L’Heure enchantée/Les Sauvageons

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L’Heure enchantéeAlphonse Lemerre, éditeur (p. 77-88).


LES SAUVAGEONS


 
Ce sont trois vieilles sœurs, trois vénérables fées.
D’antiques nénuphars grotesquement coiffées.
En tuniques d’argent, hélas ! pleines de trous,
Elles hantent encor la forêt de Jailloux.
Lorsque le vent du soir pleure comme une harpe,
D’aucuns ont aperçu le bout de leur écharpe,
Et c’est avec leurs yeux, doucement étonnés,
Leurs yeux naïfs, pareils à ceux des nouveau-nés.
Tout ce qu’on entrevoit des féeriques royaumes.
Elles ont cousiné jadis avec les gnomes ;
Elles datent du temps où l’on dansait en rond,
Dans la clairière, autour du petit Obéron,
Où Miranda montrait, aux cloches de matines,
Son gracieux visage entre les églantines,
Où Merlin l’enchanteur, las d’avoir tant lutté,
Par l’amour à la fin s’endormait enchanté.
Le bois est leur asile… Elles n’en sortent guère,
Car l’homme, toujours lâche et fou, leur fait la guerre,

Et le maître, au doux front couronné de jasmin,
Le maître n’est plus là pour leur tendre la main.
On dit que leurs regards souilleraient l’innocence,
Que le diable autrefois leur a donné naissance,
Près de la mer qui brille, au pays des ajoncs,
Et tous les gens d’ici les nomment Sauvageons.

Tant que le dur soleil illumine la terre,
Elles restent ainsi dans ce bois solitaire,
Le front dans les genoux, n’osant même parler,
Comme la mère en deuil qu’on ne peut consoler.
Mais quand la nuit aux calmes yeux, la nuit clémente,
Sur les collines d’or jette un pan de sa mante
Et berce doucement l’univers endormi,
À cette heure où déjà se mêlent à demi
La rivière et les bois, les prés et les fontaines,
Dans cette paix auguste où des formes lointaines
Semblent en s’effleurant échanger un secret,
Quelle sérénité tombe de la forêt !
Comme elle se fait douce et tendre et maternelle !
Est-ce l’esprit des morts qui ressuscite en elle ?
A-t-elle reconnu celui qui doit venir ?
On dirait un tombeau qui garde un souvenir,
Et les trois vieilles sœurs savent bien la comprendre.
Elle aime à les revoir, se plais à les entendre.
Son rêve est immuable et beau comme le leur.

Frôlant une broussaille, effeuillant une fleur,
Elles vont, elles vont, pauvres petites fées.
Le vent court à travers leurs robes dégrafées

Et sur leurs cous ridés mêle leurs cheveux blancs.
Elles vont, elles vont toujours. Leurs bras tremblants
Dans la nuit qui s’effare ont des battements d’ailes.
Leurs jambes en fuseaux, ridiculement grêles,
Ont peine à se tenir, en dépit des bâtons…
Leurs nez crochus d’oiseaux picorent leurs mentons,
Leur tête branle ainsi que leurs mains maigrelettes
Et leurs os font du bruit comme ceux des squelettes.
Elles vont. Les chevreuils sortent de leurs abris
Et, pour les voir passer, ouvrent des yeux surpris.
L’écureuil les regarde et fait une culbute,
Le crapaud les salue avec un air de flûte,
Et les chauves-souris aux ailes de velours
Les frôlent lourdement. Elles marchent toujours,
Écoutant le passé divin qui les appelle.
La forêt, n’est-ce pas la suprême chapelle
Ou gît encore au bas de l’autel renversé
Le Dieu mystique en beau qu’on n’a pas remplacé ?
Les trois sœurs voient partout sa radieuse image,
Et, complice, la brise accueille leur hommage.
Voici le carrefour où tourna tant de fois
La ronde des ondins et des dames des bois.
Que de perles alors au cou de la nuit brune !
Quel chapelet d’éclats de rire au clair de lune !
Comme tous les échos épient enamourés !
Ainsi qu’un fol essaim de papillons dorés,
Passaient et repassaient dans la lumière bleue
Les pourpoints de satin et les robes à queue.
La viole d’amour, mêlée aux violons,
Disait l’éclat tendre et charmant des cheveux blonds,

Les yeux de violette où resplendit l’aurore,
Les bouches de vingt ans que le baiser colore.
Et tout à coup la douce voix s’alanguissait.
Beau comme le soleil d’Avril, apparaissait
Celui dont le sourire ensorcelle le monde,
Le jeune homme qui tient la Rose. Oh ! quelle ronde !
Comme elle déroulait ses anneaux gracieux !
Quelle musique folle éclatait sous les cieux.
Comme on s’aimait ! Les fleurs étaient surnaturelles.
Et dans l’azur profond volaient des tourterelles.
Hélas ! Le vent du Nord a soufflé méchamment.
Un jour a dissipé l’antique enchantement ;
Demoiselles des bois, sylphes, lutins et gnomes
Sont partis de concert au pays des fantômes
Et le cercle magique est près de s’effacer.
Les vieilles sœurs pourtant voudraient encor danser.
Soulevant tour à tour leurs tuniques fanées
Où s’effeuille un bouquet de roses surannées,
Elles vont murmurant une espère de chant,
Et c’est tout à la fois ridicule et touchant.
Elles ont oublié les syllabes de joie
Qui font en plein hiver que le printemps verdoie.
Et cependant, voyez : À la pâle clarté
De la nuit, leur visage a repris sa beauté.
Voyez : ce ne sont plus déjà les béquillardes
Sur qui s’apitoyaient les louves et les hardes.
Elles ont redressé leur dos endolori
Et leur bouche maussade a presque refleuri.
L’esprit consolateur a détaché leurs chaînes.
L’âme de la forêt, l’âme antique des chênes

A passé dans leur âme et la fait tressaillir
Comme le gui sacré qu’un prêtre va cueillir.
Celle qu’on appelait jadis la sœur aînée,
La plus grave des trois et la plus obstinée,
Celle qui conduisait, en des temps plus heureux,
La ronde merveilleuse autour des chemins creux,
S’est tout à coup dressée au bord de la clairière,
Et la nuit en silence écoute sa prière,
La nuit, qui reconnais la voix de son enfant
Et ne se courbe pas sous l’homme triomphant :

— « Filles du vieux Bélen, quelles métamorphoses
Depuis le jour sacré qui reçut nos aveux,
Lorsque nous regardions, des lys dans nos cheveux,
L’aurore se lever sur les campagnes roses !

« Le ciel nous souriait comme un père indulgent.
L’univers nu riait en sa beauté sans voiles,
Et nous aimions a voir du réseau des étoiles
Sortir la lune blonde et le soleil d’argent.

« Quelle fleur de gaieté ! La terre adolescente
Offrait ses jeunes seins à tous, sans se lasser.
L’amour, comme un enfant, se laissait caresser,
La vie était sans tache et la mort innocente.

« Des hommes sont venus, stupides et méchants,
Dont l’haleine glacée a soufflé notre joie.
Ils ont dit : « Fais silence » à l’aube qui flamboie,
Ils ont voilé de noir la pourpre des couchants.


« Et maintenant le monde a peur de la lumière.
L’azur délicieux ne saurait l’enchanter.
Il n’ose plus sourire et n’ose plus chanter ;
La seule fleur qu’il aime est la rose trémière.

« L’homme a tout désappris des rites vénérés.
Son corps lui fait horreur, son âme l’épouvante.
Adieu, la source vive et claire. Il vente, il vente,
Il vente sans relâche aux bois désespérés ! —

Tandis que la nuit douce apaise ses murmures
Et que le vent s’endort au milieu des ramures,
Ainsi parle la fée indomptable, et sa voix
S’éparpille en échos douloureux dans le bois.
Avec sa face morne et sa haute stature,
Elle semble évoquer l’immortelle nature ;
La rigide forêt la regarde en pleurant.
Une brise a soufflé sur le monde expirant.
Et voici qu’en rêvant, la clairière soupire
Et que les fleurs au loin s’efforcent de sourire.
La plus jeune des sœurs s’est levée à son tour.
Au fond de ses yeux passe une image d’amour,
Une image tremblante et qui se décolore.
En vain tout la délaisse. Elle revoit encore
Le jeune homme idéal qui l’avait su toucher,
Et son cœur attendri ne s’en peut détacher :


— « Ô face rieuse,
Divin oiseleur
Aux beaux yeux couleur

De la scabieuse,
Chasseur ingénu,
Qu’es-tu devenu ?

« Dès que je m’éveille,
Tes paroles d’or
Comme un son de cor
Frappent mon oreille.
Oiseau du printemps,
C’est toi que j’entends.

« La pierre des fées
Vire lentement.
Un bruissement
De voix étouffées,
Et je t’aperçois,
Pervenche des bois.

« Alouette franche,
Au ciel prends ton vol ;
Chante, rossignol,
Sur la verte branche,
Que mon bien-aimé
En soit consumé.

« Marguerites folles,
Voici mon époux ;
Vite effeuillez-vous,
Et que vos corolles

Volent sur les jeux
Du maître joyeux.

« Je veux qu’il repose
Jusqu’au matin bleu
Sur ma couche en feu,
Mes lèvres de rose,
Sans que mon baiser
Puisse s’épuiser…

« Ah ! toujours l’attendre
Au bord de l’étang !
Pourquoi tarder tant,
Ô mon amour tendre ?
As-tu déserté
Le cercle enchanté ?

« L’amandier que l’âge
N’a point trop pâli,
L’amandier joli,
L’amandier sauvage,
Vaudrait refleurir
Avant de mourir ! » —


Elle a fini. Ses pleurs, comme une fraîche ondée,
Inondent lentement sa figure ridée.
À voir son désespoir, qui ne s’attendrirait ?
Les oiseaux bigarrés qui peuplent la forêt
Se sont tous éveillés pour lui rendre courage.
Le torrent dont le bruit est pareil à l’orage

Murmure à petits coups comme un ruisseau des champs.
Il semble qu’on entende au loin de vagues chants.
Au plus épais du bois, dans les hautes fougères,
Passent, en soupirant, mille formes légères.
C’est partout comme un tendre et lent susurrement ;
Mais la troisième sœur se lève brusquement ;
Tout son geste menace et sa voix irritée
Retentit sourdement dans cette nuit hantée :

— « Hélas ! Il est mort, ils l’ont égorgé !
L’enfant radieux, l’enfant de notre âme,
Et son doux esprit ressemble à la flamme
Qui plane au-dessus d’un bourg saccagé !

« Plus de lâches cris, de vaines prières.
Que sert d’appeler de nos bras tremblants ?
Il ne viendra plus, avec ses chiens blancs,
Boire à l’eau qui dort au fond des clairières.

« Le front couronné de volubilis,
Il ne viendra plus, comme un faon sauvage,
À l’eau des torrents baigner son visage,
Beau comme une rose au milieu des lys.

« L’homme vil a peur de la poésie,
Le hibou s’effare au lever du jour ;
Ils l’ont égorgé, l’enfant de l’amour,
Son rire insultait leur hypocrisie.


« Ô maître des cœurs, frêle adolescent
Qui faisais rêver la forêt superbe,
Ton corps adorable est couché sur l’herbe
Et tes cheveux d’or traînent dans le sang.

« Tes beaux cheveux, blonds comme une saulaie,
Un matin d’avril, dans les prés fleuris,
Tes cheveux d’amour, les voilà flétris.
Comme ils t’ont fait mal ! montre-moi ta plaie,

« Montre ton front pâle et ton cœur charmant,
Tes yeux sans regard, ta bouche entr’ouverte ;
Ô gentil seigneur de la combe verte,
Dormiras-tu donc éternellement ?

« Quand le jour s’apaise et que la nuit tombe
Entre les bouleaux du bois endormi,
Ne verrons-nous plus se perdre à demi
Ta forme légère, ô blanche colombe ?

« Chut !… Là-bas, là-bas, dans cette clarté
Qui baigne les pieds de la forêt brune,
Comme un rossignol dans un rais de lune,
Chante doucement le cor enchanté.

« Est-ce toi qui viens, prince du mystère,
En son abandon parler au cœur las ?
Est-ce toi qui viens, branche de lilas,
De son lourd sommeil éveiller la terre ?


« Ah ! tout nous accable, et nous languissons
Loin du clair soleil et de la rosée.
Nos cœurs ont à tous servi de risée ;
Le temps est fini des belles chansons.

« Ne diras-tu pas le mot qui délivre ?
Ainsi qu’autrefois, parle en souriant ;
De tes flèches d’or crible l’Orient,
Fais qu’on aime encore et qu’on puisse vivre ! »

Les trois sœurs maintenant chantent à l’unisson.
Dans la forêt, où passe un magique frisson,
On dirait qu’un oiseau vole de branche en branche,
Et voici que la jeune Lune, en robe blanche,
Paraît, cueillant les lys du céleste jardin.
Elle semble, en passant, faire un signe. Et soudain
La nuit se fait plus douce encor, plus caressante.
Le monde, comme aux jours de sa grâce naissante,
S’épanouit sans crainte et redevient heureux.
Les arbres enchantés, qui murmurent entre eux,
S’éveillent à la fin du sommeil séculaire ;
Le vent a pour toujours oublié sa colère.
Voyez, voyez : Là-bas, dans le ciel incertain,
Qui donc surgit parmi les roses du matin ?
C’est lui, le précurseur de l’éternelle aurore,
Lui qui dit au printemps silencieux d’éclore,
Qui fait que l’oiseau chante et qu’embaume la fleur,
Lui, le chasseur divin, l’immortel oiseleur

Dont l’arc épouvantait les bêtes de mensonge,
Le jeune homme adorable, aux yeux couleur de songe,
Qui souffle son ardeur dans les vents embrasés
Et sème à pleines mains l’amour et les baisers !