L’Exercice du pouvoir/Partie IV/6 septembre 1936

Gallimard (p. 175-188).

Le 6 septembre, avait lieu, à Luna-Park, une fête organisée par la Fédération Socialiste de la Seine. Léon Blum y vint, pour exposer et justifier, devant les masses ouvrières, la politique suivie par le Gouvernement dans la question espagnole :

Mes chers amis,

Je n’étais pas inscrit au programme de cette fête. C’est moi qui, hier soir, à la fin d’une assez dure journée, et après m’être entretenu avec nos camarades délégués des usines métallurgiques de la région parisienne, ai demandé à la Fédération socialiste de la Seine de m’accorder aujourd’hui son hospitalité. Je m’étais entretenu avec nos camarades des usines. J’éprouvais le besoin, le besoin impérieux, de m’entretenir maintenant avec mes camarades et mes amis de la Fédération.

Je n’ai pas besoin de vous dire longuement pourquoi. Je ne ferme pas les yeux, croyez-le bien, à la réalité. Je ne voulais pas laisser s’installer, sans m’expliquer, un malentendu cruel entre le gouvernement de Front Populaire que je préside, et une partie tout au moins des masses ouvrières ; je ne veux à aucun prix le laisser subsister.

On se demandera peut-être si je parle en qualité de chef du Gouvernement ou en qualité de militant socialiste ; qu’on se pose ailleurs la question, si l’on veut, mais pas ici. Du reste, je vous avoue que je n’arrive pas à distinguer très bien, en ce qui me concerne, entre les deux qualités.

En tant que chef du Gouvernement, je ne pourrai pas, bien entendu, vous dire ici plus que je ne pourrais dire ailleurs. Comme militant, il n’y a pas une seule de mes pensées que j’entende aujourd’hui dissimuler.

Et d’abord, je vais vous poser une question que chacun de vous pourrait se poser à lui-même. Est-ce qu’il y a ici un seul homme, en accord ou en désaccord avec moi sur la question que je vais traiter, qui croie que j’ai changé depuis trois mois ?

Trois mois d’exercice du pouvoir auraient-ils fait de moi un homme autre que celui que vous connaissez depuis tant d’années ? Car, il y a trois mois aujourd’hui même que nous nous sommes présentés devant les Chambres. Et je vous assure que ces trois mois me paraissent à moi, en ce moment, aussi longs que je ne sais combien d’années, non pas peut-être seulement par l’œuvre accomplie, mais parce que cette suite de jours sans répit et de nuits sans sommeil font trouver la course du temps étrangement lente.

Vous savez bien que je n’ai pas changé et que je suis toujours le même. Est-ce que vous croyez qu’il y ait un seul de vos sentiments que je ne comprenne pas et que je n’éprouve pas ?

Vous avez entendu l’autre soir, au Vélodrome d’Hiver, les délégués du Front Populaire espagnol ; je les avais vus le matin même. Croyez-vous que je les aie entendus avec moins d’émotion que vous ?

Quand je lisais comme vous dans les dépêches le récit de la prise d’Irun et de l’agonie des derniers miliciens, croyez-vous par hasard que mon cœur n’était pas moins déchiré que le vôtre ? Et, est-ce que vous croyez, d’autre part, que j’aie été subitement destitué de toute intelligence, de toute faculté de réflexion et de prévision, de tout don de peser dans leurs rapports et dans leurs conséquences les événements auxquels j’assiste ?

Vous ne croyez rien de tout cela, n’est-ce pas ? Alors, si j’ai agi comme j’ai agi, si j’agis encore comme j’estime qu’il est nécessaire d’agir, il faut qu’il y ait des raisons à cela, il faut bien qu’il y ait tout de même à cette conduite des motifs peut-être valables, je le crois, en tout cas, intelligibles.

Je ne vous demande pas une confiance aveugle, une confiance personnelle. Mais, cette confiance, du fait de ma constance avec moi-même, du fait de ma conscience de militant et de cette faculté, malgré tout, de jeter sur les événements un regard empreint de quelque clairvoyance raisonnable, cette double confiance, je crois que vous pouvez tout de même l’avoir en moi.

Alors, ces motifs ? Dans toute la mesure où cela est possible, je veux essayer de vous les faire comprendre maintenant, vous parlant face à face, moi chef du Gouvernement, et vous, militants du Front Populaire.

Vous pensez bien qu’aucun des arguments qui vous sont familiers ne m’échappe.

Je sais très bien, dans cette affreuse aventure, quels souhaits doivent nous imposer l’intérêt national, l’intérêt de notre pays, en dehors de toute espèce d’affinité ou de passion politique. Je suis obligé ici de mesurer mes mots, et vous le comprendrez.

Je sais que le maintien du Gouvernement légal de la République Espagnole garantirait à la France, en cas de complications européennes, la sûreté de sa frontière pyrénéenne, la sûreté de ses communications avec l’Afrique du Nord et, sans que je me permette aucune prévision sur un avenir que nul ne connaît exactement, je peux pour le moins dire que du côté du Gouvernement militaire, il nous est impossible au contraire de prévoir avec certitude quelles seraient ou les obligations ou les ambitions de ses chefs.

Je dis que d’un côté il y a pour nous une sécurité et de l’autre qu’il subsiste pour le moins un risque.

Quiconque se place au point de vue de l’intérêt immédiat du pays doit sentir cela et je le sens comme chacun de vous. Et, si quelque chose aujourd’hui doit être aux yeux de tous un affreux scandale, c’est que cet intérêt évident de la France ait été à tel point méconnu par une presse partiale jusqu’au crime et jusqu’à la trahison, faisant passer par-dessus tout certain esprit personnel de représailles ou certain égoïsme collectif de classe. Je ne veux pas chercher les mobiles qui, d’ailleurs, diffèrent selon les individus. Je ne sais pas comment, dans d’autres pays, cette campagne aurait été accueillie, ni jusqu’à quels endroits précis elle aurait pu conduire leurs auteurs ? Dès la rentrée des Chambres, nous tâcherons de trouver le moyen de mettre fin à cela.

Mais, sur le fond des choses, je le répète, je n’ai pas plus de doute que vous.

La question du droit public n’est pas plus douteuse que la question de l’intérêt direct et national de la France. Comme nous l’avons dit nous-mêmes dans un document public, le gouvernement constitué par le Président de la République Azaña, conformément aux directions tracées par le suffrage universel consulté, est le Gouvernement régulier d’une nation amie.

Quand il s’agit de ces mots : gouvernement légal, gouvernement régulier, j’aime mieux y ajouter, quant à moi, les mots ou les formules de « Gouvernement issu du suffrage universel et correspondant à la volonté et à la souveraineté populaire ». Car, camarades, je ne veux chercher que dans notre propre histoire. Notre histoire de France nous enseigne que certains gouvernements, en dépit de la légalité formelle, ont pu ne pas représenter exactement la volonté et la souveraineté populaires et que peut-être cette volonté et cette souveraineté résidaient plus exactement dans les mouvements qui les ont renversés.

Je veux aussi vous signaler qu’en Espagne le gouvernement légal est en face d’une rébellion militaire. Mais je m’adresse ici à votre imagination, pas à autre chose qu’à votre imagination. Vous pourriez, à la rigueur, concevoir des cas où, contre tel gouvernement, qui n’existe pas, mais qui pourrait exister, contre tel gouvernement disposant de la légalité formelle, même un mouvement militaire pourrait recueillir et attirer et justifier vos sympathies profondes. Par conséquent, employons de préférence les formules dont je me suis servi : gouvernement issu du suffrage universel, gouvernement répondant à la volonté et à la souveraineté populaires, selon la règle des majorités qui est la loi dernière des démocraties.

Pas de doute là-dessus. Pas de doute que si nous nous plaçons sur le terrain strict du droit international, du droit public, seul le gouvernement légal aurait le droit de recevoir de l’étranger des livraisons d’armes, alors que ce droit devrait être refusé sévèrement aux chefs de la rébellion militaire.

Oui, vous avez raison de m’applaudir, mais je crois que vous aurez raison aussi d’écouter et de méditer les paroles que je vais ajouter. Dans la rigueur du droit international, si c’est cette rigueur qu’on invoque comme on l’a fait dans un grand nombre d’ordres du jour dont le gouvernement a été saisi, laissez-moi vous dire que le droit international permettrait demain aux Gouvernements qui jugeraient cette mesure commode, de reconnaître, comme Gouvernement de fait, la Junte rebelle de Burgos, et qu’à partir de cette reconnaissance de fait sur le terrain du droit international, des livraisons d’armes pourraient être faites à ce Gouvernement rebelle aussi bien qu’au Gouvernement régulier.

Cette reconnaissance de fait, il y a eu des moments où elle a paru possible ; dans certaines éventualités, elle le deviendrait encore demain. En tout cas, dans la réalité des choses, tout s’est passé comme si certaines puissances avaient reconnu le Gouvernement rebelle comme un Gouvernement de fait et s’étaient jugées en droit de livrer des armes à ce soi-disant Gouvernement de fait aussi bien que d’autres pouvaient le faire au Gouvernement régulier.

Vous me dites : « Cela est contraire au droit international. » Peut-être. Pour assurer alors l’observation stricte du droit international, que d’ailleurs il devient si aisé de tourner, quel autre moyen auriez-vous vu que la force ? Quel autre moyen auriez-vous vu que la sommation, que l’ultimatum, avec toutes ses conséquences possibles ?

Camarades, je vous parle gravement, je le sais, je suis venu ici pour cela. Je sais bien ce que chacun de vous souhaite au fond de lui-même. Je le sais très bien. Je le comprends très bien. Vous voudriez qu’on arrivât à une situation telle que les livraisons d’armes puissent être faites au profit du gouvernement régulier et ne puissent pas l’être au profit des forces rebelles. Naturellement, vous désirez cela. Dans d’autres pays, on désire exactement l’inverse.

J’ai traduit votre pensée ! Mais, comprenez également qu’ailleurs, on veut agir de telle sorte que les rebelles soient munis sans que le gouvernement régulier reçoive quelque chose.

Alors, à moins de faire triompher la rigueur du droit international par la force et à moins aussi que l’égalité, même sur le plan du droit international, ne soit rétablie par la reconnaissance de fait, devant quelle situation se trouve-t-on ? N’espérez dans la possibilité d’aucune combinaison qui, sur le plan européen, permette d’assister les uns, sans qu’on assiste par contre les autres.

Demandez-vous aussi qui peut fournir, par le secret, par la concentration des pouvoirs dans la même main, par l’intensité des armements, par le potentiel industriel, demandez-vous qui peut s’assurer l’avantage dans une telle concurrence ? Une fois la concurrence des armements installée, car elle est fatale dans cette hypothèse, elle ne restera jamais unilatérale. Une fois la concurrence des armements installée sur le sol espagnol, quelles peuvent en être les conséquences pour l’Europe entière, dans la situation d’aujourd’hui ?

Si ces pensées sont maintenant suffisamment claires et suffisamment présentes devant votre esprit, ne vous étonnez pas trop, mes amis, si le Gouvernement a agi comme il l’a fait.

Je dis le Gouvernement, mais je pourrais aussi bien parler à la première personne, car j’assume toutes les responsabilités. Au nom du Gouvernement que je préside, je n’accepte pas d’exception de personne ou d’exception de parti. Si nous avons mal agi aujourd’hui, je serais aussi coupable, en ayant laissé faire qu’en le faisant moi-même ; je n’accepte pas ces distinctions…

Ne vous étonnez pas si nous en sommes venus à cette idée : la solution, ce qui permettrait peut-être à la fois d’assurer le salut de l’Espagne et le salut de la paix, c’est la conclusion d’une convention internationale par laquelle toutes les puissances s’engageraient, non pas à la neutralité — il ne s’agit pas de ce mot qui n’a rien à faire en l’espèce — mais à l’abstention, en ce qui concerne les livraisons d’armes, et à l’interdiction de l’envoi en Espagne de matériel de guerre.

Nous sommes arrivés à cette idée par le chemin que je vous trace, chemin sur lequel nous avons connu, je vous l’assure, nous aussi, quelques stations assez cruelles. Je ne dis pas que nous n’ayons pas commis d’erreurs, je ne veux pas nous laver de toute faute possible. Qui n’en commet pas ?

Le 8 août, nous avons, en Conseil des ministres, décidé de suspendre les autorisations d’exportations au profit du gouvernement régulier d’une nation amie. C’étaient les termes mêmes de notre communiqué officiel. Nous l’avons fait, nous avons dit pourquoi, en espérant par cet exemple piquer d’honneur les autres puissances et préparer ainsi la conclusion très rapide de cette convention générale qui nous paraissait le seul moyen de salut.

Seul moyen de salut ? Excusez-moi, je ne voudrais pas que les paroles que je vais prononcer puissent sembler cruelles ou amères à mes amis d’Espagne qui, je le sais, et je ne m’en étonne pas, jugent quelquefois notre conduite avec dureté ; cela est naturel. Je ne voudrais pas avoir l’air d’apprécier ici mieux qu’eux leurs intérêts propres et les intérêts de leur pays.

Mais, nous avions pensé, c’était notre conviction, que, même pour l’Espagne, au lieu d’ouvrir une lutte et une concurrence nécessairement inégales, la conduite finalement la meilleure, celle qui contenait le secours le plus réel, était d’obtenir cette sorte d’abstention internationale qui, alors, malgré l’inégalité criante et blessante du départ, aurait permis malgré tout à la volonté nationale, à la souveraineté nationale, de reprendre et d’assurer peu à peu sa prévalence. Nous l’avions fait pour cela, et nous l’avions fait pour éviter des complications internationales dont la gravité et l’imminence ne pouvaient pas nous échapper.

Il en est résulté que, pendant un trop long temps, beaucoup plus long que nous l’avions prévu, beaucoup plus long que nous ne l’aurions voulu, en raison de cette offre peut-être trop confiante, nous nous sommes trouvés, nous, les mains liées, tandis que les autres puissances gardaient juridiquement et politiquement, jusqu’à ce que les mesures d’exécution fussent promulguées, l’aisance que nous nous étions interdite à nous-mêmes. C’est cette injustice, cette inégalité, qui vous a fait souffrir comme nous pouvions en souffrir nous-mêmes.

Mais, malgré tout, sans vouloir défendre chacun de nos actes — car, encore une fois, j’en prends la responsabilité entière — voulez-vous mesurer la contre-partie ? Voulez-vous vous demander : si nous n’avions pas fait l’offre du 8 août, si nous n’avions pas aussitôt après recueilli — alors que notre suspension des autorisations était conditionnelle — des adhésions sans réserve d’un certain nombre de puissances, si nous n’avions pas recueilli de la part des plus importantes, un assentiment de principe, voulez-vous vous demander ce que serait devenu un incident comme celui du Kamerun ?

Avez-vous oublié la redoutable interview publiée, il y a déjà un mois, où l’un des chefs rebelles déclarait aux représentants de la presse internationale que, plutôt que d’accepter la défaite, il n’hésiterait pas à jeter l’Europe dans les pires difficultés internationales ?

Demandez-vous cela en toute conscience ; demandez-vous le en toute bonne foi et dites-vous que cette conduite, qu’on nous reproche, qui a comporté de votre part des critiques que je comprends, qui a blessé en vous les sentiments que je fais mieux que comprendre, a peut-être en une ou deux heures particulièrement critiques, écarté de l’Europe le danger d’une conflagration générale.

Et, si on me dit : « Non, vous exagérez le danger », eh bien, écoutez-moi. Je vous demanderai de m’en croire sur parole, de vous en référer à la parole d’un homme qui ne vous a jamais trompé.

Et, maintenant, aujourd’hui, devant quelle situation nous trouvons-nous ? J’ai reçu hier, je vous l’ai dit, les délégués de puissantes sections syndicales qui venaient demander au Gouvernement de revenir sur sa décision, d’entreprendre une autre politique, une politique déclarée de secours à l’Espagne. Je vous répondrai aussi franchement et aussi clairement que je leur ai répondu hier à eux-mêmes. Aujourd’hui, toutes les puissances ont, non seulement donné leur assentiment, mais promulgué des mesures d’exécution. Il n’existe pas, à ma connaissance, une seule preuve ni même une seule présomption solide que, depuis la promulgation des mesures d’exécution par les différents gouvernements, aucun d’eux ait violé les engagements qu’il a souscrits. Je répète, s’il le faut, et en pesant chacun de mes mots, ce que je viens de dire.

Et vous pensez que, dans ces conditions, nous pouvons, nous, déchirer le papier que nous avons nous-mêmes demandé aux autres de signer, alors qu’il est tout frais de leurs signatures, alors que nous sommes hors d’état de prouver que par l’un quelconque des contractants la signature ait été violée !

Camarades, c’est une question trop grave pour qu’on la raisonne par des interruptions ou par des mouvements de séance. Je vous apporte ici matière à réflexion pour vous-mêmes, et ce n’est pas votre assentiment du moment que je vous demande : ce que je vous demande, c’est tout à l’heure, ce soir, demain, la réflexion grave et sincère sur ce que je vous aurai dit.

Si on me demande de revenir sur les décisions du Gouvernement et de déchirer le papier que nous avons signé, aujourd’hui, comme hier, je réponds : non ! Cela ne serait possible que si nous étions devant la certitude prouvée que la signature d’autres puissances a été violée. Nous ne pouvons pas retirer la nôtre, et nous pouvons encore moins faire quelque chose qui, à mes yeux, serait pire encore : la trahir en fait, sans avoir le courage de la retirer.

Je vous le répète : impossible à mes yeux, — et je parle, cette fois, à la première personne, — impossible à mes yeux en l’heure présente d’agir autrement. Impossible d’agir autrement sans ouvrir en Europe une crise dont il serait difficile, ou dont il serait malheureusement trop facile, de prévoir les conséquences.

Maintenant, je veux conclure. J’ai, je peux le dire, évité le pouvoir de mon mieux pendant une assez longue suite d’années. Je l’exerce aujourd’hui dans des conditions qui ne peuvent guère faire envie à personne, et vous savez, moi, quand je dis cela, c’est vrai !

J’ai deux devoirs à remplir : un devoir à remplir envers le Parti dont je suis le délégué au Gouvernement, et j’ai, comme chef de Gouvernement, à remplir un devoir vis-à-vis de la collectivité nationale envers laquelle, nous, Parti, nous avons contracté des obligations.

Le jour où je ne pourrais plus concilier ces deux devoirs, le jour où je ne pourrais plus, sans manquer à ma solidarité disciplinée à l’égard de mon Parti, pourvoir aux grands intérêts nationaux dont j’ai la charge, ce jour-là, le pouvoir pour moi deviendrait impossible.

J’ajoute encore quelque chose. Je suis au Gouvernement, non pas à la tête d’un cabinet socialiste, non pas à la tête d’un cabinet prolétarien, mais à la tête d’un Gouvernement de coalition dont le contrat a été formé par le programme commun du Rassemblement Populaire. Le programme de notre Gouvernement est le programme du Front Populaire, déjà exécuté pour une large part dans la direction de la politique quotidienne intérieure ou extérieure.

Cependant, nous n’avons pu tout régler par le contrat.

La politique que nous venons de suivre n’a pas trouvé d’objection de la part d’autres puissances. La Convention à laquelle je déclare aujourd’hui impossible de refuser ou de soustraire la signature de la France, porte par exemple la signature de l’Union des Républiques Soviétiques.

Je ne puis donc pas croire que la conduite que nous avons suivie soit contraire aux principes du Rassemblement Populaire et aux lignes générales du programme qu’il avait rédigé.

Mais, si l’un des partis ou l’un des groupements qui ont adhéré dès sa fondation au Rassemblement Populaire, qui ont apposé leur signature au bas du programme, qui, dans le Parlement, ou en dehors du Parlement, sont un des éléments nécessaires de notre majorité, juge notre conduite en contradiction avec les déclarations communes, le programme commun, les engagements communs, eh bien, qu’il le dise ! Qu’il le dise franchement, qu’il le dise tout haut, et je vous assure, nous examinerons aussitôt ensemble quelles conséquences nous devons tirer de cette dénonciation du contrat.

Et, maintenant, un mot encore, peut-être celui auquel je tiens le plus, celui que je vous dirai du plus profond de moi-même ; tant que je resterai au pouvoir, je veux vous dire, à côté de ce que je ferai ou de ce que j’ai fait, ce que je ne ferai pas, ce que je me refuse à faire.

Nous avons des amis qui traitent la conduite du Gouvernement de débile et de périlleuse, par sa débilité même. Ils parlent de notre faiblesse, de nos capitulations. C’est, disent-ils, par cette habitude, cette molle habitude de concessions aux puissances belliqueuses, qu’on crée en Europe de véritables dangers de guerre. Ils nous disent qu’il faut, au contraire, résister, raidir et exalter la volonté nationale, que c’est par la fierté, l’exaltation du sentiment patriotique qu’on peut aujourd’hui assurer la paix.

Mes amis, mes amis !… Je connais ce langage, je l’ai déjà entendu.

Je suis un Français — car je suis Français — fier de son pays, fier de son histoire, nourri autant que quiconque, malgré ma race, de sa tradition. Je ne consentirai à rien qui altère la dignité de la France républicaine, de la France du Front Populaire. Je ne négligerai rien pour assurer la sécurité de sa défense. Mais, quand nous parlons de dignité nationale, de fierté nationale, d’honneur national, oublierons-nous, les uns et les autres, que, par une propagande incessante depuis quinze ans, nous avons appris à ce peuple qu’un des éléments constitutifs nécessaires de l’honneur national était la volonté pacifique.

Est-ce que nous lui laisserons oublier que la garantie peut-être la plus solide de la sécurité matérielle, il la trouvera dans les engagements internationaux, dans l’organisation internationale de l’assistance et du désarmement ? Est-ce que nous avons oublié cela ? Je crois que vous ne l’avez pas oublié. En tout cas, moi, je vous le répète, j’ai vécu trop près d’un homme et j’ai reçu trop profondément en moi son enseignement, j’ai gardé trop présent et trop vivant devant mes yeux le souvenir et le spectacle de certaines heures… j’ai tout cela en moi trop profondément pour l’oublier jamais, et y manquer jamais.

Tout ce qui resserre entre Français le sentiment de la solidarité vis-à-vis d’un danger possible, je le conçois. Mais l’excitation du sentiment patriotique, mais l’espèce de rassemblement préventif en vue d’un conflit qu’au fond de soi on considère comme fatal et inévitable, cela non ! Pour cela, il n’y aura jamais, je le dis tout haut, à tout risque, ni mon concours, ni mon aveu. Je ne crois pas, je n’admettrai jamais que la guerre soit inévitable et fatale. Jusqu’à la dernière limite de mon pouvoir et jusqu’au dernier souffle de ma vie, s’il le faut, je ferai tout pour la détourner de ce pays.

Vous m’entendez bien : tout pour écarter le risque prochain, présent, de guerre. Je refuse de considérer aujourd’hui la guerre comme possible parce qu’elle serait nécessaire ou fatale demain. La guerre est possible quand on l’admet comme possible ; fatale, quand on la proclame fatale. Et moi, jusqu’au bout, je me refuse à désespérer de la paix et de l’action de la nation française pour la pacification.

Eh bien, mes amis, c’était pour moi un besoin, non seulement de conscience, mais un besoin presque physique, de vous parler aujourd’hui comme je l’ai fait.

Je me suis demandé un peu gravement, un peu amèrement, dans notre Conseil national, si je trouverais en moi la volonté, la substance d’un chef. Je n’en sais rien. Quand je reprends avec quelque sévérité critique l’histoire de ces trois mois, il peut y avoir bien des circonstances où je ne suis pas pleinement satisfait de moi-même, où un autre aurait pu faire mieux que je n’ai fait. Oui, je sais ce que je dis, je le sais mieux que vous ! Seulement, il y a deux choses qu’on ne pourra jamais me reprocher ; le manque de courage et le manque de fidélité.

Le courage, je crois qu’en étant ici à cette heure, en vous parlant comme je viens de le faire, je vous en ai donné un témoignage.

Ma fidélité ne faillira pas davantage ; fidélité aux engagements pris envers mon Parti, fidélité aux engagements pris envers la majorité électorale, fidélité aux engagements souscrits avec les autres éléments du Rassemblement Populaire, fidélité aussi, laissez-moi vous le dire, à moi-même, aux pensées, aux convictions, à la foi qui ont été celles de toute ma vie et dans lesquelles j’ai grandi et vécu, comme vous et avec vous.