Louis-Michaud, éditeur (p. 19-26).


II


Le paysan, lui, doucement montait le grand escalier, dans le hall d’entrée. Bottés et sanglés, dague à la ceinture, les invités aux chasses jadis y venaient attendre que les valets leur amenassent leurs montures. Au long du mur, dans le crépit éraillé, douze portraits faisaient face à la massive balustrade, sculptée en rinceaux et en feuillages, tous très grands, en pied, seigneurs et dames de haute mine sous leurs pourpoints sombres et leurs corsages de satin ramagé. Un seul, tout d’or et d’acier sous le heaume et la cuirasse, avait été un grand homme de guerre. C’étaient les ancêtres, gentilshommes de tournois, de cour, de salons et de camps, que l’amour et la politique avaient couplés avec le sang bleu des aïeules, gerfauts et colombes dans la volière de la race. À six ans, son père, le baron Gaspar, lui prenant la main, le menait un jour par l’escalier, disant leurs noms l’un après l’autre. À chaque nom, il saluait et l’enfant saluait aussi. Ç’avait été à peu près la seule instruction qu’il lui avait donnée, la jugeant suffisante. Il disait : « Le reste ne chaut. »

Les fiers et hautains visages, sous leur peinture craquelée, ainsi avaient fini par devenir pour Jean-Norbert des espèces de vivants silencieux qui restaient mêlés à la vie du manoir.

Cette fois encore, selon l’habitude quotidienne, il s’arrêta devant chacun des portraits, tirant sa casquette de peau de renard et les saluant par leurs noms.

— Césaire-Hildebert-Gonzague, seigneur de Quevauquant, Hurtebise, Marache et Louveigné, salut ! Nicodème-Gervais-Silvère, baron de Quevauquant, seigneur de Corbion, Grand-magne, Notre-Dame-des-Hayons, Robessart et Pont-à-Leu, salut ! Martial-Samson-Roch-Hugues-Césaire, baron de Quevauquant, Pont-à-Leu et autres lieux, mon trisaïeul, salut…

Il enfila un couloir, s’arrêta devant une porte, écouta, comprimant à deux mains son asthme. Une botte, violemment lancée dans le panneau, manqua fendre l’ais en deux. Comme il était couard, il se rejeta dans l’escalier et précipitamment gagna la grande cour, une aire en partie dépavée, trouée d’orées de souterrains, vaste comme une place de village, avec un tronçon de potence au milieu, et bordée, du côté des anciennes douves, par les restes d’un mur que bastionnait un porche en pierre, aux piliers trapus, couronnés d’un tympan d’armoiries à peine visibles encore sous l’or moussu des lichens. Une arche, jetée par-dessus le fossé, reliait l’immense terre-plein à la berne extérieure. Depuis dix ans, les douves n’avaient plus été curées : aux fortes pluies, elles s’emplissaient d’eaux lourdes : des saules, des osiers, des orties pêle-mêle avaient poussé sur les bords.

Cependant, du côté de la façade ouest, l’ancien lit s’excavait, plus profond. Au temps des derniers fermiers, les bestiaux, en descendant s’y abreuver, avaient même, sous leur piétinement continu, à la longue abaissé la berge et une large mare s’était formée où Jumasse, quelquefois, à la fourche, allait piquer des anguilles. Maintenant, il n’y venait plus que les porcs, à la garde d’Adelin, le petit porcher, ou la vache de la Guilleminette menée par Jaja. Il y avait près d’un an que la leur avait crevé de tympanite.

Jean-Norbert, oblique et furtif, fit le tour du château, regardant les dégâts qu’avait faits l’ouragan de la nuit. Tout en marchant, il épiait si le baron n’allait pas apparaître à l’une de ses dix fenêtres. Une gouttière avait été arrachée ; un pan du toit béait à nu, défoncé ; des débris de cheminée en tous sens gisaient. Pont-à-Leu, ainsi, chaque année, de ruine, d’usure et d’incurie, un peu plus s’en allait. L’autan, l’âge et les rats ployaient les charpentes, effritaient les briques et dévastaient à petites fois, de la base au faîte, l’énorme bicoque féodale, la mûrissant pour le grand coup de cognée du bûcheron qui vient le dernier.

Jean-Norbert, rejeton tardif de la forte souche, issu entre un panier à coutures et un évier, semblait avoir été mis au monde pour être un témoin. Il assistait au désastre de l’héritage ; il mesurait les progrès de la ruine, lui, le rebut de la grande humanité violente, des Quevauquant séculaires. Une vision lui était restée de sa petite enfance : le vacarme des meutes, le piaffement des chevaux, les chasses en habits rouges par les bois et la plaine, la grosse ripaille des hobereaux d’alentour prolongée jusqu’à l’heure où le jour, tombant par les fenêtres sur une fin d’orgie, laissait voir les convives roulés en tas sous les tables. Jamais, du reste, sa mère n’apparaissait.

Les rires, les cris, les fureurs nées des nourritures rouges et du vin, en dégorgeant par le vomitoire des corridors, soufflaient en bourrasque jusqu’à elle et ne la troublaient pas. Silencieusement, pendant dix ans, elle avait été, dans l’ombre, la maîtresse et la servante, reprisant le linge, réglant la dépense, veillant à tout, sans se montrer, petite figure humble, passive et douce, cachée derrière le rideau d’un ouvroir et qui ne semblait pas compter dans la vie du puissant seigneur.

Une nuit, un cri aigu d’enfant avait été entendu par delà les portes : Jean-Norbert sournoisement faisait son entrée dans la lignée, en l’écartelant de bâtardise. Mais à un an de là, comme le baron chargeait un sanglier, il culbuta sous la ruée du monstre qui lui labourait le flanc et que tout de même il achevait à la dague. On le transporta mourant : la sainte Église, au seuil de l’autre vie, lui fit des admonestations suprêmes. Il espéra gagner les célestes faveurs en régularisant, par l’échange des anneaux, le scandale de sa vie païenne. La simple Micheline, la fille des Bœuf, estivandiers et petits cultivateurs, en pénétrant à son tour dans la chambre où avant elle était entrée la mort, sembla y avoir du coup ramené la vie.

Cependant Pont-à-Leu, au bout de quelques mois, de nouveau lâchait ses meutes, rallumait ses flambeaux, réattelait à ses carrosses les quatre paires de chevaux qui, sous le caparaçon, avaient failli mener le baron au cimetière.

Rien ne parut avoir changé : Micheline elle-même ne cessa pas d’être la bonne servante soumise qui reprisait le linge, venait en aide à la domesticité et soulignait de sa petite ombre le déclin magnifique d’une grande maison.

Jean-Norbert, à quinze ans, vit vendre le chenil, diminuer le nombre des valais et s’accourcir le domaine. Quelquefois un des marmenteaux tout entier tombait sous l’assaut du bûcheron, faisant un grand trou noir dans le déroulement vert des futaies. Comme on jette une bûche dans l’âtre, les arbres, les champs les métairies, les champeaux, hypothéqués, sur-hypothéqués et finalement vendus, à mesure alimentaient le feu de joie de cette perpétuelle fête de la Saint-Jean où l’on mettait flamber, selon le besoin, des parts entières du domaine.

Un vent de démence souffla furieusement : le baron ne pensa plus qu’à se créer des ressources par tous les moyens que lui mettaient aux mains les restes d’une vaste fortune terrienne. Elle se morcela, paya des emprunts, combla des créances. Le paysan, enrichi par la fraude, le dol, les cessions à vil prix, quelquefois repassait au baron, moyennant des taux usuraires, l’argent du bien happé à coups de dents. Un valet adroit élevé à la condition d’intendant et dans lequel le maître de Pont-à-Leu avait mis sa confiance, put ainsi lui faire un jour l’avance d’une trentaine de mille francs et à six ans de là se rembourser de ce prêt en s’adjugeant une métairie qui en valait trois fois le prix et où il alla mener une vie de hobereau, après l’avoir accommodée en maison de plaisance. Le même Firmin Lechat, par surcroît, à quelque temps de là, à son tour épousait une Bœuf, ce qui fit de lui le parent de la baronne. Bonne affaire qui lui valut de la considération et un surplus de rentes, les Bœuf, à cette époque, grâce à leur complicité dans les vols du château, ayant conquis une situation enviable dans le pays.

La curée avait été si violente que le primitif Pont-à-Leu, circonscrit au domaine et entouré de futaies, finit par s’étendre en dehors et devenir une agglomération importante de marchands de bois, de fermiers, de gens de métier, autrefois domestiques, fournisseurs et braconniers du domaine. Ce fut la meute assouvie et gorgée qui gardait aux crocs la chair et le sang de la vieille race dépecée, rongée lambeau par lambeau.

Toute une valetaille, nourrie des miettes du festin, se partagea le règne dans une communauté d’ambition, de rapines et de profits. Pont-à-Leu, qui avait été une maison illustre, tomba ainsi en roture. De l’ancienne et fastueuse seigneurie, il ne resta plus que la concurrence vitale où une cinquantaine de familles tâchaient de s’écraser l’une l’autre.

Les vrais maîtres étaient maintenant ce Piéfert, charron, négociant en bois et charbons, toujours disposé à prêter de l’argent au baron, Arthène Pourignau le boucher, le charpentier Leduc, Camus l’aubergiste et une demi-douzaine d’autres ruffians qui s’étaient faits les pourvoyeurs des folies du baron.

Ensemble ils constituaient la revanche du présent contre le passé.