L’Heureux Accident



AVIS DE L’ÉDITEUR.




Monsieur de Boufflers est beaucoup plus connu comme poëte que comme prosateur. Si je publiais des vers de cet aimable favori des muses, je me reposerais, sur son nom, du soin de leur assurer des lecteurs ; mais, son nom peut-être ne garantirait pas le même succès à sa prose. Dans ce cas Mr. de Boufflers perdrait de la gloire et le public du plaisir : ce double intérêt m’a engagé à publier, à St.-Pétersbourg, l’Heureux Accident, conte qui vient d’obtenir à Paris le plus brillant succès.

Le fond de ce conte n’est rien ou presque rien. L’auteur en a fait quelque chose, et quelque chose de très-piquant par la vérité de ses portraits, et par la magie de son style. M. Lambert et madame de Saint-Victor sont voisins ; leur rencontre n’a donc rien de surprenant. Cette rencontre a lieu dans une forêt qui sépare leurs habitations ; cette circonstance est encore naturelle. Les héros sont des personnages estimables, mais ils ne sont pas des prodiges de vertu. M. Lambert est un homme de mérite ; mais il est gauche, comme un philosophe. Sa philosophie est de bonne philosophie pratique, et sa gaucherie est pleine de grâce. M. Lambert et madame de St.-Victor ont un peu passé le tems des grandes passions, et s’aiment comme des tourtereaux, sans que leur âge fasse grimacer leur amour ; c’est que ce ne sont pas les années, mais les passions qui font vieillir le cœur. Madame de St.-Victor a plus de quarante ans, et M. Lambert passe la cinquantaine ; mais ce sont vraiment des amoureux de quinze ans : Ils en ont toute la chaleur, toute l’inquiétude, tout l’embarras ; on ne voit pas, dans le conte, l’âge de l’homme et de la femme, on ne voit que l’âge des amans. On les aime ; on s’intéresse à leur amour, qui n’est pourtant qu’une réminiscence, comme à l’amour de jeunes gens qui aimeraient pour la première fois, et aimeraient avec toute la vérité, toute la chaleur de la jeunesse.

M. de Boufflers a eu l’art de jeter, sur son conte, une légère teinte de comique, sans nuire en rien au sentiment. Sa narration est toujours animée, rapide, entraînante ; son style toujours léger et gracieux. Il a toujours de l’esprit sans effort ; il en a beaucoup ; les critiques sévères diront peut-être qu’il en a trop ; mais, s’il faut que tout écrivain ait un défaut, autant vaut celui-là qu’un autre. On dit que rien n’est si commun que l’esprit ; ce n’est sûrement pas celui de M. de Boufflers.



L’HEUREUX ACCIDENT.



CONTE.


CE bon M. Lambert était sorti de chez lui un beau jour d’automne à quatre ou cinq heures du soir, suivant son habitude, avec son fusil en bandoulière, sans aucun projet hostile et son livre à la main. Ce jour-là c’était Montagne, le meilleur ami de tous ses lecteurs, qui nous montre à tous que l’esprit est le miroir de l’esprit, miroir magique et cependant vrai, où qui se contemple est sûr de s’embellir.

M. Lambert, habitué à lire en marchant, et toujours plus occupé de son livre que de son chemin, lut ce jour-là jusqu’après le coucher du soleil, sans penser aux routes tortueuses et croisées entre elles qu’il suivait depuis long-tems. On en sera moins étonné quand on saura que c’était le chapitre de l’Amitié. Cependant l’obscurité arrive par degrés, la lecture finit, et tout en marchant, le commentaire intérieur succède au chapitre. Que cet homme a dû être heureux, disait M. Lambert en lui-même ! Il a mérité un ami, et il a eu l’ami qu’il méritait. Je ne suis point assez sot pour me croire autant d’esprit qu’à Montagne ; mais est-ce l’esprit qui nous vaut d’être aimé ? Oh ! non. L’esprit fait des jaloux et non pas des amis. Cependant j’étais d’autant plus fait pour l’amitié, que j’avais bien peu connu l’amour ; et hormis cette jeune personne dont je n’ai plus entendu parler depuis 25 ou 30 ans…, et puis c’était un enfant, et, qui pis est, une héritière… Cependant dix ans de plus chez elle, dix ans de moins chez moi… le pas aurait été glissant. Car…

La nuit est déjà presque fermée sans que M. Lambert s’en soit aperçu, et il rêvait, et il marchait toujours. Ce que c’est qu’une première impression, continuait-il, lorsqu’à mon retour de mon voyage, j’ai rencontré, assurément dans une conjoncture bien extraordinaire, ce jeune homme qui m’a si agréablement fait les honneurs de mon château ! J’aurais pu mal prendre la chose. Eh bien ! je ne sais quel rapport entre lui et la petite personne m’a parlé en sa faveur. Telles étaient les pensées ou plutôt les rêveries de M. Lambert, et tout en cherchant son chemin pour retourner chez lui, il est frappé d’un bruit qu’il entendait depuis quelque tems sans y faire attention, et qui, écouté de plus près, lui annonce quelque chose de sinistre : ce sont des plaintes, des cris, un piétinement de chevaux, des hennissemens, des craquemens de branches, une voix de femme qui paraît se lamenter et appeler du secours. Il tourne du côté du bruit, et à la seule lueur des étoiles, il voit, dans une ancienne place à charbon, une voiture renversée, des chevaux à moitié dételés, empêtrés dans les traits, embarrassés dans le timon, se heurtant, se mordant, se débattant avec furie. Il avance attentif à tout et cherchant à qui offrir son secours, lorsqu’en entrant dans les broussailles, il rencontre un obstacle qui le fait trébucher ; c’est un homme étendu sans mouvement, sans sentiment, et dans le parfait repos de la mort. M. Lambert essaye de soulever les bras, les jambes, la tête ; tout cela retombe comme autant de masses. Il veut au moins s’assurer s’il reste de la respiration ; et bientôt convaincu que c’est l’ivresse dans toute sa puissance, il le laisse un moment pour chercher quelqu’autre objet plus digne de ses soins. Afin de procéder plus sûrement au bien à faire dans cette occasion, M. Lambert rassemble des feuilles sèches, des branches mortes avec quelques débris du charbon enlevé de cet endroit-là, et faute d’autres moyens, il y tire un coup de fusil. Le petit bûcher fume d’abord. Bientôt un nouvel amas de combustibles, artistement disposés, s’enflamme tout à coup, et la lumière est faite. Ce qu’il avait entrevu, il le voit distinctement ; mais ce qu’il n’avait pas vu d’abord le distrait du reste. Une femme bien mise, bien faite, bien blanche paraissait étendue à quelques pas. Frappée de terreur au bruit du coup, à l’éclat subit de la flamme, à l’apparition d’un homme armé, elle était restée sans mouvement. M. Lambert y court. Grâce ! grâce ! dit-elle, épargnez-moi ou tuez-moi ; ma bourse, mes diamans, je vous donnerai tout ; laissez-moi la vie et l’honneur. Ah Dieu ! dit ce digne homme du ton le plus rassurant, Madame ! pour qui me prenez-vous ? Elle le fixe alors plus attentivement à la lueur de la flamme que le hasard rendait dans ce moment plus vive, et jette un cri qui dans toute autre circonstance aurait plutôt marqué de l’étonnement que de la peur. Remettez-vous, continue-t-il, remettez-vous, Madame ; la fortune me présente une occasion de vous être utile ; souffrez que j’en profite ; il n’y a que la vue de votre souffrance qui m’empêche de m’applaudir de mon bonheur. Êtes-vous blessée ! — Non, Monsieur, je ne suis que troublée. — Ah ! je respire ; eh bien, commencez par rassembler vos forces. — Hélas ! je n’en ai guères. — Madame, le courage en donne. — Ah ! Monsieur, Monsieur, ne m’abandonnez pas. — Moi, Madame, abandonner quelqu’un que je peux secourir ? Ce serait mépriser la recommandation du ciel même. — Cependant la Dame regarde toujours avec plus d’attention cette physionomie qui semble se dérider de moment en moment. — Je ne sais, dit-elle d’un son de voix touchant, mais votre air, votre ton, votre compassion, tout me rassure. — Vous me rendez justice, Madame, mais l’essentiel est de sortir d’ici. — Comment relever ma voiture ? comment dégager mes chevaux ? comment réveiller mon cocher ? — Ne vous inquiétez de rien, Madame ; votre voiture est légère et je la relèverai ; vos chevaux ne paraissent point blessés, et je parviendrai à les atteler ; quant à votre cocher, c’est la première connaissance que j’aie faite ici, et j’ai cru m’apercevoir d’abord qu’il serait très-difficile de le tirer à présent d’où il est, sur-tout très-dangereux de le rétablir sur son siége ; souffrez donc pour aujourd’hui du moins que je prenne sa place, et que je vous demande vos ordres. — Ah ! Monsieur ! dit la Dame, je ne sais en vérité pas si je suis bien éveillée, tant ceci a l’air d’un mauvais et d’un bon rêve. — Trêve de remercîmens, Madame, je croyais remplir un devoir, je ne trouve que du plaisir. Permettez d’abord que je vous aide à marcher jusqu’à ce tronc d’arbre où vous pourrez vous reposer en attendant que votre voiture soit prête. La Dame, qui dans la marche a recouvré ses forces et ses idées, s’asseoit sur ce tronc couvert de mousse et de lierre, elle s’y trouve beaucoup mieux qu’elle ne s’y était attendue, et de-là elle applaudit avec complaisance à la prudence, au zèle, à l’adresse de son nouveau serviteur.

Cependant la petite calèche est relevée d’un coup d’épaule ; les chevaux empêtrés dans leurs traits sont dégagés malgré leurs sauts et leurs ruades ; les guides entortillées et brisées sont remises en état, l’équipage est prêt. M. Lambert est sur le siége, et la voiture a déjà fait deux fois le tour de la petite enceinte de manière, à inspirer à madame de Saint-Victor la plus parfaite sécurité. Tout est arrangé, dit-il en souriant ; il ne reste plus à Madame qu’à monter en voiture, et à dire la route que je dois prendre. — Et ce pauvre homme, dit madame de Saint-Victor ? — Ce pauvre homme, dit M. Lambert ; en descendant, je vais le traîner comme je pourrai auprès de la petite source qui coule à deux pas d’ici, afin de le mettre à portée de son contre-poison. Ils remontent ensuite tous les deux, l’un sur son siége et l’autre dans la voiture. Maintenant, dit M. Lambert, où allons-nous ? — Chez moi, dit madame de Saint-Victor, à Tourneval, où assurément j’aurai un grand plaisir à recevoir mon libérateur. — Daignez donc m’indiquer le chemin. — J’en serais bien embarrassée ; mon cocher m’avait perdue, vous pouvez en juger par l’endroit où nous sommes, et où vous ne voyez sûrement pas apparence de chemins frayés. — Eh bien, dit M. Lambert, je m’en fierai à vos chevaux : eh ! voilà déjà qu’ils m’indiquent la direction ; ces êtres-là ont des organes ou des idées dont nous ne nous doutons pas. — Ils se doutent encore moins des nôtres, reprend madame de Saint-Victor. N’avons-nous pas le raisonnement ? — C’est pour cela, dit M. Lambert, que nous savons beaucoup mieux nous tromper. — J’ai peur, dit-elle, que vous ne soyez trop prévenu en leur faveur et… — Madame, interrompit M. Lambert, nous entrons dans une grande et belle route, et les chevaux m’avertissent de tourner à droite. — Ils ont raison, nous ne pouvons plus nous égarer. — Eh bien, Madame ? — Eh bien, Monsieur, quand les animaux auraient quelqu’avantage sur nous en fait de sensation, ont-ils, comme nous, le sentiment ? — Ici, Madame, ce n’est pas moi qui vous réponds. En effet, elle entend sa petite chienne qui accourt avec des cris de joie au-devant d’elle, qui saute à la tête des chevaux, fait cent tours, dit mille choses à sa manière, et finit par s’élancer dans la calèche, ne sachant quelle fête faire à sa maîtresse. — Madame, jugez-en par vous-même, ajoute M. Lambert, qu’est-ce que Tibulle ou Properce trouveraient de mieux en pareille circonstance ? Car enfin chacun parle sa langue, et la faute est à qui ne l’entend pas.

La dame et son nouveau cocher arrivent ainsi, l’un menant l’autre, à Tourneval ; l’heure et l’éloignement ne permettaient pas au philosophe de retourner à Cherazile ; c’était sa demeure, et son aimable hôtesse l’aurait encore moins permis. On suppose bien que le premier soin de la dame du logis, en arrivant chez elle, a été de faire préparer l’appartement le plus commode du château pour son cocher, et l’on ne s’étonnera pas qu’elle l’y conduise elle-même. Il sent en y entrant je ne sais quel contentement qu’elle a déjà remarqué. — Si vous désirez quelque chose, lui dit-elle, ordonnez. — Et que peut-on désirer ici, dit M. Lambert avec émotion ? Que peut-on désirer, sinon d’y rester ? Ce que j’éprouve me rappelle ce qui se passa un jour en moi dans le cours de mes voyages, en abordant à une île inconnue, où un charmant paysage, des sites variés, des arbres magnifiques, des ruisseaux, des gazons, toutes sortes de fleurs, toute espèce de fruits me ravissaient à la première vue, et où mon plaisir ne fut troublé à mon arrivée que par l’idée du départ. — Chassez-la cette idée, reprit vivement madame de Saint-Victor, chassez-la aussi loin que je voudrais qu’elle fût ; prenez dès ce moment possession de votre île (en lui montrant la chambre), souffrez que je la nomme de votre nom, et soyez sûr que personne que vous désormais ne s’y établira.

On soupe, on s’arrête, on cause, on se connaît de mieux en mieux, on se plaît de plus en plus ; l’une a oublié sa fatigue et ses maux de nerfs ; vous diriez que l’autre, accoutumé à se coucher presque avec le soleil, est corrigé de l’envie de dormir pour le reste de sa vie ; on ne se quitte qu’au moment où les bougies sont prêtes à finir ; encore s’imagine-t-on que sans doute le vent les a fait brûler plus vite qu’à l’ordinaire ; on a tant et tant de choses à se dire quand on ne se connaît point encore, et qu’on s’aime déjà.

Ils sont enfin retirés chacun de leur côté. La chambre de madame de Saint-Victor était au-dessus de celle de M. Lambert, et tous les deux prennent un soin égal de respecter réciproquement leur repos ; mais ce repos était lent à venir ; et, quoique des deux côtés on gardât le silence, il semblait que la conversation durât toujours, tant les pensées se répondaient entre elles : chacun se disait, la saison de l’amour est bien passée, ah ! bien passée. C’est assez triste ; mais si quelque chose peut en dédommager, c’est d’être arrivé à cette époque de la vie où le cœur peut sans danger se livrer à ses penchans, et goûter enfin ces nobles délices de l’amitié que l’ardente jeunesse et la froide vieillesse ignorent également ; sentiment désintéressé qui ne connaît ni le despotisme ni la jalousie, où chacun, égal à l’autre, n’a que le droit de tout offrir sans celui de rien exiger. Fraternité du cœur ! qu’elle serait douce avec madame de Saint-Victor ! qu’elle serait douce avec M. Lambert ! Quand je dis fraternité, j’ai tort, se disait-elle ; quand je dis fraternité, j’ai tort, se disait-il ; car il serait mon père, car elle serait ma fille. Mais cette différence-là même, disait chacun, ajoute encore à la sécurité ; car enfin s’il n’avait que mon âge, disait madame de Saint-Victor, il pourrait encore être suspect, le monde croit si peu à la sagesse de l’âge mur ; car enfin, disait de son côté M. Lambert, si elle était de mon âge elle ne prêterait pas à l’amitié tous les charmes qui lui donnent du moins un faux air de l’amour, et c’est toujours quelque chose. Si je n’avais que son âge, au contraire, je sens que je ne répondrais pas de ma philosophie, et, en dépit de tout ce que notre cœur nous en dit, la philosophie vaudra toujours mieux que l’amour, comme la santé vaut mieux que la fièvre.

Le lendemain matin le bon ivrogne laissé dans la forêt et ressuscité, par la fraîcheur de la nuit, était revenu au château ; il n’eut pas de peine à obtenir sa grâce en faveur des suites de sa faute ; la seule punition qui lui fut imposée fut d’aller sur le champ, en toute diligence et avec d’autres chevaux, à Cherazile, d’y prendre le domestique de confiance de M. Lambert, une malle aussi considérable que pour une longue absence, avec son porte-feuille, ses papiers et les livres qu’il lisait le plus habituellement, et de revenir aussitôt.

M. Lambert, qui avait été fort long-temps à s’endormir, se réveille un peu tard ; il sonne ; aussitôt son fidèle nègre entre avec tout ce qui était nécessaire : notre philosophe reconnaît à ce trait l’idée qu’il s’est déjà faite de madame de Saint-Victor, et Dieu sait comme il est reconnaissant de sa reconnaissance.

Il s’était bien promis dans la nuit de retourner chez lui dès le lendemain, mais il avait compté sans son hôtesse ; on imagine bien que les instances de madame de Sainte-Victor le retiennent au moins ce jour-là ; mêmes résolutions pour le lendemain, mêmes instances, même résultat ; le jour d’après, résolution moins prononcée, instances plus vives, et résultats illimités ; les cœurs se parlaient, les esprits s’entendaient, les volontés s’accordaient. — Que n’ai-je passé ma vie avec cet homme-là, j’aurais eu meilleure opinion du monde entier. — Si j’avais trouvé une madame de Saint-Victor en entrant dans le monde, il me semble que je n’en aurais pas cherché d’autre. Quoi qu’il en soit, disait-on des deux côtés, l’amitié est une bonne chose, et jusqu’ici je ne la connaissais pas. Heureux tems que celui qui se passe ainsi dans cette première et si douce ivresse d’une liaison que chaque moment doit resserrer ! c’est, de part et d’autre, une riante perspective que l’imagination se peint à elle-même con amore.

M. Lambert, et madame de Saint-Victor ne se ressemblaient point, mais ne s’en convenaient que mieux ; M. Lambert était essentiellement indulgent, bienveillant, bien pensant, du reste, simple comme l’enfance, tranquille comme la sagesse, indifférent pour la plupart des choses de la vie, distrait par l’habitude de la méditation de ce qui agite le commun des hommes, occupé seulement de ce qui peut perfectionner l’ame et l’esprit ; il semblait avoir laissé à la philosophie le soin de lui former, à son gré, une humeur et un caractère ; mais il avait en même tems besoin d’un intérêt vif qui le garantît de je ne sais quelle apathie, qu’on peut regarder comme le mal philosophique, et l’antidote est trouvé. Madame de Saint-Victor était au fond aussi bonne que M. Lambert ; mais il entrait plus d’élemens dans sa composition : douce et maligne, à la fois franche et fine, tranquille et vive, solide et légère autant que tout cela peut tenir ensemble, elle joignait ce qui rassure à ce qui inquiète, et ce qui plaît d’abord, à ce qu’on aime toujours. Si on examinait de près ses qualités, on voyait des vertus ; si on lui cherchait des défauts, on ne trouvait que des grâces ; enfin, sous quelque point de vue qu’on pût l’envisager, il y avait de quoi tourner toutes les têtes d’un Aréopage. Voilà comme ils étaient tous les deux ; du reste, presque également initiés à toutes les connaissances agréables, pas un sujet ne leur était étranger, pas un mot n’était indifférent ; on aime tant à lire ou à écrire sa pensée dans l’esprit d’un ami ! Les semaines se passaient, les mois s’écoulaient, et chaque jour les voyait aussi avides d’un pareil lendemain : mais de tous les sujets de conversation, celui qui aurait le plus intéressé, et que par une égale discrétion on craignait d’entamer, c’était pour chacun l’histoire de l’autre : enfin la hardiesse vint avec le tems, et dans un de ces entretiens particuliers, qu’on alongeait tant qu’on pouvait : nous voilà, dit tout d’un coup madame de Saint-Victor, du moins à ce que j’espère, comme des gens qui ne se quitteront jamais ; il faut plus, il faut être comme des gens qui ne se seraient jamais quittés : nous nous convenons, n’est-ce pas ? Il est permis de dire, à nos âges, que nous nous aimons et même beaucoup, et ce qu’il y a de singulier, c’est que nous ne savons pas encore qui nous aimons. Moi, je sais seulement, dit M. Lambert, que j’aime tout ce qu’il y a de plus aimable au monde ; et moi, dit l’autre, je ne fais pas de compliment, mais je sais par les informations que je n’ai pas manqué de faire… — Des informations sur mon compte, Madame ! auriez-vous quelque inquiétude ? — Non, mais un véritable intérêt : ce n’était pas pour apprendre si je pouvais vous offrir mon amitié, mais à qui je l’avais donnée. — Eh bien, Madame ! qu’avez-vous appris ? — Moins que je ne désirais, car je voudrais tout savoir. — Encore ? — On vous connaît pour un homme qui ne veut pas être connu ; vous feriez les délices de la société. — Vous me flattez. — Et vous faites vos délices de la solitude. — Vous me faites tort. — Vous n’avez ni femme, ni enfans, ni maîtresse. — Vous êtes bien informée. — Ni… amis… Ce dernier mot, prononcé avec une sorte d’embarras, écouté de même, fut suivi d’un moment de silence qui valait beaucoup de réponses. Revenu de son premier trouble, M. Lambert reprend. — Point d’amis, Madame, ah ! permettez-moi de croire pour la première fois que vous ne pensez, que vous ne sentez point ce que vous dites. Moi, point d’amis ! hélas ! trois mois plus tôt vous n’auriez eu que trop raison ; mais c’est pour avoir trop connu l’amitié, pour l’avoir trop prisée, que je n’ai point eu d’amis. Tenez (tirant un livre de sa poche), tenez, le voilà encore ce Montagne, cet apôtre de l’amitié, que je lisais dans mes promenades solitaires, une heure avant… — Ah ! ne vous défendez pas, M. Lambert, et laissez-m’en le soin ; mais puisqu’enfin vous rencontrez, vous acceptez, vous avez une amie, faites-vous connaître à elle. Montagne dit qu’on n’a rien de caché pour un ami, une amie aurait-elle moins de droits ? — Qui sait ? dit M. Lambert. Mais enfin puisque vous le voulez, j’oserai vous parler de moi ; je ne vous cacherai que les noms de lieux et de personnes qui pourraient vous mettre à portée de découvrir ou de pénétrer quelques mystères qu’il ne me serait pas permis de vous révéler. — Des secrets pour moi, mon ami ! Ce mot si doux, prononcé pour la première fois avec un accent si flatteur, avec une familiarité si séduisante, n’eut d’abord pour réponse qu’un regard et un soupir. — Mes secrets, dit-il, sont tous à mon amie, mais les secrets des autres ne sont pas à moi, et je ne puis mériter votre confiance qu’en ne vous les confiant pas. — Allons, je me résigne, parlez-moi de vous, cela me suffit ; une femme a toutes les curiosités, une amie n’en a qu’une.

Ma naissance, dit M. Lambert, n’a eu de remarquable que d’avoir été précédée par le malheur ; j’avais perdu mon père et ma mère avant que de pouvoir les connaître ; l’un avait été tué à la guerre peu après son mariage, l’autre est morte en couches ; … point de père, point de mère, point de frère, point de sœur, personne à qui mon enfance pût être chère, personne pour qui la Nature me parlât, personne à qui elle parlât pour moi. Eh ! qu’il est à plaindre, l’enfant qui n’a pu apprendre de personne à aimer ! — Vous me touchez, dit madame de Saint-Victor, et je me sens déjà la mère de cet enfant-là. — Élevé par les soins ou plutôt par les ordres d’un tuteur fort indifférent pour son pupille, j’ai passé successivement du village au collége, à l’armée, de l’armée à Paris. — Je suppose, dit madame de Saint-Victor, qu’au village vous étiez un enfant à peu près comme un autre, que vous faisiez fort bien vos thèmes au collége, et encore mieux votre devoir à l’armée ; c’est de votre entrée dans le monde que je suis la plus curieuse. — N’exigez pas de détails, trop aimable amie, j’espère que mes erreurs sont encore plus loin de moi, s’il est possible, que mes belles années. — Qu’importe que les belles années soient loin, dit madame de Saint-Victor, pourvu qu’on arrive aux bonnes. — Je crois y être, dit M. Lambert, c’est pourquoi je vous parlerai peu des autres ; vous saurez seulement que, livré de bonne heure à moi-même, je me suis laissé aller à toutes les impulsions, comme à toutes les attractions, et qu’à force de cueillir des fleurs il m’est resté peu de fruits. — Contentez-vous-en, dit madame de Saint-Victor, mais au moins votre jeunesse a-t-elle été bien heureuse ? — Croyez-moi, la jeunesse a aussi ses malheurs, je la regarde comme un trop long crépuscule entre la nuit de l’enfance et le jour de la raison, où l’on se trompe souvent de chemin parce qu’on craint plus d’être guidé que de se perdre. — Je serais tentée de croire, du moins pour les hommes, que l’amour est l’astre de la jeunesse. — Heureux encore ceux qu’il éclaire, et même qu’il égare ! mais moi, ces années-là me rappellent de tristes mois de printems où quelquefois le soleil ne paraît point. — Vous ne vous êtes donc vraiment attaché à aucune femme ? — À moins que vous n’appeliez attachement des liaisons de pure galanterie. — À Dieu ne plaise ! mais je vous plains ; la galanterie ressemble à l’amour comme le similor à l’or. — Vous n’en direz jamais plus de mal que je n’en pense. — Moi je la regarde comme la guerre aux femmes, et, en vérité, elle est injuste. — Cependant n’est-elle pas souvent provoquée ? — Sans doute, mais par qui ? Tenez, mon bon M. Lambert, je me trompe peut-être, mais j’aime à croire que tout cela n’était pas fait pour vous ; je suis même persuadée que, si dans le cours de vos misérables conquêtes vous aviez trouvé une jeune et assez jolie personne, bien douce, bien vive, bien franche, bien innocente et qui se fût jetée à votre tête, comme font tant de ces pauvres petites créatures qui ignorent que ce n’est point à elles à parler les premières ; je suis, dis-je, persuadée que vous auriez été assez galant homme pour n’en point abuser. Vous voyez, ajouta-t-elle en souriant, la différence que je mets entre un galant homme et un homme galant.

Femme étonnante, on dirait que vous lisez aussi bien dans ma mémoire que dans mon cœur. Je l’ai rencontrée, en effet, cette jeune personne, je la peindrais encore ; je vois sa fraîcheur, son élégance, ses grâces naïves… je me rappelle son ignorance charmante, cet esprit à la fois modeste et prompt, et ses petites saillies, toujours précédées et suivies d’un petit air d’embarras qui sied si bien à l’adolescence, et sa confiance aimable, et ces petits secrets et ces innocentes caresses dont j’avais tant de peine et tant de mérite à me défendre. — Et où est-elle à présent ? — Hélas ! Dieu le sait ; voilà trente ans que nous nous sommes perdus de vue. Sa mère l’a menée dans les pays étrangers pour lui procurer un grand établissement, où je souhaite qu’elle soit heureuse. — Nommez-la moi, du moins ? — Ah ! souvenez-vous de nos conventions ; mettez-vous à sa place, et que penseriez-vous de moi ? — Je connais les femmes ; je suis sûre qu’elle serait charmée de vous entendre, et qu’elle vous verrait encore des mêmes yeux. — Eh bien ! c’est elle, c’est elle seule qui aurait pu me faire connaître l’amour, qui me l’a du moins fait entrevoir. — Ne pouviez-vous donc pas la demander à sa famille ? on aurait eu mauvaise grace à se faire prier. — Elle avait à peine treize ans ; j’en avais plus de trente ; elle devait être fort riche, et moi fort pauvre. Vous devez sentir ce qui m’arrêtait. — Je sens, moi, qu’à la place de ses parens, rien ne m’aurait arrêtée. — En effet, la jeunesse et l’argent ont de quoi séduire, mais ils ne valent guère mieux l’un que l’autre ; tous deux servent merveilleusement à faire des folies. Il n’y a que deux vraiment bonnes choses en ménage, sentiment et raison : avec cela on commence bien et l’on continue de même. Les différences d’âge et de fortune ne me font rien. Mais laissons cette petite personne-là pour ce qu’elle est, et parlons de vous qui m’intéressez au moins autant qu’elle. Vous avez sûrement suivi une carrière ? — Oui, comme tant d’autres. — Et pourquoi y avez-vous renoncé ? — C’est que j’étais, comme tant d’autres, humilié de ne pas avancer comme tant d’autres. J’ai fait mon devoir ; mais je ne l’ai fait que par devoir ; et soit que je n’eusse pas assez de mérite pour me passer d’intrigue, ou assez d’intrigue pour me passer de mérite, je suis toujours resté au-dessous de mes prétentions. — Vous n’y avez peut-être pas perdu, dit madame de Saint-Victor, les grands chagrins suivent les grandes fortunes ; mais moi, combien j’y ai gagné !… vous joueriez à cette heure un grand rôle dans le monde, et Tourneval n’aurait point été éclairé de mon bonheur. — Ah Dieux ! — Enfin je vois que la dissipation et l’ambition ont été pour vous deux petites maladies dont la philosophie est venue vous guérir bien à propos. — Pas aussi promptement que je l’aurais désiré. La philosophie, puisqu’il vous plaît de l’appeler ainsi, n’est pas un topique, mais un régime auquel on se met un peu tard, qu’on ne suit pas toujours bien exactement, et qui n’opère qu’à la longue. — Qu’est-ce qui vous l’a conseillé ? — Le dégoût du reste. — Et qui est-ce qui vous en a donné les premiers élémens ? — Je serais tenté de vous répondre comme Médée, moi. Toute la philosophie est dans l’homme, il n’y a qu’à bien y regarder. Les philosophes n’ont rien écrit de vrai que ce qu’ils ont lu dans leurs pensées, et ce que le premier venu peut y lire comme eux. — Mais pour cela, il faut leur esprit ou le vôtre. — Ah ! ne les abaissez pas jusqu’à mon niveau ; croyez seulement que la philosophie s’accommode à toutes les mesures d’esprit ; elle n’exige pas qu’on en ait beaucoup, mais qu’on fasse un bon emploi de celui qu’on a ; comme la musique n’exige pas beaucoup de voix, mais de la mesure et du goût.

— Allons, dit madame de Saint-Victor, voilà une première leçon dont je tâcherai de profiter. Au reste, avez-vous été bien heureux dans ce cours d’instruction, où vous étiez à la fois le maître et l’écolier ? — Eh ! n’est-ce point assez de n’être point malheureux, et rencontre-t-on tous les jours une madame de Saint-Victor ? Non, la philosophie, à proprement parler, ne nous donne que ce que nous avons ; elle ne fait que nous le montrer ; elle ne nous instruit même pas, mais elle nous détrompe. — Je vous vois d’ici, bien studieux, bien pensif, bien grave, bien sombre ; je ne sais pas ci c’est là l’enseigne du bonheur. — Non, un pédant n’est pas plus un philosophe qu’un comédien n’est un héros, et la philosophie ressemble aux femmes de bonne compagnie qui ne permettent pas qu’on les affiche. — Mais au fait qu’exige-t-elle ? — Des choses bien faciles. — De vous servir de votre raison et de celle des autres, de n’estimer rien au-dessus ni au-dessous de son prix, de suivre la nature, de se conformer à la société, d’aimer vos semblables, de vous en faire aimer, et de travailler autant que vous le pourrez à leur bonheur pour assurer le vôtre, parce que la bienfaisance donne à celui qui l’exerce, un intérêt dans toutes les fortunes. — Eh bien, mon cher M. Lambert, cette spéculation-là vous a-t-elle bien réussi ? — Vous allez le voir. Le hasard m’avait mis à portée de suivre en cela mon penchant. Je venais de recueillir une succession immense, où se trouvait une superbe terre, à laquelle il ne manquait rien qu’un château. Je me proposai d’y bâtir, et, pour surveiller mes travaux, je me logeai dans la maison de mon fermier. Les plans étaient faits, les devis étaient faits ; ce qu’il y a de plus difficile, les fonds étaient faits ; mais une disette horrible, survenue dans le pays, m’obligea bientôt à renoncer à mon projet. Tout l’argent que j’avais amassé pour bâtir fut employé en achats de grains pour les malheureux habitans de mes terres, en constructions de greniers d’abondance, en aumônes aux pauvres, en avances aux laboureurs, en prêts à mes voisins. — Vous dûtes être le dieu du canton. — J’eus la sottise de m’en flatter un moment ; mais la reconnaissance dure autant que l’intérêt, et ne lui survit pas toujours. J’éprouvai mille chicanes absurdes de la part de ceux à qui j’avais fait le plus de bien ; l’argent que j’avais répandu servit sur-tout à plaider contre moi ; les querelles que j’avais appaisées, les différens que j’avais accordés, les procès que j’avais prévenus, finirent par indigner une foule de gens dont les campagnes étaient alors semées, qu’on est convenu d’appeler gens de justice, mais qu’on devrait appeler agens de discorde, qui ne vivent que du produit de la haine et de la mauvaise foi, et qui savent d’ordinaire bien faire fleurir une aussi belle branche de commerce. On trouva moyen de persuader aux pauvres que je leur avais trop peu donné ; chose à laquelle ils sont tous très-disposés : on insinua aux cultivateurs que mes avances n’étaient qu’un moyen adroit d’acquérir une hypothèque sur leurs biens ; on prévint contre moi jusqu’aux agens de l’administration, en criant que ces greniers d’abondance, élevés, entretenus à mes frais, étaient une entreprise sur leurs attributions, et tendaient à les décréditer dans le pays ; enfin, mes égaux, mes voisins, ceux pour qui j’avais souvent profané, sans le savoir, le saint nom d’ami. — Quoi ! ceux-là même ? — On en vint à leur persuader que les services que je leur avais rendus de si bon cœur n’étaient que des calculs de vanité ; que c’était, non pour les obliger, mais pour acquérir chaque jour sur eux un avantage de plus, les tenir par-là dans une sorte de dépendance, et me faire ce qu’on appelait le petit roi du canton. — Mais comment tant d’absurdités ont-elles pu trouver accès auprès de tant d’hommes qui devaient vous adorer ? — Que voulez-vous, la malice a un crédit, l’intrigue a des moyens, la bassesse a des voies que ni vous ni moi ne connaissons, et d’ailleurs l’ingratitude, la jalousie, la haine, dorment dans presque tous les cœurs d’un sommeil si léger ! — Continuez, je rougis pour l’humanité ; mais… continuez. — Voyant donc, poursuivit M. Lambert, que je n’étais entouré que de mécontens, de jaloux, d’ingrats, de traîtres, je pris tout en dégoût, et ne pouvant vivre avec les gens que je connaissais, j’allai chercher des inconnus. Ç’avait été d’abord la fantaisie de mon enfance, ensuite le désir de ma jeunesse, et ce fut la ressource de mon âge mûr. Un beau jour donc, je quitte ma terre, et sans avoir fait part de mes projets à personne, je me rends à un port de mer, où je m’embarque pour un voyage de long cours. — Bon, vous voilà parti. — Je voulais voir d’autres terres, d’autres astres, d’autres plantes, d’autres animaux, d’autres hommes sur-tout. — Cette fantaisie-là dura-t-elle long-tems ? — Environ dix ans. — Ah ! venons vîte à votre retour : c’est ce qu’il me fallait. Votre humeur sans doute était passée ; car vous n’êtes pas homme à rester dix ans en colère, et je jouis de votre joie en retrouvant votre patrie. —

Je conviens qu’à la fin de cette dernière et ennuyeuse navigation, quand j’entendis crier terre, j’éprouvai la douce émotion d’un enfant égaré qui aperçoit le toit maternel : tous les griefs, toutes les offenses étaient oubliés, et il me semblait retrouver vingt-cinq millions d’amis. — Vous les mériteriez. — Cette grande terre même que j’avais abandonnée avec indignation, se représenta d’abord à ma pensée, plus belle, mieux située, plus agréable que jamais. Je me reprochais le mécontentement que je lui avais marqué ; j’étais pressé de réparer mes torts avec elle : à peine débarqué, je prends la poste pour m’y rendre, accompagné seulement de ce bon nègre que vous me connaissez, et je vais jour et nuit vers cette habitation encore en idée, où je me proposais de passer tranquillement l’automne de ma vie. J’avais laissé dans ma ferme le plan de mon château futur ; il était resté dans ma tête. J’en portais une copie dans mon porte-feuille, et j’aimais, dans ma route, à me représenter à moi-même mon plan réalisé, mon château achevé, meublé, habité, et moi faisant de mon mieux les honneurs de ma maison, à une foule de voisins et d’étrangers qui devaient trouver chez moi bonne réception, bon logement, bonne chère, bons vins, liberté entière, chasse à tirer, beaucoup de chiens, beaucoup de chevaux ; je voulais joindre à cela toutes sortes d’amusemens pour les dames, des fêtes, des concerts, des bals, des comédies, enfin tout ce qui pouvait attirer la meilleure compagnie à dix lieues à la ronde. — Voilà une philosophie bien indulgente ; vous ne vous souveniez donc plus de toutes ces vilaines gens dont vous aviez eu tant à vous plaindre ? — Je pensais que dix ans pouvaient avoir fait de grands changemens ; que les uns seraient corrigés ; les autres détrompés, d’autres morts, et remplacés par de meilleurs ; enfin, je rêvais la vie heureuse d’un homme riche et tranquille dans la plus belle possession de la province ; je croyais y être ; je me représentais tout cela avec des couleurs plus vives peut-être que celles de la réalité. — Comme il arrive quelquefois pour les châteaux en Espagne. — Après la dernière poste sur-tout, dans la plus grande obscurité de la nuit, livré sans distraction à mes seules pensées, je repaissais mon imagination de cette admirable perspective, lorsqu’un grand bruit me tire tout à coup de ma rêverie. — Un accident ? — Non, je passais sur un pont de fer, d’où j’entrais par des avant-cours magnifiquement plantées, et de là dans une cour entourée de colonnes. À la lueur de beaucoup de lampions qui la bordaient, je vois un beau château avec toutes les fenêtres éclairées, une grande affluence de monde allant et venant dans les cours et sous les portiques. Je me frotte d’abord les yeux, et mon premier mouvement est de rire. Ah ! ah ! dis-je en moi-même, voilà précisément tout ce que j’avais en idée ; voilà mon plan exécuté et tous mes projets réalisés à beaucoup meilleur marché que je ne l’espérais. — Où cela nous mènera-t-il ? — J’en étais là de mes pensées lorsque mon postillon, faisant beaucoup claquer son fouet, m’arrête devant un perron superbe. Aussitôt un jeune homme très-agréable, très-bien mis, très-bien fait, mais qui m’était, comme vous pouvez l’imaginer, parfaitement inconnu, vient au-devant de moi avec un empressement, une honnêteté, une grâce qu’il m’est impossible d’oublier : il attendait une sœur qu’il aimait avec passion ; au bruit de ma voiture il était accouru, pensant voler à sa rencontre, et il venait même d’arranger une fête pour son arrivée. — Ah ! j’aurais voulu du moins, dit madame de Saint-Victor, que vous eussiez fait connaissance avec elle. — Mais le postillon qui m’avait amené remit une lettre, par laquelle on apprit qu’elle était auprès d’une amie malade qu’elle ne pouvait pas quitter. — Il est assez embarrassant, en pareille occasion, d’être pris pour une autre. — Sur-tout pour une personne qu’on disait aussi aimable : mais on ne m’en fit pas moins les politesses les plus flatteuses. Ce n’était point là le moment de demander des explications, encore moins de faire valoir mes droits. Je feignis donc de m’être trompé de route, d’avoir été égaré en dormant par mes postillons ; je prétextai, dans mon embarras, l’ignorance que doit avoir en pareille conjoncture un homme qui revient du Japon, et qui n’est en France que depuis deux jours. Du reste, après avoir bien repris mes esprits, après avoir bien appelé ma philosophie d’une part et ma gaîté de l’autre à mon secours, je me prêtai à tout. La société était nombreuse, beaucoup de jeunes dames, par conséquent beaucoup de jeunes messieurs, qui allaient au moment même jouer la comédie ; mais le chef de la troupe demanda de suspendre pendant une heure, pour me donner le tems de changer d’habit et de prendre un peu de nourriture. Pensez que vous êtes chez vous, me disait-il à plusieurs reprises. J’ai voyagé, et tous les voyageurs sont pour moi des compagnons ; j’ai reçu l’hospitalité ; j’aime à la rendre, et je souhaite sur-tout que la maison vous plaise.

Il me laisse et retourne aux soins de son théâtre ; une heure après, il revient avec la même grâce et me dit : si vous êtes un peu reposé vous ferez un plaisir infini à la compagnie, il n’y manque que vous, et ce sera un intérêt de plus pour notre spectacle. — Disposez de moi, répondis-je, quelle pièce jouez-vous ? — Le retour imprévu et l’inconnu chez lui… (deux pièces, ou du moins deux titres de circonstance, dis-je en moi-même). — Vous excuserez, ajouta-t-il, une troupe de débutans, on ne s’attendait pas à jouer devant un étranger. — Ne me regardez pas comme tel, repris-je avec un peu d’émotion, ceci m’intéresse plus que je ne puis vous le dire. C’est, dites-vous, le Retour imprévu ? — Oui, et l’Inconnu chez lui. — Eh bien ! continuai-je, vous ne verrez sûrement personne de plus attentif que moi à ces deux pièces. Ils jouèrent en effet, et je fus enchanté de leurs talens, de leur aisance, de leur gaîté, sur-tout de cette aimable confiance qui rajeunit encore la jeunesse. Cependant je ne concevais rien à tout ce que je voyais ; et je ressemblais à un homme qui trouve une énigme écrite en vers charmans, qui est aussi occupé des vers qu’il lit que du mot qu’il cherche, et qui s’amuse en attendant qu’il devine. — Voilà ce qui s’appelle avoir l’esprit bien fait. — Il me semblait que de mon côté je ne déplaisais pas à tout ce joli monde, que j’amusais du récit de mes aventures et de la description de beaucoup de pays et de beaucoup de choses dont on n’avait point d’idée. Le jeune maître, sur-tout, m’avait pris dans une amitié singulière. Il a beaucoup de talens, beaucoup d’instruction, beaucoup de littérature, et, ce qui est assez rare, il fait de fort jolis vers. Je ne sais s’il avait cru voir en moi les mêmes goûts ; mais nos conversations roulaient toujours sur ces objets-là, et à chaque fois il redoublait d’instances pour me faire prolonger mon séjour. — Je parierais, malgré tous vos éloges, que c’était un jeune homme comme ils sont tous, vain, étourdi, livré aux femmes, aimant la chasse, le jeu, peut-être la mauvaise compagnie, que sais-je ? — Épargnez-le, chère dame ; vous ne vous doutez pas de la peine que vous me faites ; imaginez que ses traits, sa physionomie, ses manières, me rappelaient continuellement la petite personne… — Ah ! la petite personne ! — Épargnez-la de même ; comment aurait-elle pu m’être indifférente, puisque, vous aussi, vous m’y faites penser, et que la première fois que je vous ai entrevue, mon cœur a palpité comme pour elle ? Oui, chère Saint-Victor…

Madame de Saint-Victor, avec un air d’embarras, détourne la conversation, ou plutôt la ramène à son premier sujet. — Eh bien, ces conversations savantes, poétiques, dramatiques, n’importe, ont-elles rempli toutes vos heures, et ce jeune Monsieur ne vous a-t-il point parlé de ses affaires, ou, pour mieux dire, des vôtres ? Il me semble qu’à votre place je l’aurais mis de préférence sur ce chapître-là. — Je ne sais pas trop comment je m’y serais pris. — Bon homme ! dit madame de Saint-Victor en haussant doucement les épaules et soupirant tout à la fois. — Mais l’excellent jeune homme, continua M. Lambert, m’en a épargné l’embarras, et j’ai su de lui toute mon histoire, à laquelle cependant je vous prie de ne pas trop ajouter foi. — Eh bien, qu’avez-vous su ? — J’ai su que cette terre avait été possédée autrefois par un homme retiré du monde, un solitaire, un esprit farouche (notez que c’était de moi et à moi qu’on parlait), un philosophe qui préférait sa bibliothèque à sa salle à manger, ses livres à ses voisins, sa plume à son fusil ; du reste on dit qu’il faisait assez de bien dans le canton, mais de fort mauvaise grâce apparemment, car personne ne lui en a su le moindre gré ; le fait, c’est que la terre ne lui appartenait pas (notez qu’elle avait été six cents ans dans ma famille) ; ainsi quand il en a employé, dans un tems de disette, tout le revenu en bonnes œuvres, il n’y a rien mis du sien. — C’est une chose bien étrange, disais-je au nouveau maître, que ce mêlange de charité et de rapine ! Comment, la terre ne lui appartenait point ? — Oh ! pas plus qu’à vous, me répondit-on, et un parent à moi le lui a bien prouvé. — Un proche parent ? demandé-je. — Non, un parent très-éloigné, que je ne connaissais ni d’Ève, ni d’Adam, de ces gens qui ne veillent, qui ne rêvent qu’à leurs affaires, de ces fins Manseaux moitié Normands, moitié Grecs, qui entendent la chicane, comme Archimède la mécanique. Il a si bien démêlé la fusée, si bien démontré son droit en qualité de représentant de je ne sais quel créancier non appelé à la liquidation de la succession d’un trisayeul, et par conséquent toujours habile à revenir… — Cet exposé, dis-je, me paraît un peu compliqué. — Compliqué pour vous et moi, peut-être, dit le jeune homme ; mais pour des juges… Tant y a que Monsieur le philosophe, qui sans doute ne se sentait pas ferme sur ses étriers, et qui, dit-on, s’était évadé environ un an avant que le procès ne fût entamé, a été absolument évincé de sa prétendue possession, et condamné en outre à de bons dommages et intérêts, qui ont été payés en son absence par son notaire, chez qui il avait déposé, avant son départ, des fonds, moitié pour le soulagement des pauvres du canton, disait notre bon hypocrite, moitié pour la construction d’un château dont même il avait laissé le plan. Et une chose à remarquer, ajoutait mon jeune ami, c’est que c’est ce même argent et ce même plan qui ont servi pour le bâtiment que vous voyez, et où je vous vois avec tant de satisfaction ; mais dites vous-même, cela n’est-il pas plaisant ? — Oh ! très-plaisant. Vous qui faites si joliment des vers, ce serait le sujet d’un conte. — Badinage à part, si l’autre revenait il serait bien étonné, qu’en pensez-vous ? — Au fait, il n’aurait rien à dire, il verrait que ses intentions ont été bien remplies, au moins quant aux dépenses. — Mais quant aux secours à distribuer aux malheureux ? — Ils ont passé, dit l’autre, aux gens de justice, qui souvent sont aussi des malheureux. — C’était-là le moment, dit madame de Saint-Victor, pour vous faire connaître à votre voleur. — Voleur, il ne l’était pas, il tenait ce bien-là de son parent, qui le tenait des tribunaux, tout était en règle ; c’est à ces titres-là que nous possédons tous. Ce parent avait bien, je crois, quelques petites tricheries à se reprocher, quelques suppositions, quelques falsifications de titres, quelques manières un peu trop engageantes avec le défenseur que la loi m’avait donné pendant mon absence ; enfin beaucoup de ces pécadilles assez en usage en pareil cas, et qui prouvent, de mieux en mieux, que les absens ont tort ; mais son jeune héritier, qui ne l’avait jamais connu, ne pouvait rien savoir de tout cela, il devait encore moins le croire, et l’on doit toujours bien présumer des siens, sur-tout lorsqu’on en hérite. — J’ai bien peur, dit madame de Saint-Victor, qu’il n’ait aussi hérité de l’ame de son cousin. — Tenez, ma chère ne me dites pas de mal de ce jeune homme-là, il vous ressemble trop. — En vérité, vous me voyez partout, il faut que je ressemble à tout le monde ; mais le premier conquérant de vos domaines me ressemblait-il aussi ? — Oh, pour celui-là, je ne l’ai point connu, j’ai seulement appris que ce terrible homme avait suivi son affaire avec tant de chaleur, qu’il avait tant d’envie, tant de besoin de réussir, qu’après la dernière séance, lorsqu’il a entendu prononcer le jugement définitif du tribunal suprême… — Achevez. — Il est mort de joie en pleine audience. — Il a du moins eu un bon moment ; et comment votre philosophie a-t-elle reçu une nouvelle aussi tragique ? — Je lui ai pardonné sa joie en faveur de sa mort. — Et puis ? — Et puis il s’est trouvé un testament où le défunt instituait son petit parent seul et unique héritier, et ce testament était connu d’avance dans tout le pays, parce que ce galant homme avait cru, en le publiant, mettre un frein au désir immodéré de ses collatéraux, et voilà, dit le légataire après m’avoir conté tout cela de point en point, comme je suis devenu seigneur de cette belle terre où je voudrais tant vous garder.

J’en reviens toujours à mon dire, reprend madame de Saint-Victor : pourquoi n’avez-vous pas éclairé votre homme ? À la manière dont vous en parlez, je crois voir qu’il a de l’honneur, et que s’il était instruit, il ne voudrait pas jouir de l’imposture et des infamies de son parent. — J’en suis sûr, mais la chose m’est indifférente, et la démarche me serait impossible. Le bien qui me reste me suffit, je ne manque de rien, je ne manquerai jamais de rien : plus de richesse me serait aussi inutile que de la dorure à mes charrues. — Tenez, mon cher philosophe, vous parlez d’or, vous me convertiriez s’il était question de mon bien, mais je me sens avare du vôtre. — Quoi ! ce jeune homme qui m’a si bien reçu, qui m’a quitté les larmes aux yeux, comme un ami, j’irais, pour prix de son hospitalité, de son affection, du plaisir qu’il trouvait dans ma société, lui proposer de me rendre un bien que dans le fait il ne m’a point enlevé, qui est à lui comme il était à moi ! Mon séjour chez lui n’aurait été qu’un long espionnage, mes questions auraient été autant de piéges, et je n’aurais gagné sa confiance que pour en abuser ? Non, tenez, vous ne dites pas ce qui est dans votre cœur. Au fait, ce jeune homme est aussi honnête qu’aimable, je crois le bien connaître. Si j’avais une adoption à faire, ce serait lui que je choisirais : si j’avais une fille à marier, ce serait à lui à qui je la donnerais. Imaginons que c’est un gendre, que c’est un fils, et donnons-lui du fond du cœur ce qu’il serait si lâche de lui demander. — Savez-vous, mon cher M. Lambert, qu’il y a beaucoup de gens auprès de qui cela ne réussirait pas du tout ? — Que m’importe, pourvu que cela réussisse à Tourneval — Et que si vous pensiez à vous marier, par exemple, il faudrait vous cacher de cette générosité-là comme d’une friponnerie : peut-être encore plus. — Mais aussi je n’ai jamais pensé au mariage, et, grâce au ciel, la saison en est passée. Cependant je vous confierai qu’en venant de-là dans ce pays-ci, j’ai passé par la ville où mon affaire avait été jugée en dernier ressort, et que là, m’étant fait nommer les plus habiles gens d’affaires du lieu, je les ai consultés, mais seulement pour l’acquit de ma conscience ; car enfin, me disais-je, cet aimable garçon peut mourir avant moi, il peut mourir sans enfans ; dois-je laisser ma dépouille à ses héritiers et en priver les miens ? J’exposai le fait de mon mieux à ces Messieurs, et l’avis unanime fut qu’il n’y avait pas un instant à perdre pour mettre les fers au feu. — Eh bien, ils avaient raison. — Alors je demandai combien de tems le procès devait durer, l’on m’en cita assez mal-adroitement un presque absolument du même genre, qui venait d’être jugé au bout de plus de cent ans. Je comparai ce siècle avec les trois mois qui avaient suffi pour me dépouiller, et je jugeai combien aussi, dans ce genre de guerre, l’offensive a d’avantage sur la défensive. Plaider cent ans ; quand le procès serait gagné, que de tems perdu ! En vain ces braves gens insistaient, répétant que l’affaire était sûre, que je ne pouvais y perdre que du tems (c’est-à-dire, un siècle ou deux) ; que l’honnêteté me le commandait, parce qu’il ne fallait pas laisser la fraude impunie ; que j’en étais responsable à moi, à ma famille, à toute la société. J’applaudis, leur répondis-je, à vos raisons, mais je ne m’y rends point. À ce propos ils haussèrent tous les épaules, comme il appartenait à d’habiles gens. Moi, je répondis en les haussant à mon tour, comme il appartenait à un bon-homme ; et je partis leur laissant une pauvre idée de mon caractère ainsi que de mon jugement ; mais emportant avec moi mon estime que je préférais à la leur.

Si l’on avait pu lire ce qui se passait dans le cœur ou seulement sur le visage de madame de Saint-Victor pendant la fin du dernier récit de M. Lambert, et si l’on avait en même tems vu tout le plaisir que le bon philosophe prenait à l’observer, on serait fondé à croire que nos deux amis ne voudront bientôt plus se quitter ; et même qu’ils ne le pourront plus. L’hiver les surprendra tête à tête, il ne les refroidira pas, et si cela dure, il ramènera pour une femme de quarante ans, et, qui plus est, pour un homme de plus de cinquante, le plus agréable printems de leur vie. Alors toutes les promenades de madame de Saint-Victor, tous les voyages de M. Lambert se borneront à des allées et venues entre Chérazile et Tourneval. La distance était un peu grande pour des parties de plaisir, à cause des marais qu’il fallait tourner pour arriver au dernier endroit ; mais l’amitié trouve moyen de rapprocher jusqu’aux demeures.

On saura qu’une avenue superbe, alignée sur le point central du château de Tourneval, se prolongeait environ une lieue et demie dans ses forêts, et qu’elle aboutissait à d’autres bois où l’on ne s’était point encore avisé de percer des routes d’agrément. Mais voilà qu’un beau jour, vers la fin de Mars, la frilleuse madame de Saint-Victor quittant le coin de son feu pour la première fois, ose enfin s’approcher de sa fenêtre, et qu’en regardant au loin, elle est frappée d’un objet qu’elle n’avait point encore aperçu ; c’était le pavillon de Chérazile entièrement démasqué, au moyen d’une large ouverture que M. Lambert avait fait faire impitoyablement dans sa plus belle futaie, sur le prolongement de l’avenue de Tourneval, et, par ce moyen, les deux maisons, pour la première fois en regard, semblent avoir fait enfin, comme les deux maîtres, connaissance l’une avec l’autre, pour ne plus se perdre de vue. On suppose de reste que le nouveau chemin desséché, régalé, affermi, ne tardera pas à être frayé par l’amitié, et que la correspondance entre Tourneval et Chérazile deviendra plus active que jamais.

Cependant madame de Saint-Victor se promenant un jour seule en caléche avec M. Lambert, croit voir ses chevaux prendre tout à coup le mors aux dents, et tourner à toutes jambes dans une allée de traverse dont les branches cachaient presque entièrement l’entrée. Elle s’écrie toute effrayée : M. Lambert ! M. Lambert ! arrêtez donc, arrêtez : me voilà encore perdue comme la première fois. Mais elle est bientôt rassurée. Au bout de quelques pas, elle voit une route élaguée, applanie et même sablée, décrivant dans l’épaisseur des bois les plus agréables contours. À mesure qu’on avance, le chemin s’embellit, et l’on arrive à une place où les lilas, les seringas, les chèvrefeuilles, les aubépines en fleurs bordaient un gazon qui semblait avoir été levé dans les vallons de Tempé. Au milieu s’élève un autel rustique entouré de rosiers, de jasmins et de guirlandes de lierre : avec cette inscription : C’est ici qu’un moment a fixé mes destins.

Plus une femme est sensible, moins elle trouve à dire en pareille circonstance ; il lui reste au moins la ressource de serrer la main de son ami, il y sent tomber une larme, et il ne tient qu’à lui de donner carrière à son imagination. Heureusement que M. Lambert, en sa qualité de philosophe, était sur ce point-là bien en arrière du commun des amis. Il sentait bien une amitié brûlante pour madame de Saint-Victor, mais son âge, sa manière d’être, sa vie passée lui persuadaient que c’était-là tout simplement de l’amitié. Il se connaissait encore moins à l’amitié de madame de Saint-Victor pour lui, et la moindre idée d’un autre genre de liaison, lui aurait paru un blasphême.

Madame de Saint-Victor était sans doute une femme charmante, mais elle n’en était que plus femme pour cela ; et comme la plus belle rose n’est pas sans épines, la plus aimable femme n’est pas sans caprices ; à cela près que ces caprices-là sont des épines volontaires, et qui n’en sont pas moins piquantes : les premiers jours et même les premiers mois de la connaissance de ces deux êtres privilégiés en furent absolument exempts ; quand chacun étonné de la révolution subite qu’il éprouvait, attentif à ce qui se passait au fond de son ame, y faisait à chaque instant de nouvelles découvertes, et cherchait encore des expressions, l’un pour n’en pas trop dire, l’autre pour en dire assez. Dans les commencemens d’une liaison de cette nature, et qu’on appelle amitié, parce que c’est le premier mot qui ose se présenter, on est en observation l’un vis-à-vis de l’autre, et chacun vis-à-vis de soi-même. Des deux côtés on craindrait autre chose, mais on se rassure comme on peut, en pensant qu’il est bien difficile que l’âge de la raison en soit susceptible, et que l’âge de la sagesse en soit capable. Quoi qu’il en soit, cette amitié ou cette autre chose, comme il plaira de les nommer, en sont quelque tems aux complimens : mais enfin le naturel prend le dessus, et tant mieux ; c’est ce naturel qui aime, c’est ce naturel qui plaît, c’est lui qui est nous, et s’il continuait trop long-tems à se cacher, le sentiment en souffrirait comme d’une respiration trop long-tems retenue. Laissons donc madame de Saint-Victor se montrer telle qu’elle est, elle et son ami ne peuvent qu’y gagner.

M. Lambert la voyait de tems en tems rêveuse, taciturne, et, qui pis est, polie ; ce qu’on peut regarder comme le zéro du thermomètre de l’amitié. Il ne savait à quoi attribuer un changement de température qui commençait à l’inquiéter. Craignant que l’ennui, qui est quelquefois la maladie de certaines amitiés, ne gagnât son amie, il mettait tout son art et toute son étude à varier les sujets de conversation ; mais des réponses pénibles, des monosyllabes, un air de distraction, de langueur l’avertissaient presque toujours qu’il avait mal choisi. Si ces états-là duraient entre un amie et une ami, on ne saurait trop à quoi recourir, à moins que ce ne fût à l’amour, car il est souverain pour la maladie dont nous parlons ; mais M. Lambert qui dans la saison de l’amour y avait si peu pensé, se croyait bien sûr qu’il n’y pensait plus du tout, et sur-tout que l’amour ne pensait point à lui. Il fallait donc chercher d’autres moyens, et les trouver, s’il se pouvait, dans son esprit ; mais en pareil cas, malheur à qui cherche !

Un jour entre autres qu’il était avec madame de Saint-Victor dans sa bibliothèque, et que cette chère dame lui paraissait moins bien disposée que de coutume, voilà, dit-il en voyant beaucoup de livres et les meilleurs en tous genres, qui n’a pas l’air d’appartenir à une femme. — Apparemment que vous ne m’en jugez pas digne. — À Dieu ne plaise que je vous refuse, et tout l’esprit qui est ici, et tout celui qui n’y est pas ! Mais il n’en est pas moins vrai qu’une personne qui fait les délices de la société, fait rarement les siennes de l’étude. Et qui vous parle d’étude ? — Vraiment cela siérait bien à une femme. Gardez l’étude pour vous, Messieurs, et laissez-nous… — La divination, n’est-ce pas ? Les Gaulois le pensaient, et je suis tenté de penser comme eux, sur-tout depuis quelque tems, que les femmes ont quelque chose de divin. — Non, savez-vous ce qui nous sied le mieux ? C’est tout bonnement l’ignorance. — Je ne sais ; mais j’ai peur que votre ignorance ne soit comme la science de bien des gens, seulement pour la parade. — Voilà mon ami devenu flatteur ! C’est un fruit qui se gâte ; croyez-moi, parlons d’autre chose. — Mais au moins peut-on dire, sans trop de flatterie, que vous aimez la lecture ? — Oui, mais qu’est-ce que cela prouve ? Que je vis à la campagne et que je crains de m’ennuyer. — Et quels sont les livres que vous lisez de préférence ? — Celui que je rencontre ; il n’y a guères de livres où il n’y ait quelque chose, et il y a tant d’esprit où il n’y a rien ! — Cependant on a toujours quelque prédilection pour un genre. — Je serais bien embarrassée de vous dire la mienne. Je lis comme un Anglais boit, comme un Turc fume, pour n’être pas sans rien faire. — Aimez-vous les romans ? — C’est selon. — Les histoires ? — Quelquefois. — La poésie ? — Oui et non. — À votre manière de répondre aujourd’hui, il paraît sur-tout que vous n’aimez pas les questions. — Je ne dis pas cela ; mais parlons d’autre chose. — Que votre habitation me plaît ? — Restez-y. — Mon amie parle-t-elle du fond du cœur ? Une amie parle-t-elle autrement ? — Je n’ai jamais vu une terre mieux cultivée, mieux ordonnée, mieux entretenue. — Grâce à mon fermier. — Vos jardins sont si agréables, si bien soignés ! il semble que les arbres, les gazons, les fleurs, toutes les plantes rares ne réussissent nulle part aussi bien. — Grâce à mon jardinier. — Et ce château si bien situé, si bien bâti, si bien tourné ; des appartemens si gais, si commodes, des meubles si frais ; c’est à mon gré dans ce genre-là un modèle. — Eh bien ! à la bonne heure, grâce à mon architecte, à mon tapissier, à mon concierge, à tout autre qu’à moi. — Et cette parure simple et toujours d’un si bon goût, qui ne paraîtrait pas la même si on la voyait à une autre, et à qui vous semblez prêter quelque chose de vous. — Eh bien ! grâce à ma femme-de-chambre, à ma marchande de modes. — Et la douceur de la vie qu’on mène ici, la liberté qui règne, le bonheur qu’on y respire, ces conversations toujours plus amusantes, toujours plus intéressantes à mesure que vous vous y prêtez davantage ; cet esprit souple et facile qui monte ou descend à tous les genres, à tous les tons, à toutes les mesures ; cette aménité dont le mot semble fait exprès pour vous, qui attire à vous tout ce qui vous connaît, qui vous attache tout ce qui vous entoure ; enfin ce charme qui règne ici et dont ailleurs on n’a point d’idées…, est-ce encore grâce à votre architecte, à votre maçon, à votre concierge, à votre… ? — Non, dit madame de Saint-Victor avec un sourire, qui n’appartenait qu’à sa bouche, ce sera grâce à vous, si je vous vois autant que je le désire ; mais, ajouta-t-elle avec un peu d’émotion, parlons d’autre chose.

M. Lambert aurait dû être plus que content ; mais à force d’y regarder, il n’y voyait plus ; il avait cru démêler un ton équivoque dans la réponse qu’on venait de lui faire au sujet des agrémens du séjour ; il se reprochait un peu de gaucherie, un peu de pédanterie. Ces scrupules-là ne conviennent que trop à un philosophe ; il ne se trouvait pas amusant, et je crains qu’il n’eût raison ; car il suffit en cela de viser pour manquer : le sourire même de madame de Saint-Victor lui paraissait à double entente ; ce n’était pas qu’il ne fût charmant ; mais il l’avait vue quelquefois un peu moqueuse avec d’autres, et il lui avait paru que c’était presque le même sourire. Les yeux de son amie lui auraient tout expliqué ; mais un méditatif ne lit pas couramment dans les yeux ; et cette rougeur même qui aurait été si expressive aux regards de tout autre, ne lui paraissait que l’effet d’une impatience réprimée avec un peu d’effort : il se retire donc moins content d’elle pour la première fois, sur-tout très-mécontent de lui, et demande ses chevaux, songeant à se retirer au moins pour quelque tems. Je l’ennuie, se disait-il à lui-même, je la fatigue d’une amitié dont elle ne peut me rendre qu’une partie ; au fait, de quoi me plaindrais-je ? elle a d’anciens amis, j’en suis un nouveau ; mes sentimens ont, il est vrai, bien regagné le tems perdu sans la connaître, et chacun des jours que nous avons passés ensemble vaut bien une année des liaisons ordinaires ; mais me doit-elle en bonne justice tout ce que je sens pour elle ? Et puis… Il en était là quand le bruit de ses chevaux amenés dans la cour le tire de sa rêverie. Madame de Saint-Victor se montre au moment où il montait à cheval. — Eh ! pourquoi ce départ subit ? — Il m’en aurait trop coûté pour l’annoncer d’avance ; de longs adieux seraient ennui pour vous, une agonie pour moi. — Mais, mon cher Lambert, est-ce que vous méditeriez une longue absence ? — Le pourrais-je ? — Encore une fois, pourquoi sitôt ? — J’ai du monde chez moi qui m’attend. — Si c’est un ami pourquoi ne pas me l’amener ? est-ce que ce n’est pas chez moi qu’il faut recevoir tous vos amis ? — Non, reprend M. Lambert qui ne savait que répondre, c’est une parente. — Est-elle jeune ? — Je ne sais pas bien son âge. — Ah ! sûrement elle est jeune ; car vous ne seriez pas si pressé. Mais indiscrète, ennuyeuse que je suis, je vous retarde et vous me maudissez ; partez, partez vîte, je vous en prie malgré moi, et prenez le plus court. Après ces mots prononcés d’un son de voix moins doux qu’à l’ordinaire, elle disparaît.

M. Lambert avait imaginé cette parente, parce que c’était la première chose qu’il avait rencontrée dans son esprit ; il commençait à se repentir d’avoir été si ferme dans sa résolution. Il n’en part pas moins au galop, et continue tant qu’il peut être aperçu ; mais à peine est-il entré dans les bois, qu’il ralentit sa marche, et que remettant, comme à son ordinaire, la bride sur le col de son cheval, il s’abandonne à ses pensées. Mon lecteur les imagine de reste. Ainsi je lui en fais grâce. Cependant la petite chienne de madame de Saint-Victor, accoutumée à suivre M. Lambert à la promenade, courait à son ordinaire en avant du cheval, et la voilà qui abandonne le chemin droit pour entrer dans le chemin de la place de la rencontre ; M. Lambert la suit, de peur qu’elle ne se perde, et après l’avoir rejointe, il reprend de nouveau le fil de ses rêveries. Bientôt le parfum des fleurs qui bordaient l’enceinte, l’avertit de s’arrêter. Pour ne pas profaner un lieu devenu sacré, il laisse son cheval à quelque distance, et s’arrête devant l’autel qu’il avait lui-même élevé. Mais quelle est sa surprise lorsqu’en relisant l’inscription autrefois placée de sa main sur un des côtés de l’autel : C’est ici qu’un moment a fixé mes destins, il voit l’avant-dernier mot effacé, et nos écrit de la main de madame de Saint-Victor à la place de mes ! Qu’on se mette à sa place, qu’on aime comme lui, et l’on verra si l’humeur et la philosophie peuvent tenir contre un pareil amendement : la gravité, l’inquiétude, le chagrin, les réflexions, les résolutions font place aux transports ; il n’a plus que vingt ans ; il appelle ses chevaux pour aller se jeter aux pieds de son amie, espérant la surprendre finement au moment où elle s’y attendra le moins. On lui répond par un éclat de rire ; c’était madame de Saint-Victor qui, tourmentée des petits scrupules dont ses petits caprices étaient ordinairement suivis, et curieuse en même tems de cette prétendue cousine, était montée en calèche deux minutes après le départ de son ami, disposée à l’aller chercher à Chérazile, à le poursuivre, s’il le fallait, jusqu’au bout du monde. Elle l’avait donc suivi à vue dans la forêt, mesurant son train sur son allure pensive ; descendue ensuite de calèche à quelque distance de la place, elle avait tout vu, tout observé, et au moment où M. Lambert demande ses chevaux, elle avait imaginé de remplacer le fidèle Martin pour lui tenir l’étrier. Il se retourne, c’est elle qu’il aperçoit : où suis-je ? s’écria-t-il. — Ici, lui dit-elle avec une malice froide, je venais chercher ma petite chienne qui vous avait suivi, comptant toujours sur votre amitié ; mais croyez-moi, retournons : et moi qui vous parle de retourner quand votre cousine vous attend. — À ce prix-là, dit-il en riant, elle attendra tant que vous voudrez. — En ce cas-là parlons d’autre chose. — Ah ! parlons de tout ce qui vous plaira, pourvu que nous nous parlions toujours, ma chère amie, et que je vous peigne, s’il se peut, tout ce qui se passe en moi ; mais non, je n’y vois pas clair ; il semble qu’une grande fumée me cache un grand feu. — À propos, dit madame de Saint-Victor en l’interrompant, j’ai un gros paquet à vous remettre. — Un paquet ! À moi ! dit M. Lambert, et de qui ? Puis, la regardant fixement, et la voyant un peu embarrassée : Ah ! mon amie, encore une de ces petites malices qu’on ne peut attendre que de votre bonté. On ne m’a jamais reproché d’être curieux ; mais tenez, ce paquet me tourne la tête ; est-il dans votre voiture ? — Non, je l’ai laissé chez moi, ou pour mieux dire chez vous, car c’est dans votre chambre, et j’espérais bien, ajoute-t-elle avec un peu de malice, que vous y reviendriez tôt ou tard. Il demande à en savoir le contenu. Elle s’excuse toujours sur ce qu’elle ne l’a point ouvert, et dans ce petit démêlé, l’un insistant toujours, l’autre battant toujours en retraite, on arrive à Tourneval. Un domestique accouru au-devant de la voiture, dit un mot à l’oreille de madame de Saint-Victor. — Je vais le voir, lui dit-elle à voix basse ; et vous, ne me suivez pas, ajouta-t-elle, parlant à M. Lambert, je suis à vous dans l’instant. Vous trouverez le paquet sur votre bureau ; mais je vous conjure de ne pas le décacheter que nous n’ayons eu ensemble un moment d’entretien : entendez-vous ? entendez-vous ? — Ah ! je n’entends que trop : ce séjour-ci a toujours été un paradis pour moi ; il n’y manquait que le fruit défendu. — Fort bien, dit-elle en s’en allant, mais conduisez-vous mieux que le premier homme ; et la voilà partie.

Le cabinet de madame de Saint-Victor était au premier étage, précisément au-dessus de la chambre de M. Lambert. Un même tuyau, commun aux deux cheminées, servait en même tems, par un hasard assez ordinaire, de conducteur à la voix, de manière que sans espionnage, et même sans beaucoup d’attention, on entendait en bas tout ce qu’on disait en haut. M. Lambert, obligé de détourner ses regards du paquet, de peur de succomber à des tentations dont sa philosophie commençait à être importunée, prend le premier livre qu’il trouve à portée, un Sénèque, et se met en devoir de le lire, pour faire trêve à sa démangeaison. Mais qui le croirait ? Sénèque y perdait son latin : ce n’était plus la vue du paquet, c’était la voix de madame de Saint-Victor qui faisait disparaître de l’attention de M. Lambert tout ce qui était sous ses yeux. Cette voix n’était pas seule ; une voix d’homme y répondait. On se servait de part et d’autre des expressions les plus tendres ; on se tutoyait, on s’embrassait, toute chose très-étrange à madame de Saint-Victor ; et ce qu’il y avait de pis, c’est que par-ci par-là notre malheureux philosophe entendait prononcer son nom, quelquefois même avec de grands éclats de rire. Adieu la raison, la paix, l’égalité d’ame à laquelle M. Lambert aspirait : sa philosophie est sens-dessus-dessous, et le voilà prêt, non pas à s’éloigner gravement comme tout à l’heure, mais à fuir avec indignation,… lorsqu’en ouvrant impétueusement sa porte, il se trouve face à face avec madame de Saint-Victor. — Eh ! où allez-vous, lui dit-elle avec gaîté ? — Où vous ne serez pas, Madame, et sur-tout où je ne vous entendrai pas. Ce dernier mot expliqua tout à la fine personne, qui connaissait la particularité des deux cheminées. — Me sauriez-vous mauvais gré, lui dit-elle, de vous avoir laissé trop long-tems seul ? C’est que j’avais à parler à quelqu’un qui vient de loin, et que j’aime beaucoup ; vous avez pu l’entendre. — Oh ! que trop, Madame, que trop. — Il vient ici, ajouta-t-elle tranquillement, pour une affaire qui nous intéresse fort, lui et moi. — Et que vous traitez certainement d’une manière bien amicale, dit M. Lambert, avec amertume. — Et où vous pouvez bien être de quelque chose. — Ah ! j’espère que vous voudrez bien vous passer de moi tous les deux. Il paraît, de reste, que vous vous suffisez l’un à l’autre. Madame de Saint-Victor était bien fine, mais elle était au moins aussi bonne ; le trouble de son ami la troublait, elle le voyait jaloux, il ne lui en fallait pas davantage. — Rougissez, lui dit-elle en riant, et apprenez que ce Monsieur si caressant, si caressé, qui me paraît vous plaire beaucoup moins qu’à moi, est un frère, le frère le plus tendre, le plus digne, le plus aimable, que je n’avais pas vu depuis plusieurs années. — Ange de malice et de bonté, vous êtes donc venu sur terre pour ma confusion en même tems que pour mon bonheur ! Allons, pardonnez-moi, et obtenez, si vous pouvez, que je me pardonne moi-même. — Eh bien ! donc, mon ami, parlons d’autre chose. — Oui, d’autre chose. — Avez-vous ouvert le paquet ? — Ce serait une question à faire à une femme. — Oh ! la curiosité est des deux sexes, mais différons encore, si vous m’en croyez. — Tant qu’il vous plaira, je ne suis curieux que de ce qui se passe au-dedans de vous. — Peut-être un peu aussi de ce qui se passe chez moi, dit-elle en souriant. — J’en suis honteux, mais aussi comment imaginer que vous avez un frère, je ne vous en avais jamais entendu parler. — Voilà bien les philosophes, qui ne se soucient de rien, qui ne s’informent de rien, qui ne voient rien, qui ne pensent qu’à leurs pensées, et qui ont l’air de croire que la vie n’est que dans la réflexion. Je parierais que vous ne savez pas seulement si je suis veuve ou si j’ai un mari. — En effet, je ne le sais pas bien positivement, mais je parierais que vous êtes veuve ; car si vous aviez un mari, je sens qu’il ne pourrait pas vous quitter. — Vous m’en répondez ? — Oh ! corps pour corps. — Eh bien donc, reprit-elle avec un air d’embarras, ce monsieur, ce frère… — Quoi ! serait un mari ?… — Mais… s’il venait ici pour m’en donner un. — Parlez-vous sérieusement, dit M. Lambert en changeant de visage, bon Dieu ! et que deviendront vos amis ? — Belle question, dit madame de Saint-Victor, sans avoir l’air de s’apercevoir du trouble de M. Lambert, est-ce que je serais le premier exemple d’une femme mariée qui aurait eu des amis ? — Je ne sais que vous dire, reprit-il, en essayant de se remettre, mais la vue d’un homme trop heureux a toujours quelque chose de triste. — M’aduli, ma mi piace, dit madame de Saint-Victor. Convenez cependant qu’on aurait tort de s’attrister en voyant un homme avoir tout ce qu’il désirerait. — Tout ce qu’il désirerait, passe, mais tout ce qu’on désirerait au-delà de tout… M. Lambert, en prononçant ces derniers mots, bégayait au point que tout autre aurait eu peine à le comprendre ; heureusement que madame de Saint-Victor entendait aussi bien ce bégayement-là que les mots les mieux prononcés. — Au pis aller, dit-elle d’un ton fort léger, si je perds ce que vous appelez mes amis, je m’en consolerai, pourvu que je conserve celui que j’appelle mon ami ; il m’a répété cent fois qu’il n’avait jamais pensé à se marier quand il était dans l’âge d’en faire la folie, et que même quand il aurait pu en être tenté autrefois, son parti était pris depuis long-tems. — Je vois, mieux que jamais, dit sèchement M. Lambert, qu’il a pris un parti fort sage. — Il verra donc cela comme il voit tout le reste, d’un œil philosophique, et j’espère, au moins, que celui-là jouira de mon bonheur ; n’est-ce pas ? Vous ne répondez rien ? vous n’avez pas l’air à votre aise, j’ai peur de vous ennuyer. — Vous, m’ennuyer ? non, vous me donneriez plutôt du chagrin pour toute ma vie qu’un moment d’ennui ; mais trouvez bon, continua-t-il avec amertume, que je vous laisse à la première ardeur de vos transports, et dispensez-moi d’assister à la fête. — À la fête ! à la fête ! comme vous y allez. Eh bien ! Monsieur, puisque fête y a, je vous déclare, moi, qu’il n’y en aura point sans vous. Au reste, tout ceci n’est encore qu’en projet, et ce pourrait bien être tout simplement une petite lubie de mon cher frère. — Il devrait bien en avoir d’autres. — Au reste, tout ce qu’il m’a dit de l’homme en question, me convient fort. (Le pauvre homme est de plus en plus décontenancé). Il s’agit maintenant, continue-t-elle, de savoir si je lui conviens à mon tour. — Tenez, faites-moi grâce, ma bonne amie, j’espère bien que ceci n’est qu’une plaisanterie, mais ce n’est pas le moment de plaisanter, pour moi, du moins. — Comment, une plaisanterie, voilà comme vous parlez du mariage, la chose la plus sainte, la plus sérieuse… — Vous y pensez donc ? — Si j’y pense ? — Eh ! pourquoi vous marier ? Pourquoi sacrifier votre liberté, peut-être votre bonheur ? Vous êtes riche, vous êtes respectée, vous êtes bienfaisante, vous êtes adorée, vous n’avez que des goûts simples, vos fleurs, vos crayons, votre musique, vos livres vous suffisent ; vous vous êtes accoutumée à un empire (bien doux, à la vérité) sur tout ce qui vous entoure ; mais quelque doux que soit un empire, il vaut toujours mieux l’exercer que le supporter. Voulez-vous abdiquer ? voulez-vous prendre un maître ? Eh ! qui sait encore le maître que vous trouveriez ? — Le maître ! Monsieur. — Oui, Madame, le maître, le mot n’est pas trop fort. — Tout cela vous est bien aisé à dire à vous autres hommes, vous autres philosophes sur-tout, reprit madame de Saint-Victor avec une sorte d’abattement, mais vous ne savez pas comme moi ce que c’est qu’une veuve, vous ne voyez pas le sort qui l’attend, l’isolement, le découragement, tout ce qu’il y a de pis. L’ormeau, croyez-moi, a moins besoin de la vigne que la vigne de l’ormeau. Vous, par exemple, ajouta-t-elle avec sa petite malice ordinaire, vous avez peut-être raison de rester comme vous êtes, vous vous suffisez à vous-même par votre modération, par votre sagesse, par votre indifférence pour tout ce qui est étranger à vos profondes méditations. — Amusez-vous de moi, cela me console. — Vous êtes, en quelque sorte, un religieux contemplatif, et l’on serait mal venu à vous proposer de changer de règle. — Autrefois je craignais le mariage parce qu’il m’aurait éloigné de moi ; aujourd’hui, indépendamment de mon âge et de mes habitudes, je le craindrais sur-tout parce qu’il m’éloignerait de vous. — Vous le croyez, eh bien ! moi, je crois pouvoir vous assurer que si vous vous mariez aujourd’hui pour demain, je ne quitterais pas plus votre femme que mon ombre. Vous sentez-vous en aussi bonne disposition pour mon mari ? — Encore une fois, chère dame, l’épreuve est trop forte, et je serais tenté de répéter votre refrain favori : parlons d’autre chose. — Belle proposition pour une femme qui a le mariage en tête. — Eh bien, parlons-en donc, coûte qui coûte. Peut-on vous demander le nom du personnage ? Attendez, attendez. — Comment, vous en êtes là ? — Connaissez-vous un monsieur… attendez, un monsieur de Mérieux ? — Que dites-vous ? reprend M. Lambert d’un ton irrité. — Oui, dit-elle tranquillement, M. de Mérieux, seigneur de cette belle terre de son nom, qu’on dit être si agréable, si magnifique ; avec de si belles forêts, un si beau château. — M. de Mérieux, répète M. Lambert à voix basse, on aura sans doute pris le nom avec la terre. Puis (à haute voix), je n’ai connu qu’un M. de Mérieux, et ce n’est sûrement pas celui-là. — Eh bien, parlons d’autre chose, dit madame de Saint-Victor, et attendons que mon frère soit éveillé ; il expliquera tout, il arrangera tout. — Ah ! il me semble qu’il est fort pour les arrangemens. — Vous avez d’autant plus de raison qu’il a aussi une femme pour vous. — C’est assurément bien charitable à lui ; je vois qu’il voyage avec ses poches pleines de contrats pour les premiers venus, comme on y met des bonbons pour les enfans. Mais d’où sait-il que je suis au monde ? — Vous verrez que je n’écris jamais à mon frère et que vous n’êtes pas dans mes lettres comme dans mes pensées ; vous verrez que je ne lui ai pas parlé de mon accident, de notre rencontre, de votre bonté, de notre liaison, de notre amitié… Car c’est de l’amitié, n’est-ce pas ? Et que mon frère, mon bon frère, ne sait pas ce qui se passe à Tourneval et même à Chérazile, comme s’il n’en sortait pas. — Et quelle est l’infortunée qu’il veut bien me destiner ? — C’est une personne riche. — Qu’elle garde son bien. — Honnête. — Qu’elle garde son honneur. — Songez que vous m’offensez en l’offensant. — Mille pardons, chère amie, mais tenez, dans aucun tems, s’il avait été question d’un établissement, je n’aurais jamais pu penser qu’à cette jolie petite personne. — Assurément il ne tenait qu’à vous, et cela montre que vous êtes un homme bien difficile à établir. Mais dans ce moment-ci, par exemple, si elle se présentait… Elle serait sûrement bien changée. — Qu’importe. — Parlez net, la recevriez-vous ? la renverriez-vous ? — Vous m’embarrassez. — Comment, c’est moi qui vous embarrasse ? — Je ne dis pas cela, mais… comment renoncer à cette société si douce, dont j’ai fait l’espoir du reste de ma vie ? — Parlez-vous bien vrai ?… Mais, à propos, nous ne songeons plus au paquet. — Je me soucie bien du paquet. — Ne fût-ce que par politesse, encore faut-il lire, encore faut-il répondre. — Eh bien ! lisons donc : voyons d’abord l’adresse : à Monsieur, Monsieur Lambert, ou… en son absence… à Monsieur de Mérieux, chez madame de Saint-Victor, à Tourneval. À cette vue, il perd toute mesure. Ah ! Madame ! c’est trop abuser d’une extravagance dont il serait permis de rire à tout le monde, excepté à vous. — Mais lisez du moins. — Non, donnez cela à votre M. de Mérieux, et oubliez que j’aye jamais existé. — Eh bien donc ! dit madame de Saint-Victor, que M. de Mérieux lise. Au même instant la porte s’ouvre avec fracas, le nouvel arrivé paraît et se jette au cou de M. Lambert qui le repousse sans le regarder, et fait effort pour s’échapper ; madame de Saint-Victor se place entre lui et la porte, et lui dit : Voilà qui devient trop long. — Oui, trop long, Madame, mais la fin est bien près. — Qu’importe ? quelle que soit cette fin, si j’ai jamais eu un peu de crédit sur vous, Monsieur (ce mot de monsieur, dont on était déshabitué depuis si long-tems, fit effet sur M. Lambert) ; oui, continua-t-elle d’un ton sérieux, restez encore un moment, je l’exige, et vous ferez après toutes les folies qu’il vous plaira. M. Lambert la regarde fixement, saisit le papier, le froisse par un mouvement involontaire, le déploie et se mit en devoir de lire avec des yeux égarés et une voix entrecoupée.


« Une lettre de ma sœur m’apprend, Monsieur, que la terre où j’ai eu le plaisir de vous recevoir, est à vous ; il n’aurait fallu dans le tems qu’un mot de vous à moi pour qu’à l’instant elle changeât de maître ; reprenez-la ; ressouvenez-vous de celui que vous y avez honoré de votre visite, et permettez-lui de compter sur votre amitié. »

P. S. « Je suis en même tems instruit par ma sœur, de vos sentimens et des siens, je connais même l’objet de votre premier attachement ; cette personne m’a toujours été presque aussi chère qu’à vous, et le comble de la satisfaction pour moi, serait de vous voir tous les deux réunis dans votre beau château de Mérieux, et d’y applaudir à votre bonheur. J’ai l’honneur d’être, Monsieur,

Signé, Dumont. »


La tête me tourne, dit M. Lambert, je ne sais où j’en suis, j’admire votre frère, je le trouve digne de sa sœur, et en même tems je sens qu’il me tourne un poignard dans le sein ; je ne veux pas de la terre, je n’en veux point, je ne veux même point de la main qui m’est offerte. Eh ! qu’en ferais-je, bon Dieu ? Je ne conviens sûrement plus à la personne en question ; je ne veux vivre que pour vous, qu’avec vous, que chez vous si vous m’y souffrez, tout le reste est la mort. — Mais, dit madame de Saint-Victor, ne lui avez-vous point promis à cette personne de ne point en épouser d’autre ? — Je me l’étais promis à moi-même mais point à elle, et à mon âge… M. Dumont vient à lui dans ce moment. Eh quoi ! c’est vous, dit M. Lambert qui le reconnaît ? Ô le plus digne et le plus aimable des hommes ! Ah ! mille pardons, vous savez tous mes secrets, vous n’en abuserez pas. — Non sans doute, mais je m’en servirai pour votre bonheur et pour celui de votre amie. Je vois qu’un ancien sentiment, et qu’un nouvel attachement se combattent au-dedans de vous dans le vague de vos pensées ; et pour vous tirer d’embarras, permettez que ce soit Élise elle-même. — Élise ! dit M. Lambert. — Oui, cette petite Élise, dont vous conservez toujours un si tendre souvenir. — Eh bien ! — Permettez, dis-je, qu’en ma présence, en ce moment, et dans ce lieu même, ma sœur Élise vous offre la main de madame de Saint-Victor.

Ces momens-là n’ont point de paroles. L’excellent M. Lambert ne peut supporter une si forte crise, et tombe sans connaissance. Heureusement que madame de Saint-Victor avait de quoi le rappeler à la vie.


FIN.