L’Héritage de Charlotte/Livre 10/Chapitre 07

Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome IIp. 255-268).

CHAPITRE VII

PLUS PUR QUE L’OR

La petite flotte de bateaux de papier que Sheldon avait si savamment lancée sur l’océan commercial eut un triste sort aussitôt après la disparition de l’amiral. Une traite tirée sur la compagnie à responsabilité limitée des Bois d’Acajou de Honduras, arriva la première à échéance. La traite fut retournée au tireur et le tireur était devenu introuvable.

« Je n’ai pas vu Sheldon depuis une quinzaine, répondit Orcott au gentleman qui lui présenta la traite.

— Quinze jours, sans s’occuper de ses affaires ?

— Il y a un mois qu’il ne paraît plus à son bureau. Sa belle-fille a été très-malade, aux portes du tombeau, et tout cela a singulièrement bouleversé mon patron. Deux docteurs venaient chaque jour à la maison. Tous les jours je portai ses lettres à M. Sheldon et je prenais ses instructions. Un beau matin la jeune dame s’est enfuie et mariée sans bruit, aussi je suppose que la maladie était feinte et que ces braves messieurs les docteurs ont fermé les yeux. Joué par eux tous, je suppose que M. Sheldon a été complètement mis dedans et qu’exaspéré il est allé quelque part digérer sa mauvaise humeur.

— J’aurais désiré qu’il choisît pour cela un autre moment, dit le porteur de la traite. Mon associé et moi nous lui avons escompté plusieurs acceptations. Il nous allouait une bonne commission et nous regardions tout papier émanant de lui, comme aussi bon qu’un billet de la Banque d’Angleterre, et maintenant cette maudite traite nous revient par l’entremise de nos banquiers, avec cette annotation : s’adresser au tireur. Chose fort désagréable, vous comprenez, et M. Sheldon est bien inconséquent de nous laisser dans un tel embarras.

— Il aura oublié cette traite, je présume, dit Orcott.

— Un homme d’affaires ne doit pas oublier ces sortes de choses. Ainsi Mlle Halliday a fait un mariage clandestin, dites-vous ? Je me rappelle l’avoir vue quand j’ai dîné à Bayswater, une fort belle personne, et elle s’est enfuie avec quelque galant sans le sou, très-probablement ?… Mais parlons de cette compagnie de Honduras, monsieur Orcott, elle ne paraît pas avoir de bureaux à Londres ?

— Je ne crois pas, nous avons, je pense, de leurs prospectus quelque part. Vous serait-il agréable d’en voir un ?

— Cela me ferait grand plaisir. »

Orcott ouvrit deux ou trois tiroirs et après avoir cherché pendant quelques instants il produisit les documents en question.

C’était un très-ronflant prospectus, promettant d’énormes bénéfices à recueillir par les intéressés des profitables opérations de la compagnie. Quelques noms d’hommes bien posés figuraient dans la liste des Directeurs et le Président était le capitaine H. N. Cromie Paget. Le prospectus avait assez bon air, mais le porteur de la traite impayée n’était pas en disposition de trouver beaucoup de satisfaction dans des phrases bien tournées et de nobles noms.

« Je vais me rendre à Bayswater et voir si je puis avoir là des nouvelles de votre patron, dit-il à Orcott.

— Il n’y était pas hier quand j’y suis allé et la servante n’a rien pu me dire sur le lieu où il s’est rendu, répondit froidement le jeune homme.

— En vérité ! s’écria le porteur de la traite impayée avec inquiétude, voilà qui n’est décidément pas bien. Un homme d’affaires ne doit pas se comporter ainsi. »

Il prit un cab et se fit conduire à Bayswater. Il arriva devant la belle villa gothique avec ses toits en pointes et ses cheminées sculptées, et sur les fenêtres du rez-de-chaussée lui apparurent les affiches d’un commissaire-priseur du West End annonçant en grandes lettres que le bail de cette charmante habitation ainsi que le mobilier qui la garnissait, linge, livres, porcelaines, argenterie, gravures d’après les plus grands artistes modernes, des vins de choix, seraient adjugés le lendemain aux enchères publiques.

La victime de Sheldon entra dans la maison et il trouva quelques hommes préparant tout pour la vente.

« Que signifie tout cela ? s’écria-t-il avec épouvante.

— Un acte de vente, monsieur, au profit de MM. Naphtali et Zabulon. »

Cette réponse suffisait. Le porteur du billet revint dans la Cité. Une autre traite vint à échéance le lendemain, et avant le luncheon on savait partout que c’en était fait du crédit de Sheldon.

« J’avais toujours pensé qu’il était débordé, disait-on dans un groupe.

— C’est le dernier que j’aurais supposé voir mal finir », disait-on dans un autre groupe.

Vers la fin de la journée arriva la fatale proclamation : Philippe Sheldon est en fuite et ne paiera pas ses différences.

Le même jour apporta une terrible révélation à George Sheldon, de Gray’s Inn, sollicitor, généalogiste, et chasseur de successions. La réclamation officielle adressée à la Couronne à la requête de Gustave Lenoble fut signifiée par MM. Dashwood et Vernon de Whitehall, et George Sheldon découvrit qu’entre Charlotte Halliday et la fortune laissée par John Haygarth se dressait un prétendant dont les droits primaient les siens, et que par conséquent toutes ses peines, tout l’argent qu’il avait avancé étaient de la peine et de l’argent perdus.

« C’est à se couper la gorge ! » s’écria George, dans la première exaltation de son désappointement.

Il monta à sa chambre à coucher, prit un rasoir, et tâta la surface rugueuse de son cou, l’esprit absorbé dans ses réflexions. Mais le rasoir était émoussé, la peau de son cou lui parut trop coriace, et il arriva à cette décision que l’opération était une affaire qui devait être différée.

Il apprit le lendemain que son frère était exécuté et que, selon son expression, il laissait dans la Cité un joli nombre de poissons dans la poêle à frire.

« Sur ma parole, mon frère et moi nous semblons avoir conduit nos porcs à un drôle de marché, dit-il, mais quelque part qu’il soit allé, je parierais bien qu’il a emporté une bourse bien garnie. C’est égal, je ne voudrais pas avoir ce qu’il a sur la conscience pour toute la fortune des Rothschild ; il est assez triste de voir le visage de Tom Halliday, comme il m’apparaît quelquefois. Qu’est-ce que cela doit être pour lui ? »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Un peu moins d’une année après, les jaunes moissons s’agitaient sous la brise dans les plaines de la Normandie, les fruits mûrissaient dans les vergers, les touristes se baignaient dans les eaux de la belle plage de Dieppe, les chevaux et les jockeys se rompaient les os dans les steeple-chases normands, et d’enragés joueurs perdaient leur argent à tous les jeux frivoles qu’offre l’établissement de Dieppe, et là-bas, au cœur de la Normandie, au delà des hauts clochers de Rouen, une heureuse famille était réunie au château de Cotenoir.

Une heureuse famille, deux heureuses familles devrions-nous dire, mais elles étaient si bien unies par les liens de l’amour et de l’amitié qu’elles semblaient n’en former qu’une.

Là, se trouvaient Gustave et sa jeune femme, Diana, ayant à leurs côtés deux grandes demoiselles, puis Valentin, le jeune auteur en réputation, et sa charmante femme Charlotte.

Plus loin, sur la terrasse, deux nourrices portant deux bébés, à cette période peu agréable de l’enfance, où il faut constamment les promener au grand air en les berçant dans ses bras, pour obtenir une apparence de tranquillité. Mais, aux yeux des deux jeunes mères et des deux pères, fiers de leur paternité, ces petites créatures dans leurs longues robes blanches, semblaient des anges trop beaux pour cette terre.

Les âges réunis des deux bébés ne donnaient pas un total de six mois, mais les mères avaient compté toutes les phases graduelles de ces jeunes existences, et il leur semblait qu’il n’y avait pas pour elles d’épargne antérieure à la naissance de leurs enfants, tant elles étaient sous l’empire des folles idées qui s’emparent du faible cœur des mères.

Mme Haukehurst avait amené son fils pour lui faire voir sa tante Diana, car Diana avait insisté pour que ce titre lui fût décerné par lettres patentes.

L’enfant de Mme Lenoble était une fille, et dans ce fait les deux amies voyaient une intervention manifeste de la Providence.

« Ne serait-ce pas charmant si en grandissant ils s’éprenaient d’amour l’un pour l’autre et s’ils se mariaient ensemble ? » s’écria Diana.

Charlotte déclarait qu’un pareil événement semblait en quelque sorte présagé par la conduite présente des deux enfants.

« Il la connaît déjà, s’écria-t-elle en regardant au dehors la petite créature avec sa longue robe de mousseline blanche que la nourrice promenait sous le ciel bleu, et, tenez, leurs plaintes se répondent !… car j’entends leurs vagissements plaintifs. »

Et les deux mères s’élancèrent vers la terrasse et allèrent contempler leurs trésors avec idolâtrie, jusqu’au moment où ils furent saisis d’un de ces accès de douleurs mystérieuses auxquelles sont sujets les enfants au maillot et où, pour calmer leurs cris, il fallut les rendre à leurs nourrices.

« Cher ange, dit Gustave en parlant de sa petite fille, elle a le même cri que Clarisse à son âge, un de ces cris perçants qui vous pénètrent jusqu’au cœur. Te figures-tu que ta voix était aussi perçante que cela, ma belle, dans ce temps-là ? »

Il embrassa la charmante enfant qui courut rejoindre la procession qui suivait les deux enfants, les nourrices alarmées, les mères presque folles, les bébés criant et les deux jeunes filles tout inquiètes.

« C’est un vrai tourbillon, dit Gustave à Valentin. Ces femmes, comme elles aiment leurs enfants ! »

Et il récita ces vers :

Lorsque l’enfant paraît, le cercle de famille
Applaudit à grands cris ; son doux regard qui brille
Fait briller tous les yeux ;
Et les plus tristes fronts, les plus souillés peut-être,
Se dérident soudain, à voir l’enfant paraître,
Innocent et joyeux.

Tout avait bien marché pour Lenoble ; sa descendance directe de Matthieu Haygarth, père de l’intestat, avait été prouvée à la satisfaction des conseillers de la Couronne et de la haute-cour de la Chancellerie, et, dans les délais voulus, il avait été mis en possession de la succession du révérend intestat, à la grande joie de ses sollicitors et de M. Fleurus, et au grand dépit de George, qui renonça pour jamais à s’occuper de recherches généalogiques et retomba, le cœur aigri, sur les plus maigres profits qu’il pouvait espérer de ses opérations d’escompte et se faisant le champion des pauvres plaignants de toutes les classes, de la demoiselle qui se considérait comme trahie par un infidèle amant et qui fournissait les preuves de la nature la plus scabreuse de son inconstance, du piéton qui, s’étant frappé contre un volet en saillie, revenait directement chez lui pour y rester pendant douze mois dans une incapacité complète de travail de corps et d’esprit et qui réclamait pour ce fait une forte indemnité du propriétaire du fatal volet.

C’est à cette noble protection des droits du faible que George voua son intelligence, et quand de malicieux ennemis stigmatisaient ses essais de Don Quichottisme en les qualifiant de spéculations, ou quand il succombait dans la défense de quelque demoiselle opprimée à raison de l’insuffisance de preuves résultant d’une correspondance trop vague et que le juge lui disait : « Vous devriez être honteux de porter une pareille demande devant la justice, » le généreux sollicitor cherchait sans doute sa consolation dans le témoignage de sa conscience et quittait la cour la tête haute, pour aller se mettre en quête de quelque nouvelle demoiselle opprimée ou de quelque autre passant blessé.

Quelque petit profit advint à Sheldon de Gray’s Inn de la succession Haygarth, car à la demande de Lenoble MM. Dashwood et Vernon lui envoyèrent un chèque de mille livres comme prix des recherches auxquelles il s’était livré dans le principe, et qui avaient mis l’astucieux capitaine sur la bonne piste.

Il écrivit une lettre de remercîment à Lenoble, après avoir reçu ses honoraires. Il est toujours bon de se montrer reconnaissant envers un homme riche, mais au fond du cœur il exécrait l’heureux héritier des millions de la succession Haygarth.

Haukehurst n’était pas aussi véhément dans l’expression de ses sentiments que l’expansif Normand ; mais au fond de son cœur, le sentiment du bonheur n’était ni moins pur ni moins exalté.

La Providence lui avait accordé plus qu’il n’avait jamais osé espérer, non pas les millions d’Haygarth, non pas une vie d’oisiveté luxueuse, et les fêtes du Derby, et les grands dîners, et les loges d’opéra, et les équipages attelés de chevaux à cinq cents guinées la paire ; il n’avait pas un palais dans Belgrave, un pavillon de chasse dans les montagnes d’Écosse, et une villa à Cowes, rien de tout ce qui lui avait paru jadis le bien suprême, mais une belle rémunération de son travail, une jeune femme qu’il adorait, et un intérieur tranquille.

Pour lui non plus, ses recherches dans les archives poudreuses pour retrouver les héritiers de John Haygarth n’avaient pas été tout à fait infructueuses, pécuniairement parlant.

Gustave avait insisté pour qu’il acceptât, à titre d’honoraires, les trois mille livres qui lui avaient été promises par George, comme récompense en cas de succès.

« Le capitaine n’aurait jamais été mis sur la bonne piste, s’il ne vous avait pas subtilisé vos secrets, dit le fils et l’héritier de Susan Meynell. C’est à vos recherches que je dois cet héritage, et vous ne pouvez refuser de recevoir le prix convenu comme rémunération de votre travail. »

Valentin ne refusa pas cette récompense bien gagnée, pas plus que la donation faite en faveur du fils de Charlotte. Il lui semblait qu’il n’y avait que justice à ce qu’une partie de l’héritage revînt aux descendants de la plus jeune sœur et fidèle amie de la pauvre Susan.

Avec ce capital de trois mille livres sagement employé en achat de Consolidés et les intérêts du capital de dix mille livres placées sur la tête de son fils, Haukehurst commença la vie, en sa nouvelle qualité de mari et de père, dans des conditions assez agréables.

Nous avons peu besoin de nous occuper ici de sa carrière littéraire. Il était au commencement de cette longue route poudreuse qui mène au temple de la Renommée.

Il nous suffira de dire qu’il trouva la marche assez difficile sur cette grande route poudreuse, et qu’il reçut plus de boue lancée par des assaillants sans nom cachés derrière les haies, qu’il ne l’avait supposé quand il en était aux premières étapes de son voyage.

Heureusement, il rencontra sur sa route de bons compagnons et des encouragements bienveillants de la part du public, ce qui lui rendit possible d’accepter tranquillement la boue qui venait s’attacher à ses vêtements, et de trouver légers les obstacles qu’il trouvait sur sa route.

Le cottage, à Wimbledon, n’existait plus seulement à l’état de rêve. C’était une agréable réalité, l’orgueil et la joie de Mme Sheldon et de Nancy. C’était une pittoresque habitation, demi-cottage, demi-villa, située sur le bord de la grande route de Londres à Kingston, avec la vue sur le parc de Richmond, des fenêtres du derrière de la maison. Un simple mur séparait les jardins de Haukehurst de la propriété de la Reine.

« C’est comme une résidence royale, » disait Charlotte.

Ce qui donna à Haukehurst l’idée de donner à sa demeure le nom d’une habitation royale, et il l’appela Charlottenbourg.

Haukehurst s’était assuré la jouissance de cette délicieuse résidence par un bail à très-long terme, et Charlotte avait apporté les plus grands soins à l’ameublement et à la décoration des jolies pièces qui la composaient.

La délicieuse activité de la chasse aux bibelots, fut pour les heureux époux une source inépuisable de plaisir.

Chaque petite table excentrique, chaque chaise luxueuse avait son histoire spéciale et avait été le sujet de négociations et d’efforts de diplomatie qui auraient suffi à un Burleigh pour la réorganisation de l’Europe occidentale ; les tasses et les soucoupes de Dresde et de Vienne qui garnissaient l’étagère de bois d’érable avaient toutes été achetées chez un marchand différent ; les figurines sur la tablette de la cheminée étaient du vieux Chelsea d’une qualité qui aurait fait envie à un Bernal ou à un Bohn et n’étaient arrivées dans les mains de leurs heureux possesseurs que par suite d’un concours de circonstances fortuites, dont l’histoire serait presque aussi intéressante que celle du collier de diamants de Bœhmer ; les rideaux du salon avaient drapé les portières de la belle Lady Blessington et avaient été achetés pour une misère par Valentin après avoir passé par les mains de nombreux marchands et revendeurs ; les chaises Louis XIV recouvertes en tapisserie avaient appartenu à Mme de Sévigné et avaient meublé cette triste maison de campagne d’où elle écrivait ses lettres les plus étincelantes d’esprit et de gaieté, à son mauvais sujet de cousin, Bussy, comte de Rabutin : ces inestimables trésors avaient été découverts dans un petit passage derrière la rue Vivienne où le jeune couple s’était rendu bras dessus bras dessous pour choisir un chapeau, lors de leur premier voyage à Paris ; la pendule de la salle à manger venait du magasin du même marchand et elle avait été vendue avec la garantie qu’elle avait sonné les dernières heures que Maximilien Robespierre avaient passées dans son humble logement chez le menuisier ; l’encrier dans lequel Haukehurst trempait sa plume avait servi à Voltaire et le buvard sur lequel il écrivait avait appartenu à Balzac.

À ces fictions, plus ou moins plausibles, du revendeur, M. et Mme Haukehurst avaient prêté une oreille complaisante et il leur semblait que ces objets, qu’ils avaient peut-être payés un peu cher, prêtaient un charme nouveau à leur demeure.

L’arrangement et la surveillance de tous ces trésors donnaient du plaisir et de l’occupation à la pauvre Georgy, mais d’autre part elle considérait que la splendeur de son ancienne demeure de Bayswater, avec son mobilier tout neuf, était quelque peu supérieure à celle de tous ces objets d’art sortant des boutiques des revendeurs.

Pour Nancy, les figurines de Chelsea, les porcelaines de Dresde et les vieilles gravures d’Albert Durer n’étaient autre chose que les innocentes folies du maître de la maison, dont elle ménageait la bourse avec une aussi fidèle économie qu’elle l’avait fait pour l’ancien maître dont elle gardait un si cruel souvenir.

On peut voir par là que Haukehurst avec une femme, une belle-mère et une vieille et fidèle servante, ne pouvait pas manquer d’être bien soigné, un peu gâté peut-être, par excès d’amour, mais à l’abri des tentations auxquelles un auteur célibataire est supposé être exposé, quand il travaille seul dans un solitaire logement du Temple.

Pour lui les jours se passaient dans l’agréable monotonie d’un travail constant qui lui était rendu plus léger par la pensée de ceux pour lesquels il travaillait, et par l’espoir d’arriver à se faire un nom. Il n’était plus un fabricant de livres : il avait écrit un ouvrage dont les produits avaient servi à meubler sa villa de Wimbledon ; il était occupé à écrire un second ouvrage destiné à pourvoir aux frais de sa maison ; il avait assuré sa vie pour une somme assez considérable, et il s’était montré en toutes choses d’une prudence et d’une sagesse presque méticuleuses. Mais il avait laissé périmer les assurances faites par Sheldon sur la vie de Charlotte ; Valentin n’aurait pas voulu d’un argent dont une tête aussi chère aurait été l’enjeu.

Le cheval de selle que Charlotte aurait désiré pour son mari, la bibliothèque dont elle avait si souvent établi le catalogue, étaient encore parmi les joies de l’avenir, mais la vie perd la moitié de son charme, quand on n’a plus de désirs qui n’aient été satisfaits, et le cheval que Haukehurst devait monter plus tard, la belle bibliothèque qu’il se monterait étaient le sujet favori des conversations de Charlotte, quand elle se promenait avec son mari sur les hauteurs de Wimbledon, quand sa journée de travail était terminée.

Ces promenades du soir étaient les heureuses fêtes de sa vie.

Il racontait tout à sa femme : ses rêves littéraires, l’idée encore dans le brouillard d’un livre à écrire, ses nouvelles découvertes dans le royaume sans bornes des livres. Son enthousiasme, son culte des héros, dont il portait l’un au pinacle pendant qu’il démolissait l’autre, le plaisir peu chrétien qu’il avait pris à lapider le pauvre Jones dans sa Revue du samedi, ou à écorcher vif Robinson dans le Bond Street, en un mot, toutes ses questions de boutique ne lassaient jamais l’excellente Charlotte.

Elle l’écoutait toujours avec ravissement et sympathie ; elle admirait ses favoris, elle accueillait ses amis et ses compagnons de travail avec une douceur qui ne se démentait jamais ; elle méditait l’organisation d’un fumoir qui serait un vrai paradis, un alhambra en miniature, et un visage maussade et renfrogné était chose inconnue dans la demeure de Haukehurst.

Une femme si douce, un intérieur si charmant, popularisaient l’institution du mariage parmi les jeunes célibataires amis de son mari, et cet être, si maltraité et si calomnié qu’on nomme une belle-mère, était presque réhabilité par la bonne nature de Mme Sheldon, et son dévouement évident aux intérêts du mari de sa fille.

Après toutes les recherches faites dans les archives poudreuses du passé, après les investigations patientes pour retrouver les empreintes laissées sur le sable par les pas de Matthieu Haygarth, voilà quel était l’héritage de Charlotte : un cœur dont l’innocence et l’affection faisaient de sa maison un paradis, et prêtaient à la vie commune un charme que tout l’or de la Californie aurait été impuissant à répandre sur elle. L’héritage de Charlotte, c’était la nature tendre et sans égoïsme des Haygarth et des Halliday, et ainsi dotée, son mari ne l’aurait pas échangée contre la plus riche héritière dont le mariage a jamais pu être annoncé dans le Journal de la Cour.