Imprimerie Franco-Américaine (p. 142-144).

CHAPITRE XXX

Vieumaite prédit la guerre civile



Vieumaite se mêlait aussi de prévoir l’avenir ; mais chez lui il n’y avait aucune prétention au don de prophétie. Il étudiait attentivement les faits contemporains, pour en déduire les conséquences dans leur succession logique. Dès le printemps de 1860, il annonça une guerre civile aux États-Unis, parce qu’il lui semblait impossible, vu les états au Sud et au Nord, pour qu’elle n’éclatât pas prochainement. Sentant l’orage venir, il prit ses précautions. Il engagea d’abord Pélasge à ne pas changer sa nationalité, et il mit à son nom la propriété qu’il s’était réservée pour ses vieux jours. Ce serait en cas de malheur, disait-il, autant de sauvé pour Démon et Chant d’Oisel. Pélasge avait des économies ; sur le conseil de Vieumaite, il les consacra à l’achat de la ferme qu’il avait, comme en se jouant, construite avec Démon et une escouade de négrillons.

Vers la fin de l’été, Vieumaite baissait visiblement ; après une existence presque séculaire, il allait s’éteindre comme un foyer dont le combustible est à sa fin. À sa dernière heure, son esprit brilla d’un éclat extraordinaire. Après avoir fait ses adieux à toute la famille, il fit venir Pélasge, et lui dit :

“Il n’y a que vous, sur cette habitation, qui conserviez votre sang-froid ; je puis parler avec raison avec vous seul. Le torrent de la passion emporte mon fils et mes petits-fils. Les exaltés du Sud et les énergumènes du Nord vont compromettre cette grande république. La pendaison de John Brown est le défi que le Sud jette au Nord ; le glas que les églises de la Nouvelle-Angleterre ont sonné pour le supplicié est la réponse du Nord. Ici, l’ivresse de l’orgueil ; là-bas, la haine et le fanatisme. Ici, nous invoquons la souveraineté des États, mais ce que voulons c’est le maintien de l’esclavage ; là-bas, ils revendiquent les droits de l’humanité, mais ce qu’ils veulent c’est l’abaissement du Sud. Insensés ! on dirait qu’ils sont fatigués du bonheur que leur assure la paix. Le vertige de la gloire militaire trouble leurs cerveaux. La gloire militaire ! la folie du sang, la vieille monomanie dont l’humanité a tant de peine à se guérir.

Mon jeune ami, la guerre civile approche ! la guerre civile, le plus affreux de tous les maux.

Ô Sud, quel triste sort t’attend ! Vainqueur ou vaincu, ton malheur est certain. Vainqueur, tu traînes un boulet attaché à ton pied, l’esclavage. Ton ennemi, défait sur le champ de bataille, te poursuit sans trêve ni merci sur le terrain de la discussion. Vaincu, tes ateliers sont désorganisés ; la confiscation te saisit de ses serres impitoyables. Déchiré, dévoré comme Prométhée, que de temps il te faudra pour reprendre ta santé et tes forces ! Peut-être un demi-siècle.

Monsieur Pélasge, je meurs à temps. Mes yeux ne verront pas des choses qui les feraient pleurer. Étendez sur moi, je vous prie, mon vieux manteau de voyage ; il me servira de linceul.

Je veux être enterré sous le sachem, sans la moindre cérémonie. Mon père et ma mère voulurent être placés dans un tombeau ; je respectai leur volonté. La mienne est d’être couché dans un simple fossé ; qu’on la respecte. Vous êtes plus qu’un ami pour toute la famille ; vous en faites partie, en quelque sorte ; voyez, je vous prie, à ce que l’on m’enterre comme je le désire.

Quand vous écrirez à Démon, embrassez-le bien affectueusement pour moi.

Ma vie a été un long voyage ; j’éprouve un immense besoin de repos. Le sommeil me gagne. La mort est douce. Adieu, Monsieur Pélasge.”