L’Homme qui rit (éd. 1907)/II-7-IV

Texte établi par Gustave SimonLibrairie Ollendorff ([volume 9] [Section A.] Roman, tome VIII.p. 427-436).

IV

satan.

Tout à coup la dormeuse se réveilla. Elle se dressa sur son séant avec une majesté brusque et harmonieuse ; ses cheveux de blonde soie floche se répandirent avec un doux tumulte sur ses reins ; sa chemise tombante laissa voir son épaule très bas ; elle toucha de sa main délicate son orteil rose, et regarda quelques instants son pied nu, digne d’être adoré par Périclès et copié par Phidias ; puis elle s’étira et bâilla comme une tigresse au soleil levant.

Il est probable que Gwynplaine respirait, comme lorsqu’on retient son souffle, avec effort.

— Est-ce qu’il y a là quelqu’un ? dit-elle.

Elle dit cela tout en bâillant, et c’était plein de grâce.

Gwynplaine entendit cette voix qu’il ne connaissait pas. Voix de charmeuse ; accent délicieusement hautain ; l’intonation de la caresse tempérant l’habitude du commandement.

En même temps, se dressant sur ses genoux, il y a une statue antique ainsi agenouillée dans mille plis transparents, elle tira à elle la robe de chambre et se jeta à bas du lit, nue et debout le temps de voir passer une flèche, et tout de suite enveloppée. En un clin d’œil la robe de soie la couvrit.

Les manches, très longues, lui cachaient les mains. On ne voyait plus que le bout des doigts de ses pieds, blancs avec de petits ongles, comme des pieds d’enfant.

Elle s’ôta du dos un flot de cheveux qu’elle rejeta sur sa robe, puis elle courut derrière le lit, au fond de l’alcôve, et appliqua son oreille au miroir peint qui vraisemblablement recouvrait une porte.

Elle frappa contre la glace avec le petit coude que fait l’index replié.

— Y a-t-il quelqu’un ? Lord David ! est-ce que ce serait déjà vous ? Quelle heure est-il donc ? Est-ce toi, Barkilphedro ?

Elle se retourna.

— Mais non. Ce n’est pas de ce côté-ci. Est-ce qu’il y a quelqu’un dans la chambre de bain ? Mais répondez donc ! Au fait non, personne ne peut venir par là.

Elle alla au rideau de toile d’argent, l’ouvrit du bout de son pied, l’écarta d’un mouvement d’épaule, et entra dans la chambre de marbre.

Gwynplaine sentit comme un froid d’agonie. Nul abri. Il était trop tard pour fuir. D’ailleurs il n’en avait pas la force. Il eût voulu que le pavé se fendît, et tomber sous terre. Aucun moyen de ne pas être vu.

Elle le vit.

Elle le regarda, prodigieusement étonnée, mais sans aucun tressaillement, avec une nuance de bonheur et de mépris :

— Tiens, dit-elle, Gwynplaine !

Puis, subitement, d’un bond violent, car cette chatte était une panthère, elle se jeta à son cou.

Elle lui pressa la tête entre ses bras nus dont les manches, dans cet emportement, s’étaient relevées.

Et tout à coup le repoussant, abattant sur les deux épaules de Gwynplaine ses petites mains comme des serres, elle debout devant lui, lui debout devant elle, elle se mit à le regarder étrangement.

Elle regarda, fatale, avec ses yeux d’Aldébaran, rayon visuel mixte, avant on ne sait quoi de louche et de sidéral. Gwynplaine contemplait cette prunelle bleue et cette prunelle noire, éperdu sous la double fixité de ce regard de ciel et de ce regard d’enfer. Cette femme et cet homme se renvoyaient l’éblouissement sinistre, ils se fascinaient l’un l’autre, lui par la difformité, elle par la beauté, tous deux par l’horreur.

Il se taisait, comme sous un poids impossible à soulever. Elle s’écria :

— Tu as de l’esprit. Tu es venu. Tu as su que j’avais été forcée de partir de Londres. Tu m’as suivie. Tu as bien fait. Tu es extraordinaire d’être ici.

Une prise de possession réciproque, cela jette une sorte d’éclair. Gwynplaine, confusément averti par une vague crainte sauvage et honnête, recula, mais les ongles roses crispés sur son épaule le tenaient. Quelque chose d’inexorable s’ébauchait, il était dans l’antre de la femme fauve, homme fauve lui-même.

Elle reprit :

— Anne, cette sotte, — tu sais ? la reine, — elle m’a fait venir à Windsor sans savoir pourquoi. Quand je suis arrivée, elle était enfermée avec son idiot de chancelier. Mais comment as-tu fait pour pénétrer jusqu’à moi ? Voilà ce que j’appelle être un homme. Des obstacles. Il n’y en a pas. On est appelé, on accourt. Tu t’es renseigné ? Mon nom, la duchesse Josiane, je pense que tu le savais. Qui est-ce qui t’a introduit ? C’est le mousse sans doute. Il est intelligent. Je lui donnerai cent guinées. Comment t’y es-tu pris ? dis-moi cela. Non, ne me le dis pas. Je ne veux pas le savoir. Expliquer rapetisse. Je t’aime mieux surprenant. Tu es assez monstrueux pour être merveilleux. Tu tombes de l’empyrée, voilà, ou tu montes du troisième dessous, à travers la trappe de l’Érèbe. Rien de plus simple, le plafond s’est écarté ou le plancher s’est ouvert. Une descente par les nuées ou une ascension dans un flamboiement de soufre, c’est ainsi que tu arrives. Tu mérites d’entrer comme les dieux. C’est dit, tu es mon amant.

Gwynplaine, égaré, écoutait, sentant de plus en plus sa pensée osciller. C’était fini. Et impossible de douter. La lettre de la nuit, cette femme la confirmait. Lui, Gwynplaine, amant d’une duchesse, amant aimé ! l’immense orgueil aux mille têtes sombres remua dans ce cœur infortuné.

La vanité, force énorme en nous, contre nous.

La duchesse continua :

— Puisque tu es là, c’est que c’est voulu. Je n’en demande pas davantage. Il y a quelqu’un en haut, ou en bas, qui nous jette l’un à l’autre. Fiançailles du Styx et de l’Aurore. Fiançailles effrénées hors de toutes les lois ! Le jour où je t’ai vu, j’ai dit : — C’est lui. Je le reconnais. C’est le monstre de mes rêves. Il sera à moi. — Il faut aider le destin. C’est pourquoi je t’ai écrit. Une question, Gwynplaine ? crois-tu à la prédestination ? J’y crois, moi, depuis que j’ai lu le Songe de Scipion dans Cicéron. Tiens, je ne remarquais pas. Un habit de gentilhomme. Tu t’es habillé en seigneur. Pourquoi pas ? Tu es saltimbanque. Raison de plus. Un bateleur vaut un lord. D’ailleurs, qu’est-ce que les lords ? des clowns. Tu as une noble taille, tu es très bien fait. C’est inouï que tu sois ici ! Quand es tu arrivé ? Depuis combien de temps es-tu là ? Est-ce que tu m’as vue nue ? je suis belle, n’est-ce pas ? J’allais prendre mon bain. Oh ! je t’aime. Tu as lu ma lettre ! L’as-tu lue toi-même ? Te l’a-t on lue ? Sais-tu lire ? Tu dois être ignorant. Je te fais des questions, mais n’y réponds pas. Je n’aime pas ton son de voix. Il est doux. Un être incomparable comme toi ne devrait pas parler, mais grincer. Tu chantes, c’est harmonieux. Je hais cela. C’est la seule chose en toi qui me déplaise. Tout le reste est formidable, tout le reste est superbe. Dans l’Inde, tu serais dieu. Est-ce que tu es né avec ce rire épouvantable sur la face ? Non, n’est-ce pas ? C’est sans doute une mutilation pénale. J’espère bien que tu as commis quelque crime. Viens dans mes bras.

Elle se laissa tomber sur le canapé et le fit tomber près d’elle. Ils se trouvèrent l’un près de l’autre sans savoir comment. Ce qu’elle disait passait sur Gwynplaine comme un grand vent. Il percevait à peine le sens de ce tourbillon de mots forcenés. Elle avait l’admiration dans les yeux. Elle parlait en tumulte, frénétiquement, d’une voix éperdue et tendre. Sa parole était une musique, mais Gwynplaine entendait cette musique comme une tempête. Elle appuya de nouveau sur lui son regard fixe.

— Je me sens dégradée près de toi, quel bonheur ! Être altesse, comme c’est fade ! Je suis auguste, rien de plus fatigant. Déchoir repose. Je suis si saturée de respect que j’ai besoin de mépris. Nous sommes toutes un peu des extravagantes, à commencer par Vénus, Cléopâtre, mesdames de Chevreuse et de Longueville, et à finir par moi. Je t’afficherai, je le déclare. Voilà une amourette qui fera une contusion à la royale famille Stuart dont je suis. Ah ! je respire ! J’ai trouvé l’issue. Je suis hors de la majesté. Être déclassée, c’est être délivrée. Tout rompre, tout braver, tout faire, tout défaire, c’est vivre. Écoute, je t’aime.

Elle s’interrompit, et eut un effrayant sourire.

— Je t’aime non seulement parce que tu es difforme, mais parce que tu es vil. J’aime le monstre, et j’aime l’histrion. Un amant humilié, bafoué, grotesque, hideux, exposé aux rires sur ce pilori qu’on appelle un théâtre, cela a une saveur extraordinaire. C’est mordre au fruit de l’abîme. Un amant infamant, c’est exquis. Avoir sous la dent la pomme, non du paradis, mais de l’enfer, voilà ce qui me tente, j’ai cette faim et cette soif, et je suis cette Ève-là. L’Ève du gouffre. Tu es probablement, sans le savoir, un démon. Je me suis gardée à un masque du songe. Tu es un pantin dont un spectre tient les fils. Tu es la vision du grand rire infernal. Tu es le maître que j’attendais. Il me fallait un amour comme en ont les Médées et les Canidies. J’étais sûre qu’il m’arriverait une de ces immenses aventures de la nuit. Tu es ce que je voulais. Je te dis là un tas de choses que tu ne dois pas comprendre. Gwynplaine, personne ne m’a possédée, je me donne à toi pure comme la braise ardente. Tu ne me crois évidemment pas, mais si tu savais comme cela m’est égal !

Ses paroles avaient le pêle-mêle de l’éruption. Une piqûre au flanc de l’Etna donnerait l’idée de ce jet de flamme.

Gwynplaine balbutia :

— Madame…

Elle lui mit la main sur la bouche.

— Silence ! je te contemple. Gwynplaine, je suis l’immaculée effrénée. Je suis la vestale bacchante. Aucun homme ne m’a connue, et je pourrais être Pythie à Delphes, et avoir sous mon talon nu le trépied de bronze où les prêtres, accoudés sur la peau de Python, chuchotent des questions au dieu invisible. Mon cœur est de pierre, mais il ressemble à ces cailloux mystérieux que la mer roule au pied du rocher Huntly Nabb, à l’embouchure de la Thees, et dans lesquels, si on les casse, on trouve un serpent. Ce serpent, c’est mon amour. Amour tout-puissant ! car il t’a fait venir. La distance impossible était entre nous. J’étais dans Sirius et tu étais dans Allioth. Tu as fait la traversée démesurée, et te voilà. C’est bien. Tais-toi. Prends-moi.

Elle s’arrêta. Il frissonnait. Elle se remit à sourire.

— Vois-tu, Gwynplaine, rêver, c’est créer. Un souhait est un appel. Construire une chimère, c’est provoquer la réalité. L’ombre toute-puissante et terrible ne se laisse pas défier. Elle nous satisfait. Te voilà. Oserai-je me perdre ? oui. Oserai-je être ta maîtresse, ta concubine, ton esclave, ta chose ? avec joie. Gwynplaine, je suis la femme. La femme, c’est de l’argile qui désire être fange. J’ai besoin de me mépriser. Cela assaisonne l’orgueil. L’alliage de la grandeur, c’est la bassesse. Rien ne se combine mieux. Méprise-moi, toi qu’on méprise. L’avilissement sous l’avilissement, quelle volupté ! la fleur double de l’ignominie ! je la cueille. Foule-moi aux pieds. Tu ne m’en aimeras que mieux. Je le sais, moi. Sais-tu pourquoi je t’idolâtre ? parce que je te dédaigne. Tu es si au-dessous de moi que je te mets sur un autel. Mêler le haut et le bas, c’est le chaos, et le chaos me plaît. Tout commence et finit par le chaos. Qu’est-ce que le chaos ? une immense souillure. Et avec cette souillure, Dieu a fait la lumière, et avec cet égout, Dieu a fait le monde. Tu ne sais pas à quel point je suis perverse. Pétris un astre dans de la boue, ce sera moi.

Ainsi parlait cette femme formidable, montrant nu, par sa robe défaite, son torse de vierge.

Elle poursuivit :

— Louve pour tous, chienne pour toi. Comme on va s’étonner ! l’étonnement des imbéciles est doux. Moi, je me comprends. Suis-je une déesse ? Amphitrite s’est donnée au Cyclope. Fluctivoma Amphitrite. Suis-je une fée ? Urgèle s’est livrée à Bugryx, l’androptère aux huit mains palmées. Suis-je une princesse ? Marie Stuart a eu Rizzio. Trois belles, trois monstres. Je suis plus grandes qu’elles, car tu es pire qu’eux. Gwynplaine, nous sommes faits l’un pour l’autre. Le monstre que tu es dehors, je le suis dedans. De là mon amour. Caprice, soit. Qu’est-ce que l’ouragan ? un caprice. Il y a entre nous une affinité sidérale ; l’un et l’autre nous sommes de la nuit, toi par la face, moi par l’intelligence. À ton tour, tu me crées. Tu arrives, voilà mon âme dehors. Je ne la connaissais pas. Elle est surprenante. Ton approche fait sortir l’hydre de moi, déesse. Tu me révèles ma vraie nature. Tu me fais faire la découverte de moi-même. Vois comme je te ressemble. Regarde dans moi comme dans un miroir. Ton visage, c’est mon âme. Je ne savais pas être à ce point terrible. Moi aussi je suis donc un monstre ! Ô Gwynplaine, tu me désennuies.

Elle eut un étrange rire d’enfant, s’approcha de son oreille et lui dit tout bas :

— Veux-tu voir une femme folle ? c’est moi.

Son regard entrait dans Gwynplaine. Un regard est un philtre. Sa robe avait des dérangements redoutables. L’extase aveugle et bestiale envahissait Gwynplaine. Extase où il y avait de l’agonie.

Pendant que cette femme parlait, il sentait comme des éclaboussures de feu. Il sentait sourdre l’irréparable. Il n’avait pas la force de dire un mot. Elle s’interrompait, elle le considérait : Ô monstre ! murmurait-elle. Elle était farouche.

Brusquement, elle lui saisit les mains.

— Gwynplaine, je suis le trône, tu es le tréteau. Mettons-nous de plainpied. Ah ! je suis heureuse, me voilà tombée. Je voudrais que tout le monde pût savoir à quel point je suis abjecte. On s’en prosternerait davantage, car plus on abhorre, plus on rampe. Ainsi est fait le genre humain. Hostile, mais reptile. Dragon, mais ver. Oh ! je suis dépravée comme les dieux. On ne peut toujours pas m’ôter cela d’être la bâtarde d’un roi. J’agis en reine. Qu’était-ce que Rhodope ? Une reine qui aima Phtèh, l’homme à la tête de crocodile. Elle a bâti en son honneur la troisième pyramide. Penthésilée a aimé le centaure, qui s’appelle le Sagittaire, et qui est une constellation. Et que dis-tu d’Anne d’Autriche ? Mazarin était-il assez laid ! Tu n’es pas laid, toi, tu es difforme. Le laid est petit, le difforme est grand. Le laid, c’est la grimace du diable derrière le beau. Le difforme est l’envers du sublime. C’est l’autre côté. L’Olympe a deux versants ; l’un, dans la clarté, donne Apollon ; l’autre, dans la nuit, donne Polyphème. Toi, tu es Titan. Tu serais Béhémoth dans la forêt, Léviathan dans l’océan, Typhon dans le cloaque. Tu es suprême. Il y a de la foudre dans ta difformité. Ton visage a été dérangé par un coup de tonnerre. Ce qui est sur ta face, c’est la torsion courroucée du grand poing de flamme. Il t’a pétri et il a passé. La vaste colère obscure a, dans un accès de rage, englué ton âme sous cette effroyable figure surhumaine. L’enfer est un réchaud pénal où chauffe ce fer rouge qu’on appelle la Fatalité ; tu es marqué de ce fer-là. T’aimer, c’est comprendre le grand. J’ai ce triomphe. Être amoureuse d’Apollon, le bel effort ! La gloire se mesure à l’étonnement. Je t’aime. J’ai rêvé de toi des nuits, des nuits, des nuits ! C’est ici un palais à moi. Tu verras mes jardins, il y a des sources sous les feuilles, des grottes où l’on peut s’embrasser, et de très beaux groupes de marbre qui sont du cavalier Bernin. Et des fleurs ! Il y en a trop. Au printemps, c’est un incendie de roses. T’ai-je dit que la reine était ma sœur ? Fais de moi ce que tu voudras. Je suis faite pour que Jupiter baise mes pieds et pour que Satan me crache au visage. As-tu une religion ? Moi je suis papiste. Mon père Jacques II est mort en France avec un tas de jésuites autour de lui. Jamais je n’ai ressenti ce que j’éprouve auprès de toi. Oh ! je voudrais être le soir avec toi, pendant qu’on ferait de la musique, tous deux adossés au même coussin, sous le tendelet de pourpre d’une galère d’or, au milieu des douceurs infinies de la mer. Insulte-moi. Bats-moi. Paie moi. Traite-moi comme une créature. Je t’adore.

Les caresses peuvent rugir. En doutez-vous ? entrez chez les lions. L’horreur était dans cette femme et se combinait avec la grâce. Rien de plus tragique. On sentait la griffe, on sentait le velours. C’était l’attaque féline, mêlée de retraite. Il y avait du jeu et du meurtre dans ce va-et-vient. Elle idolâtrait, insolemment. Le résultat, c’était la démence communiquée. Fatal langage, inexprimablement violent et doux. Ce qui insultait n’insultait pas. Ce qui adorait outrageait. Ce qui souffletait déifiait. Son accent imprimait à ses paroles furieuses et amoureuses on ne sait quelle grandeur prométhéenne. Les fêtes de la Grande Déesse, chantées par Eschyle, donnaient aux femmes cherchant les satyres sous les étoiles cette sombre rage épique. Ces paroxysmes compliquaient les danses obscures sous les branches de Dodone. Cette femme était comme transfigurée, s’il est possible qu’on se transfigure du côte opposé au ciel. Ses cheveux avaient des frissons de crinière ; sa robe se refermait, puis se rouvrait ; rien de charmant comme ce sein plein de cris sauvages, les rayons de son œil bleu se mêlaient aux flamboiements de son œil noir, elle était surnaturelle. Gwynplaine, défaillant, se sentait vaincu par la pénétration profonde d’une telle approche.

— Je t’aime ! cria-t-elle.

Et elle le mordit d’un baiser.

Homère a des nuages qui peut-être allaient devenir nécessaires sur Gwynplaine et Josiane comme sur Jupiter et Junon. Pour Gwynplaine, être aimé, être aimé par une femme qui avait un regard et qui le voyait, avoir sur sa bouche informe une pression de lèvres divines, c’était exquis et fulgurant. Il sentait devant cette femme pleine d’énigmes tout s’évanouir en lui. Le souvenir de Dea se débattait dans cette ombre avec de petits cris. Il y a un bas-relief antique qui représente le sphinx mangeant un amour ; les ailes du doux être céleste saignent entre ces dents féroces et souriantes.

Est-ce que Gwynplaine aimait cette femme ? Est-ce que l’homme a, comme le globe, deux pôles ? Sommes-nous, sur notre axe inflexible, la sphère tournante, astre de loin, boue de près, où alternent le jour et la nuit ? Le cœur a-t-il deux côtés, l’un qui aime dans la lumière, l’autre qui aime dans les ténèbres ? Ici la femme rayon ; là la femme cloaque. L’ange est nécessaire. Est-ce qu’il serait possible que le démon, lui aussi, fût un besoin ? Y a-t-il pour l’âme l’aile de chauve-souris ? l’heure crépusculaire sonne-t-elle fatalement pour tous ? la faute fait-elle partie intégrante de notre destinée non refusable ? le mal, dans notre nature, est-il à prendre en bloc, avec le reste ? est-ce que la faute est une dette à payer ? Frémissements profonds.

Et une voix pourtant nous dit que c’est un crime d’être faible. Ce que Gwynplaine éprouvait était indicible, la chair, la vie, l’effroi, la volupté, une ivresse accablée, et toute la quantité de honte qu’il y a dans l’orgueil. Est-ce qu’il allait tomber ?

Elle répéta : — Je t’aime !

Et, frénétique, elle l’étreignit contre sa poitrine.

Gwynplaine haletait.

Tout à coup, tout près d’eux, une petite sonnerie ferme et claire vibra. C’était le timbre scellé dans le mur qui tintait. La duchesse tourna la tête, et dit :

— Qu’est-ce qu’elle me veut ?

Et brusquement, avec le bruit d’une trappe à ressort, le panneau d’argent incrusté d’une couronne royale s’ouvrit.

L’intérieur d’un tour, tapissé de velours bleu prince, apparut, avec une lettre sur une assiette d’or.

Cette lettre était volumineuse et carrée et posée de façon à montrer le cachet qui était une grande empreinte sur de la cire vermeille. Le timbre continuait de sonner.

Le panneau ouvert touchait presque au canapé où tous deux étaient assis. La duchesse, penchée et se retenant d’un bras au cou de Gwynplaine, étendit l’autre bras, prit la lettre sur l’assiette, et repoussa le panneau. Le tour se referma et le timbre se tut.

La duchesse cassa la cire entre ses doigts, défit l’enveloppe, en tira deux plis qu’elle contenait, et jeta l’enveloppe à terre aux pieds de Gwynplaine.

Le sceau de cire brisé restait déchiffrable, et Gwynplaine put y distinguer une couronne royale et au-dessous la lettre A.

L’enveloppe déchirée étalait ses deux côtés, de sorte qu’on pouvait en même temps lire la suscription : À sa Grâce la ducheße Josiane.

Les deux plis qu’avait contenus l’enveloppe étaient un parchemin et un vélin. Le parchemin était grand, le vélin était petit. Sur le parchemin était empreint un large sceau de chancellerie, en cette cire verte, dite cire de seigneurie. La duchesse, toute palpitante et les yeux noyés d’extase, fit une imperceptible moue d’ennui.

— Ah ! dit-elle, qu’est-ce qu’elle m’envoie là ? Une paperasse ! Quel trouble-fête que cette femme !

Et, laissant de côté le parchemin, elle entr’ouvrit le vélin.

— C’est de son écriture. C’est de l’écriture de ma sœur. Cela me fatigue. Gwynplaine, je t’ai demandé si tu savais lire. Sais-tu lire ?

Gwynplaine fit de la tête signe que oui.

Elle s’étendit sur le canapé, presque comme une femme couchée, cacha soigneusement ses pieds sous sa robe et ses bras sous ses manches, avec une pudeur bizarre, tout en laissant voir son sein, et, couvrant Gwynplaine d’un regard passionné, elle lui tendit le vélin.

— Eh bien, Gwynplaine, tu es à moi. Commente ton service. Mon bien-aimé, lis-moi ce que m’écrit la reine.

Gwynplaine prit le vélin, il défit le pli, et, d’une voix où il y avait toutes sortes de tremblements, il lut :

« Madame,

« Nous vous envoyons gracieusement la copie ci-jointe d’un procès-verbal, certifié et signé par notre serviteur William Cowper, lord-chancelier de ce royaume d’Angleterre, et duquel il résulte cette particularité considérable que le fils légitime de lord Linnœus Clancharlie vient d’être constaté et retrouvé, sous le nom de Gwynplaine, dans la bassesse d’une existence ambulante et vagabonde et parmi des saltimbanques et bateleurs. Cette suppression d’état remonte à son plus bas âge. En conséquence des lois du royaume, et en vertu de son droit héréditaire, lord Fermain Clancharlie, fils de lord Linnœus, sera, ce jourd’hui même, admis et réintégré dans la chambre des lords. C’est pourquoi, voulant vous bien traiter et vous conserver la transmission des biens et domaines des lords Clancharlie Hunkerville, nous le substituons dans vos bonnes grâces à lord David Dirry-Moir. Nous avons fait amener lord Fermain dans votre résidence de Corleone-lodge ; nous commandons et voulons, comme reine et sœur, que notre dit lord Fermain Clancharlie, nommé jusqu’à ce jour Gwynplaine, soit votre mari, et vous l’épouserez, et c’est notre plaisir royal. »

Pendant que Gwynplaine lisait, avec des intonations qui chancelaient presque à chaque mot, la duchesse, soulevée du coussin du canapé, écoutait, l’œil fixe. Comme Gwynplaine achevait, elle lui arracha la lettre.

Anne, reine, dit-elle, lisant la signature, avec une intonation de rêverie.

Puis elle ramassa à terre le parchemin qu’elle avait jeté, et y promena son regard. C’était la déclaration des naufragés de la Matutina, copiée sur un procès-verbal signé du shériff de Southwark et du lord-chancelier.

Le procès-verbal lu, elle relut le message de la reine. Puis elle dit :

— Soit.

Et, calme, montrant du doigt à Gwynplaine la portière de la galerie par où il était entré :

— Sortez, dit-elle.

Gwynplaine, pétrifié, demeura immobile.

Elle reprit, glaciale :

— Puisque vous êtes mon mari, sortez.

Gwynplaine, sans parole, les yeux baissés comme un coupable, ne bougeait pas.

Elle ajouta :

— Vous n’avez pas le droit d’être ici. C’est la place de mon amant.

Gwynplaine était comme cloué.

— Bien, dit-elle. Ce sera moi, je m’en vais. Ah ! vous êtes mon mari ! Rien de mieux. Je vous hais.

Et se levant, jetant à on ne sait qui dans l’espace un hautain geste d’adieu, elle sortit.

La portière de la galerie se referma sur elle.