L’Écho d’Alger (p. 22-33).

III

LE FIANCÉ DE VIOLETTE


Écrasant, de ses pas rageurs, l’épais tapis de son cabinet, le banquier Flavien Sarmange se promenait avec agitation.

Il leva son index à la hauteur de son visage et l’immobilisa quelques instants dans cette position, en homme qui hésite à prendre une décision ; puis brusquement, il l’étendit vers un bouton électrique placé contre la chambranle de la porte et l’y appuya longuement.

Un domestique parut dans l’écartement des tentures.

Voyez si Mlle Violette est chez elle et priez-la de descendre me parler, commanda le banquier sans se retourner.

Puis il demeura plongé dans une méditation douloureuse, affaissé, voûté comme si ses épaules eussent supporté le poids d’une montagne d’ennuis.

De nouveau, les tapisseries de la porte se soulevèrent et une jeune fille entra, jetant d’une voix fraîche :

— Bonjour, père !

Elle vint présenter son front au baiser paternel et gazouilla avec une moue grondeuse :

— Comme tu es grave !

Sans se dérider, Flavien Sarmange retint dans les siennes les mains de la jeune fille et demanda, s’efforçant de lire dans les yeux bleus la réponse redoutée.

— As-tu réfléchi, Violette ?

— Tu sais bien que oui, père. Mais, pas seulement cette nuit, depuis des années.

— Ce qui veut dire ?

— Que j’épouserai Roland, mon ami d’enfance, ainsi que cela est convenu depuis toujours.

— C’est de la folie !

— Toi même tu nous fiançais quand nous avions douze ans.

— Peuh ! riposta le banquier, des fiançailles pour rire ! des fiançailles de bébés !

— Oui, mais les bébés les ont prises au sérieux, et comme ils sont devenus une grande demoiselle et un monsieur à moustaches, ils te demandent de les marier.

— Vous vous figurez que vous vous aimez. La vie n’est pas un jeu.

— Il y a un mois, tu ne traitais pas ainsi nos projets et tu nous avais promis de rendre nos fiançailles officielles dès que j’aurais atteint ma majorité. J’ai vingt-et-un ans aujourd’hui… et tu ne m’as même pas souhaité ma fête !

— Pardonne-moi, ma petite Violette. Mais ton caprice me cause tant de souci !

— Mon caprice était le tien, le mois dernier.

— Certain événement ne s’était pas produit…

Le banquier soupira. La main de la jeune fille lui ferma la bouche.

— N’en parlons plus. Je ne veux pas.

— C’est facile à dire.

— Sois gentil ! Je réclame mon cadeau de fête. Marie-moi !

— Avec Roland Missandier.

— Avec Roland.

— Ainsi, tu ne veux pas entendre parler de… l’autre.

— C’est stupide ! On ne demande pas la main d’une jeune fille quand elle est presque fiancée.

— Il l’ignorait.

— Tant pis pour lui ! Il vient trop tard. Tu aurais dû le lui déclarer de suite.

— Si tu crois que c’est commode ! Je suis tenu à des ménagements envers lui… Et puis il t’aime.

— Je ne l’aime pas, moi ! déclara Mlle Violette, d’un petit ton décidé.

— Pourquoi ? Il est à peine plus vieux que Roland ; il n’est pas vilain garçon et il est beaucoup plus riche.

— Écoute, père, je suis juste. Je ne vais pas débiner M. Borsetti parce que je le refuse. Je ne te dirai donc pas que j’éprouve pour lui une répugnance instinctive. Non, il ne me déplaît pas. Seulement… je préfère Roland.

— Réfléchis encore.

Violette laissa échapper un geste d’impatience.

— Tu es bizarre ! Je ne vais pas rompre une affection d’enfance parce qu’un monsieur que je connais à peine a eu l’idée saugrenue de vouloir faire de moi Mme Pasquale Borsetti. Tu n’as rien contre Roland ; il n’est pas millionnaire, mais il a deux cent mille francs.

— La misère.

— Tu parles comme un affreux banquier ! avec ce que tu me donnes, nous aurons douze mille livres de rente et nous nous en contenterons.

— Et si je ne puis rien te donner ?

Roland s’en contentera et moi aussi. Te voilà cloué.

— Au diable, Roland ! s’écria Sarmange, avec une fureur soudaine. Ce mariage est une sottise et je devrais m’y opposer énergiquement.

— Oh ! petit père ! pria Violette, en joignant gentiment les mains. Tu ne me feras pas une pareille peine ! Et même tu aurais pitié de Roland, que tu aimes, au fond !

— Parbleu ! gémit le banquier. Là n’est pas la question. Roland est le fils de mon meilleur ami. Je l’ai presque élevé depuis la mort de son père et je crois avoir été pour lui mieux qu’un tuteur puisque, chargé de gérer sa fortune, j’ai poussé le scrupule jusqu’à ne point la placer chez moi. C’est un charmant garçon que j’apprécie beaucoup, et s’il m’était permis d’écouter mes préférences…

— Écoute-les ! Qui t’en empêche ?

— Question de petite fille ! Pasquale Borsetti te demande en mariage, Pasquale Borsetti, mon associé, qui a mis dans mes affaires l’énorme atout des mines de Corse, dont le hasard l’a rendu propriétaire. T’imagines-tu qu’un banquier puisse écouler vingt millions d’une chiquenaude dédaigneuse ?

La figure de Violette Sarmange devint sérieuse.

— Ne parle pas d’argent, père. J’aime Roland autant qu’il m’aime et il a ta promesse. Rien ne peut contrebalancer cela. Hier soir, pour te faire plaisir, j’ai accepté de réfléchir à la demande de ton indiscret candidat. C’était par pure politesse : ce délai devait seulement donner plus de poids à ma réponse. Elle est défavorable à M. Borsetti. Transmets-la lui sans tergiversations inutiles. À quoi te servirait de reculer ?

— À rien, évidemment, murmura le banquier d’un ton navré.

— Ne fais pas cette figure. Que M. Borsetti prenne la chose comme il voudra, tant pis ! Quand même nous devrions être moins riches…

— Moins riches ! Ce serait la ruine, tout bonnement !

— Ce que tu appelles la ruine. Nous trouverons encore de quoi y abriter un gentil petit bonheur, et c’est là l’essentiel.

— Tu trouves ? fit le banquier avec amertume.

Violette jeta sur son front un baiser rapide.

— Tu seras riche, puisque tu auras deux enfants qui t’aimeront bien. N’y pense plus. À ce soir, petit père. Fais ma commission à ton millionnaire et sois énergique !

Elle s’enfuit heureuse et légère.

Vaincu, mais non convaincu, Flavien Sarmange soupira en pressant entre ses mains son front soucieux.

— Folle ! qui croit que le bonheur peut se passer d’argent !

À quoi Violette n’eût point manqué de répondre avec autant d’apparence de raison :

— Fou ! qui croit que l’argent peut se passer de bonheur !

Ce n’était d’ailleurs point sans motif que le banquier s’inquiétait. L’apport de Pasquale Borsetti dans les affaires de la banque n’avait été effectué qu’à titre d’essai et pour une période qui, précisément, touchait à sa fin.

Lors de la rédaction du contrat d’association, tout à la joie d’encaisser les millions du Corse, Flavien Sarmange ne s’était point inquiété de la clause restrictive.

Sûr de mener à bien, grâce à ce formidable appoint, les spéculations engagées, il s’était dit que, se trouvant bien chez lui, les millions y resteraient. De fait, la situation de la banque n’avait fait que se consolider et l’associé ne pouvait avoir aucun sujet d’inquiétude. Mais le refus de Violette risquait de changer tout cela.

Était-ce seulement une coïncidence, cette demande en mariage présentée à la veille du jour où le contrat devait être renouvelé ? N’y avait-il point eu calcul de la part de Pasquale Borsetti, et même calcul remontant aux premiers pourparlers relatifs à l’association ?

Le banquier ne pouvait s’empêcher de juger cette hypothèse vraisemblable et cela le faisait trembler.

Repoussé, Pasquale se vengerait en retirant ses millions et ce serait, pour la banque Sarmange, le brutal effondrement.

Il se leva. L’heure de se rendre à la banque était sonnée depuis un bon moment et son associé devait l’attendre.

Bien que cela ne lui sourît guère, il ne pouvait éviter de le rencontrer et de lui donner la réponse promise.

Rageusement, il sonna le domestique.

— L’auto, tout de suite.

Les bureaux du banquier étaient installés rue Vivienne.

Arrivé le premier, Pasquale Borsetti, étendu dans un des fauteuils du cabinet, avec une nonchalance toute méridionale, lisait les journaux du jour.

Petit et nerveux, le Corse avait la maigreur des chèvres de son pays ; il en avait aussi la vivacité de mouvement, tempérée par on ne savait quoi de froid et de calculé, qui déconcertait. Sous ses cheveux noirs, dans sa face brune et rasée, ses yeux présentaient une extrême mobilité ; ils étaient noirs et pétillants, pleins de ruse et de défiance ; des colères subites y passaient, jaillissant en éclairs que voilaient aussitôt des paupières, ombragées de longs cils. L’ensemble de sa personne était soigné avec une élégance plus tapageuse que raffinée.

À l’entrée du banquier, il se souleva à demi et tendit négligemment sa main chargée de bagues, en fixant Sarmange de ses yeux à demi voilés par les cils.

— Bonjour… Quelles nouvelles ?

Aucun accent dans sa voix. C’était seulement quand il ne se surveillait pas, ou sous l’empire de quelque sentiment violent, explosant brusquement, que les intonations italiennes se retrouveraient sur ses lèvres.

L’air maussade, le banquier serra mollement les doigts tendus et s’affaira dans la lecture du courrier, en jetant d’une voix brève :

— Mauvaises, mon cher, très mauvaises.

Il s’était décidé, en venant, à brusquer l’explication, à l’avaler comme une médecine amère et à savoir tout de suite ce qui en résulterait.

Mais, tandis qu’il absorbait dans une feinte attention, courbant la tête sur les paperasses du bureau pour dérober l’altération de ses traits, le cœur lui battait à grands coups.

— Mauvaises ? répéta Pasquale Borsetti, d’une voix tranquille. Alors, je suis condamné sans appel ?

Fébriles, les doigts du banquier déchirèrent et froissèrent des enveloppes.

— Que voulez-vous ! dit-il, sans relever la tête. Ma fille était pour ainsi dire fiancée depuis l’enfance à mon ancien pupille Roland Missandier. Moi, je n’attachais point d’importance à ce roman ; mais il paraît que c’était sérieux. Elle s’obstine… Il ajouta, dans un effort de gorge qui fit remonter sa pomme d’Adam ; les fiançailles seront officielles ce soir.

Il y eut un petit silence. Le cœur de Flavien Sarmange comptait les secondes.

— Je regrette, dit enfin Borsetti.

— Moi aussi, croyez-le bien… Vous m’étiez très sympathique. Mais que voulez-vous ?

Il releva la tête et se décida à regarder son associé en répétant :

— Que voulez-vous ?

Le Corse fit un petit geste vague qui pouvait aussi bien être une nouvelle affirmation de regret qu’une protestation d’indifférence. Il était très calme et ses yeux ne témoignaient d’aucune colère.

Presque malgré lui, dévoré d’anxiété, le banquier murmura :

— J’espère que vous ne m’en voudrez pas ?

Pasquale Borsetti bondit avec une pétulance toute méridionale. Il leva ses bras au ciel et s’écria en roulant ses prunelles.

— Moi ? Mais vous êtes fou, mon cher ? Pourquoi ? La chose est toute naturelle. Je m’incline devant les droits antérieurs. Évidemment, il m’est cruel de renoncer à mon rêve… Mais que voulez-vous ? J’espère que cet incident n’altérera en rien la cordialité de nos relations et que Mlle Violette oubliera le prétendant malencontreux pour accueillir l’ami comme par le passé.

— Mais comment donc !… répondit le banquier, visiblement soulagé. Comment donc !… C’est de l’enfantillage !…

Ravi de la façon dont Borsetti s’accommodait du refus, il chercha par quelles prévenances il pourrait entretenir sa bonne humeur.

— À propos, dit le Corse, nous allons, si vous le voulez bien, nous occuper de notre acte d’association. Il faut le renouveler sans retard.

Le banquier devint cramoisi.

— Quand vous voudrez, bégaya-t-il. Je suis à votre disposition.

— Eh bien, tantôt. Nous passerons chez le notaire. Et comme il convient de fêter ce renouvellement, nous pourrions dîner ensemble, au restaurant.

— Faites mieux, s’écria Sarmange, radieux, venez dîner à la maison…

Soudain, il s’arrêta, gêné. — À moins qu’il ne vous soit… désagréable, de rencontrer…

M. Missandier ?

Le Corse éclata de rire.

— Décidément, mon cher, acheva-t-il, vous me prenez pour un tigre.

Tant de bonne humeur ! Le banquier était aux anges.

— Excusez-moi, dit-il, cette situation m’ennuyait tellement… Je craignais tant un malentendu… des froissements…

— Je ne suis pas un gamin, mon cher. Je sais comprendre… D’ailleurs, tous les torts viennent de moi. Au lieu de me lancer à l’aveuglette et de vous poser la question tout à trac, j’aurais dû m’informer, vous sonder… Vous m’auriez sûrement parlé des liens qui existent entre Mlle Violette et votre pupille.

— Ma foi ! déclara le banquier avec une naïve bonhomie, c’est une si vieille histoire que je me la figure connue de tous. Il me semblait que cela sautait aux yeux. Je considérais tellement Roland comme un fils… J’ai dû tellement vous en rabattre les oreilles…

— Précisément. C’est ce qui causa mon erreur. Je le considérais comme le frère de Mlle Violette… Oublions cela. J’ai fait une gaffe.

— Mais non ! mais non ! protesta aimablement Flavien Sarmange.

— Si !… Le mieux est de l’enterrer et de passer l’incident au compte des profits et pertes. Après tout, nous sommes des banquiers.

— Pour lesquels il est, heureusement, d’autres joies que celles du cœur et d’autres préoccupations que les questions de sentiment.

— Comme vous dites, celle-ci est liquidée. En ce qui me concerne la balance est passive. Je solde et j’efface.

— Avouez que c’est moins pénible qu’un krach à la Bourse, fit en riant le banquier.

— J’avoue. Sur ce, parlons et pensons à autre chose.

Une heure après cet entretien, Flavien Sarmange aurait, en effet, juré que le souvenir en était sorti de l’esprit de son associé. Pasquale Borsetti était ce qu’il avait coutume d’être, insinuant et entraînant, compagnon aimable et joyeux causeur.

Les deux hommes s’occupèrent d’expédier les affaires, déjeunèrent rapidement, parurent à la Bourse, puis s’en furent chez leur notaire, où ils réglèrent leur association, à la grande joie de Sarmange.

— Bonne journée ! dit le banquier, en se frottant les mains à la sortie de cette importante entrevue. Nous n’avons pas perdu notre temps.

Il avait si bien oublié les projets matrimoniaux de son associé qu’il ajouta, en le poussant amicalement dans l’auto :

— Rentrons chez moi, maintenant. Nous allons fêter notre accord en même temps que les accordailles.

Pasquale Borsetti découvrit ses dents blanches dans un sourire aimable :

— Je serai très heureux d’être un des premiers à féliciter Mlle Violette et son fiancé, déclara-t-il.

Pour un amoureux déconfit, on ne pouvait être plus philosophe. Mais, sans doute, la soudaine passion du Corse n’avait-elle été qu’une lubie.

Rue Anatole-de-la-Forge, ils trouvèrent le salon vide. Le banquier s’étonna.

— Les amoureux devraient être là, dit-il. Il serait extraordinaire que Roland eût manqué à sa visite quotidienne.

Il sonna pour s’informer. Mais Mme Sarmange parut aussitôt.

C’était une excellente personne, très effacée et parfaitement incapable de s’émouvoir. Elle acceptait, avec une admirable égalité d’humeur les événements, bons ou mauvais, et cela seul expliquait qu’elle eût pu conserver, à travers l’existence mouvementée du banquier, l’inaltérable sérénité de ses traits.

— Violette est un peu en retard, déclara-t-elle paisiblement. Elle a éprouvé un gros chagrin, Roland vient de nous quitter pour un mystérieux voyage, décidé à l’improviste.

— Un voyage ! s’exclama le banquier. Roland est parti en voyage ! Qu’est-ce que c’est que cette histoire ?

— Je l’ignore. Mais il faut que quelque sérieux motif…

— Fichtre, oui !…

Flavien Sarmange s’interrompit. Violette entrait, très pâle, les yeux encore rouges et gonflés. Elle devait avoir beaucoup pleuré, et ses traits exprimaient une vive inquiétude.

Elle répondit à peine à la respectueuse courbette de Borsetti.

D’ailleurs, son père coupait court aux politesses.

— Pourquoi Roland est-il parti ? Tu dois le savoir, toi !

— Il est appelé brusquement en province pour une affaire excessivement importante. Je n’en sais pas davantage, dit la jeune fille d’une voix tremblante.

— Une affaire ? Depuis quand en fait-il ?

— Je l’ignore, répondit évasivement Violette.

— Et quand reviendra-t-il ?

— Dans un mois, je crois.

— Admirable ! Je m’en vais. Prenez-moi quand je reviendrai. Où vais-je ? Que vais-je faire ? Bernique ! Vous n’avez pas besoin de le savoir !… Qu’en dites-vous, Borsetti ! s’exclama le banquier, stupéfait et mécontent. Avez-vous déjà vu un fiancé s’éclipser avec cette désinvolture, et précisément le soir où on doit célébrer ses fiançailles ?

Le Corse sourit d’un air ambigu. Vraisemblablement, il était embarrassé de sa contenance et ne savait s’il devait charger ou disculper son heureux rival.

Violette, les yeux baissés, gardait le silence, et Mme Sarmange, immobilisant sur ses lèvres un demi-sourire insignifiant et poli, attendait sans impatience qu’on voulût bien s’asseoir.

— Enfin ! soupira Flavien Sarmange. Il faut bien encaisser cette fantaisie, puisque Violette semble la trouver toute naturelle. Nous fêterons les fiançailles au retour.

— C’est cela, approuva Pasquale Borsetti, en découvrant ses dents blanches, ce sera pour le retour de M. Missandier