Louis-Michaud, éditeur (p. 115-123).


X


Un buggy attelé d’un cob fringant passa le pont, fit le tour de l’ancienne cour d’honneur et s’arrêta devant Jumasse qui remmanchait une bêche.

— Hé ! l’ami, n’y a-t-il personne au château ?

— Ben ! Y a moi d’abord, pour vous servir, m’sieu Lechat.

— C’est que j’ai quelque chose qui peut-être bien ferait plaisir à quelqu’un d’autre qu’à toi encore.

— Mâtin ! la belle pièce ! s’écriait alors le valet à la vue d’un chevreuil qu’il lui montrait et dont les fins sabots dépassaient le bord de la voiture. V’là qui vous fait honneur.

— Oui, je crois. Je l’ai tué ce matin même comme il sortait du bois et je l’apporte tout chaud à M. Jean-Norbert ou à ces dames, selon que ça tombera.

— Attendez, je vas voir à l’appeler.

Et la main en cornet à la bouche, Jumasse huchait :

— Hé ! not’ maître, y a là quéqu’un qui vo demande.

— Si c’est pour de l’argent, dis-lui que j’y suis point, criait le paysan d’une des lucarnes du toit. Mais, pardon, excuses ! Je vois ben maintenant à qui j’ai à faire. Ah ben, c’est Firmin Lechat que voilà ? Minute, je descends.

Le bruit de ses épaisses semelles à caboches s’appesantit de marche en marche ; et enfin ils se tapaient dans les paumes, Jean-Norbert, en hardes de travail, le petit Lechat chaudement vêtu d’une pelisse, des gants de cuir jaune, une plume de coq de bruyère passée dans la ganse de son chapeau tyrolien. L’œil rond et rusé dans une face rougeaude, il avait le verbe haut et le geste décidé des gens qui ont réussi dans la vie, encore joli homme sous ces cinquante ans passés.

— J’ai pensé que ça vous ferait plaisir, baron. C’est frais, c’est proprement tué ; il n’y a pas une plus belle pièce à vingt lieues de pays.

Lechat, solide et nerveux, retira le chevreuil et le tenant par les pattes, la tête pendante, avec un filet de sang aux naseaux, il obligeait Jean-Norbert à le soupeser.

— Non, mais pesez donc !

— Ah ben ! c’est bien du plaisir, hein, Jumasse ? Quand Môssieu le verra…

— Oh ! se mit à rire Lechat, ce n’est pas sa faute si c’est point lui qui l’a abattu ! Et vous savez, il se connaît en belles prises. Mais, Dieu merci, je suis bon enfant ; je n’ai pas oublié ce que je lui dois, je suis un peu comme de la famille, hon ? Et alors comme ça, quand j’entends un coup de feu, je sais tout de suite d’où ça vient. Et je me dis : Bon ! encore un lièvre de parti, ou une bécasse, ou un faisan selon que c’est dans les labours ou dans les bois. Ha, ha ! baron, on est des amis, hon ! pas vrai ? Sans ça…

— Je vous crois, dit Jean-Norbert, les yeux vides.

La bête gisait, d’un poil d’argent bruni, le jabot troué par les chevrotines. Lechat, penché, touchait du bout de ses gants la beauté de la plaie.

— Hein ? Droit au cœur !

Il fit des recommandations à Jumasse pour le dépiautage ; il parlait avec rondeur et importance. Il vanta sa maison, ses deux vaches, sa basse-cour, son petit cheval : il en avait deux autres à l’écurie.

— D’ailleurs, faut venir, baron : nous ferons sûrement affaire pour une chose ou une autre… Et puis, vous savez, j’ai toujours de l’argent à placer : ça serait pour vous à petit intérêt ; même si c’était votre idée, je vous rebâtirais votre bicoque… Quand je dis bicoque, je m’entends.

Jean-Norbert baissa la tête et regardant à ses pieds :

— Oh ! nous ne sommes pas fiers, ce n’est plus comme autrefois : tout a bien changé. Nous sommes devenus des paysans, nous sommes des gens de la terre. Vrai, m’sieu Lechat, pas autre chose que des gens de la terre.

Lechat protesta :

— Ne dites donc pas ça : vous êtes un vrai baron et Mme Jean-Norbert est aussi une vraie baronne, et Mlle Sybille… Vous êtes tous des barons. Bonaparte n’avait même pas cela quand il a commencé et il est devenu empereur.

Jean-Norbert se demandait où il voulait en venir, toussant dans le creux de sa main.

— Oui, c’est ben honnête à vous, Firmin Lechat, parce qu’enfin y en a ben qui ont fait leur affaire avec l’argent des Quevauqnant et qui l’ont oublié.

— C’est pour ça que s’il vous fallait un jour, hon ? tout à vous, mon cher, vous m’entendez Mais quoi ! je ne me trompe pas, c’est bien mamzelle la baronne que j’aperçois là derrière la fenêtre… Vous lui direz bien des choses de ma part.

— Ben, entrez plutôt, c’est ben le moins, quand on s’est dérangé comme vous.

— Ma foi, pour vous faire politesse.

Lechat tirait son petit cheval par la bride et l’attachait à l’anneau pendant que Jumasse, chargeant le chevreuil en travers de son épaule, le portail à la cuisine. Jean-Norbert ouvrit la porte au haut du perron : très vite, de ses petites jambes agiles et excurvées, Firmin Lechat montait les quatre larges degrés de pierre : tout petit dans la vaste salle, mais la tête haute, il sembla se mesurer à l’ancienne fortune des Quevauquant. Jean-Norbert, ensuite, d’un coup de son bonnet, saluait les portraits d’aïeux dans l’escalier. Lechat, lui, soulevait à demi son chapeau à plume de coq.

— Allez ! je les connais tous comme si c’étaient les miens. Deux fois l’an, je les passais à l’eau. Et ce n’est pas pour dire, mais ils auraient besoin d’un bon coup de torchon, baron.

Jean-Norbert poussa Lechat dans la chambre. Barbe justement quittait la cuisine où l’avait appelée Jaja pour lui montrer le chevreuil.

— Ah ! quelle bête ! s’écria-t-elle. Sûrement, ça vous fait honneur, m’sieu Lechat. Mais je m’excuse, je ne vous ai pas seulement dit merci. Ne croyez pas au moins que ce soit par impolitesse.

Lui, se courbait, les bras ronds, très à l’aise, comme de la maison.

— Madame la baronne et vous, mamzelle la baronne, je vous rends mes devoirs ; mais ne me remerciez pas, c’est pas la peine. Entre voisins comme nous.

— Mais si ! mais si ! n’est-ce pas, Sybille, que c’est bien aimable à ce m’sieu Lechat ?

— Mais oui, sans doute, fit Sybille d’un ton pincé, d’autant plus que le gros gibier n’abonde plus par ici : il est passé de votre côté.

Lechat parut ne pas remarquer l’ironie, et se rengorgeant :

— Ah ! chez moi, mademoiselle Sybille, c’est toujours comme au bon temps… Allez, je n’ai pas à me plaindre. D’ailleurs, si le cœur vous en dit… J’ai une bonne petite carabine de dame, légère à la main… On vous fera tirer des pièces.

— Oh ! dit-elle, une ombre aux yeux, nous ne chassons plus. C’était bon pour les aïeules.

— Ça ne fait rien, mamzelle : je vous enverrai le poney-chaise tout de même. Croyez-moi. vous prendrez du plaisir. Il y a maintenant une rivière qui traverse ma propriété. J’ai bien fait les choses. Et puis, vous verrez ma fille et mon garçon…

Barbe, emmitouflée de châles, souriait, les yeux doux, le trouvant très bien, ce Lechat, qui lui évoquait la domesticité seigneuriale du beau temps. Sybille, d’un plissement du coin de l’œil, le toisait de la tête aux pieds, supputant de combien de morceaux de Pont-à-Leu était faite l’importance de ce petit homme qui, devant elle, osait se donner des airs de maître.

Lechat ne tarissait pas. Il loua les vertus de sa défunte femme ; son fils était un jeune homme modèle, dont il ferait un agronome et un éleveur. Quant à Lydie, sa fille, c’était un prodige d’ordre et d’activité, une vraie petite femme déjà. Lechat vantait sa progéniture comme il vantait ses petits cobs, ses engrais, ses poules, mais d’une rondeur si naturelle qu’on oubliait qu’il y avait peut-être chez ce bonhomme goguelu et madré l’arrière-pensée d’une affaire. Il avait appelé sa maison « Mon Plaisir ».

Patient et dissimulé, Jean-Norbert ne disait rien, l’œil terne, comme une glace retournée du côté de l’étamure. Peut-être lui aussi suivait une idée, personne n’aurait su dire laquelle. Il était comme l’ombre d’un nuage par-dessus le champ.

Firmin Lechat demeura toute une heure, gai, satisfait, bruyant, bouche close, à travers son bruit de paroles, sur le vrai but de sa visite. À la fin, comme le petit cheval, flairant Bayard dans son écurie, tirait sur l’anneau et donnait des coups de sabots dans la voiture, il parut se rappeler qu’il devait passer à l’étude de son notaire dans la matinée.

— Vous savez bien, le bois du Grand-Cerf, de l’autre côté des anciens étangs, le pharmacien Créquion l’avait acheté à m’sieu le baron, votre grand-père, et voilà, c’est moi qui à mon tour l’achète au fils Créquion le filateur, qui s’est mis dans de mauvaises affaires.

Lechat, dans sa malice, sembla toucher là volontairement à la grande plaie de la maison, ce patrimoine arraché à poignées comme la laine du dos d’un mouton. Il pirouetta sur ses talons, secoua la lourde patte de Jean-Norbert, avança vers les dames sa main gantée de peau de chien, cérémonieux, le bras arqué et le coude haut, comme un gentleman. Barbe s’était levée. Sybille, la sentant pleine de considération pour ce drôle qui lui faisait si impudemment renifler leur argent, la prit en pitié. Elle se laissa toucher les doigts, restée assise, la tête droite. Comme il levait ses yeux ronds et rusés, petit à côté de sa grande taille de femme, il lui vit sous la barre du sourcil l’œil d’oiseau de proie des Quevauquant.

« Pas commode, la jument ! » pensa-t-il. Mais son assurance d’homme riche n’en fut pas démontée.

— Aux beaux jours, c’est dit, hon ? fit-il dans un dernier salut.

Jean-Norbert l’accompagna jusqu’à son buggy. Il détacha la bride de l’anneau et se plaça à la tête du petit cheval, tandis que Lechat se calait, poussait sous ses jambes la couverture.

Houp là ! Le cob d’un élan s’enleva, les roues rebondirent sur le pavé de la cour.

— Quand vous voudrez ! cria le petit homme, demi-retourné sur lui-même et saluant du fouet Sybille, droite maintenant contre la fenêtre.

Le buggy comme une flèche fila entre les piliers du porche. Le baron, qui sortait de la chênaie, son fusil à l’épaule, l’aperçut de loin et tira un coup de feu en l’air pour attirer l’attention de Lechat ; il n’aurait pas été fâché de lui soutirer quelque argent. Mais la voiture volait par la route. « Ouais ! pensa-t-il. S’il en était venu apporter à mon gueux de fils ! » Il se dirigea vers la cuisine. Jumasse à la pointe d’un couteau doucement levait la peau du chevreuil.

— Ah ! ah ! s’écriait-il aussitôt, c’est ce cochon de Lechat qui a tué cette pièce-là ? M’est avis qu’il ferait bien de me laisser tirer mon gibier moi-même.