L’Homme truqué
Je sais toutmars 1921 (p. 343-346).
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VII. —

L’ÉVASION DE L’HOMME TRUQUÉ



Pendant que Jean Lebris me racontait sa prodigieuse aventure, la nuit s’était épaissie et, la tension électrique s’étant maintenue, les yeux du conteur faisaient dans les ténèbres fluidiques deux clartés froides et sans rayonnement.

— Votre mère va s’inquiéter, lui dis-je. Partons. L’obscurité affaiblit-elle votre vision ?

— Du tout ! Le jour et la nuit ne sont plus pour moi qu’une nuance assez inexprimable… Vous venez ?

Ce fut lui qui me guida ; car, avec mes yeux faits pour la lumière visible, je n’y voyais goutte.

— Alors, vous m’avez joué la comédie, mon petit Jean, lorsque vous tâtonniez…

— Oh ! oui et non. Dans certaines conditions atmosphériques, je suis loin d’être aussi perspicace que ce soir ! Un temps sec, pour moi, est un temps sombre… Mais, je le confesse : j’ai parfois dissimulé… Laissons cela, — dit-il non sans confusion. — Je reprends le fil de mon histoire. Tout en marchant, voulez-vous ?

Si je voulais !

— J’en étais resté à cet accès de chagrin rageur… Pour refouler mes larmes, je tournais furieusement mes poings dans mes maudits yeux et je les y enfonçais sans aucune précaution ; si bien que Prosope m’avertit de mon imprudence. À me frotter de la sorte, je risquais de compromettre son œuvre. L’opération était trop récente…

« Il disait vrai. Mes frictions inconsidérées avaient dérangé je ne sais quoi, déréglé quelque minutieuse concordance. Maintenant, au lieu d’un seul Prosope spectral, j’en apercevais deux qui se « chevauchaient ». Mes électroscopes s’étaient mis à loucher !

« Cet incident refroidit mon exaltation, et je pris conscience du bonheur relatif dont j’étais le bénéficiaire contraint et forcé. L’idée de perdre cette espèce de deuxième vue, cette faculté de remplacement, me fut pénible. Mais le sentiment de ma dignité me retint d’avertir Prosope de ce qui venait de se produire, et de lui demander ses soins. J’espérais que le strabisme se dissiperait, — ce qui arriva fort heureusement. Quelques heures plus tard, la conjugaison des deux électroscopes s’était rétablie d’elle-même.

« Prosope, de guerre lasse, m’ayant abandonné à ma mauvaise humeur, je pus à loisir contempler le nouveau visage que m’offrait le vieux monde.

« À ce moment, en comparaison avec ce qui se montre à moi aujourd’hui, je découvrais réellement peu de chose, et mal. Car, il faut que vous le sachiez : depuis leur insertion dans mes orbites, depuis leur incorporation à mon organisme, mes yeux scientifiques n’ont cessé d’acquérir plus de pénétration. Ainsi, ce soir-là, le fond de la scène était encore obscur. Cela ressemblait un peu à une illumination nocturne, pour une fête, quand les maisons dessinent sur la nuit des traits de feu et qu’on n’aperçoit de leur masse qu’une lueur… Et puis, je n’avais pas encore acquis le sens de la perspective, la notion de profondeur. Les lignes me semblaient toutes à la même distance, situées dans un seul plan vertical, tracées — je le répète — comme sur un tableau noir ; et, comme le nouvel aspect des choses en faisait pour moi des choses nouvelles, parfois méconnaissables, je ne discernais d’abord que leur grandeur ou leur petitesse apparentes, sans pouvoir conclure à leur inégalité réelle ou à leur éloignement respectif.

« Mais, si réduit que fût encore pour moi le monde électrique, il n’en constituait pas moins un spectacle lumineux obligatoire. Je n’avais pas le moyen de m’en priver en abaissant sur lui mes paupières, que les radiations électromagnétiques traversaient comme rien ! J’étais condamné à voir sans cesse devant moi ces feux inexorables, ondés d’assombrissements et d’éclats qui en rendaient la perception des plus fatigante. Autrement dit, j’étais condamné à ne plus dormir !

« Et c’est par là que ce diable de Prosope eut raison de mon entêtement. Il me vainquit par le sommeil.

« Après trois jours d’insomnie, la fantasmagorie des lumières ayant peut-être triplé, Prosope me vendit, contre la promesse de parler, une paire de lunettes compactes. Elles étaient faites d’une superposition de divers isolants qui, chacun remplissant sa tâche, interceptaient finalement toutes les radiations.

« Je dormis d’abord. Puis, loyal, je parlai.

« Plus de noir, maintenant. Un éclairage général. Un éclairage dégradé, avec des zones tour à tour ardentes ou crépusculaires. Une luminosité universelle, éternellement ondulée ou frissonnante, dont la couleur passait du bleu le plus aigu au rouge le plus acide, par l’intermédiaire de tous les violets imaginables. À la vérité, le violet régnait presque uniquement ; mais le rouge dominait dans le ciel, et le bleu sur la terre. Il y avait entre eux un perpétuel échange, un va-et-vient d’effluves ; et dans l’espace c’était une propagation continuelle de rides immenses qui se coupaient et s’entrecoupaient infatigablement, tandis que des halos gigantesques y faisaient des taches sans limite, frémissantes de vibrations centrifuges. Le noyau de l’un d’eux m’apparaissait au-dessous de l’horizon, à travers l’épaisseur translucide du globe terrestre, comme un foyer de saphir en ignition ; et mes électroscopes avaient une tendance extraordinaire à se tourner vers lui.

« — C’est le Pôle magnétique, me dit Prosope ; et les autres halos, ce sont des champs électromagnétiques. Mais sous vos pieds, Lebris, qu’est-ce qu’il y a ?

« — Les étages de la maison : des plans à peine teintés, des lames de brouillard violet. Quelqu’un est couché dans la chambre au-dessous…

« — Mais plus bas, la terre, la planète…

« — Un abîme où tremblent des brumes, où des points plus denses mettent des lumières plus vives… La surface, surtout, condense le fluide.

« — Sans doute. Et autour de nous ? La forêt…

« — Une mousse pâle, couleur fleur de pêcher, presque insaisissable… Ah ! la mousse s’allume, pétille, s’agite, s’affirme… C’est le vent qui s’élève, n’est-ce pas ? Tout flamboie doucement. Des panaches phosphorescents se poursuivent le long des murailles. L’air lui-même s’emplit de traînées. Je vois le vent !

« — Et quand je bouge, moi ?

« — Tout ce qui bouge s’entoure d’une auréole éphémère, et laisse un court sillage déchiqueté, une frange de lueurs…

« — En face de nous…

« — Je vois un pavillon. Transparence lilas. Les angles, les arêtes sont beaucoup plus accentués que tout le reste. D’admirables aigrettes azurées s’échappent des pignons pointus, et le paratonnerre lance une gerbe inépuisable d’étincelles bleutées… Tout ce bleu et tout ce rouge passent leur temps à se fondre en violet, et le violet s’emploie constamment à se dissocier en rouge et en bleu. C’est ce qui produit ces fluctuations sempiternelles… Eh ! que faites-vous ? Vos cheveux s’embrasent !

« — J’y passais la main, tout simplement.

« Et cætera.

« Une autre fois, Bare, je vous décrirai tout ce que j’ai décrit à Prosope et toutes les observations qu’il a faites par mon intermédiaire. Je vous dirai les diverses transparences des corps ; comment les métaux les plus épais sont pour moi cristallins, alors que le verre le plus mince est souvent presque opaque, si bien que, parfois, je distingue mieux les aiguilles de ma montre à travers tout le mécanisme qu’à travers le verre !… Je vous dirai… Mais voici que nous approchons de Belvoux, et je voudrais vous faire le récit de mon évasion. Il y a un mois, tenez, jour pour jour…

« J’étais accablé de tristesse. Ma réclusion ressemblait à la mort, et j’avais perdu tout espoir de reprendre ma place parmi les vivants. La maison où j’étais détenu se trouve au milieu d’une vaste solitude. Je savais depuis longtemps que la plupart de ses occupants n’en sortaient jamais.

« Impossible d’échapper à la surveillance de mes gardiens. Impossible de forcer les serrures de ma porte. Sauter par la fenêtre eût été se suicider.

« Mais, un matin du mois dernier, le silence ordinaire fut troublé par la rumeur insolite d’une altercation, et je distinguai, dans la chambre voisine de la mienne, deux formes humaines face à face. La grande : Prosope. La petite, au cervelet inégalement développé : mon serviteur attitré.

« Les deux hommes s’invectivaient. Il fallait que la cloison fût un étouffoir excellent, car, malgré le peu d’espace qui nous séparait, je ne pus saisir que de confuses apostrophes. À leurs gestes, à leur attitude, aux flamboiements qui parcouraient leurs nerfs, je connus toutefois la violence de la querelle. Et le cœur du petit homme battait avec une précipitation caractéristique.

« Prosope, beaucoup plus calme cependant, le frappa d’un coup de poing au visage et l’abattit par terre. Je vis le menu spectre se relever et sortir de la chambre, tête basse, mais en chatoyant de telle sorte qu’il semblait hérissé de lumière.

« C’était l’heure du lunch. Bientôt le serviteur ouvrit les serrures de ma porte, et disposa sur la table, avec son habituelle méticulosité, les éléments de mon repas.

« Bien souvent, mais en vain, je lui avais adressé la parole. Cette fois il me répondit, et que je sois damné si jamais quelqu’un baragouina le français d’une manière plus chinoise ! Je n’essaierai pas de l’imiter. — Il était furibond. Sachant trouver en moi un auditeur complaisant et discret, il épanchait sa rancune en accablant Prosope des pires insultes.

« Le motif de leur dissentiment était futile. Mais je jugeai l’occasion propice, et fis si bien que je décidai l’homme à s’évader.

« Nul épisode n’accidenta notre fuite nocturne. Le petit Asiatique avait une incomparable dextérité pour manipuler sans bruit les serrures ; le château, feutré comme un cabinet de dentiste, jouissait d’un étrange pouvoir assourdissant ; Prosope, sûr de ses domestiques, dormait profondément (je le voyais dans sa chambre !) ; pas de chien de garde, pas de veilleur ; enfin, il tombait une petite pluie que j’étais fort éloigné de maudire, les choses m’apparaissant avec beaucoup plus de netteté lorsqu’elles sont humides. Un couloir parcouru sans encombre, une grille escaladée, nous marchâmes durant cinq heures vers certaine agglomération de points lumineux que j’avais déjà repérés. C’était la ville.

« Mon compagnon me dit :

« — Si nous pouvons prendre un train au lever du soleil, ce sera bon. — Et il ajouta dans un rire exotique : — Les docteurs vont dormir très longtemps derrière nous ; au moins jusqu’à demain soir… J’avais aussi les clefs de la pharmacie.

« C’est le ciel qui m’a envoyé ce petit démon ! » pensai-je.

« Il n’a voulu me dire ni son nom, ni sa patrie ; je n’appris rien de lui sur les docteurs mystérieux… Il était aussi secret que débrouillard.

« Nous nous hâtions. La nuit s’écoulait. Je suivais des yeux, à travers la masse diaphane de notre sphère, la progression du soleil. Il était pour moi, derrière ce brouillard bleu, comme un disque zinzolin, foyer d’une formidable irradiation. Quand il dépassa l’horizon, nous étions empilés dans un étroit compartiment de chemin de fer, avec force voyageurs dont le langage inintelligible ne m’apprenait pas la nationalité.

« Au matin, le mot « Regensburg » frappa mon oreille. Nous nous trouvions alors dans un express qui longeait un fleuve vaste comme un détroit. J’entendis encore « Nuremberg », « Carlsruhe »…

« Au pont de Kehl, malgré tous mes efforts, l’Asiatique s’esquiva. Je passai le Rhin à la faveur d’un convoi de camions chargés de matériel livré aux Alliés.

« Ce furent alors toutes sortes de visites médicales et d’interrogations militaires, dont je sortis en mêlant beaucoup de mensonges à peu de vérités… Vous savez le reste. Officiellement, mon aventure est classée. Je veux croire qu’elle est réellement terminée ; mais il me semble prudent d’avoir toujours un revolver sur moi ; et je vous avoue, mon cher Bare, que tout à l’heure votre présence subreptice, derrière le buisson, m’a donné la venette… »

Jean se tut et s’arrêta. Nous étions arrivés. Au fond du jardinet, qu’éclairaient des fenêtres ouvertes sur la nuit, la maison Lebris s’élevait, ténébreuse.

— Il est très tard ! dis-je.

— Oui, — répondit Jean qui me montra du bout de sa canne, dans le gazon, un point, puis un autre. — Le soleil est là, tenez !… Et la Croix du Sud, là ! Je suis bien le premier qui l’ait vue sans quitter l’hémisphère boréal !

Il mit alors, les ayant tirées de sa poche, les fameuses lunettes du Dr Prosope, qui, épousant les parages de ses yeux (comme des lunettes d’automobiliste), éclipsèrent complètement toute phosphorescence. On pouvait les prendre, ces lunettes opaques, pour des besicles de verre fumé ; et rien n’empêchait de croire que Jean devait les porter de temps en temps, pour suivre les prescriptions d’un oculiste.

— À présent, il faut me guider, fit-il. Je suis aveugle !

Je dirigeai ses pas. Nous montâmes l’escalier. Mais, quand il fut chez lui, je restai quelque temps, une main sur la rampe, cherchant avec une fièvre enfantine quel prétexte inventer qui me permît de grimper au deuxième étage et de revoir Mlle Grive, ne fût-ce qu’un instant. Mon cœur battait si fort que je l’entendais. Un bruit de voix, là-haut, me rendit heureux comme un collégien…

Tout à coup, je songeai que l’aveugle extraordinaire me voyait peut-être, à travers les murs ; et je me retirai, méditant au prodige qu’il m’avait révélé.