Imprimerie Franco-Américaine (p. 50-53).

CHAPITRE VIII

Le Camp



Il faisait nuit quand Pélasge et son jeune guide arrivèrent au camp. C’était une de ces belles nuits transparentes et douces, où le ciel de la Louisiane rivalise de splendeur avec celui de l’Égypte ou de l’Arabie. La voûte étoilée s’ouvrait comme un immense livre écrit en lettres d’argent, de pourpre, de topaze et de saphir. Pélasge, comme en se jouant, donna à son élève une idée des divisions du ciel et de ses mouvements ; il lui apprit à reconnaître plusieurs grandes constellations.

Les nègres avaient allumé des feux devant leurs cabanes, les uns pour cuire leur souper, les autres pour chasser les moustiques. Pélasge et Démon suivirent cette longue file de flammes ondoyantes et crépitantes. Les négrillons en chemise s’amusaient à sauter par-dessus ces feux. Partout on saluait respectueusement les deux visiteurs. Démon, fier de son nouvel instituteur, le présentait aux esclaves en appelant chaque chef de famille par son nom ; plus d’un parmi eux sut tourner avec esprit un compliment à l’adresse du maître et de élève.

Arrivés à l’extrémité du camp, les deux compagnons aperçurent un petit feu éloigné des autres ; ils entendirent les sons d’un instrument de musique que Pélasge ne connaissait pas.

« C’est le vieil Ima, dit Démon, qui joue du banza devant sa cabane.

« Qui nommez-vous ainsi ? demanda Pélasge.

« C’est un vieux nègre d’Afrique, répondit Démon, le premier esclave que mon grand-père ait acheté. Il ne travaille plus depuis longtemps ; il a sa ration comme les autres, et une cabane pour lui seul. Le jour, il fait de gros balais en latanier, comme vous en avez peut-être vu au marché à la Nouvelle-Orléans ; il les vend aux bateaux à vapeur qui descendent le fleuve ; l’argent est pour lui. Il a son jardin et sa basse-cour ; il engraisse un cochon. Il récolte son tabac. Le soir, il fait de la musique, il chante en contemplant le ciel ; il passe à cela presque toute la nuit. Il connaît si bien les étoiles, que rien qu’en les regardant il peut vous dire l’heure qu’il est.

« Qu’est-ce que le banza ?

« C’est une espèce de guitare à quatre cordes. Pa Ima fait le sien lui-même. Pour cela il prend une grosse calebasse dont il enlève une calotte ; il tend dessus une peau de serpent, c’est sa table d’harmonie. Il fait son manche avec du cyprès, parce que c’est un bois très droit et qui ne travaille pas sensiblement. Il fabrique ses cordes avec des crins de cheval. Il a l’oreille très juste ; il retient tous les airs qu’il entend. Il vient de temps en temps à la maison ; Mlle Nogolka et Chant-d’Oisel touchent du piano et chantent pour lui. Debout, appuyé sur son grand bâton, il écoute ; on voit qu’il est heureux. Rentré dans sa cabane, il répète sur son banza ce qu’il a entendu ; il mêle tout cela, dans sa tête, avec des motifs et des variations de sa façon. Quand il joue, il va, il va ! il est comme un homme en rêve qui ne se lasse pas d’écouter un concert. »

Pélasge, surpris et charmé du parler de Démon, lui dit en le frappant amicalement à l’épaule :

« Mon petit ami, ce que vous savez vous le savez bien, et vous l’expliquez parfaitement. Je suis sûr que vous ferez des progrès avec moi. »

Ils approchèrent. Le vieux nègre, les yeux levés vers les astres, tandis que ses doigts souples encore malgré son grand âge voltigeaient sur les cordes de son banza, était plongé dans les béatitudes de son extase musicale.

« Il ne nous voit pas, dit Pélasge, ne le dérangeons pas. Une autre fois, à la lumière du jour, nous reviendrons : nous le ferons parler, vous me servirez d’interprète. »

Ils reprirent, tout en causant, le chemin de la maison. En repassant dans le camp, Pélasge remarqua plusieurs nègres qui nettoyaient des fusils et des pistolets. Comme il paraissait surpris de voir des armes à feu aux mains des esclaves, Démon lui expliqua qu’ils les avaient empruntées à leurs maîtres.

« Au petit jour, ajouta-t-il, ils commenceront à tirer pour fêter notre anniversaire à Chant-d’Oisel et à moi. Vous serez réveillé par un beau vacarme, allez. »

La journée avait été bien remplie par Pélasge ; il avait beaucoup vu, beaucoup entendu et beaucoup appris en quelques heures. Retiré dans sa chambre et se trouvant seul, il médita à son aise sur les personnes et les choses qui avaient le plus particulièrement fixé son attention.

« Bref, dit-il en se disposant au sommeil, me voici entré dans un nouveau sillon. Pour combien de temps suis-je ici ? six ans ? dix ? quinze ? Sotte et vaine question ! l’avenir garde ses secrets, et c’est folie que de vouloir mettre le temps en coupe réglée. La vie est semblable à un voyage d’exploration, où chaque étape commencée est un pas vers l’inconnu. Allons, doux sommeil, mon meilleur ami, viens : plonge-moi dans l’oubli de toute crainte et de toute espérance. La crainte ? l’espérance ? ombres capricieuses, l’une est aussi peu sûre que l’autre, et l’on peut appliquer à l’une ou à l’autre le mot de François Ier sur la femme : « Bien fol est qui s’y fie. »

Il s’endormit profondément sur cette dernière pensée.