L’Heidenmauer/Chapitre XVI

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 12p. 204-215).

CHAPITRE XVI.


Ainsi je renonce au monde et aux choses mondaines.
Rogers



On se rappellera que le commencement de cette histoire se passe dans le séduisant mois de juin. Le soleil s’était couché derrière les vastes et fertiles plaines de l’ouest, à travers lesquelles le Rhin suit son cours. Noble fleuve aux eaux rapides et troubles, qui, semblable à un hardi montagnard, fait une descente des défilés de la Suisse pour recueillir le tribut de toutes les vallées qui se trouvent sur son passage. Une douce chaleur régnait dans l’air ; cependant ce n’était point ce calme d’un beau clair de lune comme ceux qui distinguent les soirées dans un climat plus favorisé. Il régnait une sombre tranquillité qui rappelait l’heure avancée du jour. C’était un moment qui invitait plus au repos qu’aux plaisirs. Les bourgeois de Duerckheim, dont les habitudes étaient simples, avaient fermé leurs portes de bonne heure, et, comme c’était l’habitude, celles de la ville furent closes lorsque l’horloge sonna huit heures. Les paysans du Jaegerthal n’avaient pas attendu si tard pour regagner leurs lits.

Néanmoins, il était près de dix heures lorsqu’une porte dérobée de la maison de Heinrich Frey s’ouvrit et donna passage à trois individus. Ils étaient enveloppés de manière à déguiser leurs personnes. Le chef de la bande s’arrêta pour voir si la route était libre, puis fit signe à ses deux compagnes, car c’étaient deux femmes, de le suivre ; la petite troupe poursuivit son chemin sous l’ombre projetée par les maisons. Elle atteignit promptement la porte de la ville qui conduisait à la montagne de l’Heidenmauer.

Il y avait cette nuit-là plus de troupes sur pied qu’à l’ordinaire à Duerckheim, quoique cette ville, et particulièrement dans ce moment où des armées ravageaient le Palatinat, ne fût jamais sans une garde convenable. Quelques hommes armés se promenaient dans la rue vers le point où elle était terminée par des fortifications, et on voyait une sentinelle sur le mur supérieur.

— Qui vive ? cria un arquebusier.

L’homme enveloppé s’approcha du chef des soldats et lui parla à voix basse. Il paraît que ces paroles furent satisfaisantes, car elles ne furent pas plus tôt prononcées, qu’un air affairé parmi les soldats annonça le désir d’obéir aux volontés de l’inconnu. On apporta les clefs, et la porte de la ville fut ouverte. Cet homme ayant procuré une sortie à ses compagnes, revint dans la ville, non sans s’arrêter un instant pour causer avec les sentinelles.

Une fois en dehors de la ville, les deux femmes commencèrent à monter. Le chemin était difficile, car il était tracé irrégulièrement au milieu de terrasses et de vignes, et on pouvait s’apercevoir que les membres de celles qui y étaient engagées en éprouvaient une grande fatigue.

Enfin, non sans s’être souvent arrêtées pour respirer et se reposer, elles atteignirent les ruines de l’ancienne muraille du camp. Là elles s’assirent l’une et l’autre dans un profond silence pour reprendre haleine. Le sentier par lequel elles avaient monté les avait conduites vers l’extrémité de la montagne qui dominait la vallée.

Le ciel était couvert de nuages en flocons, qui obscurcissaient la lumière de la lune, de manière à rendre tristes et incertains les objets qu’on distinguait au bas de la montagne, quoique, de temps en temps, cet astre si doux semblât voguer dans un champ d’azur, éclairant subitement tout ce qui se trouvait au-dessous de lui. Mais ces éclaircies momentanées étaient trop brusques pour permettre à l’œil de s’habituer au changement, et avant qu’il pût rien distinguer, la vapeur revenait de nouveau intercepter les doux rayons. Comme pour ajouter au caractère mélancolique de cette soirée, les sons plaintifs du vent se faisaient entendre au milieu des cèdres.

Un profond soupir poussé par celle qui, à son air et sa mise, semblait être d’un rang supérieur à l’autre, parut à sa compagne une permission de parler.

— Bon ! trois fois dans ma vie, dit-elle, j’ai gravi cette montagne la nuit, et peu de femmes de mon âge pourraient le faire en plein jour.

— Écoute, Ilse, n’entends-tu rien d’extraordinaire ?

— Rien que ma propre voix ; et pour une personne aussi silencieuse, c’est en effet quelque chose d’un peu extraordinaire.

— Il me semble réellement que j’entends un autre bruit. Viens vers la ruine ; je crains que nous ne soyons sorties dans un dangereux moment.

Toutes les deux se levèrent, et il ne se passa qu’une minute avant que leurs personnes ne fussent cachées, et il eût fallu un œil bien curieux pour remarquer leur présence. Il était évident que des pas se faisaient entendre presque dans la même direction. Ilse trembla, mais sa compagne, plus maîtresse d’elle-même, et mieux soutenue par sa raison, était autant et peut-être plus excitée par la curiosité que par la crainte. La hutte en ruine dans laquelle elles étaient cachées se trouvait sous le couvert des cèdres où pénétrait une lueur à peine sensible. Cependant ce fut à cette faible lueur quelles aperçurent une troupe d’hommes traverser le camp. Ils venaient deux à deux ; leur marche était rapide et presque sans bruit. Une armure qui brilla lorsqu’ils passèrent sous un endroit moins couvert d’arbres, avertit les deux femmes que c’étaient, des soldats.

Cette troupe était nombreuse, elle se composait de plusieurs centaines d’hommes. Elle venait du Jaegerthal, et, avec promptitude et silence, elle passait sous les cèdres et paraissait se rendre dans les plaines du Rhin.

Lorsque ces soldats, qui dans l’obscurité semblaient autant de fantômes, se furent éloignés, Ilse parut recommencer à vivre.

— En vérité, dit-elle, on croirait que ce sont des hommes : d’où viennent-ils ? vont-ils visiter le saint ermite ?

— Ne le pense pas. Ils sont descendus par les derrières de Duerckheim, et seront bientôt loin du lieu que nous désirons atteindre.

— Sainte Vierge ! quelle est l’origine de ces hommes et leur message sur la terre ?

Cette exclamation d’Ilse trahissait suffisamment la nature de son doute, quoique le calme de sa compagne prouvât assez que, maintenant que les hommes armés avaient disparu, elle n’éprouvait plus aucune crainte.

— Ceci peut être ou n’être pas un heureux présage, répondit l’autre en réfléchissant. Ils étaient en grand nombre et paraissaient des guerriers de belle apparence !

— Trois fois j’ai visité ce camp pendant la nuit, et jamais, jusqu’à ce jour, je ne m’étais crue destinée à voir ses habitants ! pensez-vous que ce soient des Romains, ou bien des soldats du roi des Huns ?

— Ce sont des hommes vivants. Mais n’oublions pas le but de notre voyage.

Sans permettre de nouvelles réflexions, celle qui paraissait la maîtresse se dirigea vers la hutte de l’ermite. Ses pas étaient timides et mal assurés ; car, quoique la réflexion lui donnât de la force, la subite apparition de ces troupes silencieuses au milieu du camp abandonné aurait pu effrayer une personne même plus hardie.

— Repose sur ce pan de muraille tes membres fatigués, bonne nourrice, dit la femme voilée, tandis que je vais entrer dans l’ermitage, tu m’attendras ici ;

— Allez à la grâce de Dieu. Parlez convenablement à l’anachorète ; que votre âme s’abreuve de calme et de bonnes paroles ; et s’il reste une bénédiction ou une relique, pensez à celle qui a soigné votre enfance, et qui peut dire avec fierté qu’elle a fait de vous une femme de mérite.

— Que Dieu soit avec toi, et avec moi aussi ! murmura Ulrike en s’éloignant lentement.

Elle hésita lorsqu’elle fut près de la hutte de l’anachorète ; mais, encouragée par les sons qu’elle entendait à l’intérieur, et convaincue que le saint homme était levé, car une lumière brillait à travers les crevasses du mur, elle prit enfin la résolution de frapper.

— Entrez, par la volonté de Dieu, répondit-on de l’intérieur.

La porte s’ouvrit, et la dame se trouva face à face avec l’anachorète. Le manteau et le capuchon tombèrent de la tête de la première, comme si sa main eût été trop faible pour les retenir. Ils se contemplèrent longtemps l’un et l’autre avec attention, et peut-être avec un air de doute. La femme, mieux préparée à cette entrevue, parla la première.

— Odo ! dit-elle d’une voix émue et triste.

— Ulrike !

Alors leurs yeux étudièrent péniblement les traces des changements que le temps ou les passions peuvent produire sur les visage humain. Sur celui d’Ulrike, on ne pouvait apercevoir que le développement d’une beauté plus mûre, et cette expression pensive que de profondes méditations et la perte d’espérances amènent ordinairement. Mais si elle-même n’avait point su quel était celui qu’elle venait chercher, et si sa mémoire n’avait pas retenu une si vive impression du passé, il est probable qu’elle n’eût point reconnu les traits du plus joyeux, du plus beau cavalier du Palatinat, dans l’œil abattu, quoique brillant encore, la barbe grisonnante et les traits fatigués, quoique fiers, de l’anachorète.

— C’est vous, Odo ! et sous l’habit de pénitent ! ajouta Ulrike.

— Oui, un pénitent dont l’âme est brisée. Vous me voyez voué aux mortifications et à la douleur.

— Que le repentir soit le bienvenu, quel que soit le moment où il arrive. Vous courbez votre corps dans la misère, et votre âme sera élevée.

Le reclus fit un geste vague, que sa compagne prit pour le signe de la croix, et inclinant la tête, elle répéta un Ave. Dans tous les grands changements soit religieux, soit politiques, l’esprit de parti attache une grande importance à des choses matérielles, qui par habitude et par convention finissent par être considérées comme les gages d’une opinion. C’est ainsi que, lorsque les révolutions sont subites et violentes, beaucoup prenaient le symbole pour la chose elle-même ; c’est ainsi que des hommes hasardent leur vie sur un champ de bataille pour soutenir un vain nom ou une disposition de couleurs particulière sur un drapeau, ou encore quelques termes insignifiants qui n’ont jamais été bien expliqués, et cela longtemps après que le mérite réel de la controverse a été perdu par la cupidité et le manque de foi de ceux auxquels le bien publie est confié ; c’est ainsi qu’en Amérique, où tout changement fut gradué et certain, l’oubli de ces bagatelles donna au pays une réputation d’inconstance, parce que, en attachant tant de prix à la réalité, nous négligeons les signes extérieurs, signes qui peuvent exciter l’imagination dans d’autres contrées, mais qui n’ont aucune influence chez nous. La réformation a fait de bonne heure de grands changements dans les formules de l’église romaine. La croix cesse d’être en faveur parmi les protestants, et après trois siècles on commence à admettre que ce symbole sacré est un ornement plus convenable pour les doigts qui nous montrent silencieusement le ciel au faîte de nos églises, que n’a jamais pu l’être un oiseau de basse-cour[1]. Si Ulrike avait été plus exercée dans ces sortes de distinctions, ou si son esprit avait été moins occupé de ses tristes réflexions, elle aurait pu penser que le mouvement de main de l’ermite, dans le signe auquel nous faisons allusion, trahissait une indécision et un doute, qui prouvait également ou une personne novice dans les pratiques de cette nature, ou un homme qui est sur le point d’abandonner une règle depuis longtemps établie.

Quel que fût ce signe, Ulrike n’y vit rien d’extraordinaire, et elle prit en silence le siége que l’anachorète lui indiquait, tandis qu’il se plaçait lui-même sur un autre.

Ils se regardèrent de nouveau avec tristesse. Ils étaient assis loin l’un de l’autre, et la torche jetait une vive clarté sur chacun d’eux.

— Le chagrin a pesé lourdement sur vous, Odo, dit Ulrike : vous êtes bien changé !

— Et l’innocence et le bonheur ont conservé vos traits, Ulrike : vous méritiez cette faveur.

— Avez-vous adopté depuis longtemps cette vie solitaire ? Mais peut-être je touche à un sujet qu’il ne faut pas traiter.

— Je ne sais pas pourquoi je refuserais au monde le profit de ma leçon : je dois encore moins prétendre au mystère avec vous.

— Je serais heureuse de pouvoir vous donner des consolations ; vous savez qu’il y a une grande douceur dans la sympathie de nos amis.

— Votre pitié est ce qui ressemble le plus à l’amour des anges ; mais pourquoi parler de cela ? vous êtes dans la hutte d’un ermite condamné par sa conscience aux privations et à la pénitence. Retournez dans votre heureuse habitation et laissez-moi au devoir solennel que j’ai résolu d’accomplir cette nuit.

En parlant ainsi, l’anachorète enveloppe sa tête d’un manteau de drap grossier, car il était évidemment disposé à sortir, et fit entendre un gémissement.

— Odo, je ne vous laisserai pas dans cet état ; ma vue a augmenté votre chagrin, et il serait peu charitable de vous quitter ainsi.

— Que voulez-vous, Ulrike ?

— Adoucir vos peines. Cette vie solitaire accable votre âme d’un poids trop pesant. Où avez-vous passé les années de votre jeunesse, Odo ? qu’est-ce qui vous a conduit à une pénitence aussi sévère ?

— Avez-vous encore assez de sensibilité pour vous intéresser au sort d’un proscrit ?

Une légère rougeur succéda à la pâleur d’Ulrike. Elle n’exprimait point une passion tumultueuse, mais elle était la preuve qu’un cœur tel que le sien ne pouvait jamais devenir indifférent pour celui qu’elle avait jadis si tendrement aimé.

— Puis-je oublier le passé ? dit-elle. Ne fûtes-vous pas l’ami de ma jeunesse ? ne fûtes-vous pas mon fiancé ?

— Et reconnaissez-vous ces liens si longtemps chéris ? Oh ! Ulrike, avec quelle inconcevable folie j’ai rejeté loin de moi un joyau sans prix ! Mais écoutez, et vous saurez de quelle manière le ciel vous a vengée.

La femme du bourgmestre, bien qu’elle fût vivement agitée intérieurement, attendait avec patience, tandis que l’ermite semblait se préparer aux révélations qu’il était sur le point de faire.

— Vous n’avez pas besoin de rien apprendre sur ma première jeunesse ; dit l’ermite, vous savez que, orphelin dès l’enfance, riche et noble de naissance, j’entrai dans la vie, exposé à tous les dangers des jeunes étourdis. J’avais la plupart des inclinations généreuses de ceux qui ne connaissent aucun souci, un cœur qui n’était pas entièrement dépourvu de sympathie pour un ami outragé, et qui n’était pas fermé à la compassion…

— Vous ne vous rendez pas justice, Odo ; dites que votre main était ouverte au malheur, et votre cœur rempli de bonté.

L’anachorète, bien que mortifié par la pénitence et la piété, n’entendit pas ces mots, prononcés par des lèvres si pures et si sincères, sans qu’un changement se manifestât dans ses traits ; ses yeux s’animèrent, et pendant quelques instants ils s’arrêtèrent sur sa compagne avec l’expression brillante de leur jeunesse ; mais ce changement échappa à Ulrike, animée du sentiment généreux qui l’avait portée à interrompre l’ermite.

— J’aurais pu être ainsi, reprit-il avec calme après un moment de réflexion, mais dans la jeunesse, lorsque nous ne sommes pas dirigés sagement, nos plus belles qualités deviennent souvent les instruments de notre chute. J’avais par-dessus tout des passions violentes, et les preuves irrécusables de leur violence se voient sur mon visage.

Ulrike ne répondit pas à cette remarque, car elle avait éprouvé combien il est facile aux caractères forts de subjuguer les faibles, et combien il est habituel au cœur d’attacher du prix aux qualités qui ont du rapport avec celles qu’il possède.

— Lorsque je vous connus, Ulrike, votre bonté, l’intérêt que vous sembliez prendre à mon bonheur, et le respect que les jeunes gens éprouvent naturellement pour l’innocence et la beauté, la confiance que vous m’inspiriez, adoucirent mon caractère fougueux, et me rendirent pendant un temps l’esclave de votre douceur.

Ulrike parut reconnaissante de ces éloges, mais elle garda le silence.

— Les liens qui unissent la jeunesse et l’innocence sont un des plus saints mystères de la nature. Je vous aimais, Ulrike ; avec pureté, avec une foi parfaite. Le respect que dans ma pénitence et ma vie solitaire j’accorde à ces signes sacrés n’est pas plus profond ou plus fervent que celui que j’éprouvais pour votre innocence virginale.

Ulrike trembla, mais ce n’était que le balancement de la feuille au passage du souffle de l’air.

— Je reconnais la vérité de vos paroles, murmura-t-elle, comme effrayée de hasarder le son de sa voix.

— Vous me rendîtes justice. Lorsque vos parents consentirent à notre union, je plaçai toutes mes espérances dans le mariage, car, tout jeune que j’étais, je me connaissais si bien, que je prévoyais qu’un esprit persuasif, bon, et cependant ferme comme le vôtre, était nécessaire pour dompter mon caractère. Une femme subjugue le cœur d’un homme par sa tendresse, par sa dépendance même, et elle obtient tout ce que la fierté de l’autre sexe refuserait à un pouvoir plus évident.

— Éprouviez-vous réellement tous ces sentiments ?

— Ulrike, j’éprouvais plus, j’étais convaincu de plus de choses, et j’en craignais plus encore que je n’aurais osé l’exprimer ; mais tout sentiment de fierté est passé maintenant. Que dirai-je de plus ? Vous savez de quelle manière des esprits hardis commencèrent à discuter sur les mystères et les dogmes de l’Église vénérable qui depuis longtemps gouverne la chrétienté, et que quelques-uns furent assez téméraires pour anticiper sur les raisonnements et les changements des têtes plus prudentes, par des actes audacieux. Il en est toujours ainsi des réformateurs d’abus, jeunes, et dont l’imagination est exaltée. Ne voyant rien que les torts, ils oublient les moyens par lesquels ils sont produits, et ne s’aperçoivent pas des causes qui peuvent adoucir, sinon justifier le mal.

— Et malheureusement c’était là votre caractère ?

— Je ne puis le nier. Jeune et sans connaissance des diverses causes qui tempèrent chaque théorie lorsqu’elle est mise en pratique, je n’envisageais que le but.

Bien qu’Ulrike attendit avec impatience quelques excuses du pénitent sur ses propres fautes, elle continua de garder le silence. Après quelques minutes de réflexion la conversation continua :

— Il y avait parmi vos amis, Odo, des personnes qui pensèrent que l’outrage fut moins grand que le couvent ne le rapportait.

— C’était le désir qu’elles en éprouvaient qui les portait à cette indulgence, répondit l’anachorète d’une voix humble ; il n’est que trop vrai que, échauffé par le vin et égaré par la colère, je fis violence, en présence de mes gens armés, à ces objets sacrés pour lesquels les catholiques ont tant de vénération. Dans un montent d’ivresse et de folie, je pensai plus aux applaudissements grossiers de parasites pris de vin, et à la confusion d’un prêtre, qu’à la juste colère de Dieu ! Dans mon impiété je foulai aux pieds l’hostie, comme depuis Dieu foula aux pieds mon orgueil.

— Pauvre Odo ! ce crime affreux changea nos deux destinées ! Et vous adorez maintenant cet Être auquel vous avez fait une si grande injure ! votre cœur est revenu à la foi de votre jeunesse.

— Cela n’était pas nécessaire pour me faire sentir tout le poids de ma faute ! s’écria l’anachorète dont les yeux commencèrent à perdre cette expression de sensibilité que lui avait inspirée la présence de la douce Ulrike, et qui s’animèrent du feu d’un remords entretenu depuis si longtemps dans les habitudes d’une sombre dévotion. Le Seigneur de l’univers n’est-il pas mon Dieu ? l’insulte était pour lui ; soit qu’il y ait erreur dans une forme de religion ou dans une autre, j’étais dans son temple, au pied de ses autels, en la présence de son esprit ; je me moquai des devoirs qu’il impose, je défiai son pouvoir, et tout cela pour obtenir un indigne triomphe sur un moine effrayé !

— Malheureux Odo ! ou cherchâtes-vous un refuge après cet acte de folie ?

L’anachorète regarda attentivement sa compagne, comme si des images touchantes et terribles se fussent mêlées en foule dans son esprit.

— Mes premières pensées furent pour vous, dit-il ; le coup téméraire de mon épée ne fut pas plus tôt porté, qu’il me sembla voir un abîme s’ouvrir subitement entre nous. Je connaissais votre piété sincère, et je ne pouvais, même dans ce moment de folie, me tromper sur votre décision. Lorsque je fus en lieu de sûreté, je vous écrivis la lettre à laquelle vous répondîtes, et dans laquelle vous mêlâtes tant de fermeté et une si grande horreur pour mon crime à une sensibilité si touchante. Lorsque vous renonçâtes à moi, je devins errant sur la terre, et depuis ce moment jusqu’à celui de mon retour en ces lieux, je continuai cette vie vagabonde. Quelque puissance dans le pays et de fortes amendes sauvèrent mes domaines, qu’une vie de pèlerin et de soldat ont beaucoup augmentés ; mais jamais, jusqu’à l’été dernier, je n’ai senti le courage d’aller revoir les lieux où ma jeunesse s’est écoulée.

— Quels pays parcourûtes-vous, Odo ?

— J’ai cherché un soulagement à mes maux dans toutes les positions de la vie : dans la gaieté et les dissipations des capitales ; au fond des ermitages, car celui-ci est le quatrième que j’occupe ; dans les armes, au milieu des hasards de la mer. Dernièrement, j’ai combattu pour la défense de Rhodes, ce malheureux boulevard de la chrétienté. Mais partout où je me suis arrêté, dans tous les travaux que j’ai entrepris, le souvenir de mon crime et de mon châtiment m’a poursuivi. Ulrike, je suis un homme voué au malheur !

— Cher Odo, Dieu est miséricordieux pour de plus grands coupables encore. Vous retournerez dans votre château depuis si longtemps abandonné, et vous y vivrez en paix.

— Et vous, Ulrike, mon crime vous a-t-il causé de la douleur ? Vous au moins vous êtes heureuse ?

Cette question causa à la femme de Heinrich Frey beaucoup de malaise. Ses sentiments pour Odo de Ritterstein avaient participé de la passion, et ils étaient encore revêtus des prestiges de l’imagination, tandis que son attachement pour le bourgmestre tenait du devoir et de l’habitude. Cependant le temps et la conscience des obligations de son sexe, sa tendresse pour Meta qui était un lien entre elle et son mari, donnaient à ses sentiments le calme qui convenait à sa situation présente. Si sa volonté eût été consultée, elle n’aurait point touché cette corde ; mais puisque cette question lui était adressée, elle sentait la nécessité d’y répondre avec dignité.

— J’ai le bonheur d’avoir un mari honnête et une fille affectionnée, dit-elle ; tranquillisez-vous à ce sujet. Nous n’étions pas destinés l’un à l’autre, Odo ; votre naissance seule était un obstacle que nous n’aurions pu vaincre entièrement.

L’anachorète courba la tête, et parut respecter la réserve d’Ulrike. Le silence qui succéda ne fut pas dépourvu d’embarras ; il fut interrompu par les sons d’une cloche qui vinrent de la montagne de Limbourg. L’anachorète se leva, et tout autre sentiment fut remplacé par un retour subit de ce repentir cuisant qui le Illustration poursuivait depuis si longtemps, et avait plus d’une fois été près d’altérer sa raison.

— Ce signal, Ulrike, est pour moi.

— Irez-vous à Limbourg, à cette heure ?

— Pénitent humilié, j’ai fait ma paix avec les bénédictins au moyen de l’or, et je vais m’efforcer maintenant de faire ma paix avec Dieu. Ce jour est l’anniversaire de mon crime, et il y aura une messe de nuit pour son expiation.

La femme d’Heinrich écouta cette déclaration sans surprise, quoiqu’elle amenât l’interruption subite de son entrevue avec l’ermite.

— Odo, votre bénédiction ! dit-elle en s’agenouillant.

— Vous exigez de moi une telle dérision ? s’écria l’ermite les yeux égarés. Allez, Ulrike ! Laissez-moi avec mes fautes.

L’anachorète parut irrésolu pendant un moment ; puis se précipitant avec fureur hors de la hutte, il y laissa Ulrike à genoux.



  1. L’auteur cite une expression du poëte Wordsworth, et fait allusion à l’usage de placer un coq au faîte des clochers.