de précision et de justification logique, cette vision immédiate des idées est souvent plus étendue et plus pénétrante, plus féconde en suggestions, que ne l’est la théorie la plus accomplie.

Telles sont les raisons qui conduisent certains mathématiciens modernes à admettre, comme jadis les Platoniciens, que les notions mathématiques peuvent être atteintes de deux manières : par intuition et par raisonnement. L’intuition précède la démonstration, et c’est elle qui inspire et dirige nos travaux en nous montrant confusément quels sont les faits, quelles sont les propriétés, qui peuvent et doivent être l’objet de nos études. Seule, par contre, la connaissance démonstrative nous permet de faire entrer ces faits dans des théories scientifiques, puisque sans elle aucune déduction, aucune construction logique, donc aucune théorie n’est légitime ni même possible.

Avant d’aller plus loin, levons une équivoque laquelle peut donner lieu le mot intuition. Certains mathématiciens, préoccupés d’opposer à la présentation abstraite du raisonnement mathématique celle qui utilise le secours de l’imagination, ont affirmé la nécessité de faire appel à l’intuition dans l’enseignement de la science ; c’est de l’intuition des sens que voulaient parler ces savants, de celle qui intervient lorsqu’on interprète par l’image ou par d’autres figurations concrètes les propositions théoriques de la science. Au contraire, l’opération de l’esprit que l’on oppose, sous le nom d’intuition, à la connaissance logique, n’a trait qu’à notre conception des notions, et non à la forme sous laquelle se les représente notre imagination. C’est une intuition pure ou suprasensible. Nous n’emploierons, quant à nous, le mot « intuition » que dans cette deuxième acception, dont l’usage paraît d’ailleurs se généraliser parmi les mathématiciens contemporains[21].

Cette remarque faite, nous sommes obligés de reconnaître que la doctrine intuitioniste soulève des objections très graves. Si, comme nous le croyons, les règles de la synthèse algébrico-logique expriment les conditions mêmes de la connaissance scientifique, comment peut-il exister une sorte de connaissance avant la lettre, dans laquelle ces règles ne sont pas respectées ? D’autre part, en prétendant que les notions mathématiques peuvent être perçues instinctivement, nous allons donner à penser, non seulement que ces notions sont indépendantes de nos raisonnements (là s’arrêtait la signification que nous avons donnée jusqu’ici au mot objectivité) mais qu’elles existent, individuellement pour ainsi dire, dans un monde d’idées pures : croyance dont la critique philosophique croit avoir fait justice et qui est, d’ailleurs, directement contraire à l’idée que nous nous sommes faite plus haut de la réalité mathématique.

À ces objections le mathématicien n’est pas tenu de répondre car elles sont dirigées contre des assertions qu’il n’entend pas prendre à son compte lorsque, se plaçant sur le terrain scientifique, il se déclare intuitioniste. Le mathématicien n’étudie pas le problème métaphysique de la connaissance et n’a pas, par conséquent, à expliquer comment il peut exister plusieurs manières de connaître. Encore moins est-il obligé de savoir quelle sorte de réalité on peut attribuer aux notions idéales. Il ne préjuge la solution de cette question ni dans un sens ni dans l’autre. Mais il constate que, de toutes les doctrines proposées pour rendre compte de la genèse de la science, seule la doctrine intuitioniste permet d’expliquer tous les caractères et toutes les circonstances de la découverte mathématique. Pour le mathématicien, tout se passe comme si la doctrine intuitioniste était véritable.


Aussi bien n’est-ce pas par hasard que les principaux champions de cette doctrine ont été, de tous temps, les plus mathématiciens d’entre les philosophes. Chez Platon comme chez Descartes, la théorie de l’intuition est, pour une large part, une transposition métaphysique des vues suggérées à ces penseurs par leurs études mathématiques.

Nous avons déjà indiqué plus haut le rôle que joue l’intuition dans la conception platonicienne de la science. Les Grecs, sans doute, se faisaient de la spéculation mathématique une idée assez différente de la nôtre, puisque selon eux la prise de contact entre l’esprit et le fait scientifique s’accomplirait spontanément, sans effort, ce qui suppose entre les deux une sorte d’harmonie préétablie. Cependant Platon, entraîné par l’analyse philosophique au-delà de l’horizon qui limitait la science de son temps, aperçoit clairement les conséquences qui résultent de la doctrine intuitioniste. Pour qui va au bout de cette doctrine, la Mathématique — la nôtre, du moins — perdra le caractère de science parfaite que les premiers géomètres et arithméticiens de la Grèce étaient sans doute portés à lui attribuer : en effet, le système des mathématiques est fondé, par hypothèse, sur la connaissance discursive, laquelle est inférieure à la noésis. Ainsi le Platonisme, après avoir été conduit à la considération des idées par l’étude des figures mathématiques[22], est en fin de compte, obligé, d’établir une coupure entre ces deux ordres de principes. La véritable science des idées ne serait pas la Mathématique humaine ; ce serait une sorte de méta-mathématique dont la méthode serait purement intuitive[23]. Cette dernière conséquence, cependant, était trop contraire aux tendances des mathématiciens hellènes pour pouvoir s’imposer à leur esprit. Aussi la métaphysique platonicienne — privée lorsqu’elle approfondit la théorie des idées, du soutien que lui avait donné jusque là la science positive — s’obscurcit, s’égare, et tombe finalement dans la contradiction. C’est là un point que M. Brunschvicg a mis en lumière dans son récent ouvrage sur Les étapes de la philosophie mathématique. Mais M. Brunschvicg paraît penser que, pour échapper aux difficultés qui ont arrêté le Platonisme, il suffirait de ramener la philosophie à l’étude des principes rigoureusement déterminés de la science : en ce cas, la dualité des nombres et des idées, qu’en s’engageant dans une fausse voie on allait être obligé d’accentuer de plus en plus, — cesserait d’avoir une raison d’être. Nous ne saurions, quant à nous, souscrire à cette conclusion ; car pour n’être pas exactement celui qu’envisage Platon, le dualisme, dans la science mathématique, n’en est pas moins à nos yeux un fait positif, qu’il s’agit d’expliquer et non de supprimer.

Abandonnée pendant de longs siècles, la doctrine intuitioniste renaît et se modernise dans la philosophie de Descartes.

Circonstance remarquable, en effet, c’est chez Descartes, principal promoteur en son temps de la Mathématique synthétique, que nous trouvons la théorie de la connaissance qui paraît s’adapter le moins mal aux conceptions scientifiques modernes.

« J’entends par intuition[24] — dit Descartes — non la croyance au témoignage des sens ou les jugements trompeurs de l’imagination, mais la conception d’un esprit sain et attentif, si facile et si distincte qu’aucun doute ne reste sur ce que nous comprenons ; ou bien, ce qui est la même chose, la conception terme qui naît… des seules lumières de la raison ». Précisant sa pensée dans la 5e Méditation, Descartes esquisse une théorie analogue à celle de la réminiscence, et il ajoute[25] : « Je trouve en moi une infinité d’idées de certaines choses qui ne peuvent pas être estimées un pur néant, quoique peut-être elles n’aient aucune existence hors de ma pensée, et qui ne sont point feintes par moi, bien qu’il soit en ma liberté de les penser ou de ne les penser pas, mais qui ont leurs vraies et immuables natures. Comme, par exemple, lorsque j’imagine un triangle, encore qu’il n’y ait peut-être en aucun lieu du monde hors de ma pensée une telle figure et qu’il n’y en ait jamais eu, il ne laisse pas néanmoins d’y avoir une certaine nature, ou forme, ou essence déterminée de cette figure, laquelle est immuable et éternelle, que je n’ai point inventée et qui ne dépend en aucune façon de mon esprit ».

C’est presque dans les mêmes termes que s’exprime l’un des plus profonds analystes du xixe siècle, Charles Hermite, dans une note recueillie par G. Darboux[26] : « Il existe, si je ne me trompe, tout un monde qui est l’ensemble des vérités mathématiques, dans lequel nous n’avons accès que par l’intelligence, comme existe le monde des réalités physiques, l’un et l’autre indépendants de nous, tous deux de création divine… »

La connaissance intuitive est, pour Descartes, une sorte d’expérience, mais une expérience suprasensible, à laquelle notre imagination et nos sens n’ont aucune part. « L’esprit, dit-il[27], peut agir indépendamment du cerveau, car il est certain qu’il est de nul usage lorsqu’il s’agit de former un acte d’une pure intellection ». Les deux caractères essentiels de l’intuition sont, d’une part, qu’au lieu de décomposer la réalité en parties et la vérité en propositions (comme le fait la connaissance raisonnée), elle l’embrasse tout entière d’un seul coup d’œil[28], et, d’autre part, qu’elle est immédiate, instantanée, qu’elle agit hors du temps. Au contraire le raisonnement démonstratif, — que Descartes appelle généralement déduction, mais qui, en Mathématiques pures, se présentera le plus souvent sous la forme algébrique, c’est-à-dire synthétique — se déroule dans le temps et résulte d’un mouvement de l’imagination et de la pensée[29]. Ainsi la démonstration introduit dans la vérité mathématique, un ordre, qui est factice et relatif : « les choses considérées suivant l’ordre que leur assigne notre pensée se présentent autrement que lorsqu’on les envisage telles qu’elles existent en réalité »[30].

Mais qu’est-ce que ces « idées », ces « natures immuables et éternelles », dont nous avons l’intuition ? Pour en préciser la définition, Descartes doit s’élever au-dessus du domaine de la science, et là commencent pour lui les difficultés.

Descartes est conduit, d’après ses principes à attribuer aux « idées » une réalité, une existence individuelle. « Par la réalité objective d’une idée, dit-il, j’entends l’entité ou l’être de la chose représentée par cette idée, en tant que cette entité est dans l’idée »[31]. D’autre part — et c’est ici que nous voyons réapparaître le point de vue synthétiste — il veut que les notions intuitives placées à la base de l’édifice scientifique soient des natures simples, pouvant être objets de combinaisons. Mais quelles sont les notions simples ? Nous n’appellerons simples — disent les Regulæ[32] que celles dont la connaissance est si claire et si distincte que l’esprit ne les puisse diviser en un plus grand nombre dont la connaissance soit encore plus distincte ». Définition très insuffisante et qui implique peut-être un cercle vicieux : aussi n’a-t-on jamais pu savoir combien le Cartésianisme admettait de natures simples. Les Regulæ n’en signalent qu’un petit nombre, telles que figure, étendue, mouvement[33], mais indiquent qu’il y en a d’autres. D’autre part, Descartes paraît admettre que le triangle, le quadrilatère, le chiliogone — complexes du point de vue de la déduction — sont simples au regard de l’intuition : il y aurait donc une infinité de natures simples. En fait, Descartes ne se décide pas, et de là vient la faiblesse de son système, faiblesse qui devait se manifester plus ouvertement dans l’œuvre de ses successeurs. Chez Malebranche, la théorie des natures simples devient un réalisme statique, une sorte[34] d’atomisme mathématique que les progrès même de la science devaient presque immédiatement ruiner. Le réalisme ainsi entendu est inséparable, en effet, des conceptions mécanistes qui caractérisaient la physique de Descartes. Or cette physique a été abandonnée dès le temps de Leibniz.

Pour des rayons que nous avons développées plus haut, cependant, nous ne croyons pas que les principes introduits par Leibniz et Newton aient transformé autant qu’on l’a dit[35] le cours de la pensée des mathématiciens ; nous ne saurions donc voir dans le mécanisme de Descartes la source principale des difficultés qui ont compromis sa doctrine mathématique. Pour nous, ces difficultés tiennent surtout à une autre cause : elles viennent de ce que Descartes, tout en proposant une philosophie de l’intuition, restait fermement attaché à la conception synthétiste de la science.

La conception synthétiste suppose la possibilité de poser a priori, comme autant d’éléments séparés et distinctement conçus, un ensemble de natures simples. Elles nous force également à admettre que ces natures peuvent être discernées sans difficulté, puisque — c’est une idée chère à Descartes — le travail scientifique doit, selon cette conception, être purement mécanique et ne saurait consister dans la découverte ou dans l’analyse des notions. Or, effectivement, nous avons vu que l’intuition est, selon Descartes, essentiellement « facile et distincte » ; ailleurs[36] il dit que les natures simples sont connues, en quelque sorte à l’avance, « par une lumière innée », et il précise[37] : « Il en résulte qu’il ne faut se donner aucune peine pour connaître les natures simples, parce qu’elles sont assez connues par elles-mêmes ». Partant de là, Descartes, dans les Regulæ, aboutit directement à sa théorie de la science[38]. « Toute science humaine consiste seulement à voir distinctement comment les natures simples concourent ensemble à la composition des autres choses ». La science doit combiner les notions connues, non en conquérir de nouvelles, et c’est à tort que « toutes les fois qu’on propose quelque difficulté à examiner, la plupart s’arrêtent sur le seuil, persuadés qu’il leur faut chercher quelque nouvelle espèce d’être qui leur est inconnue ». Sans doute Descartes laisse-t-il entendre — en prenant pour exemple l’étude de l’aimant — que la science synthétique ne nous donne peut-être pas une connaissance parfaite et complète. Mais cette science est la seule qui soit accessible à l’homme. Aussi celui qui la possède « peut-il affirmer hardiment qu’il a découvert la nature véritable de l’aimant autant que l’homme peut la trouver au moyen des expériences données ».


Depuis le temps de Descartes, cependant nos idées sur la science se sont modifiées. Nous ne croyons plus que celle-ci puisse progresser par l’effet d’opérations purement mécaniques. Il nous apparaît que la tâche principale du mathématicien, — la plus difficile et la plus féconde, — est le travail d’analyse qui précède la construction des théories. Ainsi nous ne pouvons plus croire que les natures simples nous soient données d’emblée ni même qu’elles soient séparées avant d’avoir été découpées — artificiellement — par le savant. Nous n’admettrons pas davantage que la connaissance directe des faits mathématiques ait pour principal caractère d’être claire et distincte ; nous la regarderons plutôt comme une vue confuse et imprécise, bien que pleine et profonde. Pascal, mieux que Descartes, a caractérisé l’intuition, lorsqu’il a écrit[39] : « Nous connaissons la vérité, non seulement par la raison, mais encore par le cœur ; c’est de cette dernière sorte que nous connaissons les premiers principes, et c’est en vain que le raisonnement, qui n’y a point de part, essaye de les combattre. Et c’est sur ces connaissances du cœur et de l’instinct qu’il faut que la raison s’appuie et qu’elle y fonde tout son discours ».

Le savant moderne, toutefois, ne cherche pas à expliquer lui-même, il ne prétend pas comprendre complètement en quoi consiste et dans quelles conditions peut agir l’intuition. Les définitions qu’il en donne restent le plus souvent négatives. Les vérités mathématiques, dit-il, ne sont ni des conséquences de faits expérimentaux, ni des résultats de constructions ou déductions logiques : donc elles supposent un mode d’aperception qui ne se confond, ni avec l’expérience des sens, ni avec le raisonnement. Ce mode d’aperception — ajoute-t-il — nous avons par instants conscience de le pratiquer (dans le travail de découverte), et nous constatons qu’il ne ressemble aucunement à la connaissance démonstrative ; en nous efforçant de l’isoler, nous réussissons à en noter quelques caractères ; cependant, nous devons reconnaître qu’il reste mystérieux et qu’en en affirmant la réalité, le mathématicien pose une question au philosophe plutôt qu’il ne l’aide à en résoudre une.


Bien qu’elle limitât ainsi ses affirmations — et parfois, peut-être, pour cette raison — la doctrine intuitioniste des mathématiciens modernes a été l’objet de critiques assez nombreuses. Les logiciens l’ont jugée d’abord contraire à leurs principes, car, disaient-ils, seule la logique est juge de la vérité et permet, par conséquent, de fonder une science rigoureuse et certaine. Puis, avertis que l’on ne contestait pas la justesse de cette observation, ils ont émis l’idée que, si elle ne voulait pas porter atteinte à la logique, la doctrine intuitioniste perdait toute raison d’être. « Mais alors — écrit Couturat dans l’un de ses derniers articles[40], — nous ne voyons plus rien qui sépare Poincaré des logisticiens car, bien évidemment, ceux-ci n’ont jamais prétendu supprimer ou proscrire l’intuition intellectuelle. » — M. Brunschvicg, d’autre part, fort opposé aux vues métaphysiques des logisticiens, a élevé contre l’intuitionisme des objections d’un ordre différent.

D’après M. Brunschvicg[41], l’intuitionisme, entre les mains des mathématiciens, a surtout été une arme de combat. L’importance qui lui a été donnée est accidentelle et tient aux circonstances qui l’ont vue naître. Les mathématiciens, sentant la nécessité de réagir contre le formalisme de l’arithmétique et de la logique, ont cherché un refuge dans une nouvelle forme de l’empirisme, l’ « empirisme intuitioniste ». S’appliquant, cependant à dégager le sens que les mathématiciens modernes attachent à l’idée d’intuition, M. Brunschvicg trouve que, sous ce nom, on ne comprend pas autre chose que « le travail profond de l’intelligence ». Mais, dit-il, par suite des circonstances, on s’est trouvé établir entre l’intelligence et l’intuition une opposition de nature qui n’est en réalité pas fondée. On a été frappé de la différence qu’il y a en mathématiques entre l’ordre de l’invention et l’ordre de la déduction logique, et l’on a conclu de là que l’intuition et l’intelligence déductive marchent dans des sens opposés. Pontant, dit M. Brunschvicg, « si la mathématique intervertit le sens de la déduction spécifiquement logique, devra-t-on répéter encore qu’elle invertit le travail naturel, normal de l’esprit ? ou ne s’oppose-t-elle pas plutôt à une première inversion, dictée par les besoins de la pédagogie, beaucoup plutôt que par les exigences de la philosophie, et qui a eu pour effet déjà de renverser l’ordre naturel de la pensée ? ne marque-t-elle pas un retour aux démarches de l’intelligence humaine ? » À ces questions M. Brunschvicg répond plus loin[42] : « La philosophie mathématique a, jusqu’ici, manqué le problème de la vérité. En supposant une inversion de sens entre l’ordre psychologique de l’invention et l’ordre logique de l’exposition, elle admettait implicitement que le souci de la rigueur dans le raisonnement est étranger à l’invention, que la mise en forme logique est indifférente à la matière de vérité. Au contraire, la philosophie résout le problème, ou plutôt elle fait voir que le savoir scientifique l’a effectivement résolu, si elle sait assigner un même but à l’effort de l’inventeur et au travail du logicien : l’extension progressive des opérations mathématiques ».

L’extension progressive des opérations mathématiques, nous dit-on. Divers passages de l’ouvrage de M. Brunschvicg donneraient à penser qu’il faut entendre par là une progression continue, sans heurt, l’effet du mouvement naturel de l’esprit. Or, ainsi interprétée, la conclusion de M. Brunschvicg nous paraît difficilement conciliable avec la conception que l’état actuel de l’Analyse amène les mathématiciens à se faire de leur œuvre.

Il semble y avoir, au sein des mathématiques, un conflit, une opposition sur laquelle nous avons longuement insisté plus haut. M. Brunschvicg paraît penser que ce conflit est artificiel, qu’il est dû à un accident historique, à la vogue passagère de l’arithmétisme de Kronecker et de la logistique de Russell et Couturat. Faut-il donc supposer que les mathématiciens qui, indépendamment de toute théorie philosophique, ont conscience d’une dualité de points de vue, entre lesquels ils doivent se partager, et qu’il leur faut réconcilier — faut-il supposer que ces savants sont purement et simplement dupes d’une illusion ?

Les mathématiciens qui cherchent à déterminer les caractères de l’intuition n’entendent nullement, croyons-nous, l’opposer à « l’intelligence ». D’autre part nous admettrons volontiers avec M. Brunschvicg[43] que l’ordre logique doit être distingué de l’ordre pédagogique. Mais que, moyennant cette distinction, l’on puisse faire cesser toute discordance entre l’intuition et la logique, c’est ce qu’il ne nous paraît pas possible de soutenir.

La nécessite de découper dans le champ de l’intuition mathématique une chaîne de propositions se déduisant logiquement les unes des autres, — l’obligation où nous sommes de faire de longs détours, d’user de ruses et de moyens de fortune pour arriver à démontrer péniblement des résultats qui, pour un esprit capable d’avoir une vue d’ensemble sur la science, domineraient évidemment les prémisses d’où nous les tirons au lieu d’être conditionnés par elles, — l’idée même d’un ordre introduit dans les vérités scientifiques, toutes ces conditions, tous ces concomitants de la démonstration logique nous paraissent être autant de contraintes, autant de digues, qui contrarient le flot de l’intuition ; nous ne pouvons, semble-t-il, nous rendre maîtres de ce flot qu’en l’appauvrissant et en le canalisant. Que l’idée d’intuition pure, séparée du raisonnement logique, soulève des difficultés, cela est indéniable, et il serait fort souhaitable de pouvoir supprimer ces difficultés en en extirpant la racine. Mais la distinction de tendances opposées, dans l’œuvre mathématique, nous paraît devoir être maintenue sous une forme ou sous une autre ; et nous ne saurions croire qu’elle a été uniquement imaginée pour les besoins de la discussion engagée par les logisticiens.

M. Brunschvicg répondra sans doute qu’au sein même de l’intelligence il admet bien le dualisme auquel nous faisons allusion. Cependant nous croyons que son argumentation tend, qu’il le veuille ou non, à atténuer ce dualisme. Recherchant les « racines de la vérité géométrique », M. Brunschvicg est conduit à souligner l’ « adaptation réciproque de l’expérience et de la raison ». A fortiori résulte-t-il de ses principes que la vérité de l’Analyse suppose l’adaptation de la méthode algébrique aux faits — pour nous « intuitifs » — étudiés par les analystes. Mais ce qui importe à l’homme de science, c’est de savoir dans quelle mesure cette adaptation, qui conserve toujours le caractère d’un compromis, peut être effectivement regardée comme accomplie. Or, plus nous avançons en Analyse, plus il semble qu’elle soit difficile à réaliser. C’est pourquoi, selon nous, toute théorie qui tend à ramener à l’unité les différentes faces de la pensée mathématique ne saurait rendre un compte tout à fait fidèle de l’orientation actuelle de l’Analyse.


  1. Il va sans dire que les tendances que nous cherchons à opposer coexistent toujours, à quelque degré, dans les périodes de grande activité mathématique, non seulement chez des savants d’écoles différentes, mais souvent chez un même individu. Lors donc que nous distinguons ces tendances dans le temps, nous voulons simplement dire que telle ou telle d’entre elles est prépondérante à un moment donné et caractérise l’idéal scientifique d’une époque.
  2. C’est ce que fait observer Leibniz à son ami Tschirnhaus, qui faisait des efforts désespérés pour transformer les équations générales du cinquième et du sixième degré en équations susceptibles d’être résolues.
  3. Détermination de l’impossibilité de la résolution algébrique des équations générales qui passent le quatrième degré (1826) [Œuv. d’Abel, éd. Sylow-Lie, t. I, p. 66].
  4. Le mémoire fondamental de Galois (mort à vingt ans en 1832) ne fut publié qu’en 1846 dans le Journal de Liouville : « Mémoire sur les conditions de résolubilité des équations par radicaux ». Les voies qui conduisaient aux découvertes de Galois avaient été préparées par Lagrange, Abel, Cauchy. Ces découvertes furent continuées d’autre part par les travaux d’Hermite, Jordan, Klein et de nombreux autres analystes. Cf. M. Winter, la Méthode dans la Philosophie des Mathématiques, p. 146 et suiv.
  5. Intégrales de la forme , où R est une fonction rationnelles des deux quantités x et u et où , P étant polynome en x du 3e ou 4e degré.
  6. L’existence de ces fonctions fut démontrée par Henri Poincaré en 1881. — Poincaré étudia dans une série de mémoires, les propriétés dont elles jouissent et les applications qu’on en peut faire à l’étude des équations différentielles linéaires.
  7. Manuscrits et papiers inédits de Galois, publiés par J. Tannery, Bulletin des Sciences mathématiques, 1906, p. 259-60.
  8. Logique et intuition en Mathématiques, Revue de Métaphysique, mai 1907, p. 281.
  9. Voir plus haut, chapitre premier.
  10. Henri Poincaré s’est prononcé, quant à lui, en termes catégoriques contre la doctrine néo-nominaliste.
  11. Science et Philosophie, apud Revue de Métaphysique, 1899 et 1900.
  12. Revue de Métaphysique, 1899, p. 517.
  13. ibid., p. 559.
  14. Revue de métaphysique, 1900, p. 45.
  15. Art. cité, Revue de Métaphysique, 1899, p. 379.
  16. Art. cité, Revue de Métaphysique, 1899, p. 518.
  17. Cf. É Borel, L’évolution de l’intelligence géométrique, apud Revue de Métaphysique, 1907, p. 747 et suiv. Discussion : Revue de Métaphysique, 1908, p. 28 et p. 246.
  18. Théétète.
  19. Cf. Revue de Métaphysique, 1900, p. 588.
  20. G. Milhaud, Les Philosophes Géomètres de la Grèce, p. 7.
  21. Henri Poincaré, dans ses premiers écrits, employait de préférence le mot intuition dans le sens « d’intuition sensible » ; ainsi, a-t-il dit, Klein est un intuitif parce qu’il s’aide du geste pour penser ; il voit, il cherche à peindre. Hermite, au contraire, est du côté des logiciens avec Méray et Weierstrass. (Cf. La valeur de la Science, p. 27). Plus tard, par contre, Henri Poincaré réserva le nom d’intuition à l’intuition suprasensible, et il fut alors conduit à modifier sa classification primitive des mathématiciens ; il fit passer Hermite parmi les intuitifs comme étant l’un des savants qui ont le plus exercé cette faculté de vision intellectuelles directe que nous appelons « intuition » (Cf. La logique de l’infini, apud Rivista di Scienza, juillet 1912). Nous avons nous-même cherché à réhabiliter le sens cartésien du mot intuition dans diverses études, notamment dans un article sur l’Objectivité intrinsèque des Mathématiques publié en 1903 (Revue de Métaphysique). — Félix Klein a, à diverses reprises, établi une distinction entre l’ « intuition naïve » et l’« intuition raffinée », distinction qui correspond jusqu’à un certain point à celle que nous faisons ici.
  22. Cf. G. Milhaud, Les Philosophes Géomètres de la Grèce, passim.
  23. Cf. Chapitre premier, p. 64.
  24. Regulæ ad directionem ingenii, III, Œuvr., éd. Adam-Tannery, t. X, p. 368.
  25. Œuvr., t. IX, p. 51.
  26. G. Darboux, La Vie et l’Œuvre de Charles Hermite, apud Revue du mois, 10 janvier 1906, p. 46.
  27. Réponses aux 5es objections, Œuvres, t. VII, p. 358.
  28. « Pour ce qui est de l’intellection d’un chiliogone…, il est très certain que nous le concevons très clairement et tout à la fois, quoique nous ne le puissions pas clairement ainsi imaginer ». Réponses aux 3es objections, Œuv., t. VII, p. 385.
  29. « Continuo quodam motu imaginationis » (Regulæ VII, Œuv., t. X, p. 385).
  30. Aliter spectandas esse res singulas in ordine ad cognitionem nostram quam si de iisdem loquemur prout re vera existuunt, Regulæ, XII, Œuv., t. X, p. 418.
  31. Réponses aux 2es objections, Œuv., t. VII, p. 161.
  32. Regulæ XII, Œuv., t. X, p. 418.
  33. Cf. Regulæ VI, Œuv. t. X, p. 383, et Principia Philosophiæ, IV, Œuv. t. VIII, p. 326.
  34. Selon Malebranche, la science mathématique « traite des rapports des idées entre elles, les idées qu’elles étudient étant les nombres nombrants, avec leurs propriétés, et l’étendue intelligible, avec toutes les lignes et figures qu’on y peut découvrir ». Cf. Brunschvicg, les Étapes de la Philosophie Mathématique, p. 130 et suiv.
  35. Voir plus haut, chap. II, § III.
  36. Regulæ, XII, Œuv., t. X, p. 419 et passim.
  37. Regulæ, XII, ibid., p. 425.
  38. Ibid., p. 427.
  39. Pensées, fo. 191 et sect. IV fo. 282. — Cf. Brunschvicg, les Étapes de la Philosophie mathématique, p. 170.
  40. Logistique et intuition, apud Revue de Métaphysique, mars 1913, p. 268.
  41. Les Étapes de la Philosophie Mathématique, chapitre XX.
  42. Loc. cit., p. 500.
  43. C’est un point sur lequel nous reviendrons plus loin (chapitre V, iii).