L’Habitation Saint-Ybars/XXXIII

Imprimerie Franco-Américaine (p. 149-156).

CHAPITRE XXXIII

Après la guerre



La guerre finie, Pélasge analysa la situation. Un nouvel ordre social commençait, d’autres voies s’ouvraient aux gens de bonne volonté. Il construisit de ses propres mains un magasin ; près de la route qui longe le fleuve. Il y vendit d’abord des légumes, des œufs, du laitage, des fruits provenant de la ferme. Au bout de peu de temps il se trouva en mesure d’offrir aux acheteurs des étoffes et des chaussures. En moins de six mois, il se vit obligé d’agrandir son magasin. Enfin ses affaires prirent une extension telle qu’il fut dans la nécessité de s’adjoindre des aides. Alors, il put répondre à Démon qui avait un grand désir de revoir sa famille, qu’il lui enverrait des fonds pour faire le voyage. Blanchette sautait de joie, en pensant qu’au commencement de l’automne, elle verrait son parrain. Elle en avait tant entendu parler ! il lui avait envoyé tant de jolis petits cadeaux ! il devait être si bon ! Son portrait, échappé au naufrage, était dans la chambre de Chant-d’Oisel. Blanchette le contemplait souvent ; elle le trouvait bien beau. « Seulement, disait-elle en soupirant, pourquoi donc a-t-il l’air si triste ? »

Mamrie était revenue. Pélasge avait loué une cuisinière et une blanchisseuse, anciennes esclaves de l’habitation. Une jeune négresse, moyennant sa nourriture et une petite rétribution quotidienne, faisait le ménage.

Sous le rapport des affaires tout allait donc bien. Mais Pélasge avait un grave souci : le chagrin, les privations, des travaux trop forts pour une jeune fille habituée aux douceurs du luxe, avaient compromis la santé de Chant-d’Oisel. Depuis plusieurs mois, elle toussait et maigrissait ; malgré ses efforts pour paraître gaie, Pélasge la trouvait inquiète et triste. Il avait été convenu entre eux, qu’ils attendraient Démon pour se marier. À mesure que le moment désiré approchait, Chant-d’Oisel déclinait davantage. Un matin, à son lever, après une forte quinte de toux, elle expectora une abondante quantité de sang.

Pélasge, alarmé et le cœur brisé de chagrin, appela trois médecins en consultation. Ils lui donnèrent quelque espoir ; mais il ne fut pas la dupe de leurs bonnes paroles. Quand, après les avoir accompagnés jusqu’à leurs voitures, il revint au chevet de Chant-d’Oisel, il croyait avoir repris sa physionomie ordinaire ; mais elle, de son regard profond et doux, elle lut sur ses traits ce qu’il essayait de cacher. Elle lui fit signe de s’asseoir sur le bord de son lit. Elle passa ses bras autour de son cou, et lui dit : « Cher Pélasge, je suis perdue ; je savais depuis longtemps à quoi m’en tenir ; je me taisais, à cause de vous tous que je ne voulais pas affliger d’avance. La mort est une vilaine, une envieuse ; la perspective de notre mariage a allumé sa jalousie, elle ne veut pas que nous soyons heureux. Mais elle n’aura pas toute la satisfaction qu’elle espérait ; avant de quitter ce monde, je désire que vous me donniez votre nom ; j’aimerais qu’après mon dernier jour on dit, en parlant de moi ― Madame Pélasge. ― Vous ne me refuserez pas cela, n’est-ce pas, cher ami ? c’est une pensée que je caresse depuis que je me suis sentie atteinte mortellement ; elle a été la consolation de mes nuits sans sommeil. Mon bon Pélasge, vous n’aurez pas de répugnance, n’est-ce pas, à mettre votre main dans la mienne, et à déclarer, en présence du juge appelé pour nous unir, que vous me donnez votre nom ? Après avoir été votre fiancée pendant tant d’années, je serai si heureuse de pouvoir m’en aller avec mon anneau nuptial ! Vous me promettez ?

Pélasge la caressa, la consola et promit.

À partir de ce moment, l’état de Chant-d’Oisel empira sans le moindre répit. Bientôt elle ne fut plus que l’ombre d’elle-même, ombre encore belle avec ses grands yeux noirs veloutés et sa riche chevelure. Elle était triste, mais résignée ; jamais un mouvement d’impatience, jamais la moindre plainte. Toutes les fois que Pélasge entrait dans sa chambre, elle avait un sourire pour lui ; son regard, profond et réfléchi, s’emplissait de tendresse en allant à la rencontre du sien ; sa voix, qui n’était plus qu’un souffle, murmurait affectueusement son nom. Une nuit, le temps étant à l’orage, elle se sentit plus mal que jamais ; elle respirait avec une peine croissante. Vers six heures du matin, elle eut un peu de soulagement. Le temps s’était remis au beau. Elle fit ouvrir toute grande la fenêtre qui était près de son lit. On était alors au mois de mars ; les orangers en fleur embaumaient l’air. Les oiseaux chantaient, les libellules se baignaient dans les premiers rayons du soleil. Chant-d’Oisel promena languissamment ses yeux sur la campagne ruisselante de lumière et le ciel tacheté de petites nuées roses. Elle sourit, et insensiblement s’absorba dans une longue rêverie. Elle revint à elle en soupirant, et dit à Mamrie :

« Mamrie, vou connin, cé pou jordi.

« Ça to di ? demanda Mamrie.

« Mo di vou, reprit Chant-d’Oisel, cé jordi mapé mouri.

« Pé don ! pa parlé comme ça, interrompit la bonne négresse en faisant un effort pour cacher son émotion.

« Si fé, recommença Chant-d’Oisel ; fo bien mo parlé, mo gagnin tou plin kichoge pou di vou. Dabor, mo pa oulé ain ote que vou touché mo pove piti cor, vou tendé ? Asteur, pranne moin é metté moin su sofa-là. »

Mamrie la prit dans ses bras et la posa sur le sofa, en se disant mentalement :

« Chère fie, to pa pésé lour, non ! »

Et tout haut :

« Di moin ça to oulé mo fé ; ma fé tou to volonté.

« Couté moin bien, répondit Chant-d’Oisel : metté dra prope dan mo litte. Apré, couri cherché dolo tchiède dan ain gran bakié. Va vidé ladan ain flacon plin dolo cologne, épi va lavé vou piti Chant-d’Oisel, comme vou té fé dan tan lé zote foi, eau Démon avé moin nou té tou lé dé tou piti. Apré ça, ma di vou ça vou gagnin pou fé.

« Oui, chère fie, dit Mamrie, ma contanté toi. »

Et elle sortit. En moins de dix minutes, elle rentrait portant, sur la tête, un grand baquet en cèdre rouge cerclé de cuivre jaune. Elle le posa près du sofa, ferma les portes, et revint avec une grosse éponge fine et un flacon d’eau de Cologne. En lavant Chant-d’Oisel, elle se disait intérieurement :

« Comme li changé ! comme li maigre ! Mo senti mo tchor tou séré ; mé fo pa mo pleuré, ça sré fé li tro la peine. »

Quand elle eut fini de laver et d’essuyer Chant-d’Oisel, elle lui passa une chemise de batiste, dernier reste de l’ancienne splendeur, et la replaça dans son lit. La malade se coucha sur le côté droit, en disant :

« Mo lasse, ma reposé ain brin. »

Au bout de quelques minutes, Mamrie l’aida à s’asseoir en l’appuyant à des oreillers.

« Merci, Mamrie, dit Chant d’Oisel ; asteur couri di moman li vini, nou pas gagnin tro tan, mo bien géné pou respiré ; mo faible, faible. »

Mamrie alla chercher Mme Saint-Ybars.

« Maman, dit Chant-d’Oisel, le moment prévu est arrivé ; c’est ce matin que votre fille se marie et vous quitte. Vous m’avez promis, vous savez, chère maman…. Vous allez, avec Mamrie, faire ma toilette de mariée qui sera aussi ma toilette de morte. Mes effets sont là, dans l’armoire ; ils m’attendent depuis trois semaines.

« Ma fille, dit Mme Saint-Ybars, tu veux donc absolument……

« Oui, maman, j’y tiens, comme je tiens à être aimée de vous jusqu’au bout. Ayez du courage encore cette fois ; vous en avez tant montré depuis tous nos malheurs ! Faites ce que je désire, chère maman ; aidez-moi à m’en aller, le cœur satisfait. Pélasge est averti ; je lui ai fait dire par Mamrie d’aller chercher le juge. »

Mme Saint-Ybars et Mamrie revêtirent Chant-d’Oisel de ses habits de noce. Elle voulut qu’on lui mît même ses souliers de satin blanc et ses gants.

« Mes cheveux, dit-elle, sont ce qui me reste de plus beau ; laissez-les tomber sur mes épaules et mon cou, ils cacheront ma maigreur. »

Quand sa couronne fut attachée et sa robe bien étalée, elle fit dire à Blanchette d’apporter un plein panier de roses et de violettes. Blanchette entra, les yeux noyés de larmes.

« Blanchette, dit Chant-d’Oisel, tu as toujours obéi à Nénaine ; obéis-lui une dernière fois, ne pleure pas. Répands ces fleurs sur mon lit, tout autour de moi. Comme elles sont fraîches ! quel parfum ! on dirait qu’elles font de leur mieux pour m’être agréables. Les roses et les violettes ont toujours été mes préférées ; elles fleurissent juste à temps pour recevoir mes adieux. »

On entendit du bruit dans le salon ; Chant-d’Oisel reconnut le pas de Pélasge, elle lui fit dire d’entrer.

Le juge qui accompagnait Pélasge était un ancien ami des Saint-Ybars, vénérable vieillard éprouvé, lui aussi, par un long enchaînement de malheurs.

Pour faire plaisir à Chant-d’Oisel, Pélasge avait revêtu ses habits de cérémonie. Sa figure était pâle et contractée ; on voyait qu’il faisait intérieurement d’immenses efforts pour dominer son chagrin.

Les témoins avaient signé d’avance l’acte de mariage, et se tenaient par discrétion dans le salon.

Le juge, après avoir lu l’acte de mariage, prononça une allocution toute paternelle. Sa voix était émue ; il pensait à sa propre fille morte seulement depuis un mois, à l’âge de Chant-d’Oisel.

Mme Saint-Ybars tenait les alliances, dans une petite corbeille en argent ciselé souvenir de famille heureusement échappé aux désastres de la guerre.

Chant-d’Oisel ôta le gant de sa main gauche. Pélasge passa une bague à son annulaire. Chant-d’Oisel, à son tour, passa au doigt de Pélasge l’anneau qui lui était destiné.

La cérémonie terminée, Chant-d’Oisel parut contente malgré son extrême fatigue. Sa respiration était courte et fréquente, ses lèvres bleuissaient, une rosée froide perlait sur son front. Elle dit à Mamrie de monter sur son lit, pour lui tenir la tête haute. Mamrie s’assit à côté d’elle. Chant-d’Oisel appuya sa tête sur le sein de sa nourrice. Elle tendit la main droite à Pélasge, en disant : « Merci. » Mme Saint-Ybars, accoudée au côté opposé, lui tenait l’autre main.

Chant-d’Oisel étouffant de plus en plus, dit à Blanchette d’ouvrir partout.

Lagniape était dans un coin, répétant tout bas : « Mourir si jeune ! »

Chant-d’Oisel regarda tout son monde, et dit :

« Vous voulez tous me faire plaisir, n’est-ce pas ? eh bien ! tâchez de retenir vos larmes. La mort est naturelle comme la vie ; un peu plus tôt, un peu plus tard, elle vient toujours. Je regrette seulement qu’elle ne me laisse pas le temps de voir Démon. Cher frère ! comme il sera triste quand il verra les résultats de cette affreuse guerre. Embrassez-le bien pour moi.

« Adieu, chère maman ; j’ai été, autant que j’ai pu, une bonne fille, bien aimante, bien respectueuse envers vous.

« Adieu, Mamrie ; vou connin, mo conté su vou pou couché moin dan mo cercueil ; il là dan lote lachambre, diboutte dan larmoir. »

En effet, Chant-d’Oisel avait tout prévu, elle avait fait venir une bière de Donaldsonville. Elle reprit haleine, et continua :

« Je désire être mise dans le compartiment du tombeau où est grand-maman Saint-Ybars. »

Elle serra la main de Pélasge.

« Vous viendrez quelquefois sous le vieux sachem ? demande-t-elle.

« Quelquefois ? répondit Pélasge, non ! tous les jours.

« Merci, merci ! dit-elle en lui serrant encore la main ; et regardant le juge.

« M. Dugué, ajouta-t-elle, je ne suis pas égoïste ; j’aime trop Pélasge, pour vouloir enchaîner son avenir. Un jour cela doit être, il sera aimé d’une autre femme comme il le mérite ; plus heureuse que moi, elle vivra pour partager ses joies et ses peines. »

Pélasge secoua tristement la tête.

« Ma chère petite femme, dit-il, j’ai fini de vivre ici-bas de la vie du cœur ; le mien vous suit, gardez-le pour toujours. »

Un dernier reste de chaleur colora les joues de la moribonde ; ses yeux brillèrent ; un suave sourire flotta sur ses lèvres : on eut dit un retour de son ancienne beauté. Elle répéta plusieurs fois, dans un murmure doux et caressant, en regardant Pélasge :

« Ma chère petite femme ! oui, votre chère petite femme qui vous aime de toute son âme. »

Elle fit signe à Blanchette de venir, et lui dit :

« Blanchette, tu aimes bien Nénaine, fais-lui plaisir jusqu’à la fin ; mets-toi au piano, joue l’Adieu de Schubert, tout doucement. Mais auparavant, je veux serrer la main à Lagniape ; où est-elle ? »

Mamrie regardant du côté de Lagniape, lui dit :

« Vini, lapé pélé vou. »

Lagniape rampa jusqu’au bord du lit. Chant-d’Oisel tendit vers elle sa main droite qui tremblait de faiblesse.

« Lagniape, dit-elle, j’ai toujours été bonne pour vous, n’est-ce pas ? je ne vous ai jamais fait de peine, je crois.

« Non, non, jamais ! » s’écria la vieille en couvrant de baisers la main de Chant-d’Oisel.

Blanchette, étouffant ses sanglots, s’assit et joua l’Adieu de Schubert. On écouta dans un silence religieux. À peine Blanchette avait-elle fini, qu’un moqueur vint se poser sur la fenêtre, près du piano. Il y venait souvent ; il était si familier qu’il mangeait dans la main de Chant-d’Oisel. Elle lui avait même donné un nom, celui d’Ali.

Ali allongea gracieusement son corps et sa tête, comme font les oiseaux quand ils voient quelque chose qui les étonne. Mais, ayant reconnu Chant-d’Oisel, il se prit à chanter à demi-voix ; c’était plutôt un gazouillement, comme si l’oiseau eût craint d’être indiscret en étant trop bruyant.

« Ah ! te voici, toi aussi, lui dit Chant-d’Oisel : tu veux avoir ta part dans mes dernières pensées. C’est juste ; tu m’as tenu compagnie plus d’une fois à mes heures de solitude et de tristesse. Adieu, Ali, adieu. »

Quoique la voix de Chant-d’Oisel ne fût qu’un souffle, Ali entendit son nom ; il s’envola en traversant la chambre, et passa au-dessus du lit pour sortir par la fenêtre du côté du soleil levant. Chant-d’Oisel le suivit dans la lumière rosée du matin. Son regard dirigé en haut, resta fixe. Le passage de la vie à la mort se fit si doucement qu’il fut imperceptible. Mamrie ne la voyant plus respirer, et n’entendant plus battre son cœur, lui dit :

« Adieu, mo piti fie ! cé chagrin é tro travail ki tué toi.

« Oui, dit le juge, Mamrie a raison, Chant-d’Oisel est une victime de plus parmi tant d’autres que cette maudite guerre a entrainées à sa suite. Et quand je pense qu’avec un peu de raison et un simple sacrifice d’argent, on aurait pu s’épargner ce massacre de quatre ans et ses lamentables conséquences ! ah ! vraiment les hommes sont fous, fous et foncièrement féroces. »