L’Habitation Saint-Ybars/XXXVIII

Imprimerie Franco-Américaine (p. 170-174).

CHAPITRE XXXVIII

Démon s’informe de l’état présent du pays



La nuit était fraîche et resplendissante. Pélasge et Démon sortirent, pour causer en se promenant. Démon demanda des renseignements sur l’état présent du pays.

« Nous traversons une phase difficile, répondit Pélasge ; la guerre nous a laissé à résoudre un problème, d’autant plus embarrassant qu’il nous prend à l’improviste ; je parle de la réorganisation du travail. Peut-être en viendrait-on à bout, sans les complications de la politique. Malheureusement des aventuriers, accourus en foule du Nord, se sont constitués les tuteurs des affranchis, et ont fait alliance avec les gens de couleur. Vous n’avez pas oublié, je pense, ce que l’on entend ici par gens de couleur. Arbitres naturels entre les blancs et les noirs, beaucoup d’entre eux étaient libres avant la guerre, jouissant d’une certaine fortune, éclairés, représentant un chiffre important de familles honorables. Dans leur conviction ils forment, à l’égard du noir, une aristocratie. Ils n’ont pas tort en cela, si l’aristocratie consiste à être plus aisé et plus instruit que la masse, à avoir des mœurs plus régulières et plus raffinées qu’elle. Ils tendent, par un mouvement instinctif, à se rapprocher des blancs. On pourrait, à l’aide de quelques concessions peu coûteuses, s’assurer leurs sympathies et leur coopération pour reconstruire le travail en Louisiane. Car enfin, que demandent-ils ? simplement ce qu’ils appellent l’égalité publique, c’est-à-dire leur place à côté des blancs au théâtre, au concert, au restaurant, dans les bateaux à vapeur, etc. Quant à l’égalité sociale proprement dite, ou en d’autres termes, pour ce qui concerne les relations de la vie intérieure, ils sont les premiers à reconnaître que c’est là une affaire de conscience et de goût, dans laquelle tous doivent respecter religieusement, d’un côté comme de l’autre, le libre arbitre de chacun.

« La population blanche veut reprendre son ancienne suprématie dans les affaires de l’État ; les gens de couleur et les nègres, conseillés par leurs alliés du Nord, la lui disputent. Il en résulte de violentes animosités, des rixes sanglantes, des combats dans lesquels le nombre des tués est toujours plus grand parmi les nègres. En un mot, nous sommes menacés d’une nouvelle guerre civile compliquée d’une guerre sociale.

« Un des effets les plus déplorables de cet état de choses, est la recrudescence des préjugés et des haines de races. Vous constaterez même que l’esprit de caste est plus prononcé qu’il ne l’était du temps de l’esclavage.

« La guerre n’a été que le prélude de la révolution politique et sociale qui devait changer nos conditions d’existence. C’est maintenant que cette révolution se fait. Or, vous le savez, rien ne ressemble plus à la mort que les changements de vie ; on croirait, à voir ce qui se passe, que la Louisiane va s’engloutir dans un abîme de sang et de ruines. La coalition qui porte le nom de parti républicain, déclare qu’il faut anéantir l’ancienne aristocratie blanche ; de leur côté les anciens possesseurs d’esclaves cherchent à supprimer les nègres et à les remplacer par des Chinois. Vous serez étonné de la désinvolture avec laquelle, dans ce pays de démocratie, on parle d’exterminer des classes entières de citoyens ; vous croirez être en Turquie ou en Russie.

« Où est le remède ? Je vous dirai franchement ce que j’en pense.

« Le temps et l’expérience ont prouvé que les nègres étaient, au moins jusqu’à nouvel ordre, les travailleurs les plus efficaces dans un climat comme celui de la Louisiane. Loin de se réjouir d’en voir diminuer le nombre, comme font certaines personnes, on devrait souhaiter qu’il augmentât. Pour cela, que faut-il faire ? éclairer le nègre, développer chez lui l’esprit de famille. S’il continue à être tué en détail, à chaque élection, ou à se suicider au cabaret ; si les jeunes négresses persistent à ne pas devenir mères, et à affluer dans les villes pour y vivre de prostitution, la race noire s’éteindra en Louisiane comme la race rouge.

« On parle d’immigration européenne : je ne la vois pas venir. L’étranger sait que la fièvre jaune se répand aujourd’hui dans les campagnes ; pour qu’il en bravât le péril, il faudrait lui assurer de bien grands avantages.

« En attendant, le nègre est le vrai paysan de la Louisiane. Nous avons vécu avec lui esclave ; pourquoi ne vivrait-on pas avec lui libre ? Il n’est pas méchant, on l’a bien vu pendant la guerre ; il pouvait, avec impunité, faire un mal énorme à ses anciens maîtres ; non seulement il ne l’a point fait spontanément, mais il n’a pas écouté les mauvais conseillers qui l’y poussaient.

« Pour moi la race noire est de beaucoup supérieure à la race rouge du territoire occupé aujourd’hui par les États-Unis. Elle est douce et civilisable, elle s’habitue facilement au travail, elle montre un grand désir d’apprendre ; elle est affectueuse et compatissante. Mais j’oublie que vous êtes créole ; vous savez mieux que moi tout ce qu’il y a de bon dans la race à laquelle appartient Mamrie. Quant aux gens de couleur, ce n’est pas vous qui les proscririez. Au fond, la plupart des Louisianais sentent et pensent comme vous et moi ; mais ils n’ont pas le courage de le dire : tels de nos vaillants jeunes hommes ont affronté, pendant quatre ans, la mort sur les champs de bataille, qui sont saisis d’une peur superstitieuse devant les fantômes de l’ignorance et de l’orgueil. »

L’entretien de Pélasge et de Démon se prolongea bien avant dans la nuit. Enfin, ils se séparèrent ; Pélasge se rendit à la ferme, Démon alla prendre possession du lit de Vieumaite.

Comme les pythagoriciens, Démon avait l’habitude, avant de se coucher, de récapituler mentalement les faits du jour écoulé, et d’écrire brièvement les réflexions qui lui étaient venues à leur suite. C’est ce qu’il fit, en s’asseyant à cette grande table éclairée par la même lampe qui avait tant de fois servi aux veillées laborieuses de son grand-père.

« Ainsi, dit-il en finissant, cette maison est tout ce qui reste de notre brillante fortune, et je suis le dernier des Saint-Ybars. »

Comme il s’étendait sur ce lit où Vieumaite reposait jadis, ses souvenirs d’enfance lui revinrent en foule. Qui lui eût dit, le jour de son départ de l’habitation, qu’à son retour il ne retrouverait que sa mère ! Ses réflexions l’empêchaient de s’endormir ; heureusement, la jolie et souriante figure de Blanchette apparut comme une lumière sur le fond noir de ses pensées. Il ne vit plus qu’elle, et quand enfin le sommeil s’empara de lui, il continua de la voir dans un rêve.