Imprimerie Franco-Américaine (p. 131-133).

CHAPITRE XXVII

Que faire pour échapper au déshonneur ?



Fier comme un général qui a remporté une grande victoire, et patient comme un créancier qui est sûr d’être payé, M. le duc attendit en fumant des cigarettes, et en lisant les Amours du chevalier de Faublas. Onze heures sonnèrent à sa pendule : à chaque coup du timbre, son corps vibra d’un frémissement voluptueux ; l’ivresse de la vanité satisfaite lui monta au cerveau, il s’estima l’égal des plus grands hommes.

Cependant, Titia ne venait pas. La demie de onze heures retentit, puis minuit, sans que le frôlement d’une robe vînt mettre un terme à l’impatience furieuse de M. de Lauzun. Tout à coup, se ravisant, il passa de la colère à une recrudescence d’orgueil et d’espérance.

« Simple affaire de pruderie, se dit-il ; elle fait celle qui n’ose pas venir, qui a honte. La comédie ordinaire des femmes, quoi ! alors, puisqu’elle ne vient pas à nous, allons à elle. »

M. le duc pénétra à quatre pattes et à pas de loup dans la chambre de Titia. Son dépit égala sa surprise, lorsqu’en tâtant le dessus de la couchette, il s’aperçut qu’elle était vide. Il se retira, le cœur étreint d’une rage féroce, pensant que Titia était de nouveau partie marronne avec son enfant. Le désappointement et la colère le tinrent éveillé jusqu’à trois heures ; il s’endormit en se promettant, dès que l’occasion s’en présenterait, de se venger.

Le reste de la nuit s’écoula paisiblement. Avec le retour du jour, tout dans la maison reprenait son train ordinaire. Chant-d’Oisel fit appeler Titia plusieurs fois ; on finit par lui répondre qu’on ne savait où la trouver, qu’on l’avait vainement appelée de tous côtés.

La disparition de la jeune domestique devint le sujet de toutes les conversations ; l’idée qu’elle s’était échappée encore une fois, se présenta naturellement à tous les esprits.

On apprêtait le déjeuner. M. de Lauzun dormait encore, malgré le bruit de la cour.

Une petite négresse que Mme Saint-Ybars avait envoyée chercher de l’eau au puits, rentra dans la maison en poussant des cris d’effroi. On eut beau l’interroger, elle ne répondait pas et criait toujours ; elle était prise d’un mouvement convulsif général ; on eût dit qu’elle dansait sur des charbons ardents. Ses cris attirèrent tout le monde dans la chambre de Mme Saint-Ybars. Les yeux lui sortaient de la tête, ses mâchoires claquaient comme une crécelle.

Sémiramis accourut.

« Atanne, dit-elle, ma fé li parlé,moin. »

Et s’avançant vers la petite négresse, elle agita sa baleine, et dit :

« Acé grouillé comme ça, é to pé to ladjeule. »

La petite négresse s’arrêta et se tut.

La terrible vieille fixa sur elle ses gros yeux brillants et durs, et lui dit :

« Ça to té gagnin pou crié comme si moune tapé corché toi ? »

« Titia…

« Titia, apré ?

« Li néyé.

« Ça to di ? parlé clair, ou sinon…

« Oui, man Miramis, ma parlé bien clair. Ça mo di cé vrai. Titia néyé dans pi ; so ziés ton gran ouvert, lapé gardé on ciel. »

On courut au puits. Ce qu’avait dit la petite négresse, n’était que trop vrai. Titia, les bras croisés sur la poitrine et la tête à moitié hors de l’eau, les yeux ouverts et dirigés vers le ciel, était étendue sur le dos, raide comme une statue.

Le brouhaha de la cour mit fin au long sommeil de M. de Lauzun. Le bruit des voix et l’attroupement des gens autour du puits, excitèrent sa curiosité ; il s’habilla en toute hâte. Il allait sortir lorsqu’il aperçut une carte à jouer que l’on avait glissée sous la porte : c’était un as de pique, sur lequel il y avait quelque chose d’écrit. Il la ramassa, et lut :

« À vous la responsabilité de ma mort. Respectez le secret de la petite innocente : sinon, soyez maudit ! »

M. de Lauzun reconnut immédiatement l’écriture de Titia. Il cacha la carte dans son portefeuille. Il sortit en tremblant ; une terreur incoercible faisait vaciller ses genoux. Il se dirigea vers la foule. On venait de retirer Titia du puits. À l’aspect de sa figure décolorée et de ses yeux ouverts et immobiles, il poussa un cri d’épouvante, et tomba à la renverse, privé de connaissance.

« Fichu capon, » grommela Sémiramis.

Et pour le ramener à la vie, elle ordonna à un nègre de lui lancer des seaux d’eau au visage.