Louis-Michaud, éditeur (p. 305-312).


XXIII


Jean-Norbert n’était rentré qu’au soir, après avoir charrié du bois pour le fournil. Jumasse, lui, après avoir déversé des fumiers sur le champ, était parti commander du charbon au village. C’était la Guilleminette qui, comme de coutume, avait mis bouillir la marmite à la crémaillère. À la nuit tombée, le paysan, sa femme et Michel s’étaient attablés au chaud de la cuisine. Sybille prise d’un mal s’était enfermée chez elle.

Jean-Norbert sombre, les yeux fuyants, ne desserra pas les dents. Comme il gelait, les souches pétillaient clairement sur les landiers. Ce fut un de ces soirs de silence lourd où, cran à cran, s’entendait tomber en grinçant le poids de l’horloge. Il y avait juste deux mois que Jaja était morte, doucement, sans une parole, ses mains à son ventre par où la vie était partie. Un débarras après tout. Barbe, soir et matin, en priant, ajoutait son nom à la litanie des âmes pour lesquelles elle intercédait. Un peu de terre sur ses quatre planches l’avait reculée si avant dans l’oubli que personne ne pensait plus à elle. Michel seul savait bien qu’elle n’était plus là : il n’aimait plus lire et languissait. Guilleminette, une fois, s’en ouvrit à Jumasse.

— Veux-tu que j’te dise, l’homme ? J’ai mauvaise idée. Tout arrive à malheur dans not’maison depuis y a beau jour. Not’ dame n’voit plus que des morts dans les cartes. Ça a d’abord été not’ Jaja avec le petit qui lui était sorti tout bleu comme un fruit. Et, pour ce qui est de son frérot, dame ! c’est un oiseau pour le chat, ou je n’suis point la Guilleminette.

Miche] n’osant plus dormir seul dans la pièce où si longtemps il avait eu son lit près du grabat de Jaja, Barbe avait fait déblayer un refuge qui joignait sa chambre : Jumasse y avait porté les matelas. Mais l’enfant toujours s’agitait, pleurait, se réveillait en appelant sa sœur morte.

— Dis un chapelet, mon fî, lui conseillait Barbe. Ça te passera.

À neuf heures, Jean-Norbert souffla la lampe. De toute la soirée, son asthme ne l’avait pas quitté : ce fut Jumasse qui dut dire les prières ; le bon Dieu des campagnes n’aime pas entendre créceller trop haut la voix des femmes dans le soir des maisons. Personne ne savait si le Vieux était rentré, mais on ne s’inquiétait plus : peut-être il s’était attardé chez un de ses bâtards.

Au petit matin, un homme, qui partait faucher des roseaux dans le marais, accourut annoncer qu’il avait vu Monsieur, le nez en terre, tout raidi par le gel.

Jumasse aussitôt appela Jean-Norbert qui se mit à claquer des dents, tout le corps comme secoué par une danse de Saint-Guy. Il voulut parler, les mots ne sortaient pas ; et il finit par se rouler à terre en cognant sa tête au mur.

Le valet alors attela Jeannette au tombereau, et, l’homme allant devant, ils se dirigèrent vers le marais.

Le baron était tombé en avant, d’une fois, les talons en l’air, les bras le long du corps, gardant sur la tête son pétase piqué d’une plume de héron. La nuit étant sans lune, il avait dû être tué à la tombée du jour, dans les dernières clartés. L’assassin l’avait attendu, caché dans le bois ; il l’avait visé par derrière ; la charge avait frappé entre les épaules. Le sang gluait au trou fait par la balle dans le drap de la veste ; un caillot collait la bouche au sol. Personne n’avait entendu le coup.

L’homme et Jumasse l’ayant retourné, prirent le baron par la tête et les pieds. Monsieur vint d’une pièce, rigide, droit comme une planche ; et à petites fois, fléchis sous le poids, ils le haussèrent jusqu’au tombereau. Puis, Jumasse, avec son mort, s’en retourna au château, les pieds dépassant, très grands.

Jean-Norbert, de derrière les vitres, vit arriver le convoi, froid, les yeux vides ; Guilleminette tapotait dans les mains de Barbe couchée sur le lit, les nerfs chavirés. Sybille entra, regarda son père, et, sortant brusquement, s’en alla au-devant du tombereau. Alors seulement le paysan quitta la fenêtre, descendit le perron et, sa casquette à la main, commença de marcher près des roues, sans un mot.

L’homme, ayant grimpé dans le véhicule, doucement poussa le baron vers Jumasse : tous deux soufflaient, suant, ayant peine à manier ce grand cadavre qui, par delà la mort, continuait à peser du même poids qu’il avait pesé durant la vie. Un chemineau qui passait ayant été requis, on déposa le baron sur un lit de paille, au pied de l’escalier où il resta seul, les yeux grands ouverts et semblant regarder les ancêtres dans leurs cadres.

Une heure après, arrivèrent le garde-champêtre et les gendarmes : ils demandèrent Jean-Norbert pour l’admonester d’avoir ramené le mort. On ne sut pas où il avait passé. Barbe, toujours au lit, toute molle comme une enfant, gémissait, priait, réclamait le curé Custenoble. Quand une carriole l’amena, tout le village était déjà dans les cours. Il alla droit au mort, récita les prières, l’aspergea d’eau bénite ; il dut fermer les yeux pour ne pas être distrait par le rictus ironique qui tirait la bouche sur le côté. Dame Barbe, soutenue par l’Ensevelisseuse, était venue s’agenouiller près de Monsieur.

Ce ne fut que dans l’après-midi que le parquet arriva. Jean-Norbert quitta les combles où il s’était tenu caché et lui-même mena les juges vers la botte de paille où gisait le baron. On décida de transporter le corps où il avait été tué. Un dur soir d’hiver tombait sur les magistrats, les gendarmes et Jean-Norbert, tandis que Jumasse et l’homme, penchés par-dessus la victime, expliquaient. À la file, ensuite, on repartit.

Le meurtre s’avérait simple, sans complications. M. de Quevauquant avait été tiré comme un gibier par quelqu’un qui l’avait guetté dans le taillis. Il ne s’agissait plus que de découvrir le meurtrier.

Au bout du troisième jour, le permis d’inhumation fut délivré. Les gendarmes enlevèrent les hardes ensanglantées pour servir de pièces à conviction et la Guilleminette put faire la toilette de son mort. Elle le lava, lui passa une chemise fraîche, l’enveloppa du suaire, s’interrompant parfois pour presser sur les paupières qui ne voulaient pas se fermer.

Le menuisier et son ouvrier arrivèrent le soir avec la bière. Jean-Norbert, pour honorer la race, s’était départi de sa ladrerie habituelle et avait commandé un cercueil en vieux chêne, boulonné d’acier. Il regarda tranquillement les deux hommes prendre le Vieux par la nuque et les talons et le coucher parmi les copeaux : jamais M. de Quevauquant n’avait paru aussi terrible que dans son drap blanc, la mâchoire retenue par une mentonnière sous son nez en faucille et regardant droit devant lui, par delà les temps. Toute grimace ayant disparu, il eut la beauté des portraits de la lignée.

M. Custenoble, le lendemain matin, vint faire la levée avec le sacristain et les deux enfants de chœur en robe rouge trop longue où se prenaient leurs pieds. L’énorme Gédéon avait prêté une charrette basse et sa meilleure paire de chevaux. Un grand drap de lit recouvrait le cercueil. Le temps s’étant mis au dégel, on piétinait dans des terres molles. Jean-Norbert, repris d’un accès furieux de son asthme, sans lever les yeux, suivait, pêle-mêle avec le notaire et les familles des six bâtards. Ceux-ci laissaient paraître une douleur sincère, orgueilleux de ce trépassé qui leur avait donné la vie. Piéfert, un peu en arrière, causait avec Firmin Lechat et lui proposait le rachat de sa créance. Il parlait d’un arrangement qu’il avait fait avec le baron quelques jours auparavant. Derrière eux, des gens se rappelaient avoir entendu sonner le cor pendant la nuit de l’ouragan.

Tous les villages défilèrent à l’offrande ; il fallut six hommes pour porter la bière au cimetière. L’illustre sépulture, en s’ouvrant, laissa voir une vingtaine de cercueils à demi défoncés et s’alignant sous la nuit des voûtes. Jean-Norbert, d’un geste vague qu’acheva le fossoyeur, versa la pelletée de l’éternité : l’écho s’en prolongea dans la nef tombale comme si, là-dessous, s’enterrait le dernier bruit des hallalis. À travers les abat-sons coptait le glas : on entendait grelotter les sanglots du blond et gras Landrien. Ainsi s’en alla de sa mort rouge, ce Gaspar de Quevauquant qui, dans un autre temps, eût été un bandit glorieux.

On crut que Jean-Norbert, à la mode du pays, donnerait un repas après les funérailles : il ne desserra pas les dents et rentra au château tout seul, s’engluant les semelles dans les labours par lesquels il avait pris pour allonger la route. Comme il arrivait, il tomba sur Sybille habillée de sa petite robe noire, un long voile de crêpe à son chapeau, et qui se dirigeait vers le village. Tous deux tressaillirent en s’apercevant, et aucun n’avait regardé l’autre.

Elle marchait vite, de ses jambes hautes qui avaient été celles des amazones de sa famille. On la vit passer de chez les Biatour : Pierre du marchand s’en alla sur le chemin et, sans idées, la regarda prendre le sentier qui menait à la cure. Lui et Guilleminette étaient les seuls à savoir le secret de la mort de Jaja. Au bout d’un instant la robe noire s’enfonçait entre les buis du jardin. Personne ne sut ce qui fut dit dans le petit parloir, sous le grand Christ aux bras en croix. Sybille ressortit au bout d’une heure, comme le soir encore une fois tombait.


FIN