L’Écho d’Alger (p. 43-52).

V

UN CAS DE FOLIE


Mais, enfin, que devient Roland ? C’est incompréhensible ! Voici quatre semaines qu’il est parti et nous sommes sans nouvelles. Pas de lettres !…

Le banquier fixa sa fille d’un air mécontent, comme si elle eût été responsable de cet état de choses, et ajouta :

— Pas même de cartes postales !

Avec une extrême bienveillance, Mme Sarmange murmura :

— Incompréhensible en effet !

Violette soupira :

— Son silence m’inquiète plus que vous.

— Tant d’indifférence de la part d’un fiancé !…

— Père, ne l’accusez pas. Ce silence n’est certainement pas volontaire…

Brusquement, la jeune fille éclata en sanglots désespérés.

— Il lui est arrivé malheur… Je le sens… je le sais…

Son chagrin couvait depuis des semaines, depuis les premiers jours écoulés sans qu’arrivassent les lettres promises par Roland. Elle avait caché son inquiétude pour éviter des questions auxquelles il ne lui serait pas permis de répondre.

Mais c’en était trop, à la fin. Les paroles de M. Sarmange avaient provoqué une crise. Et maintenant, détendue. Violette sanglotait.

Navré, furieux contre lui-même et presque contre Roland le banquier se reprocha son imprudence. Il s’empressa, bougonna, essayant maladroitement de réparer.

— Voyons ! Voyons ! fit-il, en tapotant les bras de sa fille, il n’y a rien de cassé. Pas de nouvelles, bonnes nouvelles. Si quelque chose était arrivé, nous le saurions. Un beau jour, ton fiancé va nous tomber dessus sans crier gare, et nous aurons l’explication du mystère.

À ce moment, un domestique entra dans la salle à manger, où la famille achevait de déjeuner. Il portait une dépêche sur un plateau qu’il présenta à Violette.

— Pour mademoiselle, prononça-t-il d’une voix onctueuse.

La jeune fille pâlit. Ses doigts tremblèrent en s’avançant pour prendre la dépêche.

Rapidement, le banquier prévint son geste et s’empara du pli azuré.

— Laisse ça, bougonna-t-il. Tu es trop impressionnable.

Nerveux lui-même, il déchira l’enveloppe, déplia fébrilement et lut.

Sa physionomie s’éclaira. Il poussa une exclamation triomphante.

— Que disais-je ?… Il arrive !

— Il arrive ?

Haletante, Violette s’était redressée. Elle tendit la main vers le télégramme, que son père lui abandonna.

Il contenait ces mots :

« Affaire terminée. Reviens. Soyez gare de Lyon trois heures, train 106. — Roland. »

— Ah çà ! mais il a perdu le sens !… grommela le banquier. Il te donne des rendez-vous à la gare, à présent ? Qu’est-ce que cela veut dire ?

— Cela veut dire qu’il a à me parler et que c’est pressé, riposta Violette, dont les yeux s’étaient subitement séchés.

— Pressé ! Il nous la baille belle ! Pendant un mois, il fait le mort, et tout à coup il faudrait tout quitter pour courir à lui ?

— Sois sûr qu’il n’agit pas sans raison.

— Hum !… Enfin !… je consens à ce que ta mère et toi vous alliez à sa rencontre. Mais, vous me ramènerez le garnement pour que je lui lave la tête.

— Convenu ! fit joyeusement Violette.

Quelques minutes après trois heures, la jeune fille et sa mère se promenaient sur le quai longeant une des voies d’arrivée, en attendant que parût le train annoncé.

Le 106 était un omnibus. Violette l’avait appris avec surprise. Quel coin de banlieue avait pu retenir si longtemps son fiancé ? Pourquoi, étant si proche, n’avait-il pas donné de ses nouvelles ? Tout en croyant connaître la raison, la jeune fille ne s’expliquait ni la longueur de l’absence, ni le silence absolu.

Mais elle allait savoir ; le train entrait en gare.

Au tournant des voies, un panache de fumée avait d’abord surgi, puis la locomotive s’était avancée vers le hall, traînant derrière elle une longue file de wagons. Et, brusquement grossi, tout cela défilait devant les deux femmes, lentement, dans un bruit de vapeur lâchée et de claquements de portières.

Après un heurt dernier, la masse se figea tandis que de ses flancs, par cent ouvertures béant soudain, jaillissaient les voyageurs.

Dans la portière d’un wagon de première classe, une silhouette s’encadra ; une main empoigna solidement la barre de cuivre verticale, destinée à faciliter la descente ; un pied s’engagea entre elle et la paroi et l’homme, soudain se précipitant hors du wagon, demeura suspendu dans le vide, accroché à la barre et se balançant.

Un cri jaillit de la bouche de Violette.

— Roland !

C’était bien Roland Missandier, en effet, mais combien, étrange d’aspect et d’attitude !

D’abord, il avait fait un mouvement comme pour sauter à terre. Mais, frôlé, presque heurté par le défilé incessant des voyageurs pressés, il s’était rejeté en arrière et, cramponné peureusement à la barre de cuivre, il contemplait le va-et-vient avec une sorte d’effroi indécis.

Ses yeux semblaient égarés ; sa face agitée de tics nerveux, se convulsait en d’effroyables grimaces. Ses lèvres se retroussaient en un rictus qui n’avait rien d’humain ; puis, dans une brusque contraction des muscles, elle remontait et les deux rangées de dents, violemment rapprochées, faisaient entendre un claquement sec.

C’était étrange et encore plus effrayant.

Mais, le regard, surtout, faisait frissonner — un regard hallucinant, de bête ou de démoniaque ; un regard morne et fou, sans expression, sans intelligence, où se succédaient en éclairs des effrois et des colères sans suite comme sans cause apparente.

Ces yeux-là voyaient, mais ne comprenaient point ; ils n’exprimaient que des lambeaux d’impressions, éparses et spontanées, brèves, chaotiques, heurtées, naissant et s’éteignant sans lien avec le passé ni l’avenir. Il n’y avait en eux que du-vertige et du vide.

Certes ! c’étaient les yeux de Roland. « Mais sans la pensée de Roland ».

Il n’aurait point suffit de dire qu’ils ressemblaient à des yeux d’aliéné. On ne pouvait les comparer à rien, car jamais semblable regard n’avait paru dans les yeux d’homme.

Et c’était cela qui épouvantait.

Violette, ne vit pas tout cela. Elle ne remarqua que la posture bizarre du jeune homme.

En l’apercevant, elle avait couru vers lui d’un élan instinctif. Mais, à deux pas de lui, elle s’arrêta, gênée, inquiète.

— Roland ! appela-t-elle, à demi-voix.

Il ne parut pas l’entendre ni la voir et continua à promener stupidement autour de lui son regard craintif.

— Roland ! répéta Violette d’une voix angoissée, en faisant un nouveau pas vers lui. Qu’avez-vous ? Que vous est-il arrivé ?

Instinctivement, elle étendit son bras et toucha légèrement celui du jeune homme.

Au contact, il poussa un grognement et sauta brusquement à terre, en faisant mine de s’enfuir.

Stupéfaite, la jeune fille s’élança derrière lui et le saisit par le bras.

— Où allez-vous, Roland ? Êtes-vous souffrant ? Parlez-moi, je vous en supplie !

Inquiète aussi, Mme Sarmange avait saisi l’autre bras du jeune homme et les deux femmes le considéraient avec une sollicitude effrayée.

Se sentant arrêté, Roland Missandier se retourna et tira pour se dégager. D’abord, une fureur subite contracta ses traits ; mais à la vue des deux femmes qui l’encadraient, il se calma et parut les considérer avec un étonnement craintif. D’ailleurs, aucune lueur d’intelligence n’anima son regard ; il ne sembla point se rappeler les avoir jamais vues.

Ce fut à ce moment que Violette rencontra ses yeux.

— Oh !… cria-t-elle, saisie d’un tremblement convulsif.

Des passants se retournèrent et s’arrêtèrent, frappés de l’expression égarée du visage de Roland et de son attitude étrange. Ils chuchotèrent, échangeant des réflexions.

Quelques mots parvinrent aux oreilles de Mlle Sarmange.

— Un fou !… C’est un fou !…

Elle pâlit, serra plus fort le bras de Roland et l’entraîna.

— Venez, mère. Emmenons-le.

Docile et inconscient, le jeune homme obéit à la pression des bras qui le tiraient. Il s’avança entre les deux femmes.

Sa démarche, aussi, présentait un caractère de bizarrerie extraordinaire. Ce n’était plus l’allure souple et dégagée d’un élégant sportsman. Roland marchait d’un pas traînant, les jambes fléchissantes, les mains ballantes au bout des bras, comme si elles voulaient balayer le sol ; le dos rond, le buste exagérément projeté en avant, il se balançait, un peu à la façon des ivrognes et imprimait a sa tête, enfoncée dans les épaules, un perpétuel mouvement de va-et-vient pour jeter à droite et à gauche des regards défiants.

Au moment de franchir la sortie, il grogna de nouveau d’une façon inintelligible, quand l’employé lui réclama son billet.

Heureusement, Violette, à ce moment, aperçut le ticket passe dans la ganse du chapeau de Roland. Elle le prit elle-même et le remit à l’employé, qui suivit des yeux le trio, en hochant la tête.

En bordure du trottoir, l’auto attendait. Amené devant la portière ouverte, Roland parut sortir de son apathie. Il s’arracha presque brutalement à l’étreinte des deux femmes et s’élançant d’un bond dans l’intérieur, il s’accroupit sur la banquette, rencogné dans un angle.

Interdites, les deux femmes montèrent et s’assirent en face, instinctivement serrées l’une contre l’autre.

— À la maison, le plus vite possible, ordonna Violette au chauffeur, qui refermait la portière en jetant un regard ahuri sur l’étrange scène.

Et l’auto emporta les deux femmes, crispées d’horreur, mourantes d’angoisse en face de cet être inquiétant, dont la silhouette familière prenait l’aspect d’une hallucinante énigme.

Quand l’auto stoppa, la mère et la fille avaient des yeux de folles. Sitôt la portière ouverte, elles se précipitèrent hors de la voiture, se retenant à grand-peine de pousser des cris.

Mais la lumière et la présence rassurante du valet de pied rendirent à Violette son sang-froid.

M. Missandier est souffrant, dit-elle d’une voix encore tremblante. Peut-être faudra-t-il appeler un médecin. Aidez-le à descendre.

Elle resta près de la portière, tandis que le valet de pied, entrant dans l’auto, prenait Roland par le bras.

— Si Monsieur veut venir, dit-il, je le soutiendrai…

Il n’acheva pas. Le jeune homme, poussant un cri de fureur ou de frayeur, le bousculait violemment et, bondissant hors de la voiture, escaladait, avec une agilité surprenante, les marches du perron et disparaissait dans l’intérieur de l’hôtel.

Violette jeta un cri d’effroi et se précipita derrière lui, suivie du valet de pied.

Tout en se hâtant pour les rejoindre, Mme Sarmange murmurait :

— Ce pauvre Roland ! Qui aurait pu penser ?…

Le banquier, dans son cabinet, causait avec Pasquale Borsetti quand un grand tumulte éclata soudain dans tout l’hôtel.

Au même instant, la porte s’ouvrit brusquement et Violette, défaillante, les yeux inondés de larmes, Mme Sarmange, pâle et bouleversée, se précipitèrent vers le banquier.

— Roland !… Roland est devenu fou ! clama Violette à travers ses sanglots.

— Une crise subite… gémit sa mère.

La fureur envahit les traits du banquier.

— Roland ?… Fou ?… bégaya-t-il.

Au-dessus de leurs têtes, le tumulte redoublait.

— Il est là-haut, sanglota Violette… Oh ! c’est affreux !…

Elle cacha son visage dans ses mains.

— Voyons !… Ce n’est pas possible !… fit M. Sarmange.

— Il faut aller voir, conseilla Borsetti qui, seul, avait conservé son sang-froid.

Il entraîna le banquier. Les deux femmes suivirent, affolées et désemparées.

Au premier étage, un spectacle effrayant les attendait. Réfugié dans un coin du salon, Roland, tenait en respect trois domestiques qui s’efforçaient de s’emparer de lui.

— Roland ! cria Violette, éplorée, en tendant les mains vers son fiancé. Calmez-vous, par pitié !

Insensible à cet appel, le dément continua de menacer les domestiques, en poussant des grognements sauvages.

— Il est évident qu’il ne reconnait personne, gémit le banquier. Que faire ?

— Il faut absolument le maîtriser, dit Bersetti.

Bravement, il s’avança et les domestiques s’empressèrent de s’écarter pour lui laisser la place.

D’abord, se baissant avec la rapidité de l’éclair, il saisit la chaise qui le séparait du malheureux fou et la lança à l’autre bout de la pièce.

Roland poussa un grondement terrible et marcha sur le Corse en levant son arme.

— Mon Dieu ! gémirent Violette et Mme Sarmange, en tombant à genoux.

Mais Pasquale Borsetti avait esquivé le coup. Foudroyant son bras, ramené contre son flanc, se détendit et atteignit Roland au côté gauche de la poitrine, à la hauteur du cœur.

Le jeune homme roula sur le sol.

Aussitôt, le Corse bondit et, agenouillé sur lui, le maintint terrassé.

— Des cordes, vite ! cria-t-il, avec une involontaire expression de triomphe.

Indignée, Violette s’était relevée.

— Oh ! monsieur ! frapper un malade !… protesta-t-elle avec véhémence.

— Veuillez m’excuser, mademoiselle, riposta Borsetti d’un air de respectueuse soumission. Mais il n’y avait guère d’autre moyen de mettre fin à cette scène pénible. Songez que le malheureux pouvait blesser quelqu’un, ou se blesser lui-même.

— Indiscutablement ! approuva le banquier. Vous avez parfaitement agi, Borsetti, et nous vous devons infiniment de gratitude pour votre sang-froid et votre courage.

En courant, les domestiques revenaient, apportant des bandes de toile et des cordes.

Avant qu’il eût repris connaissance, Roland se trouva solidement garrotté et mis hors d’état de nuire.

Pour lui éviter ce cruel spectacle, le banquier avait emmené sa fille, laissant à Borsetti le soin de surveiller l’opération.

Deux heures plus tard, Roland Missandier était interné dans une maison de santé et, la semaine suivante, la famille Sarmange apprenait que les médecins, sans pouvoir préciser le caractère de sa folie ni lui attribuer aucune cause, le déclaraient néanmoins incurable.

À dater de ce jour, Violette ne porta plus que des vêtements noirs ; le rire disparut de ses lèvres et ses parents tremblèrent pour sa propre raison.