Calmann-Lévy (p. 132-157).

VIII

VENISE EN TENUE DE GUERRE

19 août 1917.

C’est par les lagunes cette fois et dans une mouche de la Marine militaire italienne, que j’aborde cette Venise merveilleuse, pour moi pleine de souvenirs.

La journée est lourdement brûlante et ces lagunes, où nous glissons comme sur de l’huile, ont l’air d’être pâmées de chaleur. Quand Venise se dessine au loin, rougeâtre sur tout ce bleu, qui est aujourd’hui luisant et comme fané, Venise baignée et pour ainsi dire noyée dans l’eau tiède, elle me paraît moins belle que jadis. C’est que, devant les dômes et les campaniles, montent une quantité de tuyaux d’usine, qui n’y étaient pas, ou dont je ne me souvenais plus. Et puis, partout aux abords, d’innombrables petites tours Eiffel surgissent des eaux mornes, réductions de celle qui afflige Paris, mais dans le même style, et elles sont reliées par d’affreux réseaux de fils de fer, sur quoi les mouettes méfiantes dédaignent même de se poser. Or, cela, c’est le modernisme, le progrès, la vitesse, l’affolement, la laideur ; bientôt aucun pays du monde n’y échappera plus.

Nous entrons en ville par des canaux bordés de maisons caduques où habitent des pauvres. Mais enfin voici tout de même le Grand Canal, avec les vieux palais vénitiens, en façade tout le long de cette large artère d’eau trouble et dormante. Ils sont toujours beaux, ces palais, mais ils semblent s’être bien délabrés, depuis tant d’années que je n’étais venu, et un soleil trop cruel les détaille à cette heure. Moins de gondoles aussi, beaucoup plus de barques à vapeur et à fumée ; moins de ces pieux, grands comme des mâts, très peinturlurés et très dorés, qui servent à amarrer les barques devant les portes, et qui faisaient partie essentielle du classique décor.

Mon logis a été retenu à l’hôtel Danieli, le seul resté ouvert depuis que la guerre a fait fuir la multitude des étrangers, un hôtel qui est en même temps un monument historique classé, l’un des plus beaux palais de l’ancienne Venise, — et c’est là précisément que j’avais vécu des jours lumineux jadis, auprès de la chère reine Élisabeth de Roumanie, il y a déjà une petite éternité de presque trente années…

Pauvre Reine, dont la vie ne fut qu’une longue et pompeuse douleur ! C’est son souvenir qui donne pour moi aux choses d’ici leur attachante mélancolie. Dernièrement, on l’a honnie chez nous, d’une façon injuste et inélégante, parce que, au moment de sa mort, elle s’est trop rappelé qu’elle était d’origine allemande. Tout à fait à son déclin, presque cloitrée, entourée d’habiles mensonges, trompée sur les responsabilités de la guerre, n’était-elle pas excusable de prendre le parti de son pays d’origine, à l’heure de si terribles crises. Oh ! elle aimait pourtant bien notre France et rêvait de rapprocher nos deux patries, je puis m’en porter garant, en lui rendant ici mon dernier hommage. Elle était loyale, bonne, inépuisablement compatissante à toutes les détresses matérielles ou morales, toujours disposée à réchauffer contre son cœur les plus humbles et les plus dédaignés ; pour s’en convaincre, il aurait suffi de croiser une seule fois ses yeux clairs et doux. Pauvre Reine, qui dort maintenant dans un tombeau profané par la présence de l’implacable envahisseur, elle est morte à temps pour échapper à la suprême déception de voir la Germanie démasquer pour l’univers entier son visage de monstre. Devant tant de crimes, de férocités, de traîtrises, de mensonges, sa belle âme si nette se serait cabrée ; certes elle n’aurait pas manqué de suivre la même route que Celle qui lui a succédé sur le trône de son pays martyr, cette admirable Reine Marie, qui est devenue une sœur de charité et qui, hier, remerciait les Français par une sublime lettre.

Après l’accablant soleil qui surchauffait encore le Grand Canal, nous naviguions depuis un instant dans l’ombre et les sonorités tristes d’une étroite rue d’eau, entre de solennelles murailles du temps passé, très hautes, noirâtres et moroses, — quand soudain notre barque s’arrête à un tout petit quai désert, devant une vieille porte basse, comme une entrée clandestine… Comment, le palais Danieli ! Est-ce possible ? Cependant oui, à mieux regarder, je reconnais bien cette sortie quasi mystérieuse, la seule qui donne dans l’eau ; c’est par là que, les nuits étoilées d’un été d’autrefois, je sortais avec la Reine et ses dames d’honneur, pour prendre place, aux lanternes, dans une belle gondole, et commencer une promenade lente qui se prolongeait tard, dans le dédale des canaux, sous les arches des ponts, et puis au large des lagunes ; tout de suite, au départ, on entendait préluder un quatuor de cordes et un quatuor de jolies voix, qui éveillaient ici des sonorités infiniment moins tristes que celles de ce soir, et cela partait d’une autre gondole qui toujours suivait la nôtre pour nous enchanter avec cette musique italienne qui, entendue la nuit et dans son cadre, peut devenir adorable. Au fond de quel lointain des années achèvent de s’évanouir pour moi ces nuits-là, qui comptent parmi les mille féeries de ma jeunesse…

On me donne un appartement où la tradition veut qu’aient habité George Sand et Alfred de Musset. Il y fait presque noir, à mon entrée, je vois à peine briller l’excès de ses dorures ; j’ai hâte d’en ouvrir les fenêtres, sachant d’avance les choses uniques au monde sur quoi elles ont vue, — et en effet voici tout à coup devant mes yeux la beauté de cette ville, au soleil du soir. Ce palais Danieli dresse sa façade très vénitienne sur un quai grandiose, près du palais des Doges, au bord d’une large étendue de lagune que peuplent des voiliers aux voiles rouges et des gondoles noires aux poupes en cou de cygne ; un peu partout, des palais, des dômes, et, juste en face, l’îlot de Saint-Georges Majeur, avec son église et son campanile couleur de sanguine.

Dans mon salon lourdement luxueux, les murs sont tendus de brocart jaune, et le moindre meuble est doré jusqu’aux pieds ; mais tout cela est ancien et historique, et puis tout cela est à Venise, et, pour rappeler le prodigieux passé de cette ville de magnificence, qui fut reine de l’Adriatique et reine des mers orientales, ces somptuosités surannées y sont à leur place ; de plus, elles se rattachent à ce petit passé d’hier qui est le mien, et je les retrouve avec émotion ; je reconnais tout ici, même ce vieux doge en robe de drap d’or, qui, du fond de son cadre étincelant, m’observe avec ses yeux sombres.

J’ai hâte d’errer seul dans Venise. Mais quels aspects imprévus elle me réservait, aujourd’hui où je la revois en tenue de guerre !

D’abord ce palais des Doges, tout proche du mien, le voici submergé à la base, à moitié englouti, pourrait-on dire, par des piles de briques cimentées ensemble, qui ont l’air d’être venues s’y coller comme de grosses vagues de boue rose ; les angles surtout de l’immense édifice sont les plus envahis par cette sorte de marée montante, qui semble s’être pétrifiée là et qui affecte d’étranges formes arrondies. Quant à la svelte et exquise colonnade de marbre qui longe le quai, elle est méconnaissable ; toutes les délicates ogives de ses arceaux posent par leur milieu sur d’énormes piliers également roses, supports en briques soudées, qui ont des aspects de choses molles. En haut, toutes les élégantes fenêtres aux dentelures sarrasines ont été « trésillonnées », et on en voit sortir des madriers par centaines, une vaste et puissante charpente de soutien, singulièrement. massive, combinée pour localiser toutes ces chutes, qu’il faut, hélas ! prévoir…

Et la basilique de Saint-Marc, merveille des merveilles, oh ! elle est vraiment emballée, on dirait un gigantesque colis prêt à être porté au chemin de fer ; ce serait presque ridicule, d’un fantastique à faire sourire, si le danger qui a motivé cela n’était au contraire attristant à serrer le cœur. Chez nous, pour protéger quelque peu nos cathédrales contre l’outrage des Barbares, on s’est contenté de les entourer avec des amas de sacs à terre. Ici, on a fait mieux, on a mis d’abord un premier rembourrage de matelas qui enveloppe les murailles, et puis viennent alentour de véritables remparts de briques, et enfin une caisse en bois, — colossale bien entendu, — pour enfermer le tout. Est-il donc possible qu’à notre époque, au xxe siècle, on soit obligé d’imaginer et d’inaugurer de telles précautions, pour essayer de préserver les patients chefs-d’œuvre du passé contre l’imbécillité de ces modernes ferrailles, capables de les anéantir en une seconde !

Au-dessus de la caisse où Saint-Marc a été si pieusement emmaillotée, on voit pointer ses clochetons ajourés, ses gerbes de ferronneries dorées qui la révèlent encore, — car, hélas ! rien n’a pu être tenté pour protéger cela, non plus que pour sauver les voûtes sans prix, aux mosaïques d’agate, de lapis et d’or ; il eût fallu construire au-dessus une seconde voûte beaucoup plus étendue et imperméable aux nouvelles pluies de fer, et cela eût été une œuvre au-dessus des capacités humaines. Donc, s’ils viennent, les obus plus bêtes que la bêtise même, ils passeront au travers de ces splendeurs ; mais au moins, grâce à tant de précautions, la basilique ne croulera pas tout entière.

Jadis, il restait l’air, qui était libre, l’air qui était un domaine privilégié, inaccessible, où les palais et les cathédrales pouvaient en toute sécurité élever leurs plus délicates structures. Mais aujourd’hui, non, c’est fini même de cette assurance-là, et, si Saint-Marc échappe pour une fois à l’attentat des ferrailles, vienne une autre guerre après celle-ci, ce qui est inévitable, il y aura eu « progrès » dans les moyens aériens de destruction, et Saint-Marc y passera, de même qu’à leur tour y passeront tous les vestiges de l’ancienne beauté… plus tard, dans cet effroyable avenir de folie et de ténèbres où nos descendants vont fatalement sombrer. « Quand nous aurons détruit leurs cathédrales caduques, écrivait l’an dernier je ne sais plus quelle brute de professeur allemand, nous édifierons à leur place nos temples cent fois plus beaux, pour célébrer notre victoire et notre force. » (Sic.) Nous les voyons d’ici, n’est-ce pas, leurs temples cent fois plus beaux !… Et dire qu’il se trouve de pauvres esprits à visées courtes, pour vanter les bienfaits de la science. Dire que l’humanité n’a pas su édicter à temps les lois qu’il aurait fallu pour étrangler tant d’inventeurs sinistres, comme ceux par exemple de la guerre sous-marine et de l’aviation !


21 août 1917.

La nuit a passé, très calme ; de même les heures de l’extrême matin que choisissent d’ordinaire les grands oiseaux de mort. Aucun avion, dans l’air tiède, n’est venu bourdonner au-dessus de Venise. Et une fois encore le soleil, en se levant, a retrouvé debout et intactes ces deux merveilles du monde, qui sont la basilique de Saint-Marc et le Palais des Doges. Mais le soleil de demain les reverra-t-il ? Et celui d’après-demain ? Qui le dira ? Leurs jours semblent n’être plus que des jours de grâce. Dans combien de temps doit venir le premier matin qui n’éclairera plus que leurs ruines ?…

Pour me montrer les précédents désastres, tes profanations déjà accomplies, on vient me prendre dans une embarcation de guerre, qui, au milieu de toutes ces rues d’eau, me mènera beaucoup plus vite que n’eût fait une gondole.

— Ces pauvres Autrichiens n’ont pas eu de chance à Venise, me dit, au départ, un des grands chefs de la Marine, avec une commisération qui ne semble même pas teintée d’ironie ; jusqu’à présent ils n’ont guère réussi à atteindre que des églises ou des hôpitaux !

— Il est visible d’ailleurs qu’en Italie comme en France on n’a pas pour les Autrichiens cette haine et ce dégoût que les vrais Allemands d’Allemagne inspirent aujourd’hui à tout ce qui, dans le monde, a encore un cœur ou seulement une conscience. On plaint ce petit empereur Charles, obligé d’endosser la succession et les crimes du vieillard cruel qui, sur la fin de sa vie, a courbé l’Autriche aux pieds du Monstre de Berlin. Comme chez nous aussi, on a quelque sympathie pour cette jeune impératrice Zita qui s’efforce, avec un peu d’inexpérience peut-être, mais de tout cœur, d’amener la paix.

« Ils n’ont réussi à atteindre que des églises et des hôpitaux. » En effet. Voici d’abord cette belle église des Déchaussés, par où mon pèlerinage commence. La foule continue de venir s’y agenouiller en prière, mais une charpente de bois grossier remplace la voûte qui tomba pulvérisée, cette voûte où, comme on sait, le Tiepolo avait peint une des plus immenses fresques connues. L’église, il est vrai, était tout près de la gare, que l’ennemi cherchait peut-être à atteindre, et ce serait à la rigueur son excuse.

Mais comment l’excuser pour avoir criblé d’obus certain îlot où il n’y avait que des hôpitaux, un asile de vieillards, un refuge pour les femmes, et cette autre belle église de Santa-Maria-Formosa, que je retrouve cette fois crevée de part en part ? Un matin au petit jour, la mitraille de l’air s’est acharnée contre ce lieu de tranquille souffrance et, dans le grand hôpital, une vingtaine de malades ont été mis en pièces sur leurs lits. C’est dans un ancien palais, datant de la splendeur de Venise, que cet hôpital avait été installé, et la salle du massacre était précisément la grande salle d’honneur. Le plafond, tout en ciselures dorées, — de patientes et délicates ciselures sur bois plein, non pas de ces moulages en carton-plâtre, par quoi nous essayons de remplacer la vraie magnificence, l’âge du toc où nous vivons, — le plafond s’est abattu par morceaux, comme une lourde grêle, en même temps que la ferraille des obus, sur les humbles lits de fer, qui gisent encore là aujourd’hui, tout tordus ou cassés en deux, à côté de véritables petites montagnes de débris tombés d’en haut ; on dirait même qu’un triage a déjà été fait de ces cassons précieux : ici les encadrements, ici les rinceaux, ici les feuillages, — et, quand je demande pourquoi, on me répond que c’est en vue d’une restauration ! — Restaurer cela, vraiment ? Alors je songe à cette princesse de contes de fées que de méchants Génies condamnèrent jadis à trier par espèces des monceaux de petites plumes : ensemble celles des chardonnerets, ensemble celles des pinsons ou des linottes, etc…, et à les recoller sur des corps d’oiseaux…

Et cette bombe incendiaire, tombée tout près de Saint-Marc, — heureusement sans éclater, — quelle excuse lui trouvera-t-on ?


Par faveur, on m’ouvre le Palais des Doges, ou l’on n’admet plus les visiteurs, depuis qu’il est en tenue de guerre. L’imagerie a vulgarisé ce lieu, qui est un monde de grands escaliers de marbre et d’immenses salles aux décorations prodigieuses. Mais en ce moment, ce qui est nouveau et imprévu, c’est cette sorte d’impression de la fin des temps, que l’on éprouve à se promener au milieu du silence et du désarroi de ce désert splendide. Toutes les célèbres peintures des murailles et des plafonds, signées des maîtres merveilleux de la Renaissance italienne, ont quitté leurs cadres épais aux profondes ciselures, laissant voir partout la nudité des vieilles maçonneries, des vieux madriers décrépits ; toutes ont été patiemment déclouées, puis roulées sur d’énormes bobines de bois, dont quelques-unes gisent encore sur les planchers ; toutes, même le Jugement dernier qui a dix mètres de large, sont parties pour de lointains voyages, et on les a cachées, dans le Sud de l’Italie, au fond d’inaccessibles caves. Cependant, pour attester encore que ce palais fut le plus beau de la terre, il suffit de l’étincellement de tous les cadres vides, sculptés en plein bois, dorés d’or épais, fouillis de rinceaux, de feuillages et de fleurs. Quand il s’agira de tendre à nouveau, de reclouer tant et tant de chefs-d’œuvre, sans abîmer les délicates frondaisons d’or qui les enchâssaient, quel travail ce sera, qui durera des années, qui ne semble même plus réalisable, à notre époque fiévreuse !

J’ai longtemps erré, au milieu du silence d’aujourd’hui, dans le dédale aux somptueuses tristesses ; j’ai revu même ces salles d’en haut, plafonnées toutes de fines et inextricables rosaces d’or, et ornées d’immenses cartes murales peintes en fresques ; là sont figurées les Indes, la Chine, l’Afrique extrême, les contrées presque fabuleuses en ce temps-là, d’où la République vénitienne tirait ses richesses inouïes, alors que le reste de l’Europe ne les soupçonnait pas encore.

Tout ce palais avait tranquillement duré des siècles, à peine effleuré par l’incursion légèrement dévastatrice de Napoléon Ier, et le voici menacé d’un subit anéantissement par ces pluies de fer qui de nos jours tombent des nuages ! Partout d’ailleurs, le long des majestueuses salles, veillent des tas de cendre, dans chacun desquels une pelle est plantée toute prête, et c’est en prévision des incendies, hélas ! très probables, pour plus vite les éteindre… Ô civilisation ! Ô progrès !…

La basilique de Saint-Marc, malgré sa stupéfiante caisse d’emballage, est toujours ouverte au culte, et on n’y a peut-être jamais autant prié. La vaste et magnifique place aux façades de marbre, qui lui sert comme de parvis extérieur, n’a plus ses foules cosmopolites, et on a fermé ses magasins jadis remplis de joailleries ; il n’y reste guère que ces traditionnels pigeons de Saint-Marc, qui de temps à autre prennent leur vol comme un tourbillon, ou le plus souvent se promènent en cortège par terre et pour qui les passants se dérangent ; les bombardements ne les ont pas incommodés, eux. — N’ai-je pas entendu aussi, dans les forêts du Nord de la France, les oiseaux, aujourd’hui habitués, chanter dans le fracas des obus !

Intérieurement, la basilique est presque dans l’obscurité, car la plupart des vitraux ont été mis en lieu plus sir, et remplacés par des panneaux de bois. Dès l’entrée, on distingue qu’elle est pleine de gens agenouillés et de cierges qui brûlent, mais on y voit mal, tout juste assez pour se conduire sur ce pavage de marbres rares, qui est de plus en plus dénivelé par l’inquiétant travail séculaire de l’eau des lagunes, sans cesse sournoisement remuante en dessous. Jadis, quand on pénétrait ici, dans une transparente pénombre, les yeux percevaient d’abord de tous côtés des éclats de choses précieuses, tout scintillait, même les murs d’albâtre ou d’agate, on était ébloui par les gemmes, les mosaïques et les ors. Aujourd’hui, quelle surprise en entrant de voir que rien ne brille plus, qu’il, n’y a plus que des grisailles, des formes indécises, des formes molles et comme estompées ! — Ah ! c’est que tout est revêtu d’épais matelas gris, — tout, les statues qui étincelaient, les orfèvreries d’or ou d’argent, les colonnes sans prix en marbre améthyste ou en marbre « vert antique » ; toute cette écrasante magnificence a pris la tenue de guerre, et sous les épaisseurs protectrices, non seulement elle ne garde plus qu’une teinte neutre, mais elle s’est étrangement gonflée, boursouflée ; les piliers sont devenus trop énormes et trapus ; les saints, que l’on devine encore, ressemblent à des poussahs qui n’auraient plus de tête. Sur les mosaïques aussi, les mosaïques au coloris éternel, pour fixer le plus possible leurs myriades de parcelles que la mitraille éparpillerait, on a collé de solides toiles grises. Oh ! l’étonnant et triste sanctuaire, trop capitonné, trop renfermé, où rien n’a plus de couleur, où les bruits mêmes sont feutrés et où l’air manque !…

Le conservateur de la cathédrale veut bien me guider lui-même dans son domaine rendu méconnaissable ; il porte de lourdes clefs que cà et là il fait tourner dans des serrures ; des grilles s’ouvrent, que je franchis à sa suite pour pénétrer dans des bas côtés, des dépendances où règne la nuit noire. En tenant d’une main une de ces toutes petites bougies qu’on appelle « rat de cave », il soulève çà et là quelques-uns des pesants matelas gris, pour me montrer des bas-reliefs, des mosaïques, des orfèvreries, et jamais ne m’avaient tant frappé la fabuleuse richesse et la beauté archaïque de tout cela. Il y a des recoins plus sombres, ou vraiment l’on étouffe et où l’on a presque l’illusion d’aller à la découverte dans les détours de quelque caverne d’Ali-Baba pleine de merveilles cachées… Mais non, toutes ces choses, hier encore, loin d’être clandestines, restaient accessibles aux plus humbles, et, ici, il faisait clair ; tout simplement elles étaient le trésor d’un peuple, le trésor d’art de son passé que tant, d’yeux venaient admirer chaque jour et qui semblait destiné à une quasi-éternité ! Or, ces mêmes choses, hélas ! il a fallu, au xxe siècle, les camoufler, à moitié les ensevelir, pour tâcher qu’elles survivent, du moins cette fois encore, aux conséquences des grands « progrès » humains.

Un seul autel de la basilique est resté visible comme jadis ; c’est dans une aile de gauche, celui de la Notre-Dame des Victoires ; celui-là, quand on a voulu l’enfouir sous les matelas gris, toute la population s’y est opposée, disant que cela attirerait le malheur. Elle continue donc de se laisser regarder ; la statue de la Notre-Dame ; toute petite, archaïque, en or fin, elle continue de paraître et de luire, au milieu d’ex-voto en pierreries qui jettent leurs feux à la lueur des cierges ou des pieuses lampes. Et beaucoup de femmes en voiles de deuil sont prosternées devant elle, des mères, des épouses, des sœurs ; elles prient pour qu’au moins la victoire vienne venger leurs bien-aimés qui sont morts… On ose à peine s’approcher, même sur la pointe des pieds, de peur de troubler leurs extases…


C’est ma seconde et dernière soirée à Venise, que je ne reverrai sans doute jamais plus. Je repars demain matin pour la France, pour l’armée du Nord, où je conterai à mes compagnons l’effort magnifique de nos camarades d’Italie. Cette soirée d’adieu, je la passerai seul avec mes souvenirs, dans mon salon suranné aux dorures excessives ; j’ouvrirai en grand mes fenêtres délicieusement festonnées et là, appuyé sur l’accoudoir que soutiennent de vieux balustres de marbre, je regarderai le soleil mourir lentement sur la ville, et ensuite finir le crépuscule.

Tout est beau ce soir et tout est féerique, dans cette grande mise en scène, un peu trop théâtrale peut-être, mais qui ne ressemble à aucune autre. Il y a cependant là-bas, dans le lointain sur la gauche, une laideur qui surgit, et qui déconcerte au milieu de tant de resplendissement et de grâce : d’affreuses fumées qui se déroulent, comme si on étirait sur l’horizon des ouates noires ; tant elles sont épaisses, elles ne montent même pas dans l’air qu’aucune brise n’agite… En effet, j’avais oublié, c’est l’arsenal, le modernisme, la houille, la grande guerre… Et, de ce coin du décor, soudainement charbonné, je vois sortir et s’avancer un cortège de monstres apocalyptiques, traînant avec eux ces lourdes fumées ; en tête, des léviathans grisâtres, à moitié noyés ; à leur suite, d’autres plus petits et plus rapides, qui bientôt prennent les devants : des monitors, des torpilleurs… Oui, je me rappelle, j’étais averti et je sais où ils doivent se rendre, à la faveur de la nuit, pour prendre leur poste assez loin d’ici dans l’Adriatique et pour collaborer à la grande œuvre de libération commencée ; c’est très bien, mais qu’ils se hâtent de disparaître, je voudrais ne plus les voir ; je ne suis pas un homme de leur temps, moi, je suis quelqu’un d’une époque passée, qui s’est attardé sur la terre et qui, en ce moment surtout, ne sait pas les apprécier…

Comme l’heure s’enfuit vite ! Déjà, c’est le moment du grand flamboiement rouge. En face de moi, l’îlot et l’église de Saint-Georges-Majeur, rouges par eux-mêmes, ont l’air d’être en braise ardente. Des barques aux voiles teintes de rouge foncé rentrent indolemment sur une eau immobile et rose, où les toujours noires[1] gondoles, moins lentes, tracent des sillons miroitants, couleur d’arc-en-ciel. Au-dessous de moi, sur ce quai plus large qu’aucun boulevard de grande ville, tout ce qui reste d’êtres humains à Venise s’est assemblé et se promène, pour respirer l’air enfin rafraîchi du soir. Parmi toutes ces femmes, qui vont et viennent, je ne vois plus les touristes excentriques des temps de paix ; ce ne sont guère que des Vénitiennes, la plupart fidèles au costume national, coiffées en cheveux et portant le traditionnel châle noir, aux franges d’une longueur démesurée qui semblent balayer l’air quand elles remuent les bras. Et puis viennent des matelots, des matelots par centaines, tous en toile bien blanche avec le grand col bleu, et il en arrive toujours, car c’est la sortie de l’arsenal, en ce moment rempli de navires de guerre. Ce qui donne à tout ce mouvement de rue un calme si particulier, que l’on ne connaît presque plus ailleurs, c’est l’absence absolue d’automobiles et de voitures ; qu’est-ce que l’on en ferait ici, puisque le reste de la ville est dans l’eau ? Alors, on n’a plus à se garer tout le temps de choses bruyantes qui menacent d’écraser ; c’est la vraie flânerie douce, où il n’est même pas utile d’élever la voix.

De ma fenêtre, je domine tous ces groupes de femmes, mais sans les dominer de trop haut, car je ne suis qu’au premier étage. Elles sont certes moins jolies que celles d’autrefois, plus étiolées, plus exsangues ; — c’est que ce sont déjà, hélas ! les filles de celles que j’avais vues ici jadis, elles appartiennent à une génération suivante, plus usée, même avant de naître, par tous les absurdes surmenages de la vie contemporaine. Heureusement le crépuscule arrive à mon secours, pour jeter un peu d’imprécise illusion sur la gracilité de leurs silhouettes, sur la coquetterie de leurs châles dont les si longues franges, à leurs moindres gestes, ondulent comme des chevelures. Et puis voici que des petits orchestres de cordes préludent dans les cafés du quai, — et des chants dans une gondole qui passe, des voix faciles, entonnant de vieilles romances d’Italie ; même en temps de guerre, les beaux soirs d’été, à Venise, ne vont pas sans « sérénades »…


Maintenant le soleil est couché et tous les rouges du soir ont pâli. Les choses lointaines perdent leurs détails, s’unifient en masses d’ombre violette, plus nettement découpées sur le ciel devenu d’or pâle. Dans la foule plus confuse qui remue sous mes fenêtres, les costumes de toile des matelots font des taches blanches, qui de plus en plus se pressent contre les légers châles noirs ; les promeneurs peu à peu se dispersent, s’éclaircissent, s’en vont en se donnant le bras ; leur bourdonnement cesse, on entend mieux, dans l’eau, les derniers coups d’aviron des gondoliers qui rentrent au port.

Et tout à coup, parce que c’est l’heure et la consigne de guerre, tout à coup, avec une brusquerie un peu saisissante, les musiques se taisent, les cafés tous ensemble se ferment, les quelques lumières déjà allumées s’éteignent. Une impression de tristesse et d’angoisse passe sur la ville, comme un vent froid qui soudain aurait soufflé : la guerre, que l’on avait oubliée, les avions de l’Autriche qui, cette nuit, pourraient encore revenir !… Et tout à l’heure peut-être, très vite, sans bruit, de fantastiques toiles d’araignée en acier s’élèveront jusqu’à trois mille mètres vers les étoiles, pour tâcher d’attraper par les ailes les grands oiseaux meurtriers qui viendraient rôder dans l’air.

Plus un feu nulle part, en cette ville des fêtes aux milles lumières. Et je repense à ces vers de Musset, écrits, dit-on, dans l’appartement même que j’habite ce beau soir :

« Dans Venise la rouge, Pas un bateau qui bouge, Pas un falot. » C’est comme une Venise morte de mort subite ; dômes ou campaniles, en ombres chinoises, renversent leurs images dans tous les miroirs de l’eau, qui luisent encore en jaune pâle. Enveloppée de beaucoup d’obscurité et de silence, Venise va sembler dormir, mais des yeux de guetteurs ne cesseront de sonder le ciel. Et tant de femmes, dans leur maison fermée, réciteront devant la Madone des prières pour ceux qui se battent sur la haute montagne ou pour ceux que le cortège des léviathans vient d’emporter à travers la nuit, dans des directions que l’on ne doit pas dire…

  1. Noires, depuis les lois somptuaires.