L’Héritage de Charlotte/Livre 01/Chapitre 04

Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome Ip. 60-65).

CHAPITRE IV

DÉCRET DE BANNISSEMENT

Aux fortes émotions qui accompagnent l’accomplissement d’un acte téméraire succède souvent dans l’esprit des hommes un calme plat.

La faible voix de la Sagesse qui n’a pu se faire entendre pendant que la tempête faisait rage, chuchote de sages conseils ou de doux reproches ; la Folie qui envisagée à travers le nuage orageux, à la sublime clarté des éclairs, a semblé être une inspiration, se voile la figure à la sublime clarté du jour.

Que l’on ne suppose pas un seul instant que le temps et la réflexion aient pu apporter aucun changement dans la conduite de Lenoble.

Il n’en fut pas ainsi.

L’amour qu’il ressentait pour sa femme n’était pas une émotion d’un jour : c’était une passion profonde et forte comme la destinée.

La pire chose que ses arrière-pensées purent lui révéler, c’est que l’acte qu’il avait fait était des plus téméraires.

Devant lui se dressait une imposante nécessité… la nécessité d’aller à Beaubocage, pour dire à ceux qui l’aimaient comment leurs châteaux en Espagne allaient s’écrouler, rouler dans la poussière.

Les lettres de Cydalise… même, pour tout dire, plus d’une lettre de sa mère, pour laquelle écrire une lettre était une grande affaire, avaient dans ces derniers temps marqué une grande inquiétude.

Dans moins d’un mois le contrat de mariage serait prêt, attendrait sa signature.

Chaque heure de retard rendait sa faute plus grave.

Il dit à sa femme qu’il avait besoin d’aller passer quelques jours chez ses parents : elle prépara les objets nécessaires pour son voyage avec une douceur et un soin qui lui parurent angéliques.

« Ma chère bonne amie, pourrais-je jamais reconnaître le bonheur que je te dois ? » s’exclamait-il pendant qu’il regardait sa svelte compagne allant et venant par la chambre, toute aux préparatifs de son départ.

Et alors il pensa à Madelon, si commune, si raide, et si lourde ; une véritable tournure d’écolière, massive de corps et d’esprit !

Il avait eu trop de générosité pour parler à Susan de son engagement, du brillant avenir qu’il sacrifiait par son mariage, ou du risque qu’il courait de se fâcher avec son père.

Mais, ce soir-là, en pensant à la stupidité, à la vulgarité de Madelon, il lui sembla que Susan avait été son sauveur en le préservant d’un sort affreux… telles qu’au temps de Persée et d’Héraclès des jeunes filles avaient été préservées des atteintes d’un monstre marin.

« Madelon n’est pas sans ressembler à une baleine, pensa-t-il. On dit que les baleines ont de la sagacité et un caractère aimable… Cydalise parlait sans cesse du bon sens et de l’amabilité de Madelon. Je suis sûr qu’il n’est pas plus difficile de croire aux qualités incomparables de la baleine qu’aux incomparables qualités de Madelon. »

Sa petite malle fut enfin fermée, et il partit pour Beaubocage après un douloureux et tendre adieu à sa femme.

Le voyage était long à accomplir à cette époque où aucun train de grande vitesse n’avait encore franchi les sinuosités de la Seine pour parcourir sur des voies ferrées les riches et fertiles vallées de la Normandie.

Gustave eut amplement le temps de réfléchir pendant qu’il était cahoté dans une pesante diligence ; et son cœur s’appesantit de plus en plus à mesure que le lourd véhicule se rapprochait de la ville de Vire, de laquelle il aurait à se rendre à la résidence paternelle, comme il le pourrait.

Il se rendit à pied à Beaubocage, escorté par un jeune paysan qui portait son bagage.

Le pays était un des plus charmants dans cette tranquille soirée d’été, mais la conscience de sa culpabilité oppressait le cœur et tourmentait l’esprit de Gustave, et son courage ne fut nullement réconforté par la fatigue de la marche.

Des lumières dans les chambres du rez-de-chaussée éclairaient faiblement le petit jardin de Beaubocage.

Une seule lueur vacillante brillait dans une petite tourelle où se trouvait la chambre de sa sœur.

La pensée du bon accueil qui l’attendait lui serra le cœur : comment devrait-il s’exprimer pour leur dire la vérité ?

Et alors il pensa à la gentille, attentionnée petite femme qu’il avait laissée dans son logement à Paris, si reconnaissante pour son dévouement, si tendre et si soumise, à la femme qu’il avait ravie à la mort et à la damnation éternelle, ainsi que le lui persuadait sa foi catholique.

La pensée de cette femme chérie lui donna le courage qui lui manquait.

« Je dois beaucoup à mes parents, pensa-t-il en lui-même, mais cela ne peut leur donner le droit de me vendre pour de l’argent. Le mariage qu’ils désiraient eût été un ignoble marché de mon cœur et de mon honneur. »

Quelques minutes après, il était debout au milieu du salon de Beaubocage, avec sa mère et sa sœur pendues à son cou et l’accablant de caresses.

Son père, moins démonstratif, mais non moins heureux de l’arrivée inattendue de son fils et héritier se tenait près de lui, debout.

« J’ai reconnu ta voix dans le vestibule ; s’écriait Cydalise, et me suis envolée de ma chambre pour venir au-devant de toi. En pareille occasion, il semble que l’on ait des ailes. Ah ! que tu as bonne mine et que tu es beau, et comme je t’aime ! s’exclamait la jeune fille, plus disposée qu’une sœur anglaise à s’extasier en pareille occasion. Sais-tu que nous commencions à nous alarmer pour toi ? Tes lettres sont devenues si rares, si froides… et pendant ce temps-là, tu complotais de venir nous surprendre… Ah ! quel bonheur de te revoir ! »

Puis la maman prit la corde, et enfin fut prononcé le nom redouté de Madelon.

Elle aussi serait bien contente, elle aussi avait été inquiète, tourmentée.

L’enfant prodigue ne répondait rien ; il ne pouvait pas parler ; son cœur faillissait ; il restait pâle et froid.

Infliger une douleur à ceux qui l’aimaient tant était pour lui une peine plus dure que la mort.

« Gustave ! s’écria la mère soudainement alarmée, tu pâlis… es-tu malade ?… Regarde donc, François, ton fils est malade.

— Non, mère, je ne suis pas malade, » répliqua gravement le jeune homme.

Il embrassa sa mère et l’écarta doucement de lui.

Pendant toutes les années qu’elle vécut encore, elle se rappela ce baiser, glacé comme la tombe, car c’était le baiser d’adieu de son fils.

« Je voudrais vous dire quelques mots en particulier, mon père, » dit Gustave.

Le père fut surpris, mais ne fut pas alarmé de cette demande ; il lui montra le chemin de son repaire habituel, une étroite et sombre chambre dans laquelle étaient quelques éditions poudreuses de classiques français, et où le maître de Beaubocage tenait ses livres de comptes, serrait ses graines de jardin et ses médecines pour les chevaux.

Lorsqu’ils furent partis, la mère et la fille s’assirent pour les attendre auprès des fenêtres ouvertes.

Au dehors, tout était tranquille… des points lumineux éloignés s’apercevaient à travers le crépuscule du soir… C’étaient les fenêtres éclairées de Cotenoir.

« Comme Madelon sera contente !… » disait Cydalise en regardant ces fenêtres.

Elle était réellement parvenue à se persuader que Mlle Frehlter était une très-estimable jeune personne, elle eût seulement voulu trouver plus d’enthousiasme, plus d’entrain, plus de vivacité dans sa future belle-sœur.

L’entrevue entre le père et le fils parut longue à Mme Lenoble et à Cydalise : les deux femmes étaient curieuses ; même, en vérité, quelque peu inquiètes.

« Je crains qu’il n’ait fait des dettes, dit la mère, et qu’il ne soit à avouer ses folies à ton père. Je ne sais pas comment nous ferons pour les payer, à moins que cela ne soit avec la dot de Madelon, et ce serait assez peu honorable. »

Une demi-heure s’écoula avant qu’aucun bruit vînt rompre le silence de la tranquille maison.

Le crépuscule avait fait place à la nuit, lorsque l’on entendit un battement de portes et que des pas résonnèrent dans le vestibule.

La porte du salon s’ouvrit et M. Lenoble parut seul.

Au même instant la porte de sortie se fermait lourdement.

M. Lenoble alla tout droit à la fenêtre ouverte et en baissa les jalousies ; il alla ensuite à la seconde fenêtre, dont il ferma soigneusement les volets, tandis que les deux femmes le regardaient avec étonnement, car il n’avait pas l’habitude de remplir ces fonctions.

« Je chasse un vagabond ! dit-il d’une voix froide et cruelle.

— Où est Gustave ? s’écria la mère alarmée.

— Il est parti.

— Mais il va revenir, n’est-ce pas, tout de suite ?

— Jamais tant que je vivrai ! répondit M. Lenoble. Il a épousé une aventurière et je le renie pour mon fils ! »