L’Homme qui rit (éd. 1907)/I-2-V

Texte établi par Gustave SimonLibrairie Ollendorff ([volume 9] [Section A.] Roman, tome VIII.p. 83-84).

V

hardquanonne

Toutes sortes d’intumescences déformaient la brume et se gonflaient à la fois sur tous les points de l’horizon, comme si des bouches qu’on ne voyait pas étaient occupées à enfler les outres de la tempête. Le modelé des nuages devenait inquiétant.

La nuée bleue tenait tout le fond du ciel. Il y en avait maintenant autant à l’ouest qu’à l’est. Elle avançait contre la brise. Ces contradictions font partie du vent.

La mer qui, le moment d’auparavant, avait des écailles, avait maintenant une peau. Tel est ce dragon. Ce n’était plus le crocodile, c’était le boa. Cette peau, plombée et sale, semblait épaisse et se ridait lourdement. À la surface, des bouillons de houle, isolés, pareils à des pustules, s’arrondissaient, puis crevaient. L’écume ressemblait à une lèpre.

C’est à cet instant-là que l’ourque, encore aperçue de loin par l’enfant abandonné, alluma son fanal.

Un quart d’heure s’écoula.

Le patron chercha des yeux le docteur ; il n’était plus sur le pont.

Sitôt que le patron l’avait quitté, le docteur avait courbé sous le capot de chambre sa stature peu commode, et était entré dans la cabine. Là il s’était assis près du fourneau, sur un chouquet ; il avait tiré de sa poche un encrier de chagrin et un portefeuille de cordouan ; il avait extrait du portefeuille un parchemin plié en quatre, vieux, taché et jauni ; il avait déplié cette feuille, pris une plume dans l’étui de son encrier, posé à plat le portefeuille sur son genou et le parchemin sur le portefeuille, et sur le verso de ce parchemin, au rayonnement de la lanterne qui éclairait le cuisinier, il s’était mis à écrire. Les secousses du flot le gênaient. Le docteur écrivit longuement.

Tout en écrivant, le docteur remarqua la gourde d’aguardiente que le provençal dégustait chaque fois qu’il ajoutait un piment au puchero, comme s’il la consultait sur l’assaisonnement.

Le docteur remarqua cette gourde, non parce que c’était une bouteille d’eau-de-vie, mais à cause d’un nom qui était tressé dans l’osier, en jonc rouge au milieu du jonc blanc. Il faisait assez clair dans la cabine pour qu’on pût lire ce nom.

Le docteur, s’interrompant, l’épela à demi-voix :

— Hardquanonne.

Puis il s’adressa au cuisinier :

— Je n’avais pas encore fait attention à cette gourde. Est-ce qu’elle a appartenu à Hardquanonne.?
— À notre pauvre camarade Hardquanonne ? fit le cuisinier. Oui.

Le docteur poursuivit :

— À Hardquanonne, le flamand de Flandre ?
— Oui.
— Qui est en prison ?
— Oui.
— Dans le donjon de Chatham ?
— C’est sa gourde, répondit le cuisinier, et c’était mon ami. Je la garde en souvenir de lui. Quand le reverrons-nous ? Oui, c’est sa gourde de hanche.

Le docteur reprit sa plume et se remit à tracer péniblement des lignes un peu tortueuses sur le parchemin. Il avait évidemment le souci que cela fût très lisible. Malgré le tremblement du bâtiment et le tremblement de l’âge, il vint à bout de ce qu’il voulait écrire.

Il était temps, car subitement il y eut un coup de mer.

Une arrivée impétueuse de flots assaillit l’ourque, et l’on sentit poindre cette danse effrayante par laquelle les navires accueillent la tempête.

Le docteur se leva, s’approcha du fourneau, tout en opposant de savantes flexions de genou aux brusqueries de la houle, sécha, comme il put, au feu de la marmite les lignes qu’il venait d’écrire, replia le parchemin dans le portefeuille, et remit le portefeuille et l’écritoire dans sa poche.

Le fourneau n’était pas la pièce la moins ingénieuse de l’aménagement intérieur de l’ourque ; il était dans un bon isolement. Pourtant la marmite oscillait. Le provençal la surveillait.

— Soupe au poisson, dit-il.
— Pour les poissons, répondit le docteur.

Puis il retourna sur le pont.