L’Homme qui rit (éd. 1907)/II-8-V

Texte établi par Gustave SimonLibrairie Ollendorff ([volume 9] [Section A.] Roman, tome VIII.p. 468-474).

V

causeries altières

Peu à peu les bancs de la chambre se garnirent. Les lords commencèrent à arriver. L’ordre du jour était le vote du bill augmentant de cent mille livres sterling la dotation annuelle de Georges de Danemark, duc de Cumberland, mari de la reine. En outre, il était annoncé que divers bills consentis par sa majesté allaient être apportés à la chambre par des commissaires de la couronne ayant pouvoir et charge de les sanctionner, ce qui érigeait la séance en séance royale. Les pairs avaient tous leur robe de parlement par-dessus leur habit de cour ou de ville. Cette robe, semblable à celle dont était revêtu Gwynplaine, était la même pour tous, sinon que les ducs avaient cinq bandes d’hermine avec bordure d’or, les marquis quatre, les comtes et les vicomtes trois, et les barons deux. Les lords entraient par groupes. On s’était rencontré dans les couloirs, on continuait les dialogues commencés. Quelques-uns venaient seuls. Les costumes étaient solennels, les attitudes point ; ni les paroles. Tous, en entrant, saluaient le trône.

Les pairs affluaient. Ce défilé de noms majestueux se faisait à peu près sans cérémonial, le public étant absent. Leicester entrait et serrait la main de Lichfield ; puis Charles Mordaunt, comte de Peterborough et de Monmouth, l’ami de Locke, sur l’initiative duquel il avait proposé la refonte des monnaies ; puis Charles Campbell, comte de Loudoun, prêtant l’oreille à Fulke Greville, lord Brooke ; puis Dorme, comte de Caërnarvon ; puis Robert Sutton, baron Lexington, fils du Lexington qui avait conseillé à Charles II de chasser Gregorio Leti, historiographe assez mal avisé pour vouloir être historien ; puis Thomas Bellasyse, vicomte Falconberg, ce beau vieux ; et ensemble les trois cousins Howard, Howard, comte de Bindon, Bowes-Howard, comte de Berkshire, et Stafford-Howard, comte de Stafford ; puis John Lovelace, baron Lovelace, dont la pairie éteinte en 1736 permit à Richardson d’introduire Lovelace dans son livre et de créer sous ce nom un type. Tous ces personnages diversement célèbres dans la politique ou la guerre, et dont plusieurs honorent l’Angleterre, riaient et causaient. C’était comme l’histoire vue en négligé.

En moins d’une demi-heure, la chambre se trouva presque au complet. C’était tout simple, la séance étant royale. Ce qui était moins simple, c’était la vivacité des conversations. La chambre, si assoupie tout à l’heure, était maintenant en rumeur comme une ruche inquiétée. Ce qui l’avait réveillée, c’était l’arrivée des lords en retard. Ils apportaient du nouveau. Chose bizarre, les pairs qui, à l’ouverture de la séance, étaient dans la chambre, ne savaient point ce qui s’y était passé, et ceux qui n’y étaient pas le savaient.

Plusieurs lords arrivaient de Windsor.

Depuis quelques heures, l’aventure de Gwynplaine s’était ébruitée. Le secret est un filet ; qu’une maille se rompe, tout se déchire. Dès le matin, par suite des incidents racontés plus haut, toute cette histoire d’une pairie retrouvée sur un tréteau et d’un bateleur reconnu lord, avait fait éclat à Windsor, dans les privés royaux. Les princes en avaient parlé, puis les laquais. De la cour l’événement avait gagné la ville. Les événements ont une pesanteur, et la loi du carré des vitesses leur est applicable. Ils tombent dans le public, et s’y enfoncent avec une rapidité inouïe. À sept heures, on n’avait pas à Londres vent de cette histoire. À huit heures, Gwynplaine était le bruit de la ville. Seuls, les quelques lords exacts qui avaient devancé l’ouverture de la séance ignoraient la chose, n’étant point dans la ville où l’on racontait tout, et étant dans la chambre où ils ne s’étaient aperçus de rien. Sur ce, tranquilles sur leurs bancs, ils étaient apostrophés par les arrivants, tout émus.

— Eh bien ? disait Francis Brown, vicomte Mountacute, au marquis de Dorchester.
— Quoi ?
— Est-ce que c’est possible ?
— Quoi ?
— L’Homme qui Rit !
— Qu’est-ce que c’est que l’Homme qui Rit ?
— Vous ne connaissez pas l’Homme qui Rit ?
— Non.
— C’est un clown. Un boy de la foire. Un visage impossible qu’on allait voir pour deux sous. Un saltimbanque.
— Après ?
— Vous venez de le recevoir pair d’Angleterre.
— L’Homme qui Rit, c’est vous, mylord Mountacute.
— Je ne ris pas, mylord Dorchester.

Et le vicomte Mountacute faisait un signe au clerc du parlement, qui se levait de son sac de laine et confirmait à leurs seigneuries le fait de l’admission du nouveau pair. Plus les détails.

— Tiens, tiens, tiens, disait lord Dorchester, je causais avec l’évêque d’Ely.

Le jeune comte d’Annesley abordait le vieux lord Eure, lequel n’avait plus que deux ans à vivre, car il devait mourir en 1707.

— Mylord Eure ?
— Mylord Annesley ?
— Avez-vous connu lord Linnœus Clancharlie ?
— Un homme d’autrefois. Oui.
— Qui est mort en Suisse ?
— Oui. Nous étions parents.
— Qui avait été républicain sous Cromwell, et qui était resté républicain sous Charles II ?
— Républicain ? pas du tout. Il boudait. C’était une querelle personnelle entre le roi et lui. Je tiens de source certaine que lord Clancharlie se serait rallié si on lui avait donné la place de chancelier qu’a eue lord Hyde.
— Vous m’étonnez, mylord Eure. On m’avait dit que ce lord Clancharlie était un honnête homme.
— Un honnête homme ! Est-ce que cela existe ? Jeune homme, il n’y a pas d’honnête homme.
— Mais Caton ?
— Vous croyez à Caton, vous !
— Mais Aristide ?
— On a bien fait de l’exiler.
— Mais Thomas Morus ?
— On a bien fait de lui couper le cou.
— Et à votre avis, lord Clancharlie ?…
— Était de cette espèce. D’ailleurs un homme qui reste en exil, c’est ridicule.
— Il y est mort.
— Un ambitieux déçu. Oh ! si je l’ai connu ! je crois bien. J’étais son meilleur ami.
— Savez-vous, mylord Eure, qu’il s’était marié en Suisse ?
— Je le sais à peu près.
— Et qu’il a eu de ce mariage un fils légitime ?
— Oui. Qui est mort.
— Qui est vivant.
— Vivant !
— Vivant.
— Pas possible.
— Réel. Prouvé. Constaté. Homologué. Enregistré.
— Mais alors ce fils va hériter de la pairie de Clancharlie ?
— Il ne va pas en hériter.
— Pourquoi ?
— Parce qu’il en a hérité. C’est fait.
— C’est fait ?
— Tournez la tête, mylord Eure. Il est assis derrière vous au banc des barons.

Lord Eure se retournait ; mais le visage de Gwynplaine se dérobait sous sa forêt de cheveux.

— Tiens ! disait le vieillard, ne voyant que ses cheveux, il a déjà adopté la nouvelle mode. Il ne porte pas perruque.

Grantham abordait Colepepyr.

— En voilà un qui est attrapé !
— Qui ça ?
— David Dirry-Moir.
— Pourquoi ça ?
— Il n’est plus pair.
— Comment ça ?

Et Henry Auverquerque, comte de Grantham, racontait à John, baron Colepepyr, toute « l’anecdote », la bouteille épave portée à l’amirauté, le parchemin des comprachicos, le Jußu regis contresigné Jeffrys, la confrontation dans la cave pénale de Southwark, l’acceptation de tous ces faits par le lord-chancelier et par la reine, la prise du test dans le rond-point vitré, et enfin l’admission de lord Fermain Clancharlie au commencement de la séance, et tous deux faisaient effort pour distinguer entre lord Fitz Walter et lord Arundel la figure, dont on parlait tant, du nouveau lord, mais sans y mieux réussir que lord Eure et lord Annesley.

Gwynplaine, du reste, soit hasard, soit arrangement de ses parrains avertis par le lord-chancelier, était placé dans assez d’ombre pour échapper à la curiosité.

— Où çà ? où est-il ?

C’était le cri de tous en arrivant, mais aucun ne parvenait à le bien voir. Quelques-uns, qui avaient vu Gwynplaine à la Green-Box, étaient passionnément curieux, mais perdaient leur peine. Comme il arrive quelquefois qu’on embastille prudemment une jeune fille dans un groupe de douairières, Gwynplaine était comme enveloppé par plusieurs épaisseurs de vieux lords infirmes et indifférents. Des bonshommes qui ont la goutte sont peu sensibles aux histoires d’autrui.

On se passait de main en main des copies de la lettre en trois lignes que la duchesse Josiane avait, affirmait-on, écrite à la reine sa sœur, en réponse à l’injonction que lui avait faite sa majesté d’épouser le nouveau pair, l’héritier légitime des Clancharlie, lord Fermain. Cette lettre était ainsi conçue :

« Madame,

« J’aime autant cela. Je pourrai avoir lord David pour amant. »

Signé Josiane. Ce billet, vrai ou faux, avait un succès d’enthousiasme. Un jeune lord, Charles d’Okehampton, baron Mohun, dans la faction qui ne portait pas perruque, le lisait et le relisait avec bonheur. Lewis de Duras, comte de Feversham, anglais qui avait de l’esprit français, regardait Mohun et souriait.

— Eh bien, s’écriait lord Mohun, voilà la femme que je voudrais épouser.

Et les voisins des deux lords entendaient ce dialogue entre Duras et Mohun :

— Épouser la duchesse Josiane, lord Mohun !
— Pourquoi pas ?
— Peste !
— On serait heureux !
— On serait plusieurs.
— Est-ce qu’on n’est pas toujours plusieurs ?
— Lord Mohun, vous avez raison. En fait de femmes, nous avons tous les restes les uns des autres. Qui est-ce qui a eu un commencement ?
— Adam, peut-être.
— Pas même.
— Au fait, Satan !
— Mon cher, concluait Lewis de Duras, Adam n’est qu’un prête-nom. Pauvre dupe. Il a endossé le genre humain. L’homme a été fait à la femme par le diable.

Hugh Cholmley, comte de Cholmley, fort légiste, était interrogé du banc des évêques par Nathanaël Crew, lequel était deux fois pair, pair temporel, étant baron Crew, et pair spirituel, étant évêque de Durham.

— Est-ce possible ? disait Crew.
— Est-ce régulier ? disait Cholmley.
— L’investiture de ce nouveau venu s’est faite hors de la chambre, reprenait l’évêque, mais on affirme qu’il y a des précédents.
— Oui. Lord Beauchamp sous Richard II. Lord Chenay sous Élisabeth.
— Et lord Broghill sous Cromwell.
— Cromwell ne compte pas.
— Que pensez-vous de tout cela ?
— Des choses diverses.
— Mylord comte de Cholmley, quel sera le rang de ce jeune Fermain Clancharlie dans la chambre ?
— Mylord évêque, l’interruption républicaine ayant déplace les anciens rangs, Clancharlie est aujourd’hui situé dans la pairie entre Barnard et Somers, ce qui fait que, dans un cas de tour d’opinions, lord Fermain Clancharlie parlerait le huitième.
— En vérité ! un bateleur de place publique !
— L’incident en soi ne m’étonne point, mylord évêque. Ces choses-là arrivent. Il en arrive de plus surprenantes. Est-ce que la guerre des deux roses n’a pas été annoncée par l’assèchement subit de la rivière Ouse en Bedford le 1er janvier 1399 ? Or, si une rivière peut tomber en sécheresse, un seigneur peut tomber dans une condition servile. Ulysse, roi d’Ithaque, fit toutes sortes de métiers. Fermain Clancharlie est resté lord sous son enveloppe d’histrion. La bassesse de l’habit ne touche point la noblesse du sang. Mais la prise du test et l’investiture hors séance, quoique légale à la rigueur, peut soulever des objections. Je suis d’avis qu’il faudra s’entendre sur la question de savoir s’il y aurait lieu plus tard à questionner en conversation d’état le lord-chancelier. On verra dans quelques semaines ce qu’il y aura à faire.


Et l’évêque ajoutait :

— C’est égal. C’est une aventure comme on n’en a pas vu depuis le comte Gesbodus.

Gwynplaine, l’Homme qui Rit, l’inn Tadcaster, la Green-Box, Chaos vaincu, la Suisse, Chillon, les comprachicos, l’exil, la mutilation, la république, Jeffrys, Jacques II, le jußu regis, la bouteille ouverte à l’amirauté, le père, lord Linnœus, le fils légitime, lord Fermain, le fils bâtard, lord David, les conflits probables, la duchesse Josiane, le lord-chancelier, la reine, tout cela courait de banc en banc. Une traînée de poudre, c’est le chuchotement. On s’en ressassait les détails. Toute cette aventure était l’immense murmure de la chambre. Gwynplaine, vaguement, au fond du puits de rêverie où il était, entendait ce bourdonnement sans savoir que c’était pour lui.

Cependant il était étrangement attentif, mais attentif aux profondeurs, non à la surface. L’excès d’attention se tourne en isolement.

Une rumeur dans une chambre n’empêche point la séance d’aller son train, pas plus qu’une poussière sur une troupe ne l’empêche de marcher. Les juges, qui ne sont à la chambre haute que de simples assistants ne pouvant parler qu’interrogés, avaient pris place sur le deuxième sac de laine, et les trois secrétaires d’état sur le troisième. Les héritiers de pairie affluaient dans leur compartiment à la fois dehors et dedans, qui était en arrière du trône. Les pairs mineurs étaient sur leur gradin spécial. En 1705, ces petits n’étaient pas moins de douze : Huntingdon, Lincoln, Dorset, Warwick, Bath, Burlington, Derwentwater, destiné à une mort tragique, Longueville, Lonsdale, Dudley and Ward, et Carteret, ce qui faisait une marmaille de huit comtes, de deux vicomtes et de deux barons.

Dans l’enceinte, sur les trois étages de bancs, chaque lord avait regagné son siège. Presque tous les évêques étaient là. Les ducs étaient nombreux, à commencer par Charles Seymour, duc de Somerset, et à finir par Georges Augustus, prince électoral de Hanovre, duc de Cambridge, le dernier en date, et par conséquent le dernier en rang. Tous étaient en ordre, selon les préséances ; Cavendish, duc de Devonshire, dont le grand-père avait abrité à Hardwick les quatrevingt-douze ans de Hobbes ; Lennox, duc de Richmond ; les trois Fitz-Roy, le duc de Southampton, le duc de Grafton et le duc de Northumberland ; Butler, duc d’Ormond ; Somerset, duc de Beaufort ; Beauclerk, duc de Saint-Albans ; Pawlett, duc de Bolton ; Osborne, duc de Leeds ; Wriothesley Russell, duc de Bedford, ayant pour cri d’armes et pour devise : Che sara sara, c’est-à-dire l’acceptation des événements ; Sheffield, duc de Buckingham ; Manners, duc de Rutland, et les autres. Ni Howard, duc de Norfolk, ni Talbot, duc de Shrewsbury, ne siégeaient, étant catholiques ; ni Churchill, duc de Marlborough, — notre Malbrouck, — qui était en guerre et battait la France en ce moment-là. Il n’y avait point alors de ducs écossais, Queensberry, Montrose et Roxburghe n’ayant été admis qu’en 1707.