L’Homme qui rit (éd. 1907)/I-2-XVIII

Texte établi par Gustave SimonLibrairie Ollendorff ([volume 9] [Section A.] Roman, tome VIII.p. 116-121).

XVIII

la ressource suprême

L’épave, allégée, s’enfonçait un peu moins, mais s’enfonçait toujours.

Le désespoir de la situation n’avait plus ni ressource, ni palliatif. On avait épuisé le dernier expédient.

— Y a-t-il encore quelque chose à jeter à la mer ? cria le chef.

Le docteur, auquel personne ne songeait plus, sortit d’un angle du capot de cabine, et dit :

— Oui.
— Quoi ? demanda le chef.

Le docteur répondit :

— Notre crime.

Il y eut un frémissement, et tous crièrent :

— Amen.

Le docteur, debout et blême, leva un doigt vers le ciel, et dit :

— À genoux.

Ils chancelaient, ce qui est le commencement de l’agenouillement.

Le docteur reprit :

— Jetons à la mer nos crimes. Ils pèsent sur nous. C’est là ce qui enfonce le navire. Ne songeons plus au sauvetage, songeons au salut. Notre dernier crime surtout, celui que nous avons commis, ou, pour mieux dire, complété tout à l’heure, misérables qui m’écoutez, il nous accable. C’est une insolence impie de tenter l’abîme quand on a l’intention d’un meurtre derrière soi. Ce qui est fait contre un enfant est fait contre Dieu. Il fallait s’embarquer, je le sais, mais c’était la perdition certaine. La tempête, avertie par l’ombre que notre action a faite, est venue. C’est bien. Du reste, ne regrettez rien. Nous avons là, pas loin de nous, dans cette obscurité, les sables de Vauville et le cap de la Hougue. C’est la France. Il n’y avait qu’un abri possible, l’Espagne. La France ne nous est pas moins dangereuse que l’Angleterre. Notre délivrance de la mer eût abouti au gibet. Ou pendus, ou noyés ; nous n’avions pas d’autre option. Dieu a choisi pour nous. Rendons-lui grâce. Il nous accorde la tombe qui lave. Mes frères, l’inévitable était là. Songez que c’est nous qui tout à l’heure avons fait notre possible pour envoyer là-haut quelqu’un, cet enfant, et qu’en ce moment-ci même, à l’instant où je parle, il y a peut-être au-dessus de nos têtes une âme qui nous accuse devant un juge qui nous regarde. Mettons à profit le sursis suprême. Efforçons-nous, si cela se peut encore, de réparer, dans tout ce qui dépend de nous, le mal que nous avons fait. Si l’enfant nous survit, venons-lui en aide. S’il meurt, tâchons qu’il nous pardonne. Ôtons de dessus nous notre forfait. Déchargeons de ce poids nos consciences. Tâchons que nos âmes ne soient pas englouties devant Dieu, car c’est le naufrage terrible. Les corps vont aux poissons, les âmes aux démons. Ayez pitié de vous. À genoux, vous dis-je. Le repentir, c’est la barque qui ne se submerge pas. Vous n’avez plus de boussole ? Erreur. Vous avez la prière.

Ces loups devinrent moutons. Ces transformations se voient dans l’angoisse. Il arrive que les tigres lèchent le crucifix. Quand la porte sombre s’entre-bâille, croire est difficile, ne pas croire est impossible. Si imparfaites que soient les diverses ébauches de religion essayées par l’homme, même quand la croyance est informe, même quand le contour du dogme ne s’adapte point aux linéaments de l’éternité entrevue, il y a, à la minute suprême, un tressaillement d’âme. Quelque chose commence après la vie. Cette pression est sur l’agonie.

L’agonie est une échéance. À cette seconde fatale, on sent sur soi la responsabilité diffuse. Ce qui a été complique ce qui sera. Le passé revient et rentre dans l’avenir. Le connu devient abîme aussi bien que l’inconnu, et ces deux précipices, l’un où l’on a ses fautes, l’autre où l’on a son attente, mêlent leur réverbération. C’est cette confusion des deux gouffres qui épouvante le mourant.

Ils avaient fait leur dernière dépense d’espérance du côté de la vie. C’est pourquoi ils se tournèrent de l’autre côté. Il ne leur restait plus de chance que dans cette ombre. Ils le comprirent. Ce fut un éblouissement lugubre, tout de suite suivi d’une rechute d’horreur. Ce que l’on comprend dans l’agonie ressemble à ce qu’on aperçoit dans l’éclair. Tout, puis rien. On voit, et l’on ne voit plus. Après la mort, l’œil se rouvrira, et ce qui a été un éclair deviendra un soleil.

Ils crièrent au docteur :

— Toi ! toi ! il n’y a plus que toi. Nous t’obéirons. Que faut-il faire ? parle.

Le docteur répondit :

— Il s’agit de passer par-dessus le précipice inconnu et d’atteindre l’autre bord de la vie, qui est au delà du tombeau. Étant celui qui sait le plus de choses, je suis le plus en péril de vous tous. Vous faites bien de laisser le choix du pont à celui qui porte le fardeau le plus lourd.

Il ajouta :

— La science pèse sur la conscience.

Puis il reprit :

— Combien de temps nous reste-t-il encore ?

Galdcazun regarda à l’étiage et répondit :

— Un peu plus d’un quart d’heure.
— Bien, dit le docteur.

Le toit bas du capot, où il s’accoudait, faisait une espèce de table. Le docteur prit dans sa poche son écritoire et sa plume, et son portefeuille d’où il tira un parchemin, le même sur le revers duquel il avait écrit, quelques heures auparavant, une vingtaine de lignes tortueuses et serrées.

— De la lumière, dit-il.

La neige, tombant comme une écume de cataracte, avait éteint les torches l’une après l’autre. Il n’en restait plus qu’une. Ave-Maria la déplanta, et vint se placer debout, tenant cette torche, à côté du docteur.

Le docteur remit son portefeuille dans sa poche, posa sur le capot la plume et l’encrier, déplia le parchemin, et dit :

— Écoutez.

Alors, au milieu de la mer, sur ce ponton décroissant, sorte de plancher tremblant du tombeau, commença, gravement faite par le docteur, une lecture que toute l’ombre semblait écouter. Tous ces condamnés baissaient la tête autour de lui. Le flamboiement de la torche accentuait leurs pâleurs. Ce que lisait le docteur était écrit en anglais. Par intervalles, quand un de ces regards lamentables paraissait désirer un éclaircissement, le docteur s’interrompait et répétait, soit en français, soit en espagnol, soit en basque, soit en italien, le passage qu’il venait de lire. On entendait des sanglots étouffés et des coups sourds frappés sur les poitrines. L’épave continuait de s’enfoncer.

La lecture achevée, le docteur posa le parchemin à plat sur le capot, saisit la plume, et, sur une marge blanche ménagée au bas de ce qu’il avait écrit, il signa :

Doctor Gernardus Geestemunde.

Puis, se tournant vers les autres, il dit :

— Venez, et signez.

La basquaise approcha, prit la plume, et signa Asuncion.

Elle passa la plume à l’irlandaise qui, ne sachant pas écrire, fit une croix.

Le docteur, à côté de cette croix, écrivit :

Barbara Fermoy, de l’île Tyrryf, dans les Ébudes.

Puis il tendit la plume au chef de la bande.|0|2}}

Le chef signa Gaïzdorra, captal.
Le génois, au-dessous du chef, signa Giangirate.
Le languedocien signa Jacques Quatourze, dit le Narbonnais.
Le provençal signa Luc-Pierre Capgaroupe, du bagne de Mahon.

Sous ces signatures, le docteur écrivit cette note :

— De trois hommes d’équipage, le patron ayant été enlevé par un coup de mer, il ne reste que deux, et ont signé.

Les deux matelots mirent leurs noms au-dessous de cette note. Le basque du nord signa Galdeazun. Le basque du sud signa Ave-Maria, voleur. Puis le docteur dit :

— Capgaroupe.
— Présent, dit le provençal.
— Tu as la gourde de Hardquanonne ?
— Oui.
— Donne-la-moi.

Capgaroupe but la dernière gorgée d’eau-de-vie et tendit la gourde au docteur.

La crue intérieure du flot s’aggravait. L’épave entrait de plus en plus dans la mer.

Les bords du pont en plan incliné étaient couverts d’une mince lame rongeante, qui grandissait.

Tous s’étaient groupés sur la tonture du navire.

Le docteur sécha l’encre des signatures au feu de la torche, plia le parchemin à plis plus étroits que le diamètre du goulot, et l’introduisit dans la gourde. Il cria :

— Le bouchon.
— Je ne sais où il est, dit Capgaroupe.
— Voici un bout de funin, dit Jacques Quatourze.

Le docteur boucha la gourde avec ce funin, et dit :

— Du goudron.

Galdeazun alla à l’avant, appuya un étouffoir d’étoupe sur la grenade à brûlot qui s’éteignait, la décrocha de l’étrave et l’apporta au docteur, à demi pleine de goudron bouillant.

Le docteur plongea le goulot de la gourde dans le goudron, et l’en retira. La gourde, qui contenait le parchemin signé de tous, était bouchée et goudronnée.

— C’est fait, dit le docteur.

Et de toutes ces bouches sortit, vaguement bégayé en toutes langues, le brouhaha lugubre des catacombes.

— Ainsi soit-il !
— Mea culpa !
— Asi sea ![1]
— Aro raï ![2]
— Amen !

On eût cru entendre se disperser dans les ténèbres, devant l’effrayant refus céleste de les entendre, les sombres voix de Babel.

Le docteur tourna le dos à ses compagnons de crime et de détresse, et fit quelques pas vers le bordage. Arrivé au bord de l’épave, il regarda dans l’infini, et dit avec un accent profond :

— Bist du bei mir ?[3]

Il parlait probablement à quelque spectre.

L’épave s’enfonçait.

Derrière le docteur tous songeaient. La prière est une force majeure. Ils ne se courbaient pas, ils ployaient. Il y avait de l’involontaire dans leur contrition. Ils fléchissaient comme se flétrit une voile à qui la brise manque, et ce groupe hagard prenait peu à peu, par la jonction des mains et par l’abattement des fronts, l’attitude, diverse, mais accablée, de la confiance désespérée en Dieu. On ne sait quel reflet vénérable, venu de l’abîme, s’ébauchait sur ces faces scélérates.

Le docteur revint vers eux. Quel que fût son passé, ce vieillard était grand en présence du dénoûment. La vaste réticence environnante le préoccupait, sans le déconcerter. C’était l’homme qui n’est pas pris au dépourvu. Il y avait sur lui de l’horreur tranquille. La majesté de Dieu compris était sur son visage.

Ce bandit vieilli et pensif avait, sans s’en douter, la posture pontificale.

Il dit :

— Faites attention.

Il considéra un moment l’étendue et ajouta :

— Maintenant nous allons mourir.

Puis il prit la torche des mains d’Ave-Maria, et la secoua.

Une flamme s’en détacha, et s’envola dans la nuit.

Et le docteur jeta la torche à la mer.

La torche s’éteignit. Toute clarté s’évanouit. Il n’y eut plus que l’immense ombre inconnue. Ce fut quelque chose comme la tombe se fermant.

Dans cette éclipse on entendit le docteur qui disait :

— Prions.

Tous se mirent à genoux.

Ce n’était déjà plus dans la neige, c’était dans l’eau qu’ils s’agenouillaient. Ils n’avaient plus que quelques minutes.

Le docteur seul était resté debout. Les flocons de neige, en s’arrêtant sur lui, l’étoilaient de larmes blanches, et le faisaient visible sur ce fond d’obscurité. On eût dit la statue parlante des ténèbres.

Le docteur fit un signe de croix, et éleva la voix pendant que sous ses pieds commençait cette oscillation presque indistincte qui annonce l’instant où une épave va plonger. Il dit :

— Pater noster qui es in cœlis.

Le provençal répéta en français :

— Notre Père qui êtes aux cieux.

L’irlandaise reprit en langue galloise, comprise de la femme basque :

— Ar nathair ata ar neamh.

Le docteur continua :

— Sanctificetur nomen tuum.
— Que votre nom soit sanctifié, dit le provençal.
— Naomhthar hainm, dit l’irlandaise.
— Adveniat regnum tuum, poursuivit le docteur.
— Que votre règne arrive, dit le provençal.
— Tigeadh do rioghaehd, dit l’irlandaise.

Les agenouillés avaient de l’eau jusqu’aux épaules. Le docteur reprit :

— Fiat voluntas tua.
— Que votre volonté soit faite, balbutia le provençal.

Et l’irlandaise et la basquaise jetèrent ce cri :

— Deuntar do thoil ar an Hhalàmb !
— Sicut in cœlo, et in terra, dit le docteur.

Aucune voix ne lui répondit.

Il baissa les yeux. Toutes les têtes étaient sous l’eau. Pas un ne s’était levé.

Ils s’étaient laissé noyer à genoux.

Le docteur prit dans sa main droite la gourde qu’il avait déposée sur le capot, et l’éleva au-dessus de sa tête.

L’épave coulait.

Tout en enfonçant, le docteur murmurait le reste de la prière.

Son buste fut hors de l’eau un moment, puis sa tête, puis il n’y eut plus que son bras tenant la gourde, comme s’il la montrait à l’infini.

Ce bras disparut. La profonde mer n’eut pas plus de pli qu’une tonne d’huile. La neige continuait de tomber.

Quelque chose surnagea, et s’en alla sur le flot dans l’ombre. C’était la gourde goudronnée que son enveloppe d’osier soutenait.

  1. Ainsi soit-il
  2. À la bonne heure (patois roman)
  3. Es-tu près de moi ?