Robert Denoël (p. 207-213).


XXXI


Jeanne, affairée, tournait dans la chambre de Denise. Sa « grande amie » quittait l’hôtel le soir même ! Ce départ l’attristait ; la vie allait redevenir monotone à l’Hôtel du Nord. Avec des gestes soigneux, elle faisait les bagages de Denise, pliait ses robes, son linge, qu’elle caressait amoureusement. Bientôt les valises furent prêtes. Elle fit une dernière inspection.

« Tiens !… s’écria-t-elle, et ces robes que j’oubliais… »

Denise secoua la tête.

— Laisse-les. Elles me plaisent plus.

Elle tira quelques bouffées de sa cigarette.

« Je te les donne », Et comme Jeanne la regardait d’un air étonné :

« T’as pas compris ? »

Jeanne balbutiait de reconnaissance. Ces robes ! à elle !

— Tu vas pouvoir te faire belle pour tes amoureux, reprit Denise. Tu as bien un chéri dans l’hôtel, hein ?… Dis-moi son nom.

— Chartron.

— Le boxeur ! Hé, tu aimes les beaux gars, ma petite… Vous couchez ensemble ?

— Non, répondit Jeanne, gênée.

— Ah… pourquoi ?

— Je ne sais pas.

Jeanne emporta ses robes, s’enferma dans sa chambre, se déshabilla vite et les essaya une à une ; il y en avait trois, de couleurs criardes, surchargées de fanfreluches. Elle tournait devant la glace, prenait les mêmes poses que sa grande amie, imitait ses gestes, ses clignements d’yeux. Elle ne s’était jamais trouvée si jolie ! Elle remit ses vêtements de tous les jours à contre-cœur.

Les paroles de Denise lui bourdonnaient aux oreilles. Coucher avec Chartron… Elle ferma les yeux. Un autre homme que Cisterino ! Mais autant le colonial s’était montré entreprenant, autant Chartron lui parlait avec indifférence. « Il ne m’aime pas, pensait-elle. Sa froideur la désespérait. Elle rêvait de lui. « Vous êtes belle Jeanne… » Il l’embrassait, couvrait son corps de baisers ; elle se réveillait, troublée, insatisfaite…

Soudain la porte s’ouvrit.

— Je viens te dire adieu, cria Denise. Elle se pencha sur Jeanne : Quoi, tu pleures ? Essuie tes yeux… Figure-toi, j’ai rencontré Chartron. On a pris l’apéro ensemble et…

Jeanne la regardait, inquiète.

« Il t’attend chez lui, pour 8 heures. Qu’est-ce que tu dis de ça ?

Jeanne se jeta au cou de son amie, le visage en feu, les lèvres tremblantes de plaisir. Une joie malicieuse animait les traits de Denise.

— Laisse-moi, ma petite. Gaston m’attend !

Jeanne tomba sur le lit, la poitrine haletante. Les conseils de sa patronne, ceux de Denise, se combattaient dans sa tête. Mais elle songeait à Raymonde, à Fernande, à tant d’autres femmes de l’hôtel qui s’amusaient. Elle en avait assez d’être traitée de « grosse pied-de-choux ». Ses désirs se réveillaient. Et Chartron n’était pas une brute comme Cisterino…

Il devait être tard. Elle quitta ses vêtements de travail. Elle regarda ses nouvelles robes, hésita, choisit la verte dont les perles brillantes la fascinaient. Elle se poudra, écrasa sur ses lèvres un bâton de rouge comme elle l’avait vu faire à Denise. Elle se contemplait dans la glace avec un mélange d’étonnement et d’orgueil. Elle ferma les yeux et murmura : « Faut qu’il m’aime. »

Dans le couloir, son assurance l’abandonna. Elle frappa un coup timide chez Chartron.

— Est-ce vous, Jeanne ?

Elle défaillait. Il ouvrit la porte.

— Je pensais que Denise m’avait monté le coup.

Il la reluqua :

— Vous êtes bien nippée.

Ce compliment lui redonnait confiance. Elle s’assit. Chartron avait épinglé des photos au mur. Elle les connaissait mais feignit d’être surprise.

— C’est vous ? demanda-t-elle.

Il les lui présenta une à une, avec une voix qui martelait les mots : « Ça, c’est après ma victoire sur Petit-Biquet… Knock-out en quatre rounds. » Il se tenait debout derrière elle.

— Celle-là, j’étais encore poids plume. Je l’ai en double… vous la voulez ?

Elle ne répondit pas. Elle suffoquait, les paupières closes. Chartron se baissa ; leurs lèvres se touchèrent.

Malheureusement, leurs amours furent de courte durée. Des engagements appelèrent Chartron en province. Avant de quitter Jeanne, il lui présenta son ami Couleau, un jeune électricien qui habitait l’hôtel. Couleau fabriquait des appareils de T. S. F. ; avec l’autorisation de Lecouvreur, il avait installé un « poste » dans sa chambre, et, comme il laissait sa fenêtre ouverte, chaque soir, les locataires pouvaient entendre un concert. Quand Chartron fut parti, Jeanne alla passer ses soirées chez Couleau.

Tous les métiers ont leur jargon. Le boxeur avait le sien où les mots de « swing », « d’uppercut », revenaient sans cesse. Couleau, lui, parlait électricité ; il imitait le nasillement du haut-parleur et, comme un clown, accompagnait ses explications de gestes cocasses, de roulements d’yeux.

Jeanne avait été placée, autrefois, chez des patrons qui possédaient un phonographe.

— La T. F. S., c’est la même chose, alors ? demandait-elle.

— Ça se compare pas, tranchait Couleau. Si vous aimez la musique, il vous faut un appareil de T. S. F.

Jeanne buvait les paroles de Couleau. Elle lui donna 150 francs, toutes ses économies, et il promit de lui fabriquer, rien que pour elle, un « poste-bijou ». Un soir, ils tombèrent dans les bras l’un de l’autre.

Bientôt la T. S. F. ne fut plus qu’un prétexte qui favorisait leurs tête-à-tête. Lorsque Couleau rencontrait Jeanne dans le couloir, leur journée de travail terminée, il lui murmurait : « Viens chez moi, on travaillera à ton appareil. » Elle le suivait. Couleau avait ses outils sur la table, de l’ébonite, des bobines, « des résistances » comme il disait, tout ça étalé pour la frime. Au bout de cinq minutes, il lâchait ses fils, faisait fonctionner le « poste » afin que les locataires eussent leur concert, et poussait Jeanne sur le lit.

De cette façon-là, l’ouvrage n’avançait pas. « Et mon poste ? » demandait Jeanne de temps à autre. Elle songeait, un peu dépitée, à tout ce qu’elle aurait pu s’acheter avec 150 francs. Mais le soir venu, Couleau en avait « marre » de l’électricité ! Il lui payait une garniture de peignes, un flacon d’eau de Cologne et il était si amusant, si tendre qu’elle lui pardonnait sa paresse. D’ailleurs, ils se marieraient bientôt…

Ce secret lui pesait. Elle le confia à la patronne avec une joie vaniteuse.

— Tous les hommes promettent ça, ma petite, fit Louise.

— Oui… Mais le mien est sincère, répondit Jeanne, vexée.

Elle trouvait la patronne bien incrédule, jalouse peut-être. Elle se rengorgea. Les clients tournaient autour d’elle et lui faisaient compliment de sa beauté. Les plus dégourdis, même, l’embrassaient…

Un matin, en rangeant la chambre de Couleau, elle découvrit dans la poche d’un veston une lettre de femme. La semaine précédente, son amant était sorti plusieurs soirs de suite pour aller « régler un poste ».

Elle froissa le papier et pleura. Tout le monde lui avait menti, Chartron, Couleau, la cartomancienne qui lui prédisait du bonheur…