Robert Denoël (p. 90-95).


XIV


Lecouvreur, appuyé sur le comptoir, raconte à ses clients la sale nuit qu’il a passée. « Faudrait pas que ça soye comme ça tous les jours, grogne-t-il, j’ai pas fermé l’œil… J’en suis encore tout corbaturé. » Il étouffe un bâillement, et s’assied sur son tabouret.

Soudain, on l’appelle du dehors : « Patron ! On repêche un macchab. Amenez-vous ! On sera aux premières ! »

Vite, Lecouvreur jette son tablier ; le père Deborger gardera la boutique. Des curieux sont déjà attroupés devant le bateau-lavoir. Aidés de longues gaffes, deux mariniers cherchent à attirer vers la rive une masse noire qui flotte à la surface de l’eau.

Lecouvreur n’a jamais vu de noyé : « C’est ça, leur macchab, pense-t-il. Ce paquet de vieux chiffons ? »

Julot, qui aide au repêchage, saute dans une barque, donne quelques coups de rames vigoureux et saisit le noyé par un bras ; il a une grimace ; puis il empoigne une jambe, soulève le corps et le fait passer tout entier dans la barque.

« Tiens, c’est une poule, » dit-il. Sa voix, renvoyée par l’eau, s’élève dans le silence.

Il reprend les rames, arrive au quai. Des bras se tendent pour l’aider. Lecouvreur s’est faufilé jusqu’au pied du brancard ; on y dépose le cadavre ruisselant.

Un visage de femme, jeune, tuméfié, taché de vase, la bouche tordue, les yeux clos ; des cheveux gluants comme de la filasse mouillée. La méchante robe noire colle à des membres grêles. Une jeune fille, peut-être ? Les souliers bâillent ; un bas, déchiré, découvre un peu de chair.

— Une suicidée ? demande quelqu’un.

— Dame ! répond Julot. Oh ! l’été, on en repêche tous les jours.

— Une gosse qu’on aura plaquée, murmure Lecouvreur. Il pense à Renée.

La vue de ce cadavre le rebute. Il se détourne, une chanson qu’on chante chez Latouche lui revient en tête :

La peau de son ven-tre
Était si ver-tre
Qu’on aurait dit des é-pi-nards.

Deux hommes soulèvent le brancard. Lecouvreur suit. Au poste-vigie, une lumière d’aquarium l’impressionne. Murs grisâtres, percés d’une seule fenêtre ; sur une étagère, des gants, des bottes de caoutchouc, des bocaux ; contre la porte, une affiche : « Secours à donner en cas d’asphyxie » ; dans un angle, deux réchauds à gaz. Il règne une odeur de vase et de phénol.

Lecouvreur, voûté, les bras ballants, considère le brancard posé à terre. Julot jette une toile d’emballage sur le cadavre.

« Rien à faire pour la ressusciter, cette gosse ! »

Un à un, les curieux qui avaient envahi le poste sont partis. Lecouvreur sort le dernier, suivi de Julot.

— Y a pas de quoi se tourner les sangs, Mimile. Allons prendre un petit verre !

Devant le comptoir, Julot, débraillé, loquace, donne des détails sur son exploit.

— La môme, je croyais qu’elle allait se détacher en morceaux. Les membres lui tenaient plus au corps.

Il boit, fait claquer sa langue, et après un regard sur l’assistance.

— Elle devait barboter depuis huit jours entre les écluses, comme un sous-marin. Du sale travail quoi !… Heureusement qu’on touche une prime !

Les bras tendus vers le canal, il ajoute :

— Il y en a de la vermine là dedans… des chats, des chiens… des fœtus. Ça descend du bassin de la Villette avec les ordures ménagères.

— On me paierait pour manger une friture, observe Lecouvreur.

— Oh ! le poisson n’est pas si mauvais. Y a deux ans, j’en ai ramassé plus de vingt livres, surtout de l’anguille. Vous savez quand on a vidé le bassin pour chercher les fuites ? On en a sorti des bricoles de ce dépotoir ! Des seaux, des godasses, de vieux pneus… même un lit cage ! Fallait nous voir barboter là-dedans avec nos grandes bottes. On avait de la vase jusqu’aux genoux. Et l’odeur ! Vous parlez d’une prise…

Puis, tout en roulant une cigarette :

— Ce qu’il faudrait, c’est récurer le canal. Si ça continue, on pourra bientôt plus naviguer. Sans compter que l’été, au soleil, toute cette pourriture… Ah ! quand on fait que passer, bien sûr, on réfléchit pas à tout ça, on regarde les péniches. Ça amuse l’œil. Mais faut pas croire que tout soit rose pour les riverains…

— Si le canal pouvait parler, déclare alors un client. Il en connaît des histoires.

Julot a un mouvement d’épaules. « On s’y fait ». Il repose son verre vide.

— Salut, les gars ! Reste encore à porter la gosse à la Morgue. Faut que j’aide à la glisser dans le fourgon. »

Le soir est venu. Lecouvreur regarde devant lui le grand coude du canal ; un bruit de cascade monte de l’écluse. Le souvenir de la noyée ne l’a guère quitté de tout l’après-midi. Il y songe encore ce soir. Il pense aussi à Renée.

— Je vais faire un tour, dit-il à sa femme.

Jamais il n’a eu la curiosité de se promener à la tombée du jour. Il traverse le pont-tournant et remonte le quai. L’eau est calme ; les péniches, immobiles et pansues, sont allongées comme des bêtes.

Il va lentement. Il contourne un homme étendu, qui repose la tête appuyée sur un sac de ciment. Un « clochard ». L’asile du quai de Valmy est là-bas, sombre et nu comme une caserne. Des êtres marchent, les épaules repliées, la poitrine creuse, des vieux qui triment, traînent leur existence comme le palefrin. Un à un, en courbant l’échine, ils franchissent la porte de l’Asile.

« Y sont tout de même mieux là-dedans que sous les ponts, » pense Lecouvreur.

Sur un tas de sable des amoureux se tiennent embrassés. Il surprend leurs baisers, leurs chuchotements. Il s’arrête et pousse un soupir. Des rôdeurs le frôlent. On entend, de loin, le métro passer sur le viaduc dont les piliers se perdent dans l’ombre ; des convois éblouissants rayent le ciel comme des comètes.

Lecouvreur se retourne. Il respire profondément l’odeur de son canal, tend l’oreille aux bruits troubles qui montent des rues. Les lumières clignotent. D’un coup d’œil il embrasse le quartier plongé dans la nuit et dont l’Hôtel du Nord lui semble être le centre. Puis il repart, à petits pas.