L’Homme qui rit (éd. 1907)/II-1-II

Texte établi par Gustave SimonLibrairie Ollendorff ([volume 9] [Section A.] Roman, tome VIII.p. 167-171).

II

lord david dirry-moir


I

Lord Linnœus Clancharlie n’avait pas toujours été vieux et proscrit. Il avait eu sa phase de jeunesse et de passion. On sait, par Harrison et Pride, que Cromwell jeune avait aimé les femmes et le plaisir, ce qui, parfois (autre aspect de la question femme), annonce un séditieux. Défiez-vous de la ceinture mal attachée. Male prænictum juvenem cavete.

Lord Clancharlie avait eu, comme Cromwell, ses incorrections et ses irrégularités. On lui connaissait un enfant naturel, un fils. Ce fils, venu au monde à l’instant où la république finissait, était né en Angleterre pendant que son père partait pour l’exil. C’est pourquoi il n’avait jamais vu ce père qu’il avait. Ce bâtard de lord Clancharlie avait grandi page à la cour de Charles II. On l’appelait lord David Dirry-Moir ; il était lord de courtoisie, sa mère étant femme de qualité. Cette mère, pendant que lord Clancharlie devenait hibou en Suisse, prit le parti, étant belle, de bouder moins, et se fit pardonner ce premier amant sauvage par un deuxième, celui-là incontestablement apprivoisé, et même royaliste, car c’était le roi. Elle fut un peu la maîtresse de Charles II, assez pour que sa majesté, charmée d’avoir repris cette jolie femme à la république, donnât au petit lord David, fils de sa conquête, une commission de garde de la branche. Ce qui fit ce bâtard officier, avec bouche en cour, et par contre-coup stuartiste ardent. Lord David fut quelque temps, comme garde de la branche, un des cent soixante-dix portant la grosse épée ; puis il entra dans la bande des pensionnaires, et fut un des quarante qui portent la pertuisane dorée. Il eut en outre, étant de cette troupe noble instituée par Henri VIII pour garder son corps, le privilège de poser les plats sur la table du roi. Ce fut ainsi que, tandis que son père blanchissait en exil, lord David prospéra sous Charles II.

Après quoi il prospéra sous Jacques II.

Le roi est mort, vive le roi, c’est le non deficit alter, aureus.

Ce fut à cet avènement du duc d’York qu’il obtint la permission de s’appeler lord David Dirry-Moir, d’une seigneurie que sa mère, qui venait de mourir, lui avait léguée dans cette grande forêt d’Écosse où l’on trouve l’oiseau Krag, lequel creuse son nid avec son bec dans le tronc des chênes.
II

Jacques II était un roi, et avait la prétention d’être un général. Il aimait à s’entourer de jeunes officiers. Il se montrait volontiers en public à cheval avec un casque et une cuirasse, et une vaste perruque débordante sortant de dessous le casque par-dessus la cuirasse ; espèce de statue équestre de la guerre imbécile. Il prit en amitié la bonne grâce du jeune lord David. Il sut gré à ce royaliste d’être fils d’un républicain ; un père renié ne nuit point à une fortune de cour qui commence. Le roi fit lord David gentilhomme de la chambre du lit, à mille livres de gages.

C’était un bel avancement. Un gentilhomme du lit couche toutes les nuits près du roi sur un lit qu’on dresse. On est douze gentilshommes, et l’on se relaie.

Lord David, dans ce poste, fut le chef de l’avenier du roi, celui qui donne l’avoine aux chevaux et qui a deux cent soixante livres de gages. Il eut sous lui les cinq cochers du roi, les cinq postillons du roi, les cinq palefreniers du roi, les douze valets de pied du roi, et les quatre porteurs de chaise du roi. Il eut le gouvernement des six chevaux de course que le roi entretient à Haymarket et qui coûtent six cents livres par an à sa majesté. Il fit la pluie et le beau temps dans la garde-robe du roi, laquelle fournit les habits de cérémonie aux chevaliers de la Jarretière. Il fut salué jusqu’à terre par l’huissier de la verge noire, qui est au roi. Cet huissier, sous Jacques II, était le chevalier Duppa. Lord David eut les respects de M. Baker, qui était clerc de la couronne, et de M. Brown, qui était clerc du parlement. La cour d’Angleterre, magnifique, est un patron d’hospitalité. Lord David présida, comme l’un des douze, aux tables et réceptions. Il eut la gloire d’être debout derrière le roi les jours d’offrande, quand le roi donne à l’église le besant d’or, byzantium, les jours de collier, quand le roi porte le collier de son ordre, et les jours de communion, quand personne ne communie, hors le roi et les princes. Ce fut lui qui, le jeudi saint, introduisit près de sa majesté les douze pauvres auxquels le roi donne autant de sous d’argent qu’il a d’années de vie et autant de shellings qu’il a d’années de règne. Il eut la fonction, quand le roi était malade, d’appeler, pour assister sa majesté, les deux grooms de l’aumônerie qui sont prêtres, et d’empêcher les médecins d’approcher sans permission du conseil d’état. De plus, il fut lieutenant-colonel du régiment écossais de la garde royale, lequel bat la marche d’Écosse.

En cette qualité il fit plusieurs campagnes, et très glorieusement, car il était vaillant homme de guerre. C’était un seigneur brave, bien fait, beau, généreux, fort grand de mine et de manières. Sa personne ressemblait à sa qualité. Il était de haute taille comme de haute naissance.

Il fut presque un moment en passe d’être nommé groom of the stole, ce qui lui eût donné le privilège de passer la chemise au roi ; mais il faut pour cela être prince ou pair.

Créer un pair, c’est beaucoup. C’est créer une pairie, cela fait des jaloux. C’est une faveur ; une faveur fait au roi un ami, et cent ennemis, sans compter que l’ami devient ingrat. Jacques II, par politique, créait difficilement des pairies, mais les transférait volontiers. Une pairie transférée ne produit pas d’émoi. C’est simplement un nom qui continue. La lordship en est peu troublée.

La bonne volonté royale ne répugnait point à introduire lord David Dirry-Moir dans la chambre haute, pourvu que ce fût par la porte d’une pairie substituée. Sa majesté ne demandait pas mieux que d’avoir une occasion de faire David Dirry-Moir, de lord de courtoisie, lord de droit.

III

Cette occasion se présenta.

Un jour on apprit qu’il était arrivé au vieil absent, lord Linnœus Clancharlie, diverses choses dont la principale était qu’il était trépassé. La mort a cela de bon pour les gens, qu’elle fait un peu parler d’eux. On raconta ce qu’on savait, ou ce qu’on croyait savoir, des dernières années de lord Linnœus. Conjectures et légendes probablement. À en croire ces récits, sans doute très hasardés, vers la fin de sa vie, lord Clancharlie aurait eu une recrudescence républicaine telle, qu’il en était venu, affirmait-on, jusqu’à épouser, étrange entêtement de l’exil, la fille d’un régicide, Ann Bradshaw, — on précisait le nom, — laquelle était morte aussi, mais, disait-on, en mettant au monde un enfant, un garçon, qui, si tous ces détails étaient exacts, se trouverait être le fils légitime et l’héritier légal de lord Clancharlie. Ces dires, fort vagues, ressemblaient plutôt à des bruits qu’à des faits. Ce qui se passait en Suisse était pour l’Angleterre d’alors aussi lointain que ce qui se passe en Chine pour l’Angleterre d’aujourd’hui. Lord Clancharlie aurait eu cinquante-neuf ans au moment de son mariage, et soixante à la naissance de son fils, et serait mort fort peu de temps après, laissant derrière lui cet enfant, orphelin de père et de mère. Possibilités, sans doute, mais invraisemblances. On ajoutait que cet enfant était « beau comme le jour », ce qui se lit dans tous les contes de fées. Le roi Jacques mit fin à ces rumeurs, évidemment sans fondement aucun, en déclarant un beau matin lord David Dirry-Moir unique et définitif héritier, à défaut d’enfant légitime, et par le bon plaisir royal, de lord Linnoeus Clancharlie, son père naturel, l’absence de toute autre filiation et descendance étant constatée ; de quoi les patentes furent enregistrées en chambre des lords. Par ces patentes, le roi substituait lord David Dirry-Moir aux titres, droits et prérogatives dudit défunt lord Linnœus Clancharlie, à la seule condition que lord David épouserait, quand elle serait nubile, une fille, en ce moment-là tout enfant et âgée de quelques mois seulement, que le roi avait au berceau faite duchesse, on ne savait trop pourquoi. Lisez, si vous voulez, on savait trop pourquoi. On appelait cette petite la duchesse Josiane.

La mode anglaise était alors aux noms espagnols. Un des bâtards de Charles II s’appelait Carlos, comte de Plymouth. Il est probable que Josiane était la contraction de Josefa y Ana. Cependant peut-être y avait-il Josiane comme il y avait Josias. Un des gentilshommes de Henri III se nommait Josias du Passage.

C’est à cette petite duchesse que le roi donnait la pairie de Clancharlie. Elle était pairesse en attendant qu’il y eût un pair. Le pair serait son mari. Cette pairie reposait sur une double châtellenie, la baronnie de Clancharlie et la baronnie de Hunkerville ; en outre les lords Clancharlie étaient, en récompense d’un ancien fait d’armes et par permission royale, marquis de Corleone en Sicile. Les pairs d’Angleterre ne peuvent porter de titres étrangers ; il y a pourtant des exceptions ; ainsi Henry Arundel, baron Arundel de Wardour, était, ainsi que lord Clifford, comte du Saint-Empire, dont lord Cowper est prince ; le duc de Hamilton est en France duc de Châtellerault ; Basil Feilding, comte de Denbigh, est en Allemagne comte de Habsbourg, de Lauffenbourg et de Rheinfelden. Le duc de Marlborough était prince de Mindelheim en Souabe, de même que le duc de Wellington était prince de Waterloo en Belgique. Le même lord Wellington était duc espagnol de Ciudad-Rodrigo, et comte portugais de Vimeira. Il y avait en Angleterre, et il y a encore, des terres nobles et des terres roturières. Les terres des lords Clancharlie étaient toutes nobles. Ces terres, châteaux, bourgs, bailliages, fiefs, rentes, alleux et domaines adhérents à la pairie Clancharlie-Hunkerville appartenaient provisoirement à lady Josiane, et le roi déclarait qu’une fois Josiane épousée, lord David Dirry-Moir serait baron Clancharlie.

Outre l’héritage Clancharlie, lady Josiane avait sa fortune personnelle. Elle possédait de grands biens, dont plusieurs venaient des dons de Madame sans queue au duc d’York. Madame sans queue, cela veut dire Madame tout court. On appelait ainsi Henriette d’Angleterre, duchesse d’Orléans, la première femme de France après la reine.

IV

Après avoir prospéré sous Charles et Jacques, lord David prospéra sous Guillaume. Son jacobisme n’alla point jusqu’à suivre Jacques II en exil. Tout en continuant d’aimer son roi légitime, il eut le bon sens de servir l’usurpateur. Il était, du reste, quoique avec quelque indiscipline, excellent officier ; il passa de l’armée de terre dans l’armée de mer, et se distingua dans l’escadre blanche. Il y devint ce qu’on appelait alors « capitaine de frégate légère ». Cela finit par faire un très galant homme, poussant fort loin l’élégance des vices, un peu poëte comme tout le monde, bon serviteur de l’état, bon domestique du prince, assidu aux fêtes, aux galas, aux petits levers, aux cérémonies, aux batailles, servile comme il faut, très hautain, ayant la vue basse ou perçante selon l’objet à regarder, probe volontiers, obséquieux et arrogant à propos, d’un premier mouvement franc et sincère, quitte à se remasquer ensuite, très observateur de la bonne et mauvaise humeur royale, insouciant devant une pointe d’épée, toujours prêt à risquer sa vie sur un signe de sa majesté avec héroïsme et platitude, capable de toutes les incartades et d’aucune impolitesse, homme de courtoisie et d’étiquette, fier d’être à genoux dans les grandes occasions monarchiques, d’une vaillance gaie, courtisan en dessus, paladin en dessous, tout jeune à quarante-cinq ans.

Lord David chantait des chansons françaises, gaîté élégante qui avait plu à Charles II.

Il aimait l’éloquence et le beau langage. Il admirait fort ces boniments célèbres qu’on appelle les Oraisons funèbres de Bossuet.

Du côté de sa mère, il avait à peu près de quoi vivre, environ dix mille livres sterling de revenu, c’est-à-dire deux cent cinquante mille francs de rente. Il s’en tirait en faisant des dettes. En magnificence, extravagance et nouveauté, il était incomparable. Dès qu’on le copiait, il changeait sa mode. À cheval, il portait des bottes aisées de vache retournée, avec éperons. Il avait des chapeaux que personne n’avait, des dentelles inouïes, et des rabats à lui tout seul.