L’Héritage de Charlotte/Livre 01/Chapitre 02

Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome Ip. 22-33).
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Livre I

CHAPITRE II

SEULE DANS LE DÉSERT DU MONDE

Gustave revint à son ancienne façon de vivre ; il ne fut pas très-distrait par l’idée de sa grandeur future comme seigneur de Beaubocage et Cotenoir.

Il sentait quelquefois comme un poids qui oppressait son esprit ; en en recherchant la cause, il trouva que ce poids était Madelon Frehlter.

Il continua néanmoins à le porter légèrement et à jouir de sa liberté d’étudiant, sans trop penser à l’avenir.

Il expédia des compliments polis à Mlle Frehlter dans ses lettres à Cydalise ; il reçut de Cydalise force informations mieux rédigées qu’intéressantes au sujet de la famille de Cotenoir.

C’était le court été de sa jeunesse, mais, hélas ! combien était proche le sombre hiver qui viendrait glacer son cœur joyeux et franc ! Ce cœur si compatissant, si tendre aux misères du sexe féminin allait être attaqué par son côté le plus faible.

Gustave avait l’habitude de traverser tous les matins le jardin du Luxembourg, en allant à l’École de Droit ; quelquefois, lorsqu’il était plus matinal que de coutume, il emportait un livre et parcourait, en lisant, une des allées les plus sombres, en attendant l’heure du cours.

Comme il se promenait un matin avec son livre, un volume de Boileau que l’étudiant savait par cœur, il passa et repassa devant un banc sur lequel une dame était assise.

Elle était seule et semblait pensive ; elle traçait sur le sable des figures sans forme avec l’extrémité de son ombrelle.

Il jeta sur elle un regard, d’abord indifférent, plus curieux la seconde fois qu’il passa devant elle, qui devint la troisième très-attentif.

Quelque chose dans son attitude, abandon, manque d’espoir, désespoir même, exprimés par l’inclinaison de la tête, le jeu indifférent de la main qui traçait sur le gravier des caractères sans signification, excita les sympathies de Gustave.

Il l’avait prise en pitié, avant même que son regard eût pénétré jusque dans les profondeurs du chapeau de cette époque ; mais, dès qu’il eut entrevu sa pâle, sa triste figure, une inexprimable compassion s’empara de lui.

Jamais il n’avait vu quelque chose d’aussi désespérément triste.

Jamais il n’avait vu un visage aussi beau en dépit du chagrin qui l’altérait.

Il crut voir Andromaque après qu’elle eut perdu tout ce qui lui était cher au monde ; Antigone, lorsque fut prononcé le terrible décret de bannissement.

Il mit Boileau dans sa poche : cette souffrance qui se révélait à lui sans le vouloir lui inspirait un intérêt plus absorbant que les satires de son poète.

Comme il passait pour la cinquième fois, il jeta sur la dame un regard encore plus investigateur, et cette fois les yeux de celle-ci se levant vers lui rencontrèrent les siens.

Ses belles lèvres s’agitèrent et prononcèrent en tremblant quelques paroles inintelligibles.

L’étudiant ôta son chapeau en s’approchant avec déférence :

« En quoi pourrais-je avoir le bonheur de vous être agréable, madame ? dit-il.

— Vous êtes bien bon, monsieur, murmura la dame en un français très-correct, mais avec un accent évidemment étranger, anglais, à ce que pensa Gustave ; je… je suis tout à fait étrangère à Paris et… et… j’ai entendu dire qu’il y a dans ce quartier beaucoup de logements meublés… Où pourrais-je en trouver un qui ne soit pas cher ? Je me suis adressée à plusieurs nourrices et autres femmes dans le jardin, ce matin ; mais elles semblent stupides et n’ont pu rien me dire. Je ne voudrais pas le demander à l’hôtel où je demeure. »

Gustave réfléchit.

« Oui, il y a beaucoup de logements par ici, » dit-il à la dame.

Et il pensait à Mme Magnotte : n’était-ce pas son devoir de procurer cette pensionnaire à la digne dame, si cela était possible ?

« Madame, si vous n’avez pas d’objections contre une pension bourgeoise ?… » commença-t-il à dire.

La dame secoua la tête.

« Une pension bourgeoise me conviendrait tout aussi bien, mais il ne faut pas qu’elle soit chère ;… je ne puis pas payer beaucoup.

— Je connais une pension bourgeoise très-près d’ici, madame, où vous pourrez trouver à vous loger très-convenablement à un prix fort raisonnable. C’est la maison dans laquelle je demeure moi-même, ajouta Gustave avec quelque timidité.

— Si vous voulez avoir l’obligeance de m’indiquer cette maison… » dit la dame en regardant devant elle d’un air égaré.

Elle était évidemment tout à fait indifférente à ce que Lenoble demeurât ou ne demeurât pas dans la pension en question.

« Si vous voulez me le permettre, madame, j’aurai l’honneur de vous y conduire, ce n’est qu’à deux pas d’ici. »

L’étrangère accepta cette politesse avec une gracieuse insouciance qui n’était pas de l’ingratitude, mais plutôt une impuissance à éprouver d’autre sentiment que celui du chagrin qui semblait l’absorber.

Gustave se demandait quelle calamité pouvait ainsi accabler une femme si jeune et si belle.

La dame demeura tout à fait silencieuse pendant le trajet du jardin du Luxembourg à la rue Madame.

Gustave la considérait attentivement pendant qu’il marchait à son côté.

Elle n’avait pas plus de vingt-trois à vingt-quatre ans, et était décidément la plus jolie femme qu’il eût jamais vue ; c’était une blonde délicate, une beauté anglaise un peu fatiguée et flétrie comme par les soucis, mais aussi, à cause de cela, idéalisée, plus divinement belle.

Dans ses beaux jours, cette étrangère avait dû être d’une beauté éblouissante ; dans sa misère, elle était intéressante au plus haut degré. C’était ce que les concitoyens de Gustave appellent une beauté navrante.

Il l’observait avec étonnement.

Ses vêtements étaient d’une certaine élégance, mais ils avaient perdu leur fraîcheur. Son châle, qu’elle portait avec une grâce toute française, était reprisé ; Gustave remarquait ces reprises faites avec soin, mais qui laissaient deviner la pauvreté de la personne.

Qu’elle fût pauvre, cela n’avait rien d’étonnant ; mais qu’elle fût ainsi triste et délaissée, obligée de chercher son logement dans une ville étrangère, était une énigme peu facile à expliquer.

Gustave introduisit l’étrangère chez Mme Magnotte.

Elle ne jeta qu’un regard » autour du sombre salon ; mais pour Gustave ce seul regard fut suffisamment éloquent.

« Ah ! malheureuse que je suis ! signifiait-il, est-ce là la plus belle demeure qui me soit réservée sur cette terre inhospitalière ? »

« Il semble qu’elle n’appartienne pas à un monde inférieur, » pensa le jeune homme en retournant au Luxembourg, car il avait été congédié sans façon par Mme Magnotte tout de suite après la présentation.

Alors Lenoble, qui avait l’esprit romanesque, se rappela une histoire qu’il avait entendu conter, une sombre et absurde histoire.

Un étudiant trouve un beau jour une femme magnifique assise sur les degrés de la guillotine. Il la saisit, l’emporte. Une fois dans sa chambre, il se jette à ses pieds, lui jure qu’il l’adore. Horreur ! la femme n’était qu’un cadavre sur le cou duquel on avait replacé la tête tranchée.

Cette Anglaise étrange qu’il avait trouvée dans le jardin du Luxembourg n’était-elle pas la sœur jumelle du spectre de la légende ?

Sa beauté et son désespoir lui semblaient ne pouvoir appartenir à la terre. Il lui était impossible de croire qu’elle fût de la même nature que Madelon.

À partir de ce moment, le fardeau qui avait pesé sur son esprit d’une façon vague, intermittente, devint une oppression incessante dont aucun effort de sa volonté ne pouvait le délivrer.

Pendant cette Journée entière il se surprit pensant à l’Anglaise inconnue plus qu’il ne convenait.

Il s’en voulait à lui-même de cette folle distraction d’esprit.

« Que je suis fou ! se disait-il, de me préoccuper ainsi d’un fait aussi insignifiant ; cela tient sans doute à la monotonie de la vie que je mène. »

Au dîner il chercha la dame anglaise, mais elle ne parut pas à la longue table où les vieilles à la voix criarde, les étudiants tapageurs dévoraient chaque jour en maugréant les deux ou trois plats extraits par la vieille Nanon des profondeurs de sa conscience, avec les ressources d’un garde-manger, non moins légèrement garni.

Quand le dîner fut fini, il questionna Mme Magnotte et apprit d’elle que la dame était dans la maison, mais qu’elle s’était trouvée trop fatiguée pour dîner avec les autres pensionnaires.

« J’ai à vous remercier de m’avoir procuré cette nouvelle cliente, mon ami, dit-elle ; Mme Meynell ne paiera pas cher, mais elle paraît être une très-respectable personne avec laquelle j’espère très-bien m’entendre.

Mme Meynell ? répéta Gustave, satisfait de savoir que la dame anglaise habiterait la même maison que lui. C’est une veuve, je présume ?

— Oui, elle est veuve. Je lui ai fait cette question et elle a répondu : oui ; mais elle ne m’a rien dit de son défunt mari. Elle n’est pas du tout communicative. »

C’est là tout ce que Gustave put apprendre.

Elle n’est pas communicative. C’est à peine si elle est moins silencieuse que la dame assise sur les marches de l’échafaud.

Une sorte de mystère paraissait caché sous son chagrin. Peut-être était-ce le fait même de ce mystère qui intéressait Lenoble ?

Toujours est-il que l’inconnu avait frappé l’imagination du jeune homme infiniment plus que sa fiancée.

Il attendit le jour suivant avec anxiété, mais le jour suivant Mme Meynell s’excusa de nouveau se disant indisposée !

Ce fut seulement le troisième jour qu’elle parut à la salle à manger, pâle, silencieuse, distraite, sous la protection de Mme Magnotte, qui paraissait disposée à la bienveillance.

La jeune veuve anglaise faisait sur Gustave l’effet d’un revenant.

Il la regardait de temps à autre, et toujours il voyait dans ses yeux le même regard, ce regard douloureux, désespéré.

Il était lui-même silencieux et distrait.

« À quoi donc rêves-tu, farceur ? lui dit son plus proche voisin. Tu es ennuyeux comme la pluie. »

Lenoble ne pouvait être ni vif ni gai pour faire plaisir à son compagnon d’école : cette étrange figure pâle l’absorbait et l’oppressait en même temps.

Il espérait avoir quelques minutes d’entretien avec la dame anglaise après le dîner, mais elle disparut pendant que l’on mettait sur la table les secrètes préparations qui, à la Pension Magnotte, portaient le nom de dessert.

Pendant plus d’une semaine elle parut ainsi au dîner, mangeant fort peu, ne disant pas un mot, sauf quelques monosyllabes que l’hôtesse arrachait de temps en temps à ses lèvres pâles.

Une personne tout à la fois si belle et si profondément triste en intéressa bientôt d’autres que Gustave ; mais sur personne sa tristesse et sa beauté ne firent une si grande impression que sur lui ; son image le poursuivait.

Il quitta ses plaisirs, ses distractions ordinaires : il préférait passer ses soirées dans l’horrible salon, se tenant pour satisfait d’entendre le caquetage des vieilles dames, les lugubres sonates de la petite maîtresse de musique, le bruit monotone des voitures qui passaient dans la rue, n’importe quoi plutôt que les bruits habituels de sa vie d’étudiant qui lui avaient été si doux jusque-là.

Il ne manquait pas d’adresser à Cydalise sa lettre de chaque semaine ; mais, pour une raison ou pour une autre, il s’abstenait de faire aucune allusion à la dame anglaise, bien qu’il fût dans ses habitudes de raconter toutes ses aventures pour l’amusement de la famille à Beaubocage.

Un soir vint enfin où l’on obtint de Mme Meynell qu’elle restât avec les autres dames après le dîner.

« Vous êtes bien froidement et bien tristement dans votre chambre à coucher, lui avait dit Mme Magnotte ; pourquoi ne pas passer la soirée avec nous ?

— Vous êtes bonne, madame, avait murmuré la dame anglaise, avec le bas et timide accent dont le son paraissait si plaintif à l’oreille de Gustave ; si vous le désirez, je resterai. »

Elle semblait se soumettre plutôt par crainte ou embarras de formuler un refus que par l’espérance d’un plaisir.

C’était un soir de mars, froid, orageux ; le vent d’est chassait des nuages de poussière le long de la rue Madame et le petit nombre de passants qui montaient ou descendaient la rue, paraissaient transis.

Les vieilles dames étaient groupées auprès du grand poêle de faïence et jasaient à la lueur du crépuscule.

La maîtresse de musique alla à son pauvre piano et se mit à jouer sans que personne le lui eût demandé ; on n’y fit pas attention.

Gustave, qui ordinairement tournait les feuilles, paraissait, ce soir-là, complètement indifférent à la musique.

Mme Meynell s’était assise, seule, près de l’une des fenêtres, à demi cachée sous les rideaux de damas jaune fanés, regardant dans la rue.

Une sorte d’impulsion à laquelle il tenta vainement de résister, entraîna Gustave vers elle ; il s’avança donc près de l’Anglaise.

Ce soir-là, comme dans le jardin du Luxembourg, elle lui sembla être la statue vivante du désespoir.

À ce moment, comme alors, il s’intéressait à son chagrin avec une vivacité qui le surprit, mais qu’il n’était pas assez fort pour dominer.

Il éprouvait comme une vague idée que cette sympathie était en quelque sorte une offense pour Mlle Frehlter, pour la femme à laquelle il appartenait, et cependant il s’y abandonnait.

« Oui, je lui appartiens, se disait-il en lui-même, j’appartiens à Mlle Frehlter, Elle n’est ni belle, ni séduisante, mais j’ai tout lieu de la croire très-bonne, très-aimable, et elle est la seule femme, celles de ma famille exceptées, à laquelle il me soit permis de prendre intérêt. »

Ce n’était peut-être pas le texte, mais cela y ressemblait.

Mme Meynell tressaillit légèrement au moment où il s’approcha d’elle, et levant les yeux, elle reconnut en lui la personne avec laquelle elle avait fait connaissance au Luxembourg.

« Bonsoir, monsieur, dit-elle ; je vous fais mes remercîments de m’avoir aidée à trouver une demeure convenable. »

Ayant dit cela d’une voix basse et douce, elle tourna de nouveau du côté de la rue ses regards attristés ; il était évident qu’elle n’avait rien de plus à dire à Lenoble.

L’étudiant, cependant, n’avait pas l’idée de s’éloigner de la fenêtre immédiatement, bien qu’il sût, oui, il savait que sa présence en cet endroit était un tort envers Mlle Frehlter ; mais un tort si petit, si imperceptible, qu’il ne valait réellement pas la peine d’être pris en considération.

« Je suis charmé de penser que j’ai pu vous rendre un léger service, madame, dit-il, seulement je crains que vous trouviez fort triste ce quartier de Paris. »

Elle ne fit aucune attention à cette remarque jusqu’à ce que Gustave l’eût répétée une seconde fois ; alors, comme soudainement éveillée d’un songe, elle répondit :

« Triste… non, je ne l’ai pas trouvé triste… je ne tiens pas à la gaieté. »

Après cela Lenoble comprit qu’il ne pouvait décidément rien dire de plus.

La femme retomba dans sa rêverie ; les nuages de poussière, dans la rue silencieuse, lui semblaient plus intéressants que Lenoble de Beaubocage.

Gustave demeura quelques instants dans le voisinage de sa chaise, observant son délicat profil, son teint pâle, le contour exquis de sa bouche, ses grands yeux rêveurs.

La veuve anglaise continua de venir passer ses soirées au salon de Mme Magnotte.

Les vieilles Françaises bavardaient et s’étonnaient ; mais l’imagination la plus fertile n’eût pu écrire une histoire sur les pages blanches de cette existence privée de tout plaisir. La calomnie même n’eût pu trouver à mordre sur une créature aussi absolument simple que la pensionnaire étrangère.

Les vieilles dames haussaient les épaules, en contractant les lèvres avec une solennité significative ; il y avait certainement quelque chose, un secret, un mystère, chagrin ou mauvaise action, quelque part ; mais de Mme Meynell elle-même aucune ne pouvait supposer le moindre mal.

Gustave entendit peu de chose de ces babillages, mais la dame n’occupait pas moins complètement ses pensées.

Son image venait constamment se placer entre lui et son code, et lorsqu’il songeait à l’avenir, à la demoiselle qui lui était échue en partage pour femme, ses pensées devenaient de plus en plus amères.

« Le sort suit l’exemple de Laban, se disait-il en lui-même ; un homme travaille et remplit son devoir pendant sept ans, après quoi le sort lui donne Léa au lieu de Rachel. Sans doute, Léa est une très-bonne jeune femme, il n’y a rien à dire contre elle, si ce n’est qu’elle n’est pas Rachel. »

Cela n’était pas, pour le futur maître de Cotenoir, une manière encourageante d’envisager les choses.

À partir de ce moment, les lettres de Lenoble à ses curieux parents de Beaubocage devinrent plus courtes et moins satisfaisantes ; il cessa de donner d’amples détails sur sa vie d’étudiant ; il cessa d’écrire avec sa gaieté habituelle.

« Je crains qu’il n’étudie trop, disait sa mère.

— Je croirais plutôt, suggérait le père, que le drôle se laisse entraîner à la dissipation. »