L’Ex-voto/Texte entier

  Table des Matières  
Aux Éditions de l’Estampe (p. cover-imp).

lucie delarue-mardrus

L’EX-VOTO
L’EX-VOTO
lucie delarue-mardrus

L’EX-VOTO
illustré de gravures originales
par
auguste brouet
à paris
aux éditions de l’estampe
176, Quai de Jemmapes, 176
1927
aux pêqueux de honfleur,
aux pêqueux dmes « pays ».

I

Nous pénétrons ici dans le paysage qui fut celui de ma naissance et que j’aimerais savoir celui de ma mort.

Et d’abord je place ceci sous la bénédiction de la Dame d’en haut, la Vierge de Grâce au doux sourire, reine de l’estuaire depuis les ducs de Normandie. Sa chapelle miraculeuse, comme un beau petit manoir d’été, s’ouvre, ronde et basse, face au large, entre les arbres du plateau, foncés au-dessus de pelouses claires, parc seigneurial.

Un autre arbre : le calvaire et son Christ, lequel tourne le dos à l’horizon, pour pouvoir regarder les humains.

Une balustrade nous empêche de tomber à pic dans l’abîme feuillu qui descend avec violence jusqu’à la mer.

On dit : « la mer ». Ce serait plutôt : « la Seine », qu’il faudrait dire.

C’est le charme des grandes embouchures de n’être ni ceci ni cela. Le delta du Nil, que j’ai fréquenté, n’est ni plus troublant ni plus étrange que mon estuaire.

À Honfleur pourtant (ville à laquelle appartient, comme on sait, la Côte de Grâce), l’habitant se désole en général, se désole du manque de commerce, de l’absence de casino, se désole de la stagnation au bord de la vase, rit même de la vase, la vase qui l’humilie comme une tare.

La vase de Honfleur… Je n’aurai jamais assez de poésie dans mon âme qui est née poète pour exprimer mon admiration passionnée de cette épaisse, laquée, miroitante, mystérieuse, sinistre, de cette fascinante vase de mon pays, où les féeries couvent, où le couchant invente chaque soir des coloris ignorés, quand l’estuaire devient une écharpe à larges raies, une écharpe d’eau, quand l’estuaire, monstre natal, met au monde, pour les noyer un instant après, toutes les nuances que peut prendre la pâleur.

Opale. Nacre. Perle. Voilà des noms de substances précieuses qui suscitent un peu des indicibles soirs. Mauve. Rosé. Bleuté. Vert-absinthe. Verdâtre. Gris. Blafard. Saphirin. Ces mots-là s’en rapprochent sans tout à fait dire ce qu’il faut.

De vigoureuses traînées noires, indigo, dans ce lait crépusculaire : c’est le banc du Ratier à marée basse, ou bien un nouveau tourbillon de sable enfanté par la dernière tempête, ou bien l’ombre d’un nuage, île fugitive.

Le ciel descend, nuées précises ou brumes incolores ; la ligne d’horizon monte, barre foncée ou vapeur sans contours. On ne sait plus si ce qu’on regarde est mer, ciel ou terre. Et, tout au bout de ces éléments confondus, commencement et fin du monde, se montre en détail ou s’efface, selon l’heure et le temps, la côte violette et bleue d’en face sur laquelle le Havre s’allume et s’éteint, qui, vu de là, n’est plus que la ville capitale de Thulé.

À Honfleur, l’habitant se désole. Cependant les maisons de cette petite cité, toutes revêtues d’ardoises contre la pluie, ce qui les fait changeantes comme des pigeons, gardent soigneusement debout l’âme ancienne qui les conçut. Ce sont des maisons-revenants. Elles ont les pignons et les béquilles d’autres siècles. Il y en a du xive qui tiennent encore.

La Lieutenance, qu’on restaure, elle, et qui, parmi les bassins du port, est aussi ravissante et vénérable que son nom, et qui porte dans sa niche une petite sainte Vierge vêtue de dentelles, les deux clochers des deux paroisses, Sainte-Catherine et Saint-Léonard, voilà les éminences de Honfleur. (Je me loue d’être née sur Sainte-Catherine, dont l’intérieur est en bois et fait comme une barque, car son clocher m’a montré tout de suite l’exemple de l’indépendance, puisque, seul de son bord, il se tient à côté de son église et non dessus.)

Le quai Sainte-Catherine, reflété tout entier dans son vieux bassin, rappelle, en plus beau, le Longarno de Florence. (Mes voyages n’auront été que comparaisons.) Le cours d’Orléans, qu’on appelle aujourd’hui de la République, long d’une lieue, on dirait, avec ses arbres géants plantés par Marie-Antoinette, et qui descend de la campagne jusqu’à la Poissonnerie, est une entrée de ville comme je n’en connais pas. Et, sur les collines qui, des deux côtés, enferment mon Honfleur, sont les fermes rayées et leurs fermiers, ainsi que l’odeur des pommes, du foin, de la pluie, — campagne copieuse, ardente végétation, chevelure verte de ce quartier de Normandie.

En haut, donc, la culture et ses parfums. En bas, la ville et ses relents : goudron, bois du Nord, marine, poisson.

Elle a ses bourgeois, la ville, comme partout, ses commerçants et aussi ses ouvriers qui vivent de deux ou trois usines et scieries. Mais elle a ses pêcheurs qui ne sont qu’à elle, et ses petites barques à voile, qui, battant des ailes tout au milieu des maisons d’ardoise, ont l’air de se promener dans les rues.

Une fille de ces pêcheurs, à quatorze ans, droite, fuselée, large d’épaules, redresse, sous sa robe misérable de prolétaire, le petit buste grec qu’on rencontre souvent chez nous.

On ne peut s’empêcher de rire en la voyant, tant ses yeux sont clairs et ses cheveux blonds. Il y a des filles blondes qui ont la couleur des céréales. Elle est, celle-ci, d’un blond presque blanc. Sa natte semble tressée en filin de chanvre ; les mèches de sa frange épaisse et souple descendent bas sur ses prunelles, lesquelles sont tellement incolores entre des cils noirs qu’on croit d’abord voir le jour à travers sa tête.

Est-ce qu’on pense à regarder le reste après avoir vu cela ? Le reste, c’est un nez et une bouche dont il n’y a rien à dire. Le teint de son âge, douce rose lisse, enveloppe le tout, et, hâlé par le sel, est une fois plus foncé que la frange pâle.

Elle porte, en l’honneur de quelque aïeule, un nom clair comme ses cheveux et ses yeux, un nom, dirait-on, de fée, et qui se donnait autrefois ici : Ludivine.

Ainsi faite et nommée, elle est bien, malgré les rudes réalités de sa vie, une création de l’estuaire.

Je suis sûre que ceux qui l’ont connue n’ont jamais songé à cela. La poésie et la beauté sont là, tout autour de nous, qui nous font des signes ; mais nous n’en voulons que dans les livres.

Comme il vaudrait mieux savoir lire la nature que les lettres imprimées !

Ludivine Bucaille n’étonnait quiconque autour d’elle. Elle-même restait sans opinion sur sa propre personne. Tout comme les pêcheurs parlant de la mer, elle eût, avec toute l’ironie normande, déclaré volontiers en parlant de sa figure : « J’y fais point seulement attention ! »

Car les pêcheurs de Honfleur, nonobstant l’anneau d’or que l’un d’eux porte encore à l’oreille, leur bonnet de laine bleue, leurs cirés et leurs suroits, ne sont poétisés que d’après nous qui sommes accoutumés, par nos livres, à prendre en bloc tous les gens de mer pour des personnages de roman.

Ils ont la mer comme les autres ont l’usine et la scierie. Ils manient la voile et la barre comme leurs frères la truelle, la bêche ou le rabot. La mer, c’est leur métier, rien de plus. Et si vous cherchez, imbu de votre tradition, à leur faire confesser qu’ils aiment les flots, ils se mettent à rire, et c’est là qu’ils déclarent : « J’y fais point seulement attention ! » ou bien : « On n’y tient pas, mais faut bien vivre ! »

Descendus de leur barque, pourtant, les voilà, le ventre sur le parapet, au bout de la jetée. Demandez-leur : « On est venu voir le vent !… » répondent-ils.

C’est de l’amour tout de même, cela, mais qui refuse de prendre conscience, parce que ce serait moins profond.

N’est-ce pas la fraîcheur du peuple de n’analyser rien ? Ainsi nulle impulsion retardée par l’arrière-pensée des cultivés.

Nous vivons, nous, en nous regardant, pour ainsi dire, dans la glace.


✽ ✽

Faisons connaissance.

Ce n’est ni compliqué ni long, car Ludivine vit à jamais dans les rues, avec la bande de filles et de garçons dont elle est le maître, retrouvant sans le savoir l’instinct du grand passé normand, quand les hordes scandinaves qui fondèrent la race couraient au pillage sous la conduite de leurs reines de mer. Les femmes, chez nous, ont très souvent des âmes de chefs. Il en est une ou deux, à Honfleur, qui matelots comme des hommes, et habillées en hommes, conduisent la barque et font au besoin la pêche. Il y a des débardeuses plus fortes que les mâles, et qui ne craignent pas le coup de poing avec eux.

Déguenillée, dépeignée, barbouillée, déjà forte en gueule, prête à tout, Ludivine, enfant aux yeux de sirène, entraîne sa troupe quotidienne derrière elle. Son existence se résume en deux mots : école buissonnière et maraude. La vie est ainsi bonne à vivre, et riche d’imprévu. Il y a des amusements plein le port ; il y en a sous la jetée, à marée basse ; il y en a dans les ruisseaux, au bord du trottoir ; il y en a dans les bois, sur les routes, le long des labours et des haies, au-dessus de la ville. Il n’est que de choisir la fantaisie du jour. Et la horde connaît aussi le plaisir des batailles avec d’autres hordes.

Les enfants de Honfleur, descendants de fameux pirates, ont gardé tout ce qu’ils ont pu de leur ancestralité. Ils ignorent profondément, ce va sar dire, leurs origines. Mais leur âme corsaire s’exprime, jusqu’aujourd’hui, férocement.

Leur troupe éternelle, qui se renouvelle à mesure que les aînés grandissent, traîne à tous les carrefours avec les chats faméliques, sous les pots de géranium rouge des fenêtres, ces pots de géranium, coquetterie de la ville bleutée, un peu d’exquisité parmi sa crasse.

Loqueteux comme à Naples, ces gamins-là sont à peine un peu moins sales que les petits fellahs du Sud-Égypte. À l’affût d’un sou à gagner, d’un mauvais tour à jouer, moqueurs, enragés, la pierre à la main pour lapider quiconque leur déplaît ou seulement les étonne, ils forment, autour des maisons-revenants, un inlassable et dangereux chœur de gobelins, chargé de houspiller et d’assourdir celui pour lequel l’âme inhospitalière de la région a forgé le mot éloquent de horzain, qui, de toute évidence, vient de « hors sein » et qui signifie l’étranger, Anglais ou Parisien, en un mot celui qui n’est pas d’ici.

Ludivine ne manquait pas de suivre les coutumes, la sorte de tradition enfantine de Honfleur, et d’y entraîner sa bande personnelle. Deux petits frères qu’elle mouchait et giflait alternativement, et qu’elle avait portés au maillot sur ses bras faibles de petite fille, la suivaient partout comme les autres.

À eux deux, ils ne remplaçaient pas le fils aîné, mort depuis deux ans, et dont la disparition, outre le chagrin des parents, était une perte d’argent, puisqu’il fallait, en attendant que le plus grand des deux autres eût atteint l’âge nécessaire, partager avec un matelot le gain rapporté par la barque de Bucaille, vieille chose usagée et surtout négligée, qui portait ironiquement le nom d’Espérance, et assurait tant bien que mal le pain de la famille.

Un pêcheur peut largement gagner sa vie à Honfleur. Mais l’insouciance professionnelle, sauf exceptions, l’empêche de jamais rien garder, l’entraîne à dépenser à mesure tout l’argent qu’il rapporte. S’il est bon mari et bon père, ce sont des festins à la maison ou à la Côte de Grâce. S’il est buveur, ce sont de fabuleuses « tournées » dans le port avec des camarades. Et la femme et les enfants, au logis, n’ont rien à attendre que des coups. Je parle, naturellement, de certains d’entre les nouvelles générations.

Entre sa fille ricanante, ses deux morveux et son homme qui commençait à trop boire, la femme Bucaille, une maigre et triste grêlée, essayait comme elle pouvait de lutter contre la misère morale et l’autre, avec cet héroïsme obscur et parfaitement inconscient du féminin populaire. Outre les soins qu’elle donnait à son pauvre intérieur, elle tâchait parfois de gagner des sous pour ses enfants, en lavant le linge de quelques pratiques guère plus riches qu’elle ; et, courbée sous des travaux incessants, elle gardait encore toute une énergie pour invectiver contre le mari qui rentrait ivre et gourmander et battre les gosses qui manquaient l’école et couraient les rues.

Une désolation quotidienne avait vieilli bien avant l’âge, — édentée, éméchée, — cette créature de trente-cinq ans. Véhémente et sans autorité, sa force intérieure s’usait en vain contre sa troupe de rebelles. Un sentiment inné de la bienséance et de l’honneur l’avertissait que les siens n’étaient pas dans le bon chemin. La gouape de Ludivine, son aspect de plus en plus loqueteux ; les pieds nus des petits frères ; le désordre qui envahissait le logis ; les scènes plus fréquentes, diurnes et nocturnes, du pêcheur puant l’alcool ; la diminution de l’argent à chaque retour de marée, tout cela, peu à peu, démolissait cette humble lutteuse.

« À quoi bon ?… » pensait-elle parfois, à bout de paroles et de gestes inutiles.

Elle savait, par l’exemple de bien d’autres ménages, qu’il n’y a rien à faire contre un homme qui boit, quand la femme ne sait pas se montrer féroce jusqu’à lui faire peur, et que, d’autre part, une marmaille qui sent sombrer dans la boisson l’autorité paternelle n’est plus possible à diriger, surtout quand ses instincts naturels et les mœurs ambiantes l’entraînent vers une oisiveté malfaisante.

Du reste, chaque pêcheur du port ayant son surnom, Bucaille, depuis près d’un an, avait été baptisé La Goutte ; et c’était cela, maintenant, l’histoire de la famille.

Gens de Normandie, race aimée, ma race, quel sinistre esprit vous insuffla le vice qui, lentement, vous fait perdre votre noblesse native, finesse, intelligence, et cette robustesse qui vous était restée de vos ancêtres conquérants ?

Que n’écrit-on sur le flacon mortel le mot danger, que n’y fait-on figurer, pour ceux qui ne sauraient lire, la tête de mort et les deux os croisés qui désignent les poisons !

C’est d’abord de l’égoïsme en bouteille. Un jour cela devient du crime en bouteille. Quelle terrible trace de péché originel ils portent dans leur sang, les innocents qui naissent de parents tarés !

Que les beaux garçons et les saines filles de ma province en viennent, de famille en famille, à produire ces dégénérées dont la graine augmente sans cesse, que le pays entier se corrode chaque jour un peu plus, c’est une chose aussi terrifiante que de voir un beau visage attaqué par le bol de vitriol.

Oh ! le monstre, le monstre invisible qui vitriole ma race !


✽ ✽

Ce soir d’automne, accrochée, comme souvent, à l’une de ces grilles qui mettent en cage les tout petits jardins du monde marin, le long du boulevard bordant les vagues, Ludivine essayait, par ses cris de haine, de faire sortir de sa maison son ennemi détesté, Delphin Le Herpe.

Cela se passait non loin de son logis à elle, et du côté de l’impasse Sérène.

On ne sait pas toujours le sens des noms laissés par le passé aux rues, boulevards, places et culs-de-sac d’une ville.

L’impasse Sérène, qui n’a plus l’air que d’une ruelle tout à fait insignifiante, et qu’on appelle, la plupart du temps, « la ruette Serine » >, marque pourtant la place où, jadis, une sirène de la haute mer, remontée dans l’estuaire comme un simple saumon, vint échouer au pied des dernières maisons de Honfleur, lesquelles, à cette époque, trempaient si bien dans l’eau que coquillages, moules, algues poussaient dru comme barbe sous leurs étroites fenêtres.

Comment la sirène se laissa-t-elle mettre à sec et resta-t-elle, à marée basse, assise à cette place où la vague l’avait jetée ? Il est dit qu’entre deux marées, là, pour se distraire en attendant que le flot la reprît, elle chanta.

Personne ne sait rien de plus sur ce sujet mystérieux. Mais le nom de l’impasse demeure jusqu’à nos jours pour commémorer l’événement, et c’est déjà beaucoup qu’une légende aussi précieuse ne soit pas absolument perdue pour tous.

Il va sans dire que Ludivine, devait ressembler étrangement à la jeune fille salée d’autrefois, avec ses yeux transparents et ses cheveux pâles, ne connaissait pas un mot de la merveille.

L’impasse Sérène était, pour elle, l’un des coins de son quartier où, volontiers, elle s’arrêtait avec sa horde. C’est tout.

Ce soir, ce n’était pas la peine de faire tant de grimaces et de crier tant d’ordures juste à la place où se fit la fabuleuse visite. Ce n’était pas la peine de remplacer la belle dame-poisson du passé par une vilaine petite harengère mal tenue et mal embouchée ; car l’ennemi provoqué ne parut pas.

Elle en veut si ardemment à Delphin Le Herpe, parce qu’à quinze ans, gamin propre et bien élevé qui suit les cours des marins de la Basse-Seine, il est un petit matelot d’un autre milieu, ne jetant même pas un regard sur ces sales enfants voisins que sa famille lui apprit à fuir et à mépriser.

Le père, la mère, le fils aîné, ils semblent, tous, astiqués et cossus comme leur barque, La Marie-Joseph ; et sans doute le petit dernier, qui va naître sous peu, sera-t-il de la même race sobre et dédaigneuse, race dévote, race de réguliers qui n’aiment ni la boisson ni l’école buissonnière.

Le crépuscule, commencé sur l’estuaire, étageait ses flamboiements d’automne au-dessus d’un infini de lait.

C’était un soir magnifique comme les autres, mais pas tout à fait semblable aux autres, beauté unique qu’il faut se dépêcher d’admirer, puisque la nature ne la refait jamais deux fois.

Mais les yeux de Ludivine regardaient sans voir, comme ceux de presque toute la ville, à qui l’on n’a pas appris à contempler sa propre féerie.

Présentement la mégère de quatorze ans, comme chaque fois qu’elle dirigeait une attaque contre la maison Le Herpe, souhaitait, de toute sa perversité de gosse, voir sortir enfin Mme Le Herpe elle-même, un pot d’eau ou bien un balai aux mains, personnage furieux qui dispersait la bande un peu plus vite que ça.

Cet épisode faisait partie du jeu dangereux et méchant. Une fois à distance convenable du balai, la horde se répandait en quolibets, en pieds de nez et en cris, où revenait, comme au moyen âge, la moquerie qui vise toute personne ridicule : « À l’âne ! »

Les cailloux sifflaient, en même temps, du côté des fenêtres à petits carreaux verdâtres. Et tout cela ne se terminait franchement qu’après plusieurs nouvelles apparitions de Mme Le Herpe, menaces furibondes et poursuites armées.

Alors la nuit enfin tombée forçait chacun à rentrer chez soi.

Mme Le Herpe avait dit qu’elle se plaindrait à la police, suprême grief de la famille Bucaille.

La grêlée avait d’abord distribué quelques gifles, disant que c’était bien fait, et qu’elle souhaitait voir ses enfants en prison. Puis, entre deux alcools, le père ayant déclaré qu’il se vengerait et qu’on voulait le déshonorer :

— Appréhende pas !… s’était écriée pour finir la mère de Ludivine. Tu sais bien qu’la police d’ici, c’est des gambes de laine ! Moi qui n’es qu’une femme, je culbuterais bien l’médaillé !

De sorte que, peu à peu, les menaces de Mme Le Herpe firent partie des événements de la quinzaine, avec bien d’autres monotonies.

Quand Ludivine se fut rendu compte que personne, ce soir, ne voulait sortir de la maison, elle donna le signal du lancement des pierres dans les carreaux.

Ce geste étant un des plaisirs favoris des enfants pirates, ils se mirent, avec une rage joyeuse, à lapider, menés à l’assaut par leur reine de mer en guenilles.

Certes, ce n’était pas facile, à travers la grille et parmi l’enchevêtrement du bout de jardin, d’attraper les vitres de la fenêtre basse. Les assaillants, d’ailleurs, comptaient bien ne rien casser, par peur des responsabilités.

Une pierre mieux lancée, pourtant, alla donner si juste dans le verre qu’une étoile y parut du coup.

Un cri de triomphe suivit, mêlé d’un cri de terreur ; car la porte de la maison s’ouvrait, brusque, livrant passage au bondissement, non plus de Mme Le Herpe avec son ventre et son balai, mais bien d’un grand type inattendu qui fit s’enfuir les enfants à toutes jambes.

Seule Ludivine, par une sorte d’orgueil canaille, resta là, les poings à la taille et la tête haute. C’était la première fois qu’elle voyait de si près le père de Delphin. Un marin qui va et vient dans le port, parmi tant d’autres, ne se remarque guère plus que son bateau.

Voyant que cette Perrette restait si crânement plantée devant lui, Le Herpe n’eut pas d’abord l’idée de l’accuser, mais se mit plutôt à courir après les fuyards, qui criaient tous ensemble : « Ce n’est pas moi ! »

Quand ils virent que le grand marin les rattrapait, il y eut un unisson parfait :

— C’est elle !…

Et tous les index montraient Ludivine, demeurée au loin, fixe et droite.

En trois enjambées, Le Herpe fut sur elle. Elle vit de tout près, au-dessus de la sienne, la figure menaçante du pêcheur. Il avait croisé les bras. Ses épaules de laine bleue, qui barraient l’horizon, semblaient d’une largeur et d’une force inusitées.

— C’est toi qu’as cassé le carreau, mâdite vermine ?

Elle le considéra sans mot dire. C’est une tactique toute normande. Elle eut le temps de détailler un par un ses traits réguliers de grand blond hâlé, lisse, homme de quarante-cinq ans aux larges yeux couleur d’océan, dont le nez était droit et fin, dont la lourde moustache était dorée, le tout venant de la Scandinavie originelle.

Pendant l’instant qu’il eut devant lui, muette, cette petite aux prunelles sans couleur, aux cheveux de fée, si déguenillée et si fière avec ses poings aux hanches, l’homme se sentit enveloppé par toute l’insolence du monde.

— Est-il toi ?… répéta-t-il en s’avançant d’un pas.

Le cœur de la fillette battait bien fort. Et pourtant, imperceptible, une lueur de gaîté parut sur son petit visage, crânerie suprême.

L’homme vit cela. Ce fut, de sa part, un réflexe, évidemment. Avant d’avoir eu le temps d’un mouvement, Ludivine reçut une retentissante paire de claques.

L’homme était déjà rentré chez lui.

Abasourdie, assommée, la petite fille continua, pendant une seconde, à ne pas bouger de sa place. Des claques, elle en avait déjà reçu quantité, dans le bas âge, mais de ses parents, ce qui est bien naturel ; et, depuis qu’elle avait grandi, personne n’avait plus jamais levé la main sur elle, qui se fût défendue comme un chat sauvage.

Une vague d’humiliation, pour la première fois de sa vie, reflua dans tout son être. Battue !… Et battue par un étranger !

Elle entendit au loin les rires de sa horde. Et, sans attendre, elle se mit, en plein désarroi, à courir pour échapper aux railleries.

Ce fut une chasse. Ils avaient tous, filles et garçons, pris leurs jambes à leur cou pour la rejoindre et l’accabler. Car il est toujours doux pour le cœur humain, même s’il est encore enfant, de voir le chef en déconfiture.

Elle connaissait tous les trous du boulevard marin, toutes les cours basses et borgnes par lesquelles passer pour retrouver, de l’autre côté des maisons, l’étroite rue parallèle, dont les vieux toits penchent l’un vers l’autre, repaire grouillant d’une populace poissonnière.

Comme des rats, ils se glissaient à sa poursuite, mais la manquèrent. Le jour tombait. Elle put, entre chien et loup, repasser du côté du boulevard, se perdit, petite ombre, dans les taches foncées des arbres qu’on a plantés au centre de la pelouse salée, conquise sur la vase et les vagues, là où le buste du peintre Boudin, attentif, à deux pas de la jetée, regarde ce paysage de nuages et d’eau qu’il ne se lassa jamais d’éterniser sur ses toiles.


✽ ✽

Quand elle se vit bien seule en face de la marée basse et de l’extrême couchant, Ludivine se mit à marcher à même les galets de la grève.

Elle tournait le dos à la ville, s’en allait plus loin que le grand phare éteint et plus loin que le vieil hôpital, ancienneté pittoresque, s’en allait vers cette promenade singulière que personne ne fait jamais, où, presque toujours, deux ou trois barques finies achèvent de mourir en face du large.

Là, le sable est incrusté, le sable est farci de méduses rondes, glauques, lumineuses, verreries inquiétantes. La vase qui devient la mer ; les barques de pêche qui ont l’air, à toutes voiles, de glisser sur la vase ; les reflets longs dans la vase désolée ; l’estuaire ; et, devant, la verdure normande qui descend, qui, retenue par une palissade de bois, déborde pourtant jusque sur la grève, jusque sur la vase ; à deux pas, le port, les rues, tout cela hybride, tout cela trouble et lucide, sain et malsain, énergique et mou, positif et halluciné, tout cela, brume vaporeuse et forte saumure, herbages et marécages, ville et campagne, barques mortes et barques vivantes, tout cela forme l’âme, l’âme profonde, rare, insoupçonnée, de ce pays si connu, si méconnu…

Ludivine s’en allait par là sans savoir pourquoi, par animal instinct de trouver la solitude afin d’y cacher la blessure reçue.

Elle portait sur ses joues, vivantes et insupportables, ses deux gifles. Quelle honte ! Quelle honte ! Pourquoi tant de honte ?

Le désir de la vengeance la tenaillait. Elle y mettait la violence ancestrale qui, dans les sagas du Nord, redresse les femmes battues par leurs hommes.

Elle n’était qu’une gamine, et sa paire de claques, certes, elle l’avait méritée ! Qu’était, alors, tout cet honneur rebiffé dans son âme de quatorze ans, dans son âme de petite coureuse de rues, riche de cynisme, et que sa misère et son vagabondage avaient jusqu’ici laissée insouciante et joyeuse ?

Tout en avançant, lèvres mordues, sur la grève nocturne, elle revoyait, avec une exactitude énervante, la belle figure de Le Herpe au-dessus d’une vareuse bien propre. Elle retrouvait la petite odeur sèche, sans soupçon d’alcool, petite odeur de tabac qui venait sans doute de sa grande moustache d’or. Une admiration furieuse lui tordait le cœur. Quelque chose, en elle, avait été, ce soir, écrasé d’un seul coup.

Domptée ?

Ténébreux sentiments, incompréhensible angoisse ! Elle ne tentait aucune analyse. Elle subissait sans comprendre, mais avec une rage si passionnée que, dans l’obscurité, les larmes, nouveauté tragique, lui jaillissaient des yeux, rapides, saccadées et chaudes comme du sang.


✽ ✽

Quand elle rebroussa chemin pour rentrer enfin chez elle, c’est que la nuit tout à fait venue lui fit subitement peur, dans le désert où elle se trouvait, entre l’estuaire et la falaise. La marée qui commençait à remonter faisait entendre au loin ce clapotis inquiétant par quoi l’on reconnaît que l’eau retirée va se remettre à vivre comme une bête, et ramper en s’allongeant rapidement vers la terre. Une lueur était restée du côté des vagues lointaines. Il ne fait jamais tout à fait nuit sur la mer. Et le phare géant du Havre, qui s’allume au moment où le soleil disparaît, lançait ses éclairs réguliers toutes les cinq secondes, comme un immense et lumineux coup d’œil à travers les lieues.

Tout au bout de l’eau, la grande ville rivale scintillait, mille petits astres remuants, tandis que les bouées lumineuses, qui tracent aux bateaux leur dangereux chemin dans ce passage où les bancs de vase changent sans cesse, formaient, de place en place, une morne petite paire d’étoiles, l’une rouge et l’autre verte.

Noire d’arbres encore touffus, la falaise était sinistre. Des oiseaux de mer crièrent quelque part.

Un vent s’éleva, qui dut chasser devant lui des nuages plus noirs que la nuit. Une sombre violence naissait des éléments obscurs.

Ludivine, trébuchante, s’étonnait d’être allée si loin. Elle essayait de se dépêcher, se sentant perdue au milieu de la nature mauvaise. Petit gibier de ville, elle avait hâte de retrouver le port, les maisons, et son malheureux logis, qui, tout de même, était sa place sur cette terre.

Quand elle vit réapparaître les feux de jetée, elle se sentit déjà rassurée. Et des songes, un instant abolis, recommencèrent à tournoyer dans sa tête.

Elle retrouva bientôt le boulevard marin, et regagna sa rue, dont les dernières maisons s’appellent, on ne sait pourquoi, « le maudit bout ». Les volets de la maison Le Herpe, à demi fermés, laissaient filtrer de la lumière. Elle détourna la tête en passant.

— Ah ! te v’là tout d’même !… dit sa mère, comme elle entrait. On a cru que tu r’viendrais pas souper !

Les deux petits frères achevaient de manger quelque croûte accompagnée d’une boulette de charcuterie. Désormais, c’était à peine si la femme Bucaille mettait la table. L’homme était saoul, et assis sur le banc de bois qui boite dans un coin de la sordide pièce. La lampe mal mouchée empuantissait l’atmosphère déjà chargée.

— Alors, dit la grêlée en se croisant les bras, tu t’es fait flanquer des apostrophes par le gas Le Herpe ? Est du propre !

Les petits frères avaient raconté. Ludivine bondit :

— Est pas vrai !… fit-elle en contenant son exaltation, et d’un air de souverain mépris.

Elle haussait les épaules en s’asseyant devant la pitance restée là pour elle.

— Effrontée mateuse ! crièrent les deux petites voix des garçons. Un aller et retour qu’y t’a donné ! Y en a d’autres que nous pour le dire, que t’as reçu deux bons pétards !

— Dis si c’est vrai !… glapit Bucaille en se levant. Parce que, si l’mauvais Le Herpe a battu ma fille, moi je lui ferai s’n’affaire, et pas plus tard que demain !

Il titubait ; mais son ivresse avait quelque chose de dangereux qui sentait le mauvais coup, presque le crime.

— Est pas vrai !… rugit pour la seconde fois Ludivine.

Et sa propre véhémence la surprit, car il y avait, cette fois, autre chose que de l’orgueil dans son mensonge. Quoi ? Quelle épouvante spontanée ?

N’était-elle pas bien aise d’avoir un père pour la venger de celui qui l’avait souffletée ?

Une seconde colère la prit d’avoir eu ce mouvement inexplicable. Il lui sembla que la place des claques la brûlait de nouveau.

— Le Herpe était saoul ! dit-elle méchamment. Ce n’est qu’une vieille gadoue comme les autres. Mais pour dire qu’il m’a battue, ça, non !

— Est plus fort, cha !… hurlèrent les galopins. On l’fera raconter demain par tous les gas !

Et le tapage qui s’ensuivit, les « oh ! » et les « ah ! » suraigus, les « héla ! » chantés sur tous les tons, se terminèrent par une volée de taloches, données aux garçons par la mère assourdie.

Un quart d’heure plus tard, enfoncée dans les paillasses, toute la famille, distribuée dans les trois pièces du logis, dormait ; sauf Ludivine, pourtant.

Elle se tournait sur le côté droit. Le drap crasseux suivait ses mouvements, se collait à elle, alourdi par la couverture d’écurie sous laquelle elle grelottait de fièvre.

Sa tête en proie aux inventions cherchait, en même temps, une place où reposer. Non. — Il valait mieux le côté gauche.

Qu’est-ce qu’elle allait pouvoir faire pour se venger de Le Herpe ?

Insomnie impuissante, imagination à bout de fantasmagories !

Dehors, la marée montante, proche rumeur de l’espace, avait l’air de gronder jusque dans la ville. Une tempête nocturne, une colère qui déferlait, venue du bout du monde. Recroquevillée, cachée dans son trou, Ludivine, toute petite chose, avait l’impression que c’était sa colère à elle, premier grand sentiment qu’elle eût jamais éprouvé, que c’était son grief qui remplissait la nuit.

Elle entendit son père se relever, bougonner contre le temps qui l’empêchait, comme tous les autres pêcheurs du port, de sortir pour le travail de nuit. Elle entendit sa mère répondre quelque chose ; elle écouta pendant un moment encore la clameur sauvage de l’estuaire ; puis enfin, comme une petite fille de quatorze ans qu’elle était, elle finit, imitant les autres, par s’endormir, le nez dans sa misère.

II

— Les barques ont pas sorti, c’te nuit !

Commères, dans les rues, de répéter cela, qui équivaut à : « Il y a eu une tempête épouvantable. »

Ludivine, glissée hors de chez elle dès le réveil, courait déjà la ville.

Des flaques d’eau, les ardoises encore ruisselantes des toits et revêtements, la grève bousculée au loin, changée de forme, avec des apports inattendus de cailloux et d’algues, on ne sait quoi de ravagé comme un visage qui a pleuré toute la nuit, donnait au port son aspect pathétique des lendemains de tourmente. Un reste d’agitation faisait sombre l’horizon ; et les nuages fuyaient bas, au-dessus de l’eau reculée et baveuse.

— On n’sait point si l’bateau du Havre passera !

C’était dit du ton qui annonce les événements importants, un ton qui est très particulier au populaire de Honfleur, toujours en quête de quelque chose à propager, à commenter, à broder.

Faire un sort à tout, c’est le propre de la langue honfleuraise, mauvaise langue, moqueuse langue, mais vivante, vivante, et qui ne laisse rien tomber dans l’indifférence.

Ce n’est pas, non, l’exagération du Midi. Il ne s’agit pas de faire de l’effet. Il s’agit que ce soit plus beau ou plus corsé, C’est, en somme, un besoin de composition, un embryon de littérature. Je crois que toute la Normandie a cette tendance, ce qui explique qu’elle ait tant donné aux Lettres françaises.

Ludivine, le nez au vent, habituée, écoutait potiner, puis continuait à flâner le long du trottoir, allant n’importe où pourvu qu’elle respirât la ville, coutume invétérée.

Comme tous les habitants (du moins ceux du peuple), elle était, sans le savoir, curieuse, attentive par instinct à toutes les manifestations de cette humble cité du bout du monde, pleine d’une si singulière animation, au regard des autres trous de province qui moisissent désespérément autour de leur clocher.

J’y mets sans doute quelque merveilleux, à cause des souvenirs d’enfance, ce conte bleu. Cependant, toutes les sensibilités venues d’ailleurs ont senti comme moi ce que ma ville avait d’infiniment personnel, se sont étonnées de l’intensité de sa petite existence. Et sans toujours savoir pourquoi, ses habitants l’aiment d’un amour que je n’ai constaté nulle part aussi fort. On dirait que chacun d’eux, quelle que soit sa classe, porte dans l’âme la même marque que celle qu’on lit sur les voiles des barques : H. O. (Honfleur).

Causes de fermentation : le port, ouverture sur le large, lézarde par où pénètrent les hasards de la mer, le port, pêche et commerce, odeurs et puanteurs, éternel relent de voyages anciens aux îles, papillonnement des barques, entrées et sorties des vapeurs anglais et norvégiens, allées et venues du petit bateau du Havre. En face de cette vie de l’eau, l’autre vie, celle de la terre. Voici le déferlement de la campagne : le marché, qui, dans les carrioles du bon vieux temps, amène chaque samedi le monde des fermes, les paysans réticents, ironiques et rusés, toute une aristocratie rurale ; et voici les pèlerinages de mai montant à Notre-Dame-de-Grâce, Normandie plus profonde encore, paysannerie venue de loin et restée presque féodale, processions en liberté dans la ville, cérémonial riche de siècles. La Fête-Dieu règne et se prolonge. Les draps piqués de roses, l’encens et le latin dans les rues, l’envol des pétales entourent le dais de velours rouge qui promène le moyen âge entre les boutiques modernes, aux sons des cloches à la volée qui font trembler la ville. Ensuite, succédant à toutes les couleurs locales, c’est la voiture de Trouville qui, pendant la « saison », déverse ses horzains, les autos de la grande semaine qui jettent par à-coups des échantillons de toutes les extravagances du Paris le plus snob et le plus rastaquouère à même ces maisons à pignons et pavages bossués sur lesquels, chaque soir, tombe à grands coups le couvre-feu des ancêtres.

Outre tout cela, plus étroitement, plus localement, la différence des classes met des couleurs contrastées sur un même canevas ; ici, les castes sont restées évidentes comme si la Révolution Française n’avait pas eu lieu,

Deux sphères dans cette si petite ville : Sainte-Catherine, commerce et pêche ; Saint-Léonard, hobereaux et notables. On dit, Pour marquer que telle cérémonie fut distinguée : « Tout Saint-Léonard y était. » Saint-Léonard, c’est le faubourg Saint-Germain de Honfleur, et un faubourg Saint-Germain près duquel le vrai n’est qu’abâtardissement. En bas grondent les scieries et leur monde ouvrier, insolent, rêvant du drapeau rouge, entre les amas de planches du Nord (ville en bois qui sent le joujou de Nuremberg), révant d’égalité sous des patrons dominateurs comme les hauts barons de jadis. Ne parlons pas de la classe moyenne, honnête, rechignée et monotone comme partout, fonds commun de la France et même de l’Europe. Laissons de côté les originaux du cru, étranges marchandes de poisson, curieux mendiants, et le reste. Tant de groupements contradictoires amassés dans si peu de place forment une population qui ne peut pas ne pas ressembler au paysage nombreux qui l’enferme, qui ne peut pas ne pas être ce qu’elle est : à la fois arriérée et curieuse de tout, nonchalante et nerveuse, spirituelle et butée, impertinente et maniaque, frondeuse et traditionaliste.

Comme Ludivine s’engageait, en même temps qu’un grand coup de vent, dans la rue qui quitte la place Sainte-Catherine pour aller vers la côte de Grâce, elle rencontra la moitié de sa horde, en quête d’aventures.

Garçons et filles, sans avoir l’air de se souvenir des événements de la veille, l’interrogèrent joyeusement :

— Où qu’on va, c’matin ?

Elle répondit, comme si elle n’avait pensé qu’à cela depuis son lever :

— À la Croix-Rouge, chercher des marrons.

Ils bifurquèrent donc pour trouver l’autre côte, plus raide et plus courte, qui va tout droit au grand plateau champêtre, pleine campagne où deux rangs de marronniers d’Inde sont, pour les enfants surexcités de Honfleur, un but de conquête. Là, les pierres et les bâtons attaquent les riches branches, pour en faire tomber ces marrons vernissés qui ressemblent à des joujoux tout neufs.

Au milieu de la côte qu’on appelle, dans le langage local, la charrière, le reste de la bande rejoignit, dont les deux frères de Ludivine.

Ceux-là non plus n’avaient pas l’air de se souvenir. Au fond, tous avaient peur de leur grande camarade et subissaient en même temps le charme de son autorité.

Des branches cassées par les rafales nocturnes jonchaient la route mouillée. Les arbres jaunes s’égouttaient. Les enfants allaient selon le rythme de leur âge, qui ressemble à celui des jeunes chiens, c’est-à-dire qu’ils faisaient trois fois le chemin. Sauter à cloche-pied, monter et redescendre le talus, courir en avant puis revenir sur ses pas, C’est là l’unique façon agréable de se promener, quand on n’est pas encore adulte.

Des petites disputes, des petits rires, des petits jeux agrémentaient la route. Et, à mesure que le groupe sautillant avançait dans la côte, la ville, en bas, se découvrait violette et bleue dans son creux, entre ses deux collines, au bord de son estuaire changeant, ville roulée dans la saumure, et qui sent le saur comme l’intérieur d’une caque.

Simple et foncé, le clocher de Sainte-Catherine, clair et compliqué celui de Saint-Léonard… Mais ce n’était pas ce que les enfants regardaient.

Il est rare que l’enfance soit préoccupée par les grands horizons. Sa petite taille la rapproche des détails de la terre, qui la retiennent et l’absorbent sans qu’elle songe à lever les yeux. Une feuille qui bouge, une ombelle qui se dresse, une noisette qui s’offre, voilà qui fait état pour elle et captive son attention.

— Venez-vous-en avec moi dans la fourrée ! criait un petit grimpé plus haut que les autres. J’entends un oiseau qui pipe dans l’parage où que j’suis ! On va l’affûter !

— Oui… répondaient les voix chantantes. C’est un rouge-gorge, ou bien une ’tite poule du bon Dieu !

Et un peu plus loin :

— Hélà !… On va être piqué par les mouches à miel !… Y en a toute une société dans l’creux d’l’arbre !…

Une bataille eut lieu pour la possession d’un de ces grands insectes noirs dits cerfs-volants.

— Il est beau !… déclarait la marmaille. Il a des glaces sous le ventre, on peut se mirer dedans !

Une fois arrivés au plateau, tandis que l’assaut des marronniers battait son plein, Ludivine, hypocritement, s’esquiva.

Depuis qu’ils s’étaient mis en route tous ensemble, elle n’avait cessé de bougonner, de gronder, de tirer des cheveux, de bourrer des côtes. Sa mauvaise humeur s’exhalait comme elle pouvait, aux dépens de sa suite ainsi malmenée. C’est là une des formes que prend volontiers le tsarisme enfantin. Et maintenant qu’ils étaient tous bien occupés, elle les quittait sans prévenir. Elle avait assez de leur présence. Un besoin péremptoire d’être seule la tourmentait.

En se dissimulant, elle longea les haies, derrière la petite croix de fer montée sur un poteau de bois peint en rouge qui donne son nom à ce carrefour, et se trouva sur l’une des quatre routes qui, de là, partent chacune dans une direction différente. C’était celle qui mène à la chapelle de Grâce.

Délivrée du bruit et des gestes, elle goûta tout à coup le grand silence automnal de la campagne où ne s’entendait que le vent dans les arbres. Et, baissant la tête, elle se mit à marcher tout droit devant elle, sagement, comme une grande personne.

Pas encore habituée à l’idée de ces deux claques reçues la veille. Révoltée, cabrée, vindicative. La nuit a passé là-dessus, pourtant, et personne ne parle plus de rien. Qu’est-ce qui parle, alors ? Le silence. Le silence de l’âme humaine, toute seule avec le vent d’automne.

Quatorze ans. Ulcérée, pourtant, comme une petite femme. Un autre que ce Le Herpe l’aurait frappée, quel bond immédiat pour lui sauter à la figure ! Mais celui-là, ce grand marin-là, si grave, si digne, avec sa belle vareuse propre, sa grande moustache claire, ses larges yeux hautains… Avoir fait la connaissance de ce visage impressionnant juste en même temps que la connaissance de l’insulte.

En passant devant la chapelle, elle eut envie d’y pénétrer un instant. Elle ne savait pas bien ce qui la torturait. Mais un besoin inconnu de recueillement, de protection suprême, lui venait.

Énigmatique pour elle-même, elle finit par ne pas entrer. Elle était du monde de la nouvelle marine, où l’indifférence religieuse a, presque chez tous, remplacé la dévotion des aînés. Pourtant elle avait fait sa première communion, comme cela se doit ; et elle savait, si ses souvenirs étaient exacts, la chapelle pleine de témoignages qui venaient de sa caste, plaques de marbre, petits bateaux suspendus, bouteilles-fées remplies par un minuscule trois-mâts gréé comme les vrais, tous cadeaux offerts par les rescapés des longs-courriers revenant de Terre-Neuve, et même par les simples pêcheurs de cette baie de Seine qu’on a nommée tragiquement « le cimetière des navires ».

Un coup d’œil sur la porte… Non ! Elle s’engagea dans la descente qui la remettrait tout à l’heure en ville. Quelques passants rencontrés, qu’insolemment elle dévisagea, une ou deux voitures qui montaient lentement lui rendirent l’atmosphère quotidienne, l’arrachèrent au merveilleux un instant effleuré.

Et les rues bleues revirent leur petite fille aux yeux couleur de vide, avec sa frange pâle descendue bas sur le front, leur loqueteuse petite sirène qui ne savait rien de sa beauté singulière, et qui, les poings aux hanches, parlait déjà si couramment, si vertement la langue imagée des poissardes.

En entrant dans la première des trois pièces qui formaient le logis natal, au rez-de-chaussée de la maison ardoisée et pittoresque occupée par plusieurs familles, elle trouva sa mère qui pleurait, tout en s’activant autour du petit fourneau.

Voir sa mère pleurer ne l’étonnait ni ne l’émouvait, parce que la chose arrivait trop souvent. C’étaient des peines toujours les mêmes, et sans aucun mystère. Du reste, dès qu’elle vit entrer sa fille, la grêlée éclata :

— Avoir des éfants comme j’en ai, s’exclama-t-elle en se mouchant, est point juste, non ! Tu me donnerais la main au lieu de toujours couri, toi qu’es déjà grande, j’aurais un peu moins de mâ là n’dans, que déjà ta vieuille crabe de père fait le cinq et l’quatre dans les cafés, au lieu d’rapporter l’argent ! Y a d’aucunes filles de t’n’âge qui tiennent le ménage. Mais toi, au lieu de m’aider, tu me nuis !

Cette protestation bien légitime ne fit pas plus d’effet que d’ordinaire, parce que, comme toujours, la mère y mettait de la colère, de sorte que Ludivine n’avait qu’une idée : se défendre.

Or il ne fait pas bon attaquer une Normande, même quand elle n’a que quatorze ans. Ludivine répondit par des grossièretés, et cela n’arrangea rien du tout.

— Ah !… sanglota la femme Bucaille, tu verras plus tard, quand t’auras marié queuque grand fléau de pêqueux comme ton père, et que tes éfants te manqueront comme tu me manques, pour me récompenser de mes peines !

Mais le tableau de cet avenir échappait à la fillette. Les avertissements n’ont jamais servi quand ils ne parlent pas de choses éprouvées déjà. S’il en était autrement, la jeunesse apprendrait, avant de vivre, les expériences de l’âge mûr. Tout allait de plus en plus mal à la maison depuis que Ludivine avait l’âge de penser. Le désordre, les disputes, la misère étaient pour elle l’air respirable. Elle ne pouvait donc rien comprendre à l’amertume du cœur maternel. C’est pourquoi, cruellement, elle se mit à ricaner.

L’arrivée bruyante des deux petits frères vint à propos faire diversion.

— Où qu’t’étais ?… crièrent-ils sans tenir aucun compte du chagrin de leur mère. On t’a cherchée partout !

Ludivine, décidément mal lunée, accueillit ces mots par un obscur flot d’injures. La femme Bucaille s’était retournée, furieuse.

— Et vous ?… Où qu’vous étiez tous l’deux. L’école est-y faite pour les quins ?

Elle saisit le plus grand, Maurice, par l’épaule.

— Veux-tu m’dire (une gifle) où qu’tu t’es passé pour avoir déchiré comme ça ta malheureuse dépouille (une gifle). Moi qu’a resté deux heures dessus (une gifle) à la raccommoder, ces jours ?…

Le jeune Maurice, les bras devant la figure, paraît comme il pouvait. L’autre drôle, Armand, en attendant son tour, était allé philosophiquement ouvrir la porte cassée du buffet de bois blanc, petite bête mal nourrie qui cherche à manger.

Lâchant le premier, la mère pirouetta vers le second.

— Celui-là qui m’vole !.… hurla-t-elle. Non ! Non ! Un bastringue pareil, ça n’peut pas durer, vous m’entendez !

L’assiette de saindoux que tenait déjà le gosse tomba, se cassa.

L’étroite pièce put à peine contenir tous les cris et tous les gestes qui tourbillonnèrent dedans. L’entrée de Bucaille ivre et mauvais compléta la scène.

— Rendoublée feignante !… commença-t-il en donnant un coup de poing sur la table, où qu’est la soupe ?

Il faut que certaines femmes du peuple soient trempées comme l’acier pour résister à tous les assauts que subit leur système nerveux ; et l’on se demande parfois comme elles ne tombent pas sans cesse dans ces crises de nerfs qui ne sont réservées qu’au féminin de la classe aisée.

Regardant son homme des pieds à la tête avec un feint ahurissement :

— Mais qui qu’t’as vu sur ton bateau, c’matin, toi ?… riposta-t-elle ironiquement.

Et ce fut au milieu d’un charivari multiple et compliqué que la famille, enfin, commença son maigre repas.

— Tu me rapporteras de la chandelle, du gros sel et une bobine de fil blanc… Et n’t’amuse pas en route, surtout ; est pressé !

Maurice et Armand étaient à l’école, comme après chaque grand orage intérieur. Il fallait que la pauvre Bucaille fût, comme elle le disait elle-même, « dépassée de furie », pour se montrer enfin énergique.

Ludivine, elle, puisque c’était le jour des grandes décisions, devait désormais seconder sa mère en toute chose,

Après le tumulte de ce déjeuner, la fillette, dans les rues, se sentit légère. Les courses de sa mère, elle les ferait quand cela lui plairait.

Ayant d’abord rencontré quelques éléments de sa horde, elle déclara catégoriquement qu’aujourd’hui l’on ne jouait pas ; et les termes dont elle se servit pour chasser les importuns leur firent comprendre qu’il n’y avait pas à insister.

Libérée, elle rôda premièrement dans le « Dauphin », nom que l’on donne à la principale rue de la ville, celle, montueuse et pavée, où sont les beaux magasins, centre du commerce et des élégances. Là passent les autos de Trouville pendant la saison. Ludivine resta longtemps arrêtée alternativement devant les deux belles pâtisseries, choisissant longuement du regard les gâteaux qu’elle n’achèterait pas. Un couple de horzains attardés dans l’automne, et dont la voiture était arrêtée là, se régalait à l’intérieur de la boutique. Quand ils sortirent, Ludivine s’avança, tendit la main et murmura la phrase rituelle que connaissaient tous ses compagnons :

— Un p’tit sou, s’il vous plaît.

Et comme elle faisait cela, sachant bien que c’était un geste répréhensible, elle fut envahie en éclair par une honte immense, tandis que, sans qu’elle démêlât pourquoi, le beau visage de Le Herpe traversait son souvenir.

Le monsieur et la dame, d’ailleurs, ne l’avaient ni entendue ni même remarquée. Ils causaient entre eux avec animation, tout en remontant dans leur auto. Alors, mécontente d’elle-même et mécontente de ceux-là, Ludivine leur fit la grimace et leur tira la langue.

Ils ne s’en aperçurent même pas. Mais sur le seuil de leur porte, un ou deux boutiquiers et boutiquières, intégrité, sagesse et repos de la ville, levèrent les yeux au ciel pour exprimer leur scandale, ce qui leur valut, de la part de la petite apache, une bordée de vilains mots.

Une rage de mal faire la possédait, la remplissait d’une sorte d’ivresse sombre. Elle se mit à marcher vite comme pour se fuir elle-même, et quitta le Dauphin, retournant du côté du port. La nuit avait déjà l’air de tomber, tant le ciel proche et rapide était foncé. Un vent mouillé courait les rues. Ludivine alla se mêler au mouvement du quai, le long de l’avant-port, en attente du bateau du Havre.

Ce service quotidien, dont les deux ou trois paquebots vont et viennent, semble apporter et remporter des nouvelles d’un bord de l’estuaire à l’autre. Il y a des ballots qu’on charge et décharge, des mouchoirs qui s’agitent pour la bienvenue ou l’adieu ; il y a le sifflet profond de l’arrivée et du départ, la manœuvre lente dans le bassin étroit, avec le tapage et tous les embarras que font, dans l’eau glauque, les grandes roues démodées qui n’ont pas changé depuis l’invention de la vapeur.

Un vaste remous se propage, fait danser les barques amarrées entre les jetées, tandis que la petite foule amassée le long des parapets s’agite, respirant à pleins poumons, sans même s’en rendre compte, la grisante atmosphère des voyages.

Quand elle eut pris son saoul du vieux spectacle fascinant, Ludivine s’éloigna, passa les ponts tournants, rôda, dans le crépuscule commençant, entre les amas de charbon, parmi le désordre plein de vie où des silhouettes de bateaux, des mâts, des grues, dans la fumée mêlée au ciel gris, se dressent, barrées par le bleu des côtes lointaines. C’est par là que va commencer la ville en bois que font les amas de planches importées du Nord. Ailleurs, c’est le chantier où l’on construit les barques, c’est un quai plus désert où des bouées ramenées du large sont échouées comme des bateaux ; ce sont deux ou trois vieilles ancres immenses, pêchées en mer, qui se rouillent doucement, couvertes de coquilles et d’algues, racontant tout ce qu’elles ont vu par le fond. Ludivine alla aussi du côté de la poissonnerie, où des commères extraordinaires jacassent et se disputent avec les marins qu’elles battent au besoin.

L’une d’elles, comme la fillette passait, invectivait contre les hommes en ces termes :

— On en a pour huit jours de tempête, que vous dites, grands fléaux ? La tête m’en pète d’entendre des mentes pareilles ! Vous connaissez pourtant comme moi le travail du vent ! Quand il aura fait sa fougue au nord, il ne fera plus rien, et avant deux jours, le beau temps brillera !

Ce ne fut qu’en voyant s’allumer les phares, que, plongée depuis presque deux heures dans sa flânerie et sa morosité, l’enfant retrouva quelque sentiment des réalités immédiates. Et, tout en reprenant sa route vers le centre de la ville pour y faire enfin les courses de sa mère, elle haussa les épaules toute seule, en songeant qu’elle serait encore grondée. Que lui importait ? Son anarchie intérieure lui mettait un mauvais sourire sur la bouche. Elle ne savait pas qu’elle était une petite fille complètement démoralisée.

Quand elle pénétra chez elle, apportant ses petites commissions avec un visage d’insurgée, Ludivine comprit tout de suite qu’il ne lui arriverait rien à cause de son retard : son père et sa mère debout, les yeux dans les yeux comme deux coqs, se disputaient.

Les deux petits frères, assis, les écoutaient. Ludivine resta sur le seuil, prenant le vent.

— Tu ne me diras pas, s’emportait la femme Bucaille, que tu ne bois pas la part du bateau, vieuille digue, puisque ton matelot est venu à la soirante pour te trouver, que M. Hochepoule, voilier, y a dit qu’il n’avait pas de toile pour ta triquette, que tu y devais trop et qu’il ne voulait plus te faire crédit ! Alors, si te v’la en mer avec une triquette déchirée, comment veux-tu rapporter de la crevette ? Est honteux, cha ! Que ton matelot y m’a fait confidence que ton chalut est pourri et que ton bateau n’a pas repeint en temps ! Je t’l’ai dit, on n’pourra plus bientôt manger sa bouchée, rapport à ta boisson !

Un rire de colère secouait Bucaille. Ses cheveux secs et pâles comme du vieux varech formaient une touffe au-dessus de sa figure tachée de rousseur, où les yeux trop clairs, qu’il avait donnés à toute sa famille de blonds, avaient déjà la dangereuse fixité de l’alcoolisme.

Restreint dans sa vareuse malpropre, grand, les jambes dans des gros bas de laine, les pieds dans des sabots, prêt pour la mer, il répandait tout autour de lui, comme un parfum naturel, sa mauvaise odeur de cabaret. Le dialogue continua, de plus en plus criard :

— Mon matelot ?.… Je veux pus de lui, t’entends ? Je vais le chasser ! On a eu des mots. Est pour cha qu’y vient te conter des bêtises grosses comme des maisons. D’abord, y part pour son service, et j’le remplacerai pas. J’ai pas besoin d’personne pour toucher le tiers du pesson à la criée. J’veux les trois parts pour moi !

— Tu veux les trois parts pour les boire, mauvaise crabe ! Me crois-tu assez bête pour pas découvrir la racine ? Et d’abord t’as des raisons de Napolitain qu’tu es ! Comment veux-tu conduire ta barque sans matelot ? Est déjà bien assez qu’tu la répares pas, et qu’elle s’en aille en démence !

— Et pour qui qu’j'aurais un matelot, vieuille tortue, quand qu’y a ici Maurice qui n’fait rien ?

— Maurice ?… Comme t’es-t-insensé ! Maurice qu’a à peine neuf ans, y remplacerait un novice ? Tu n’prétends pas nous ruiner notre garçon, dis ?… Maurice ? Un p’tit baizot comme lui pour prendre la mer avec toi ? J’en reste jugée !

— Y a des gosses qui sont mousses à s’n’âge. Y n’s’ra ni l’premier ni l’dernier !

— Où qu’t’en as vu, vieux piant, des éfants fichus comme lui, qui n’tient pas debout, où qu’t’en as vu qui faisaient l’service d’un matelot avant même d’avoir pris l’âge d’être mousse ? Attends au moins qu’il ait ses treize ans pour y faire courir le flot, c’méchant gamin ! Et d’abord y n’a pas fini s’n’école !

— Ah ! tais-toi !… J’vais être trop ri, tout à l’heure ! S’n’école ? Y n’y va brin, à s’n’école ! Elle est à la Croix-Rouge ou dans l’Dauphin, ou sous la jetée, s’n’école !

— Est des mentes ! Il y était aujourd’hui !

— Y était-y hier ? Faut pas m’faire prendre du poil de quin pour d’la soie, tu sais ben ?

— Ce que j’te f’rai prendre, est d’la police correctionnelle ! T’as pas l’droit d’l’embarquer avant treize ans. Je t’quitterai pas faire cha ! Est déjà assez qu’notre aîné soit trépassé !

Bucaille venait de reculer comme pour prendre son élan, d’un geste tel que les deux petits garçons se levèrent et que Ludivine fit un pas.

— La police correctionnelle, que t’as dit ?… bégaya-t-il. Répète ça, un peu, et tu vas voir si j’t’entame !

— J’me tairai point !… cria la mère au comble de la rage. Tant que je serai là, tu m’prendras pas mon p’tit gas !

— Je l’prendrai pas ?

— Non !

— Tiens !… attrape toujours ça, vieuille bouée, en attendant !

Ce fut positivement comme à Guignol. Guignol tragique ! Un coup de poing en pleine figure fit tomber la pauvre Bucaille comme une marionnette. Les cris d’horreur des trois enfants, le tumulte des meubles bousculés par les bonds des deux garçons qui cherchaient à se sauver, par l’élan de la fille vers sa mère, tout cela servit le marin ivre, qui put sortir et disparaître sans encombre.

Relevée, assise, tamponnée par Ludivine, la grêlée rouvrit les yeux. Une formidable ecchymose sur la pommette, tout à côté de l’œil, enflait déjà, pareille à une prune bleue.

Le mouchoir à la joue, tremblante, elle regardait devant elle. Les trois enfants ne disaient rien. Ils n’avaient pas un mouvement vers leur mère massacrée, pas un baiser pour la réconforter.

Elle n’eut même pas l’air de le remarquer. Avec la faconde populaire qui console le pauvre monde, elle se mit à parler tout en pleurant. Elle racontait sa misère. Elle parlait peut-être pour ses enfants, mais plutôt pour elle-même. Et c’était une vieille histoire que les petits connaissaient si bien qu’ils n’avaient même pas envie de l’écouter.

Au bout d’un moment elle se leva, par vague instinct de reprendre son travail, n’étant pas d’une caste dorlotée.

— Tiens ! dit-elle à sa fille à travers ses sanglots, ouvre donc le buffet et sors la tourte de pain. J’vous f’rai pas d’soupe aujourd’hui ; mais tu trouveras du fromage sur la planche du bas ; et puis il y a un restant de…

Elle s’interrompit :

— Vous allez voir qu’y n’va pas rentrer pour souper ! Il est bien trop heureux d’l’occasion ! Y va aller manger et boire en ville comme un superbe !

Et ses propos continuèrent, tandis qu’elle disposait les assiettes sur la table, en pleurant dedans.

Tout à coup ce fut au petit Maurice qu’elle s’en prit. Elle n’avait pas su s’attendrir sur elle-même ; elle ne sut pas non plus ne pas retrouver le rythme de son éternelle colère maternelle.

— Tu vois, toi ?… Si t'y allais quand j’te l’dis, à l’école, vilain modèle, ton père aurait pas les idées qu’il a ! Est malheureux d’avoir des éfants exécrables comme j’en ai !

Sournois, les garçons la regardaient, tandis qu’elle continuait sa rengaine. C’était pour défendre le plus grand qu’elle venait d’attraper sous l’œil cette monstrueuse prune bleue. Mais ils n’avaient pas pitié d’elle. La frayeur passée, ils cherchaient clandestinement à s’approprier tout ce qu’ils pouvaient du repas insuffisant ; et les signes qu’ils se faisaient, tandis que leur mère continuait ses gémissements, les remplissait d’une envie de rire qui leur faisait mal aux joues.

Ludivine se leva tout à coup.

— Ai plus faim !… dit-elle. J’vas finir mon croûton dehors.

Elle se sentait l’âme comme emprisonnée dans de la glace.

Cette froideur dénaturée pour la misère des siens lui faisait mal. Épouvantablement, elle avait envie de siffloter. Elle se dirigea vers la porte en se dandinant.

— Et c’te-là !… se récria la femme Bucaille avec une recrudescence d’exaltation, c’te-là qui n’pense qu’à couri, à s’n’âge, qu’il y arrivera malheur à queuque jour !

La petite, en haussant les épaules, sortit sans se retourner.


✽ ✽

Elle longeait dans la nuit les maisons du boulevard désert, leurs petits jardins grands comme un mouchoir, qui contiennent tant de choses.

Une lueur venue des vagues, des réverbères, dansait au vent.

Dans les petits jardins, il y a des massifs de poupée entourés de coquillages ; il y a une ancre rouillée accotée au figuier, des avirons dans les branches, une brouette pleine de filets usagés, trois pots à fleurs jetés là. Il y a une vieille poterie vernie posée sur un banc séculaire, devant une porte qui ne s’ouvrira jamais plus. Il y a de la mauvaise herbe haute. Il y a une salle qu’on voit et qui est pleine de voiles et de rames, basse, noire — un intérieur de barque.

Ludivine avait des yeux habitués qui ne cherchaient pas ces choses pleines de rêves. Ce qu’elle cherchait, elle ne se l’avouait pas à elle-même. Elle essayait de croire que seul le hasard la menait.

Quand elle fut devant la maison Le Herpe, elle vit que, ce soir encore, les volets n’étaient pas tout à fait fermés.

En s’accrochant à l’humble grille, elle put apercevoir la famille à table. Le calme et la propreté de cet intérieur où les gestes étaient lents et la lumière égale lui serra le cœur. Elle eut envie, mystérieusement, de ce bien-être, de cette honorabilité. Le profil de Le Herpe, un instant apparu, la bouleversa.

Elle mordit avec rage son croûton de pauvre. Il y eut un arrêt d’un instant pour sa petite âme qui courait à l’abime. Avant un an, elle serait une fille à matelots, comme bien d’autres gamines du port. Un grand cri naissait de tout son être : « Être l’enfant de cet homme-là ! Faire partie de cet intérieur-là !… »

Un frisson de colère la parcourut : « Y m’a battue ! »

Une seconde encore, elle regarda le beau profil du marin qui, tout en parlant aux siens, souriait ; puis elle lâcha les barreaux, sauta sur ses pieds. Et, dans la nuit pluvieuse et mauvaise, tendant le poing vers le marin, sombrement, de toute sa haine d’enfant perdue, elle lui souhaita la mort.

Aux sons rythmés et graves du couvre-feu sonnant au clocher de Sainte-Catherine, elle était rentrée vite chez elle, comme pressée de retrouver sa misère. Maintenant, couchée, elle dormait. Et son sommeil, qui était resté enfant, l’enfonçait toujours plus dans le bon néant qui repose de la vie.

Quelle heure était-il quand elle se réveilla ? Un tapage qui, d’abord, s’était mêlé à ses rêves, la tira enfin de l’autre monde pour la rendre brutalement à celui-ci. Encore tout engourdie, elle comprit à demi que son père, qu’on n’avait pas revu dans la soirée, venait seulement de rentrer, et qu’il recommençait les scènes.

Avec la mauvaise humeur de ceux qu’on arrache au bien-être nocturne :

— Y va pas nous fiche la paix ?… pensa-t-elle.

Les petits frères, à deux dans le même lit, à côté d’elle, continuaient à dormir. Elle essaya de faire comme eux. Les histoires des parents se passent dans un domaine qui n’intéresse pas les enfants. Cependant un cri de sa mère la dressa sur son lit. Encore frappée ?

Dans le silence de la nuit et dans ses ténèbres, C’était plus sinistre que dans le jour. Le cœur de la petite battait, révolutionné. Elle écouta les paroles, explication de ces violences.

— Donne-moi mon ciré et mon suroit !… répétait toujours Bucaille. J’veux y aller, que j’te dis !

Sa voix pâteuse ne révélait que trop qu’il était parvenu au dernier degré de l’ivresse. Celle de sa femme, pleine de pleurs, ripostait :

— Tu les auras pas ! J’les ai cachés ! Tu n’peux pas t’embarquer de nuit sans matelot ! T’es perdu saoul ! Avec le temps qu’y fait, tu s’rais néyé avant d’avoir doublé la jetée… Non ! Ne m’bats pas ! J’peux plus en prendre… Oh ! lâche !…

Le coup sourd qu’elle entendit fit que Ludivine claqua des dents. « Y la tuera queuque jour !… » se dit-elle avec épouvante.

Le sanglot de sa mère la fit tressaillir. Les coups étaient, en somme, une nouveauté dans la maison. Pour la première fois, la petite fille avait conscience du martyre maternel. Son cœur dur céda subitement. Ce fut une pitié combative, et qui la cabra contre son père.

— Maman ?… appela-t-elle,

Dans la pièce à côté :

— T’entends ?… Tu réveilles les éfants ! T’as pas honte ?…

— Donne-moi mon ciré, que j’te dis ! Donne-moi mon suroit. J’ai pas besoin d’matelot ! Mon matelot je…

Le flot des ordures se mêlait au piétinement lourd, au bruit de quelque chaise molestée.

— Ah ! mais ! J’me défendrai, à c’t’heure, tu sais ben !…

Ludivine retint un cri de peur. Il y avait une lutte à côté. Le fracas d’un corps qui tombe la précipita hors de son lit. Mais, sur le seuil, elle s’arrêta.

— C’est ça, grondait la femme Bucaille. Dors… vieux mal-va ! Dors par terre, comme un quin !

L’enfant avait poussé la porte. À la lueur d’une chandelle posée sur la table, elle vit son père, roulé au pied du lit, assommé par l’alcool, ivre-mort. Sa mère ébouriffée, hagarde, le regardait.

En voyant paraître sa fille en chemise et grelottante, elle fit un geste éloquent et comme théâtral :

— Tiens !… Regarde ça !… C’est ton père !

Un bondissement soulevait la fillette. La sentimentalité ne lui était guère possible ; mais l’élan de son cœur se traduisait autrement. Spontanée, énergique et bourrue comme une femelle du port, elle sentit qu’elle devait se dresser à côté de sa mère trop faible, pour faire le coup de poing comme un petit gas qui bat déjà son père.

Elle ouvrit la bouche pour crier quelque chose. Tout son être protestait : « Je suis là ! Tu peux compter sur moi, car nous serons deux, à présent ! »

Mais la femme Bucaille, toujours seule avec ses malheurs, pouvait-elle deviner ce qui s’apprêtait à foncer sur elle, comprendre qu’une alliée venait de lui naître, cette nuit, en la personne de sa mauvaise fille, pour la défendre et la consoler à sa manière ?

Reprenant mécaniquement le ton de la criaillerie quotidienne, elle dit, accoutumée, fatale :

— Vas-tu aller t’coucher, maintenant, toi, vadrouille à picoteux, propre à rien, gothon !

Et regagnant en quatre pas son lit, Ludivine, transie, y enfonça son corps gelé, son âme rabrouée.

Un parfait silence succédait au drame. Les petits frères dormaient toujours. La mère, dans l’autre pièce, ne tarda pas à ronfler, de concert avec son homme resté sur le carreau. Pourquoi Ludivine ne se rendormait-elle pas aussi ?

Il lui sembla qu’une tempête immense se déchaînait dehors, sur la terre et sur la mer. Elle sortit encore une fois sa tête du piètre nid pour écouter. Le vent, engouffré dans les trous du logis, sifflait, tirait des coups de canon dans la cheminée. Puis, des paquets d’eau s’abattirent sur les vitres.

— V’là l’grain ! songea-t-elle.

La tempête, cette vieille habitude, ne lui faisait pas peur. Elle connaissait bien les violences de l’équinoxe. Un jour, elle s’accoutumerait également aux violences de ses père et mère, voilà tout. Elle écouta longtemps, songeuse.

— Encore heureux, conclut-elle avec un très léger frisson, qu’y n’soit pas sans matelot parmi !

Ce fut là-dessus qu’au bruit de la rafale, réchauffée enfin, elle se rendormit, roulée en boule, comme un simple petit oiseau de mer.

III

Elle venait à peine de se lever et de prendre la rue, geste coutumier, qu’elle apprenait la nouvelle. Elle était sur toutes les bouches, la nouvelle, et comme dans l’air du matin.

Poussant quelques grands cris, la petite rentra d’un bond chez elle, se jeta sur sa mère en train, tout en pleurant, d’allumer son fourneau.

— Maman ! Oh ! maman !…

— Qui qu’t’as ?… sursauta la grêlée, saisie. Tu m’fais tourner les sangs !

Tuméfiée, pitoyable, avec sa figure bleuie de coups, son pauvre corps osseux tout déjeté de courbatures, elle dévisageait sa fille, épouvantée de la voir si livide, et comme prête à s’évanouir.

L’enfant se laissa tomber sur une chaise. Ses yeux fixes, effrayants de clarté, regardaient dans l’invisible. Ses lèvres blanches tremblaient sans plus pouvoir prononcer un mot. La femme Bucaille s’était approchée. Elle empoigna les petites épaules et se mit à les secouer.

— Qui qu’t’as ?… répéta-t-elle. Vas-tu m’le dire ?

Et, certes, ses larmes s’étaient arrêtées.

Toujours hypnotisée sur la même vision, Ludivine articula d’une voix sans timbre, répétant exactement ce qu’elle venait d’entendre dehors :

— Le Herpe et son aîné fils, Julien, se sont néyés c’te nuit. On n’a pas encore retrouvé les cadavres.

La stupeur et l’horreur de l’autre s’exhalèrent en une seule clameur :

— Hélà !…

Puis il se fit un court silence pendant lequel la foudroyante nouvelle achevait de prendre corps.

La grêlée avait saisi ses tempes dans ses mains. L’espèce de griserie qui entre dans les maisons avec l’annonce des catastrophes pénétrait en elle, la consolait rapidement de son malheur, si minime à côté de celui-là. Et vite l’interrogatoire commença, pressé, anxieux, oiseux :

— Qui qui te l’a dit ?… Comment qu’c’est arrivé ?… Y a donc eu une pareille tempête c’te nuit ? Comment qu’on l’a su ?… La barque est-y perdue itou ? La femme le sait-elle déjà ?… Et l’autre jeune homme. Est-il néyé avec eux autres ?…

Monotone, Ludivine répondit à tout :

— J’sais point… J’sais point…

Elle ne vit même pas sa mère sortir en ouragan pour courir aux détails. Elle ne se rendit pas compte que ses frères ni son père n’étaient là, qu’elle se trouvait seule à la maison. Assise sur sa chaise, hébétée, elle essayait de revenir à elle, de se remettre du coup reçu sur la tête. Et elle était, en vérité, comme une petite veuve à qui l’on vient d’apprendre la mort de son homme.

Noyé !… Il était noyé, le grand marin aux yeux couleur d’océan qu’elle n’avait fait qu’entrevoir, juste le temps de recevoir de lui deux gifles inoubliables. Entré dans sa vie avec tant de force, voici qu’il disparaissait aussitôt.

Elle se leva brusquement. Ce n’était pas possible !

De tout son effort elle essaya de reconstituer le visage impressionnant. Mort. Perdu en mer. La rafale qu’elle avait écoutée, au creux de son lit, cette nuit, c’était donc là son travail, pendant que, tranquille, la fillette se rendormait, bercée par le tapage du vent et de la pluie ?… Mort. Perdu en mer. Actuellement, il traînait entre deux eaux, avec son fils aîné, pauvre corps ballotté. Sa belle vareuse bleue… Sa grande moustache dorée… Son nez droit et fier… Ses yeux dédaigneux… Il n’était plus un homme qui va, qui vient, qui parle, qui rit. Il était un mort, un souvenir lancinant, un fantôme…

Comment exprimer, comment confier à quelqu’un les pensées qui naissaient, qui jamais plus ne quitteraient maintenant la petite tête ?

Désormais, Ludivine avait dans la vie un secret, un trouble, un indicible secret qui la rongerait en silence et qu’elle ne pourrait partager avec personne. Mort… Perdu en mer…

Elle ne s’apercevait pas qu’elle marchait de long en large dans la cuisine empuantie. Elle était inconsciente, absolument hors d’elle-même. Elle ne pouvait pas supporter l’événement.

En cet état la retrouva sa mère, qui rentrait enfin, munie de toutes les nouvelles.

— Ah ! Ma por’tite fille !…

Et, comme il arrive presque toujours quand il s’agit des malheurs des autres, ce fut d’abord d’elle-même et des siens qu’elle parla.

— Quand j’pense que ton malheureux père serait parti, sans moi, c’te nuit, qu’y m’en a foutu sû la goule parce que j’y avais caché ses hardes !

Ensuite :

— Y paraît qu’y a eu une foudre de vent, que les pêqueux disent tous qu’y n’savent point comment tous les crevettiers y sont pas restés. Ont pu rentrer avant l’pire. Mais l’gas Le Herpe et son garçon, qui s’étaient ambitionnés comme toujours, avaient dû tourner l’banc d’Amphar quand que ça s’est mis à faire la gigantesque d’un côté et de l’autre. Ont-y pas eu l’temps d’larguer tout, quand le grain est arrivé ? Ont-y tourné comme une piroue et chaviré sous voiles ? On n’sait point. Quoique leur bateau était bien marin, et tout neuf, y n’en est pas resté pièce, ma por’fille ! Comment qu’la mer fait pour engloutir des morceaux comme ça ? Paraît que, dans les lorgnettes, on en voit d’s’épaves, tout d’suite, du bout d’la jetée, qui suivent la rivière de Rouen. On retrouvera tout ça à Berville, comme toujoû. Mais eux autres, si y sont ensablés, on r’verra peut-être pas leurs corps avant six mois, comme est arrivé pour Bat-le-Flot, à moins qu’on les repêquerait, à queuque jour, d’un coup de châlut, comme pour Pipe-au-Bec qu’avait une gambe de perdue et des crabes dans la viande, qu’on a dû l’mettre en terre sans qu’personne l’aye revu, pour pas faire tourner les sangs au monde. Est épouvantable !… ’Core heureux que l’mousse Delphin était pas embarqué, qu’la por’mère n’aura pus qu’li au monde, avec l’tit poulot qui va naître, por’tit malheureux qui n’s’ra qu’un orphelin ! Ils y sont allés à trois pour l’avertir, et m’sieu l’curé y est, tout d’suite, puisqu’ils étaient portés pour l’église, tous ces Herpe-là !…

Elle reprit haleine une seconde. Puis la petite moralité vint, pour finir, comme dans tout récit de vrai Normand.

— Un jour, on est ici, le l’enn’demain on est là. Les larmes tombent ici, quand est là que l’désespoir affûte.

Et, sourdement triomphante, la conclusion fut :

— Toute c’te famille-là avait mal au cœur de nous. Mais à cinq que j’étions et à quatre qu’ils étaient, j’sommes toujours cinq et y n’sont pus qu’deux !

Quand elle eut enfin terminé, la femme Bucaille recommença. Elle n’était pas la seule. Toute la ville dans le même instant, tenait, à peu de chose près, les mêmes propos qu’elle, sauf chez les commerçants et chez les bourgeois, où la nouvelle se réduisait à quelques mots colportés par les cuisinières en courses.

Ludivine, prostrée, écoutait à peine sa mère. Son ordinaire curiosité restait inerte. Le Herpe était mort, et la veille, dans l’ombre, elle lui avait souhaité la mort.

Elle eut un petit tressaillement en voyant entrer son père. Il était presque aussi décomposé qu’elle-même. Sans doute songeait-il que, sans sa femme, il eût été, lui aussi, noyé dans la nuit. Il l’avait battue, pourtant, parce qu’elle l’empêchait de sortir.

En entrant il regarda profondément celle-ci, mais ne dit rien de ce qu’il pensait.

— Eh ! ben ? demanda la grêlée, avide de nouveautés.

Elle se précipitait vers lui comme si rien de mauvais ne se fût passé entre eux la veille. Il fut peut-être touché de ce rapide oubli, de la part de la pauvre créature qu’il avait arrangée comme elle l’était. Des sentiments confus tournoyaient dans son cœur inculte. Comme sa fille, il se laissa tomber sur une chaise,

— Est terrible !… murmura-t-il.

L’esprit de corps, qui règne encore dans le monde des pêcheurs, malgré que l’ancien et le nouveau genre frayent si peu, faisait que la mort de Le Herpe atteignait tous ses collègues, sorte de deuil de famille.

À son tour, Bucaille se mit à raconter le naufrage. Il venait de parler longuement avec des camarades ; mais ils n’avaient tout de même pas eu l’indécence de boire en commentant. Bucaille était visiblement lucide, normal. Ses yeux trop clairs se faisaient doux ; on les eût dits remplis d’une tristesse immense.

Pour manifester d’une manière détournée les regrets qu’il avait de sa conduite :

— On a bien tort de se chagriner l’un l’autre, dit-il, pendant qu’on est encore côte-côte. Ne faut qu’un coup de vent pour séparer les ménages, bons ou mauvais, et quand la mort est v’nue, y a plus qu’les souvenirs qui restent.

La femme Bucaille, pour approuver, levait au ciel ses yeux dont l’un orné de cette prune violacée. Elle entendait bien ce que lui disait son homme. Mais, indirecte comme lui, de par sa race, elle répondit sur le même ton. Et cette étrange pudeur entre ces deux êtres primaires, habitués aux paroles toutes crues, les raccommodait mieux qu’aucune longue explication. Depuis des années rien de pareil n’avait palpité entre eux deux.

— Nous fais-tu à mâquer ?… demanda-t-il enfin tout doucement.

— T’as raison ! s’écria-t-elle. On est si élugé par des malheurs comme cha qu’on en oublierait bien s’n’ouvrage !

Et, courageuse, heureuse de ce qui venait d’être exprimé entre eux, elle se remit fiévreusement en demeure d’allumer le feu dans son petit fourneau.

— Où qu’sont les pétits ?… s’informa le marin toujours sur le même ton.

Elle le regarda de côté, coup d’œil plein de choses.

— À l’école !… dit-elle.

— Ah ! bon ! fit-il en examinant le pavé.

Ludivine se leva.

— Où qu’tu vas, ma fille ?…

Elle ne daigna même pas tourner la tête vers eux. Ensauvagée et tragique, elle fit un geste, tout en sortant, qui signifiait : « N’importe où ! »

Quand elle eut disparu, les parents, sans parler, échangèrent un regard. On eût dit qu’ils craignaient les mots, les malheureux mots qui défont tant de choses. Mais ils hochèrent la tête ensemble, car depuis longtemps, sans se l’être jamais dit, ils ne pensaient rien de bon au sujet de leur enfant.


✽ ✽

Tête basse, comme une fille honteuse et chagrine, elle prit à pas lents l’impasse Sérène pour retrouver le boulevard, pour retrouver la maison Le Herpe.

Il faisait beau. Au bout de l’herbe, le flot calmé montait, plus lisse et plus glissant que de l’huile. La mer hypocrite, la mer, cet être, cette bête, cette mauvaise âme, faisait la doucereuse, maintenant qu’elle avait dévoré sa proie.

Ludivine ne sut pas noter cela. Ses yeux n’étaient occupés que de la maison du deuil, la maison aux volets clos qui ne laissait rien filtrer de son drame intérieur.

Voir quelque chose ! Entendre quelque chose… C’était à cette même place que, grimpée le long de la grille, elle avait, à cette fenêtre, vu le profil de Le Herpe, si calme, et qui parlait en souriant aux siens.

Que faisaient, que disaient, dans la demeure silencieuse aux volets fermés comme des yeux, la veuve et l’orphelin du pêcheur noyé ?

Deux ! Ils étaient deux morts, le père et le fils, qui jamais plus ne repasseraient ce seuil familial.

Delphin, que la fillette avait tant détesté, le petit Delphin si sage et si propret, avec sa vareuse bleue de mousse, élève assidu de l’école des marins de la Basse-Seine, quels sanglots étaient les siens, en cette minute ?

Ludivine n’osa pas grimper à la grille pour mieux écouter. Il lui sembla qu’elle n’oserait plus jamais aucun de ses gestes d’effrontée coureuse de rues. Pour longtemps, peut-être, elle ne serait plus elle-même.

Modestement arrêtée devant cette grille, elle tâchait d’écarter de son esprit la ténébreuse superstition qui l’hallucinait. Non ! Ce n’était pas elle, petite misérable, qui avait condamné cet homme à mort ! Ce n’était pas son souhait criminel qui avait causé l’irréparable ! Il ne fallait pas qu’elle se mit cela dans la tête.

Cette angoisse incompréhensible, ce cœur serré, pourquoi ?… Le Herpe n’était-il pas un ennemi ? Qu’est-ce qu’elle regrettait si fort, et quelle était cette désolation qui la dévastait quand elle se disait qu’elle ne reverrait plus les larges yeux gris bleu comme l’estuaire, le nez fier, la lourde moustache blonde, et ces épaules puissantes dont la carrure lui avait fait si peur.

Une fille de sa trempe impressionnée à ce point ? Elle souhaitait…

Parler du mort ? elle n’en avait aucun droit. Elle ne pouvait pas frapper à cette porte, entrer, mêler son petit visage tout pâle à ceux de la femme et de l’enfant qu’il laissait. Ce mort était pour elle aussi hautain que l’avait été le vivant. Personne, ni lui, ne voulait de son frisson de petite pouilleuse méprisable. Elle était une intruse, une paria, une casseuse de vitres bonne à chasser à coups de balai.

Le menton sur la poitrine, amèrement elle s’éloigna, retournant chez elle, dans son milieu à elle, humiliée par sa propre pensée beaucoup plus qu’elle ne l’avait été par l’offense, deux jours plus tôt.


✽ ✽

Une huitaine passa, huitaine de tourments et d’attente. Ludivine ne savait ni ce qui la tourmentait ni ce qu’elle attendait. En vain sa horde venait-elle la chercher dans la rue. Elle ne voulait ni ne pouvait quitter les abords de la maison Le Herpe.

La femme Bucaille, étonnée de la voir toujours là, l’appelait sans croire qu’elle viendrait.

— Dis donc, Ludivine, tu me pèlerais mes pommes de terre ?…

— Bon… répondait-elle brusquement. J’vas les peler si tu veux !

— Dis donc, Ludivine, tu surveillerais le fourneau pendant qu’je cours en ville ?…

— Bon, j’vas le surveiller !

« Elle est comme moi, disait Bucaille en revenant de la pêche, quand sa femme lui racontait. Le naufrage des deux Le Herpe, ça lui a donné un coup ! Elle en desserre pas les dents ! »

Il avait repris son matelot, rentrait régulièrement au logis ; et son caractère naturellement doux réapparaissait, dissipées les fumées de l’alcool ; car, présentement, il ne buvait presque pas. Les deux garçons, privés de leur sœur, allaient à l’école, et peut-être le petit Maurice avait-il peur, aussi, d’être embarqué par son père, s’il continuait à vagabonder. De sorte que la pauvre grêlée n’avait jamais été plus heureuse que depuis que le malheur était entré dans la maison voisine.

On continuait à ne pas retrouver les corps des deux noyés.

Les nouvelles circulaient dans le monde marin. La Marie-Joseph, naturellement, n’était pas assurée, imprévoyance presque générale parmi les pêcheurs. La veuve Le Herpe avait donc non seulement perdu son mari et son fils, mais encore le gagne-pain de la famille.

— La v’là plus pauvre que nous !… disait la mère Bucaille, sans trop oser insister sur le revirement.

— Avec un gosse de quinze ans pour y gagner sa vie !… reprenait Bucaille, et qui n’a jamais navigué comme mousse qu’avec son père et son frère.

— Sans compter qu’elle attend un éfant dans deux mois !… reprenait sa femme.

Ludivine écoutait ces propos sans y jamais mettre son mot, tout en faisant les besognes demandées par sa mère. Ses rêveries intimes n’avaient pas changé. Elles la réveillaient la nuit en sursaut.

Cependant, une après-midi, courant à la porte pour l’appeler, la grêlée ne la vit pas dans la rue. Elle la cherche, ne la trouve point.

— Bon ! pensa-t-elle, la voilà qui recommence à couri !

Et son cœur se serra.


✽ ✽

Cela l’avait prise tout à coup comme une inspiration.

— Si j’allais voir du côté des « travaux » ?

Pas lent, regard avide, cherchant, cherchant, elle parcourait l’étrange paysage.

C’est une langue de terre qui s’allonge dans l’embouchure, et que les marins nomment, on ne sait pourquoi : Nouméa. Ludivine, entre le bassin de chasse et la mer basse, s’attardait.

Une rangée de magnifiques arbres ombrage des sortes de jardins sans maisons, un sentier sec poudroie entre des prés incultes et pleins de hautes fleurs. Voici des filets démesurés qui sèchent, arachnéens, couleur de mer, et qui, fragiles comme des voilettes, servent à pêcher les carrelets. Voici, dans un herbage saumâtre, une profusion de géantes ancres anciennes, extraordinaire bétail.

Apparue entre les arbres, au loin, la ville usée, vieillotte, accumule ses silhouettes inégales entre ses deux collines, toute palpitante des voiles qui remplissent ses bassins, toute vaporisée par sa brume bleue et ses fumées grises.

De l’autre côté, c’est l’estuaire immense, des lieues d’eau, le Havre et sa côte pâle couchée sur la ligne d’horizon. En aval, les chantiers de construction des barques, les jetées, le sémaphore ; en amont, à des distances infinies, la pointe de la Roque, profil rebroussé.

Par mer haute, la langue de terre est une presqu’île. Les vagues battent ses bords maçonnés. Le bassin de chasse, à demi rempli, reluit, sinistre marécage.

Ce bassin, qui est l’un des désespoirs de la ville, car il a coûté des millions et ne sert à rien, fut destiné à combattre la vase envahissante. Mais, à marée basse, on voit, accumulée là-dedans, cette vase tenace, sur laquelle, ironiquement, la nature normande essaie de refaire des herbages.

Voir de l’herbe pousser sur cette matière molle et dangereuse donne l’idée de ce que put être la terre au deuxième jour de la création.

Dans ces parages parfaitement inconnus des horzains, peu appréciés des indigènes, descendent souvent des crépuscules inouïs. Est-ce un monde qui commence, est-ce un monde qui finit ?

Du côté de l’estuaire, la marée, en se retirant, découvre des remous profonds, des tourbillons immobiles, substance de tous les gris et de tous les violets, où se creusent des cratères, désert tremblant où l’on enfoncerait si l’on y risquait un pas.

Chaos silencieux d’où semble naître on ne sait quelle informe mythologie ! Des hydres ont l’air d’y grouiller, jetant des reflets d’écailles phosphorescentes. Un cri triste d’oiseaux invisibles passe au-dessus des éléments sans nom ; des odeurs indéfinissables s’élèvent. Les vagues s’en sont allées si loin qu’on ne peut croire qu’elles reviendront jamais.

Oh ! charme ! charme morbide de cet univers désespéré ! Voyage insoupçonné dans l’inconnu ! Innommable vision où les yeux ne reconnaissent rien !

Dans ce paysage de la lune, Ludivine espérait peut-être un vestige du naufrage des deux Le Herpe. Quelque potin entendu ce matin à la poissonnerie l’avait aiguillée de ce côté.

Toute seule, obsédée, avec sa frange de chanvre descendue sur ses cils noirs, avec ses yeux transparents comme l’air, dont le regard fouillait la vase, elle s’absorbait dans son idée fixe.

Elle leva la tête, instinctive, et, dans le jour tombant, vit devant elle, sur l’étroit chemin cimenté qui suit la fabuleuse grève, le petit Delphin Le Herpe qui la regardait venir.

Elle étouffa le cri de l’étonnement. Une émotion qui la fit presque rougir la laissa pendant un instant interdite. Il était venu là, lui aussi… dans le même but qu’elle, sans doute…

Quand il l’eut reconnue, il esquissa le geste de lui tourner le dos. Il ne pouvait pas deviner que son atroce petite voisine, depuis huit jours, pensait à ses morts autant que lui-même.

Il allait s’éloigner. Mais elle, avec son audace naturelle, l’aborda de front. Cependant ses yeux insolents et durs se firent presque attendris en le dévisageant.

Elle remarqua comme il était pâle, meurtri. Le crêpe qu’il avait à la manche de sa vareuse bleue la frappa.

Sans chercher ses mots, elle dit brutalement :

— Ça s’rait tout d’même terrible, si on les retrouvait là !

Le petit Le Herpe avait tressailli. Il répondit comme malgré lui :

— On disait en ville, ce matin, qu’y avait d’s’épaves d’échouées. Est pour ça que j’suis v’nu.

Il regarda par terre, et continua :

— Est des dit-on. J’ai pas rien vu.

— Moi non plus !… fit-elle vivement.

Il fut surpris de cette réponse, mais n’en laissa rien voir. Il avançait un pied pour s’en aller, gêné d’être en face de son ennemie. Elle comprit cela. Vite, elle enchaîna :

— Comment que l’malheur est arrivé ?… Car on en entend d’toutes les sortes, mais y a pas un mot à y croire !

Il était si plein de son sujet ! Comment résister à la sombre volupté de parler du drame ?

Pendant qu’à son tour, avec des larmes dans la voix, il faisait le récit cent fois entendu, Ludivine l’examinait curieusement, de ce regard de chez nous qui ne passe pas un cheveu. Et pourtant sur ce visage qui l’intéressait tant, elle n’avait pas l’idée de trouver la ressemblance du mousse avec son père. Ce sont des choses qui échappent à l’enfance. Elle ne concevait pas la figure de l’autre sans sa grosse moustache d’or. Elle ne voyait pas que ce petit avait les mêmes traits, les mêmes grands yeux gris, bleus et verts, nuancés comme l’horizon. Ils étaient seulement beaucoup plus doux, et purs comme ceux d’une jeune fille.

Quand il eut achevé de raconter, il fut repris de honte. On lui avait toujours défendu de fréquenter les enfants Bucaille, ces petits voyous.

Encore une fois Ludivine l’arrêta dans son mouvement de fuite.

— Une mort comme ça, c’est trop ! scanda-t-elle d’une voix hachée. Avait pas été bien doux pour moi, mais j’le pleure tout de même.

Elle venait de parler sans le vouloir, et sa gorge s’était serrée. Et pourtant d’avoir dit cela la délivrait, d’un seul coup, du poids immense qui l’écrasait depuis huit jours.

Elle ne devina pas pourquoi. Comment, chétive et fruste enfant du peuple, pouvait-elle comprendre que ses propres paroles l’éclairaient brusquement sur le fond de son cœur ?

« Je le pleure… » Certes, il n’y avait pas eu de larmes dans ses yeux durs, et pourtant rien n’était plus vrai.

L’accent qu’elle avait mis dans ces quelques mots fit que le petit Le Herpe, enfin, redressa la tête pour la regarder en face. Qu’est-ce qui lui prenait, à cette mauvaise petite gouape, de parler avec cette émotion, cette brusque émotion qui allait droit au cœur ?

Il eut un véritable élan vers elle, mais n’en fit rien paraître. C’était un petit Normand, et les Normands sont restrictifs jusque dans les impulsions les plus spontanées, Tout ce que put l’adolescent, ce fut de rester là sans plus faire mine de s’en aller, du moins pour un petit moment.

Le vent doux agitait un peu sa vareuse, en même temps que la robe et la natte de la petite Bucaille. Debout l’un en face de l’autre devant l’horizon natal, le regard détourné, ces deux enfants de mer se turent un instant.

Enfin, Ludivine, de nouveau, le regarda dans le blanc des yeux :

— Et vous ?… demanda-t-elle. Vous naviguerez tout de même ?

— Faudra bien !… fit-il très simplement.

Elle eut une petite admiration pour ce chef de famille de quinze ans. Au bord même de cette vase où, peut-être, reviendraient bientôt échouer son père et son frère engloutis par l’estuaire, le mousse, pour nourrir sa mère et son prochain petit frère, acceptait son destin de marin voué aux mêmes périls.

Un peu plus bas, comme pour ne pas appuyer Sur une plaie, la fillette articula :

— Vous n’avez plus d’bateau, à c’t’heure…

Il baissa le front :

— Non…

Ludivine était Normande aussi. Mais son cynisme naturel la dégageait, quand il fallait, des nuances de la race. Elle ne retint rien, elle.

— Allez !… s’écria-t-elle, craignez rien ! Vous s’rez un bon marin comme les vôtres ! Avec ça que vous avez suivi les cours de c’t’école-là… Et vous regagnerez vite un nouveau bateau, marchez !

Il parut presque un sourire sur les traits du petit garçon meurtri. De telles paroles, dites sur un tel ton, le réconfortaient tout à coup, lui qui, depuis huit jours, ne vivait que dans l’horreur et les larmes.

Ludivine cueillit son regard au passage.

— J’vous l’souhaite, allez ! dit-elle rudement.

La conversation était terminée. L’ombre venait tout doucement parmi les étrangetés du crépuscule. Le petit Delphin, avant de reprendre un chemin pour laisser l’autre à Ludivine, hésita une seconde avant de lui tendre la main. Elle alla plus vite que lui. Leurs doigts se serrèrent comme furtivement.

— Eh ben ! bonsoir !… dit-il.

Elle partait déjà :

— Bonsoir !… jeta-t-elle.

Marchant vite sur le rebord cimenté, largement elle respirait l’air du soir. Assainie jusqu’au fond d’elle-même, elle goûtait le bien-être de savoir ce que c’est que d’avoir de bons sentiments.


IV

Les deux Le Herpe n’attendirent pas six mois pour rentrer au port. Dix jours après le naufrage, un matin, la poissonnerie s’agita. On disait sans trop y croire que deux chalutiers, dont on citait les numéros, avaient, au petit jour, ramené les corps à la traîne.

Ceci signifie qu’amarrés à l’arrière, chacun au bout d’un long cordage, ils avaient suivi dans le sillage, à la manière de ces boîtes trouées, dites « réserveux », où l’on rapporte la crevette.

Ainsi le père et le fils, entre les jetées, revinrent-ils l’un derrière l’autre comme deux réserveux.

Les naufrages sont si fréquents à Honfleur que de tels retours n’y frappent guère. La ville est habituée aux drames du large. Aussi la nouvelle ne dépassa-t-elle pas la zone des pêcheurs.

Discrètement enfermés à la morgue, les deux noyés, reconnus par la femme Le Herpe et son fils, qu’on était allé prévenir, partirent de là plus discrètement encore dans leurs cercueils, cachés au fond d’un fourgon qui les porta jusqu’à leur domicile. Et quand on les eut ainsi rendus à la mort officielle, l’annonce de leur retour courut ouvertement.

Les bavardages consternés des commères qui, depuis dix jours, avaient eu le temps de s’éteindre, reprirent un nouvel essor. L’organisation de l’enterrement suscita des allées et venues.

Mme Le Herpe mit sans doute toutes les économies du ménage dans la chapelle ardente, les couronnes de perles et les quelques fleurs que tout le quartier admira. On aurait dit que la malheureuse veuve et mère, retrouvant enfin les corps de ses deux hommes, ne savait quels soins et quels empressements inventer pour eux, pendant les quelques heures qu’ils passaient encore au logis.

Une unique cloche sonna leur messe, car ils n’étaient pas riches ; mais toute la marine du port marcha derrière eux, car ils étaient hautement estimés, modèles pour les autres pêcheurs.

Marche chaloupée, visages émus, ils étaient là, les jeunes et les vieux, les sérieux et les blagueurs, physionomies ordinaires et types inattendus, le vieux loup de mer tout rasé qui porte, sur une tignasse frisée et blanche, un si étrange bonnet de laine tricotée, cet autre aux yeux de jade qui secoue fièrement ses grandes boucles d’oreille d’or, ce gros en jersey collant, ce maigre à lunettes, ce petit boiteux, tous les surnoms des quais et toutes les barques des bassins représentés, et la femme portefaix qui bat les hommes, et les jeunes femmes matelots qui pêchent en culottes, et les poissardes hardies, tous recueillis et distants derrière la veuve enceinte et son fils si jeune, dont le passage suscitait tout de même l’émotion de la ville.

Quand les deux bières descendirent l’une après l’autre dans leurs fosses parallèles, un frisson courut la petite assistance maritime.

On les rendait donc à la terre opaque et restreinte, ces deux-là qui, pendant dix jours, avaient eu tout l’estuaire pour tombeau ! Même pour qui passa sa vie entre des planches, quelle étroite barque qu’un cercueil !

À demi évanouie, la femme Le Herpe, suivie par son Delphin qui claquait des dents, fut entraînée sous le porche de sortie, pour y recevoir, selon l’usage, les salutations.

Les poignées de mains, les hochements de tête, les regards angoissés, les bonnes paroles, c’est cela, oui, c’est cela qu’il faut pour soutenir, pour aider un pauvre cœur humain qui n’en peut plus.

Vous êtes tous venus pour l’entourer, pour la consoler, pour l’affectionner, surtout ne la quittez pas ! Restez auprès d’elle ! Qu’elle vous sente là tous, devant l’abîme qui vient de s’ouvrir.

La petite foule s’écoulait. À deux pas, les réflexions s’échangeaient, puis devenaient insensiblement des conversations. La vie reprenait, malgré elle, férocement. Déjà délaissés, la veuve et l’orphelin allaient tout à l’heure rester complètement seuls.

Les marins couraient à leurs bateaux, ou bien au débit ; les femmes pensaient à la soupe, la marmaille pensait à jouer.

La femme Le Herpe, comme un peu ivre, tendait encore la main aux derniers retardataires. Rien ne pouvait, sous le lourd crêpe noir, être plus souffrant que son visage de désespoir, tiré par la maternité ; rien ne pouvait être plus mortellement pâle que la petite figure de Delphin à son côté.

Une autre petite figure surgit, encore plus mortellement pâle. C’est celle de Ludivine Bucaille en chapeau, correcte, venue avec son père à l’enterrement des naufragés.

Monotone, la main de la femme Le Herpe s’est tendue, puis celle, toute gauche, du mousse Delphin, assez embarrassé de voir là cette fillette défendue, avec laquelle il a clandestinement conversé l’autre soir.

Bucaille est passé ; Ludivine est passée…

Non ! Elle revient d’une enjambée hardie.

De par le spectacle insoutenable auquel elle vient d’assister, la sombre exaltation de la mort est dans sa poitrine. Elle a saisi Delphin par le cou. Ses yeux trop clairs, audacieusement, le dévorent. Avant qu’il ait compris, la fillette l’a embrassé sur les deux joues, étreinte si sincère et si chaude que, saisie, remuée, Mme Le Herpe (dont le cœur de femme du peuple a compris) ne peut s’empêcher de murmurer : « Merci !… »


✽ ✽

En rentrant chez elle, Ludivine, enfin, pleura. Cela dura pendant plus d’une heure. Sa mère stupéfaite et ses petits frères la regardaient. Le père était reparti pour la pêche.

Enfin la petite fille déchirée se releva, se secoua, jeta tout autour d’elle un regard mauvais et sortit sans dire où elle allait.

Quand elle revint le soir, elle trouva son père complètement ivre, et qui faisait une scène épouvantable à sa femme, parce qu’elle lui réclamait l’argent disparu de la pêche.


✽ ✽

Cette petite fille qui rôde comme une chienne dans le cimetière, autour des deux fosses non encore comblées, recouvertes seulement de planches, avec leurs couronnes de perles et leurs fleurs fraîches accumulées dessus, qu’est-ce qu’elle cherche ?

Le fossoyeur, de loin, l’examine depuis un moment, et la reconnaît :

— Est la fille à La Goutte, châ ! Qui qu’elle vient faire là ?

Il s’avance et, durement, interroge :

— Qui qu’tu veux ?

Ludivine ne craint personne. Dérangée dans ses songes par celui-là qui la brutalise, elle a tôt fait de répondre :

— Ça vous r’garde-t-y ? L’cimetière est à tout le monde, j’pense ?

Tout de suite l’ironie du pays :

— À tout l’monde qu’est mort, oui ! Mais t’as pas l’air d’y être encore, p’tite masque !

Ludivine en colère oublie à l’instant où elle est, pourquoi elle est venue. Les bizarres remords qui l’ont amenée ici vont s’aggraver d’un sacrilège. Provoquée, elle ne peut pas ne pas riposter. La voix haute, les poings aux hanches :

— J’voudrais bien y être, morte, tout à l’heure, pour pas voir vot’vieux nez d’coche ; car est un cinéma bien malgracieux !

Le fossoyeur a saisi sa pelle.

— Vas-tu t’en aller d’ici, espèce de…

Tout ce qu’il aligne lui est grassement rendu à l’instant. Rien de plus riche que le vocabulaire du port.

Cette dispute est un scandale. Dans le cimetière, quelques visiteurs perdus entre les tombes ont dressé l’oreille, formalisés.

Prise par le bras, Ludivine est reconduite en vitesse à la porte. Et la voilà qui suit le chemin, cherchant de l’œil des pierres vengeresses.

Je ne sais pas pourquoi je suis venue. Je n’ai que quatorze ans, et mon cerveau n’est pas cultivé. Je n’ai, jusqu’ici, connu que le rythme de l’instinct, lequel ne m’a conduite que vers des fantaisies d’enfant ordurière, férue d’indépendance malfaisante. Pour moi, la vie n’est que misère, propos atroces et coups entre parents, fainéantise en souliers percés, parmi la bande des camarades qui me ressemblent. Tous les spectacles de l’alcoolisme me sont familiers, tous les propos du vice, dans les rues, m’ont instruite avant l’âge de dix ans. Je respire dans le mauvais exemple. Je ne conçois pas la vie autrement que comme une perpétuelle avanie, où le plus fort a toujours raison. Je me prépare à devenir fatalement, comme tant d’autres, une belle petite pourriture, future ivrognesse, future noceuse, future voleuse, peut-être, et, si le veut un jour ma violence native (aidée du genièvre qui m’attend), future criminelle.

Je suis la graine de tout cela. Pourquoi donc, alors, suis-je en même temps si fière, si crâne, cabrée d’avance contre tout ce qui pourrait attenter à ma liberté d’allures et de pensée ? Pourquoi suis-je parfois capable de sentir, tout au fond de mon mauvais cœur, la malchance d’un petit Delphin ? Pourquoi puis-je subir le charme d’un regard couleur d’océan posé sur moi pour deux secondes, avoir envie de la bonne tenue, de l’honorabilité des autres, devinées derrière une vitre ? Pourquoi, pourquoi puis-je être écrasée par l’inexistante responsabilité d’une mort qui suivit de si près mon souhait de mort ?

Encore une fois rebutée dans ce qui restait de bon au fond de sa perdition, chassée de ce cimetière où elle apportait on ne sait quelle humble et vague prière, elle avait retrouvé son ricanement, sa rage de mal faire. Toutes griffes dehors, la petite bête sauvage se redressait. En trouvant, au retour, son père ivre, sa mère criarde, tout le désordre habituel un moment endormi, en retrouvant cela son cœur s’était gonflé d’une affreuse satisfaction.

Maintenant, la vie allait reprendre, comme si rien ne se fût passé. Demain, au jour, elle retrouverait ses compagnons de maraude et courrait avec eux la ville, la grève et la campagne, en quête de nouveaux méfaits.

Cette nouvelle ruée de l’instinct ne tarda pas à manifester ses effets. Deux jours plus tard, croisant, au soir, sur le quai Saint-Étienne, le petit Delphin qui se rendait courageusement au cours des marins de la Basse-Seine, Ludivine, sans avoir l’air de se souvenir de rien, passa près de lui sans le saluer, affectant de rire pour accentuer son inconvenance.

Dans l’ombre, le rire put échapper au mousse. Mais il s’aperçut bien que la fillette ne voulait plus le reconnaître. Peut-être, du reste, en fut-il soulagé. Seul dans la vie avec sa mère, ne devait-il pas exagérer la dignité héritée d’un père intègre ?

Quand elle l’eut passé, Ludivine serra les mâchoires. Sa propre méchanceté lui faisait mal, en même temps qu’elle en éprouvait une volupté sinistre.

Une injuste rancune contre le petit Le Herpe commençait à la travailler. Il est inutile de tenter aucun rapprochement avec ceux qui vous méprisent de naissance. Elle avait commencé le contact par une retentissante paire de claques. Rien de bon ne pouvait suivre. Sa noire mauvaise foi la soutenait. Elle se surprit rêvant des revanches à venir contre la veuve et l’orphelin d’à côté.

Au repas de sept heures, le même jour, elle vola la part de son plus petit frère, Armand, et soutint, devant les sanglots de l’enfant affamé, que ce n’était pas vrai. La distribution de coups qui suivit ne fut pas pour elle. Elle se coucha triomphante, l’estomac plein et l’esprit en gaîté.


✽ ✽

Une expédition, comme ils disent, « en campagne », emportait toute la bande sur les routes rousses, par un petit soleil pâle de saison finie,

Ludivine avait, pour la grande joie de sa horde, retrouvé son entrain, son esprit de conquête, son humeur inventive.

Au tournant d’une route, ils jetèrent des pierres à la femme-facteur qui leur avait déplu. Plus loin, ils escaladèrent un « haut bord » pour voler des pommes.

Il y eut bien des abois de chiens au tonneau, ce jour-là, parmi les fermes isolées dans leurs herbages, bien des vaches effrayées dans les prés écartés, bien des branches méchamment cassées à des arbres fruitiers dont les fruits étaient récoltés depuis longtemps.

Quand ils revinrent à la nuit, traînant la jambe :

— Demain, annonça Ludivine, on ira voir à la mé si on peut prendre des mauves à l’hameçon.

Les mauves sont des mouettes. La joie des petits monstres est de capturer ces bêtes ailées, qu’ils martyrisent en attendant de les vendre à quelque horzain « pour faire des chapeaux ».

Le projet fut accepté à l’unanimité.

Poussant devant elle ses deux petits frères qu’elle avait détournés de l’école pour qu’ils fussent de la promenade, la petite Bucaille rentra chez elle la tête haute, comme chaque fois qu’elle attendait des reproches. Elle fut étonnée de ne pas trouver sa mère. L’obscurité régnait.

Ayant allumé la suante lampe à pétrole de la cuisine, elle s’assit, fatiguée. Un des petits frères s’endormit tout de suite sur la table, Elle commençait de taquiner l’autre, et les gifles allaient suivre, quand la grêlée parut, essoufflée :

— Ah ! t’es là ?… dit-elle. La mère Le Herpe vient d’mettre au monde un poulot qu’est v’nu mort, comme de juste, et on dit comme ça qu’elle va mourir itou.

— Qui qu’tu dis ?… fit Ludivine, les sourcils froncés.

— Le médecin la quitte pas, tout à l’heure, poursuivit l’autre. Est un tournement de sang qu’elle a z’eu, qu’il dit, et ça n’a rien d’étonnant, après ce qu’elle a passé, c’te femme-là !

Tout en continuant à hocher la tête, elle allongea la main pour baisser la lampe, qui filait.

— Est malheureux, tout d’même, de voir ça !… V’là une bonne femme qu’aura pas été longue à suivre son bonhomme ! Comme on dit quelquefois…

Ludivine, toujours assise, l’interrompit tout net :

— Et Delphin ?… demanda-t-elle d’une voix brève.

La femme Bucaille leva la tête, les épaules, les bras pour exprimer : « Je ne sais rien ».

Ludivine s’était levée d’une saccade.

— Est pas vrai, dit-elle sèchement. Elle va pas mouri.

Elle avait l’air, dédaigneuse, d’envoyer une chiquenaude à la destinée. Pour ne même pas marquer le coup, car ce suprême malheur n’était pas admissible, elle se tourna vers son petit frère et se remit à le taquiner. La grêlée, elle, continuait à parler, à parler, à commenter, reprenait du commencement quand elle avait terminé, énonçait des petites sentences, accompagnant ce bavardage intarissable de pauvres gestes mercenaires.

Elle s’était mise à laver dans un baquet. Elle n’avait pas l’air de trouver extraordinaire que sa fille, elle, ne fit rien. Elle était accoutumée à peiner seule au milieu des tyrans oisifs.

Le jeu de mains de Ludivine avec son petit frère s’amollissait de plus en plus. Inattentifs, les yeux pâles suivaient des rêves.

Encore une fois rôder autour de la maison Le Herpe, ce n’est pas une chose à faire. Il est bien fini, ce cauchemar-là…

La mère Bucaille, enfin, s’était tue. Un silence s’établit, où ne s’entendait plus que le bruit des mains frottant le linge.

Au bout d’un moment :

— Y en a, des belles pommes, à c’t’heure !… fit négligemment Ludivine,

— J’en ai encore une dans ma pouquette ! s’écria le petit frère en mettant la main à la poche de sa veste déchirée,

Ludivine repoussa la pomme qu’il lui tendait naïvement. Elle examina le plafond, puis :

— Supposons qu’la mère meure… dit-elle d’un ton dégagé. Alors le gas Delphin restera tout seû chez lui ?

La bouche édentée de la vaillante laveuse remua. Heureuse de reprendre le bavardage :

— Vieuille trop bête, se récria-t-elle, l’gas Delphin ira à l’orphelinat des marins ! T’as donc pas entendu que j’viens de te dire qu’y n’a pus qu’sa mère sù la terre, et pas ça !… que défunts ses oncles maternels qu’étaient riches avaient déshérité la famille, rapport à la marine, qu’y n’voulaient point, étant de la culture, que…

Ludivine n’écouta pas la longue histoire de la famille.

À l’orphelinat !.… Sa mère pouvait prononcer ce mot-là sur le même ton que les autres, ce mot-là qui fait froid dans le dos, même quand on n’est qu’une petite Bucaille dont la vie familiale est un enfer.

À l'orphelinat !…

Avec une sympathie subite, la fillette regarda la lampe fumeuse sur la table encombrée, sa mère lavant dans son baquet, le petit frère endormi dans un bras replié, l’autre petit frère ne valant guère mieux, les vieilles chaises dépaillées, le banc vermoulu, le fourneau sale, le carrelage gluant. Tout cela puait la misère, oui ; mais tout cela pouvait ne pas puer la misère. Le père gagnait bien, la mère était courageuse, la fille aînée grandissait…

Pour ne pas laisser, du fond de ses ténèbres intérieures, monter la clarté qui, tout à l’heure, allait l’accuser, la condamner, la petite fille coupable se mit à chantonner, tout à coup, un bout de refrain sautillant.

La mère, une seconde, s’arrêta de laver pour la regarder.

— Oh ! gronda-t-elle sourdement, t’as tout d’même pas d’cœur, va, de chanter pendant qu’le malheur est à côté !

La femme Le Herpe mourut au bout de quelques jours, comme il fallait s’y attendre.

Cette fois l’événement dépassait les bornes. La moitié de la ville suivit l’enterrement.

Traînant cette foule noire derrière lui, le petit garçon orphelin, dépossédé de tout, répondit par une expression si hagarde à tous les regards, à tous les baisers, que l’impression générale fut qu’il allait rester à jamais frappé d’imbécillité.

Mêlée aux autres, Ludivine l’avait embrassé comme les autres.

— Qu’est-ce qu’il va devenir ? demandaient toutes les voix à la sortie.

Mais personne ne proposa de s’occuper de lui.

Quelqu’un avait dit :

— Les bonnes sœurs vont sans doute le prendre à l’hospice.

Et chacun rentra chez soi, rassuré par cette affirmation.

La foule dispersée, qu’était devenu le petit mousse ?

— M’sieu le curé l’a emmené…, certifièrent les commères.

Et c’était sans doute la vérité.

Entre son père et sa mère, Ludivine revint chez elle avec ses deux petits frères. Quand la famille assombrie, presque silencieuse, eut achevé son repas :

— Écoutez donc, dit-elle tout à coup.

Les parents levèrent le nez.

L’enfant aurait bien voulu continuer. Mais les paroles s’étranglaient dans sa gorge. Depuis qu’ils étaient à table, elle n’avait pas prononcé un seul mot. Elle essaya de faire l’indifférente, se mit à jouer avec son couteau, puis enfin, regardant attentivement ses mains, presque bas :

— Alors il va aller à l’orphelinat, le petit Delphin ?

— Faut crère !… répondit le père. Mais tout probable que les bonnes sœurs l’ont ramassé pour queuques jours, pitiable comme il est. Y peut pas coucher tout seû chez lui, avec tous ses morts, c’méchant gamin ? Quand qu’le bail s’ra fini chez eux, on vendra ses quat’meubles, et puis il ira s’aligner avec les gosses qui sont comme li ! On l’enverra queuque part travailler comme mousse, et l’tour sera joué !

— Vous autres qu’avez tant d’mauvaiseté, reprit la mère, ça vous ferait du bien d’être orphelins seul’ment pour quinze jours !

Ludivine releva la tête et dit tranquillement :

— Pour qui qu’on l’prendrait pas chez nous ?

Le sursaut du père et de la mère fit trembler la table,

— T’es perdue folle !… crièrent-ils ensemble.

Et les deux garçons, ces petites brutes inconscientes, éclatèrent de rire.

Un peu de couleur revenait aux joues de Ludivine. Ses yeux de petit chef étincelaient. Mais sa race la faisait d’instinct plaideuse, Par ruse innée, elle commença tout de suite par l’intérêt.

— Puisque, dit-elle, le novice à papa va être pris par l’État, ces jours, et qu’on parlait d’un nouveau matelot, et puisque Maurice est encore trop petit, j’vois point pourquoi qu’Delphin, qu’en sait plus long qu’un autre, qu’a été dans c’t’école et qu’a déjà navigué sous son père, ne f’rait pas l’affaire sur notre bateau. Y paierait sa nourriture en travaillant à bord, et pis v’là tout.

— Et pis v’là tout ! l’imita railleusement Bucaille en colère.

Impertinente, retrouvant tous ses moyens, Ludivine l’interrompit dans ce qu’il allait dire :

— Toi qu’aimes bien les trois parts du bateau, fit-elle, tu les aurais, c’coup-ci !

La bouche ouverte, le marin la regarda. La grêlée, fascinée, regardait aussi sa fille. Elle était faible et bornée, mais le cœur du peuple est une immense chose.

Avant même de chercher à comprendre les arguments, cette mère était prête à céder, à recueillir l’orphelin, parce qu’il n’avait plus personne sur la terre. C’est si simple de faire ce geste-là, quand on est pauvre !

Mais Bucaille n’allait pas si vite. Toujours en colère, il frappait du poing la table :

— Un éfant d’plus ici, quand qu’y en a déjà trois qui mettent tout en déroute ? C’gamin qu’a été élevé comme il l’est, est-y toi qui peux y servir de sœur ?… Tu y apprendrais à courir les rues comme toi… Non ! Non !… Tâche d’abord de te gouverner avant d’penser aux autres !

Toute la fierté qu’elle avait sauvée des naufrages se dressa dans l’âme de l’enfant.

— Si j’parle de prendre Delphin chez nous, répondit-elle orgueilleusement, c’est pas pour qu’il ait honte de moi, ni d’personne.

Sur le bord d’une nouvelle vie, palpitante, presque solennelle, elle dardait sur son père ses yeux d’eau claire, remplis d’une énergie formidable. Il n’était pas ivre. Il subit la puissance de ce regard de quatorze ans, et baissa la tête. Confusément, tout ce qu’il avait à se reprocher lui-même passait dans son esprit. Prendre l’orphelin des Le Herpe, ce n’était pas seulement une bonne action, c’était un honneur. En était-il digne ? Il sentait aussi, peut-être, que la destinée morale de sa fille se jouait en cette minute. Enfin tout ce qu’elle avait dit de frappant au sujet du bateau le faisait réfléchir, le séduisait. Mais peut-on, comme cela, prendre une décision pareille ?

Agacé de ne rien démêler en lui-même :

— Tu nous embêtes !… s’écria-t-il enfin. Parlons d’aut’chose.

Et voici. Brusquement, profondément, Ludivine se mit à sangloter.

Les yeux de Bucaille, si doux quand il n’avait pas bu, se remplirent d’une émotion étonnée. La grêlée pleurait déjà. Interdits, les petits garçons attendaient la fin d’une séance si nouvelle.

Un long moment passa. Puis, à travers la table, Bucaille allongea mollement son grand bras pour attraper la manche de sa fille.

— Écoute donc… dit-il. Faut pas t’contrarier !… J’vas penser à t’n’idée… Et, si c’est une chose à faire, eh ben !… on voira !…

Ludivine ôta ses mains de sur sa figure. Trépidante et rageuse :

— Te faut-il dix ans pour y penser ? Pendant c’temps-là l’orphelinat va l’prendre, et, quand j’arriverons, y s’ra parti !

Trop entière pour admettre de ne pas triompher, impérieuse, elle se dépêcha de sortir des menaces.

— Si tu veux pas ramasser Delphin, déclara-t-elle frémissante, j’te pardonnerai jamais ça ! Et j’vous en ferai, ici, qu’on n’aura jamais vu carnaval pareil !

— Tu vas tant la colérer, remarqua la femme Bucaille, qu’la maison n’sera plus qu’un carnage !

— J’ai pas peur de ça !… jeta le marin dédaigneusement, en se levant.

Il reprit son bonnet, fit trois pas du côté de la porte pour s’en aller au port. Sur le seuil, il se retourna, ne regarda personne, et, plein d’amertume :

— Et d’abord, qui vous a dit qu’il accepterait d’s’adonner chez des gens comme nous ?… Est pas M’sieu le curé qui va y conseiller cha !…

Comme il refermait la porte, Ludivine eut une petite sueur aux tempes. Elle se demanda si, en effet, l’enfant des hautains Le Herpe ne préférerait pas l’orphelinat à l’intérieur infernal des Bucaille.

Cependant, obstinée, les dents serrées, jouant sa destinée :

— Est pas tout cha !… dit-elle. Vous Armand et Maurice, à l’école, ouste !… J’avons pas besoin de vous dans nos gambes ! Et toi, la mère, fais-nous cauffer une bassine d’iau. Faut qu’tout soit nettoyé ici, tu m’entends, et qu’nos cuivres brillent !

Et, sans se rendre compte de ce qu’il y avait déjà dans ce simple petit mot :

— Ça d’vait être si bien tenu, chez lui !

V

Ce fut moins compliqué qu’on ne l’avait imaginé.

Ludivine, au réveil, astiquait déjà, devant la porte ouverte sur la rue. Toute la journée de la veille, elle avait, donnant des ordres, forcé sa mère à travailler avec elle.

Des années de crasse s’accumulaient sur toute chose, dans le triste logis. Installer la propreté là-dedans n’était pas facile.

— Mais qui qu’t’as !… disait la grêlée, les bras au ciel. Ton père a point donné consentement, tu n’sais seul’ment point comment qu’tu t'y prendrais pour ôter tit Delphin aux bonnes sœurs, et tu prépares la maison comme pour une mariée ! Ça n’a point d’copie, cha, Dieu du ciel !

Au fond, qu’elle était heureuse ! Ludivine exagérait, comme tous les enfants, et, certes, une maison n’a pas besoin de tant briller. Mais la pauvre créature, depuis si longtemps enfoncée dans son malheur, goûtait, éperdue, la joie de se trouver subitement en plein conte de fées. Et certes elle avait compris, cette fois, qu’une petite sœur lui était née, dont l’autorité terrible allait maintenant la seconder et même la défendre quand il le faudrait. Elle n’était plus seule. Son sort changeait brusquement de face. Bientôt toute la famille plierait sous les yeux trop clairs de Ludivine. Les petits frères, ah ! s’ils lui obéissaient ! Le père lui-même allait trouver à qui parler, désormais.

— Pourvu seulement qu’on arrive à rattirer Delphin chez nous !… pensait-elle avec angoisse.

Car elle savait fort bien que tout ce revirement n’était qu’un effet de l’orgueil de sa damnée fille, bel orgueil du cœur qu’on ne rencontre vraiment que dans le populaire.

Tout en frottant, brossant, balayant, exténuée et fière :

— Ça y est ! La v’là ambitionnée !… Non !… J’crois pas qu’elle acceptera d’contredit ; car est elle qui va faire la loi, maintenant !

Elle ne s’attardait même pas à l’idée que Bucaille pouvait ne pas accepter cette adoption. Tout son instinct le lui disait : Ludivine était le seul maître, à présent.

— Il est rentré saoul, hier, songeait-elle, et on n’a pas pu r’parler de rien…

La boisson, c’était cela, le point noir.

— Ça, j’vois pas comment qu’elle l’empêchera, par exemple !

Absorbée dans le rangement d’une armoire, Ludivine :

— Tiens !… Attrape ce paquet de hardes ! Y aura bien là n’dans queuque chose à prendre pour les petits. Y sont si bien culottés, à c’t’heure, pour aller à l’école, qu’on leur voit tout ce que Jésus leur a donné !

Se retournant tout d’une pièce, elle continuait, menaçante :

— Et pis, va falloir les chausser, tu sais ben !

Hypnotisée par le regard de cette inattendue ménagère de quatorze ans :

— Moi j’dis pas non !… s’inclinait la mère. Mais est pas moi qui tiens l’argent !

— L’argent ?…

L’enfant hochaït la tête en clignant des yeux :

— Aie pas peur ! Y nous en donnera !

« Mon Dieu, murmurait mentalement la grêlée, Vierge Marie, mon doux Joseph, faites que l’tit gas Delphin soit chez nous l’plus tôt possible ! Ainsi soit-il ! »

Or donc, la petite, assise sur le seuil de la porte ouvrant dans la rue, tenait entre ses genoux une bassine dont elle faisait un soleil.

Acharnée, les cheveux dans les yeux, elle ne vit pas, enveloppé des brumes de ce matin qui sentait déjà l’hiver, la silhouette qui se glissait devant elle. Mais elle entendit bien le sourd « bonjour » qui la saluait.

Le nez aussitôt en l’air, elle ne fit qu’un bond pour se lever. Delphin, qui avait déjà touché son béret, le toucha une seconde fois. Bien élevé, ne devait-il pas ce geste à qui, deux fois de suite, avait suivi les siens au cimetière ?

Il allait continuer sa route et prendre l’impasse Sérène. Debout devant lui, Ludivine l’arrêta.

Quelques curieux regardaient l’intéressant petit bonhomme, si pâle, et qui portait l’enterrement de la veille dans toute l’expression de sa face.

— Excusez-moi !… dit d’abord Ludivine bien bas. Je suis faite comme une chiffetière, mais on est en nettoyage chez nous. Est pour ça !

Et le mot « nettoyage » fut une volupté pour ses lèvres.

Elle savait comme tout était propre à l’intérieur.

— Entrez donc un peu !… pria-t-elle avec une petite fierté.

Il prit son air gêné.

— N’suis dehors que pour un môment… expliqua-t-il. On m’envoie chez nous (sa voix sombra sur ces douces syllabes) pour chercher queuques papiers qu’y faut que j’montre…

Et là-dessus, tout de suite son petit visage se déforma, cherchant à retenir les larmes.

— Allons ?… Entrez !… Entrez !… dit Ludivine avec une autorité douce, sur le ton qui signifie : « Il n’est pas convenable que vous pleuriez dans la rue. »

Quand il fut dans la cuisine où tout étincelait, où régnait l’odeur de l’eau de Javel et du savon noir, il parvint à maîtriser son sanglot, Et même ses yeux, malgré lui, s’étonnèrent.

Ludivine, au passage, saisit cela. L’effet était produit. Elle respira profondément.

— Assayez-vous donc ?… dit-elle en tendant une des vieilles chaises dépaillées.

Puis :

— Voulez-vous un brin d’café ?… J’en ai là qui reste du père.

— Oh ! oui !…

Ce fut dit avec tant de cœur, avec une envie si enfantine qu’elle pensa : « Il en est privé, c’est sûr ! »

Comme une gosse qu’elle était, elle mettait quelque emphase dans ses allures de bonne ménagère. Ce jeu nouveau l’étonnait tellement elle-même !

Avec bruit, elle secoua le feu dans le fourneau, mit à chauffer la cafetière, puis enfin se retourna. Le petit Delphin pleurait en silence.

C’est un des génies du populaire de chez nous de deviner, sur les visages, les phases subtiles de l’action intérieure. Le petit Delphin pleurait parce que, maintenant, c’étaient les voisins tant méprisés qui lui donnaient du café, comme à un pauvre ; et Ludivine comprit cela comme s’il le lui eût dit tout haut. Ce fut donc par une suprême délicatesse qu’elle tint à s’excuser :

— Dame !… fit-elle d’un air humilié, ça s’ra pas du café comme celui qu’on buvait chez vous, bien sûr !

Il se mit à protester poliment, tout en s’essuyant les yeux. Et, pour se faire une contenance, peut-être, il recommença d’examiner discrètement cet intérieur reluisant qui le surprenait.

Ludivine profita de cette attitude pour amorcer la conversation qu’elle brûlait d’avoir avec lui.

Tout en lui servant son café :

— Vous devez pas être bien, commença-t-elle, à l’hosp…

Vite, elle se reprit, ne voulant pas prononcer l’affreux mot, et dit : « Là où qu’on vous a mis ? »

Le petit but une gorgée de café, mais ne répondit rien.

Plantée devant lui, les mains aux hanches, ses yeux audacieux le scrutant, elle insista, cruelle à dessein :

— Allez-vous bientôt partir pour l’orphelinat ?

Il posa si vivement sa tasse sur la table qu’il faillit la casser. Sonore, lamentable, déchirant, le sanglot éclata. C’était fait. Le cœur, enfin, venait de crever.

Les bras sur la table, la tête enfouie :

— Papa ! criait le mousse effondré. Maman !… Maman !… Julien !.…

Ses épaules se mirent à rouler. Tout son corps était secoué, secoué par un désespoir tel qu’on eût dit qu’il allait en mourir.

Ludivine, qui se penchait sur lui, se retourna. Sa mère entrait.

La grêlée s’arrêta, sur le pas de la porte. Immobile, retenant son souffle, elle resta devant cela comme devant une chose sacrée.

La fillette, calme, avait pris l’enfant par les épaules. Elle approcha sa bouche tout contre l’oreille qui dépassait du creux des bras repliés.

— Dites ?… murmura-t-elle, dites ?… Voulez-vous ?… Voulez-vous rester ici, dans votre pays, dans votre ville, avec nous ?

Il entendit enfin. La clameur de son désespoir s’assourdit.

Lentement il releva la tête et regarda Ludivine à travers ses flots de larmes. Rapprochée d’un pas, encore à distance, la femme Bucaille pleurait en mordant son mouchoir.

— Restez avec nous, poursuivit Ludivine toujours à voix basse, Est pas comme chez vous, non !… Mais ça s’ra toujours mieux que…

Les yeux ruisselants, égarés, du petit Delphin cherchaient à comprendre. Il vit la grêlée qui lui faisait signe : « Mais oui, mais oui !… Restez donc avec nous…

— J’ai pas toujours été raisonnable, continua la petite, âprement. Mais ça changera, allez ! Vous aurez pas honte de nous, vous verrez ! Vous pouvez m’croire. — J’prends tout sur ma tête !

Je prends tout sur ma tête. Elle était belle, en disant cela, cette gamine. Instruite de la vie dans ce qu’elle a de plus noir, précoce, elle avait déjà le cœur naufragé d’une femme, une pauvre et mauvaise femme du peuple qui en a vu de dures, mais qui découvre la rédemption de tout dans l’élan magnifique de son simple instinct.

Le mousse, pour mieux comprendre ce qui lui arrivait, essayait de modérer, d’arrêter ses sanglots dans lesquels il y avait de tout.

— Vous travaillerez sur not’bateau, avec mon père… racontait Ludivine, Est vot’pays, ici ! À l’orphelinat des marins, on vous enverra n’importe où. Est pas votre affaire, ça ! Votre affaire, à vous, c’est Honfleur !

Et, tout à coup, dans ce mot, il y eut un charme. L’adolescent acheva de se redresser, se tendit tout entier.

— Oui ! Oui !… cria-t-il avec une espèce d’enthousiasme.

La grêlée s’était enfin avancée, lui tenant l’autre épaule.

— Va, mon por’p’tit gas !… On t’soignera bien !… On t’aimera bien !…

— Oui !… oui !… répétait-il toujours.

Ludivine, toute crispée par le sourire de son émotion immense, demanda :

— Alors… alors vous voulez bien ?

— Oui !… Oh ! oui !…

Sa nuque se renversa. Entre la mère et la fille serrées contre lui, cherchant un nid pour sa tête, les mains accrochées à leurs robes, il ferma ses yeux qui pleuraient encore. Et, pendant le temps qu’elles le bercèrent, les lèvres du petit garçon ne cessèrent de murmurer, comme s’il ne pouvait pas dire autre chose pour exprimer l’ineffable :

— Oui !… Oui !… Oh ! oui !… oui !…

Il était parti tout courant, suivi, jusqu’à la fin du « maudit bout », par le regard des deux, restées sur le seuil, regard qui l'aimait déjà comme seulement on peut aimer quelqu’un à qui l’on vient de tout donner.

Il avait été convenu qu’il irait annoncer à l’hospice que ses voisins le prenaient chez eux, et qu’il renonçait à l’orphelinat. Il devait revenir à midi, pour prendre son premier repas avec les nouveaux siens.

Par ailleurs, la mère Bucaille se mit en demeure d’aller, par déférence, avertir M. le curé.

— Mets ton beau fichu sur ta tête… ordonna Ludivine, et dépêche-toi. Faut que tu sois rentrée en temps pour faire le fricot !

— Et si ton père arrive avant moi ?… demanda l’autre, heureuse.

— T’occupe point d’cha ! Est moi qui vais l’prévenir…

Et la femme Bucaille partit, confiante en son entreprenante fille.

Sitôt, celle-ci refit sa natte, se lava la figure et les mains, brossa sa robe, passa le manteau propre encore qu’elle mettait parfois le dimanche, et, se sentant presque aussi reluisante que sa maison, elle sortit à son tour, sachant fort bien où elle allait.

Ce ne fut pas en flânant, comme à son ordinaire, qu’elle prit le chemin du port. Le menton en avant, déterminée, elle avançait, les sourcils froncés par ses préoccupations.

Son ardeur combative de petite corsaire avait maintenant de quoi vivre, certes ! Elle portait désormais toute sa maisonnée sur le dos. Il ne lui restait plus une minute pour traîner dans les rues, marauder dans les champs ou jouer sous la jetée. Sa horde, à présent, c’était son père, sa mère, ses frères, cet orphelin qu’elle avait introduit dans la maison sans prendre l’avis de personne,

Savait-elle bien pourquoi elle avait fait cela ? Les impulsifs obéissent à eux-mêmes, aveuglément, comme à un maître.

Elle n’avait rien calculé. Mais…

Pour une paire de claques, elle avait voué Le Herpe à la mort, et il s’était noyé le lendemain. Le chagrin avait tué sa femme. Alors, criminelle en pensée seulement, Ludivine réparait en fait, par son adoption de l’orphelin. C’était la continuation de son secret, ce secret qui avait déchiré sa vie, changé son âme.

Elle se sentait bien la même, pourtant, une petite force de la nature née pour le commandement, inconsciente descendante des reines de mer ancestrales. Et, sans même le savoir, elle comptait, pour tout mener à bien, sur cette singulière puissance de rayonnement qu’elle sentait vivre, formidable, derrière ses yeux décolorés.

La brise faible, comme elle arrivait à la jetée de la Lieutenance, souleva sa frange pâle, tombée jusque sur ses cils noirs. Elle connaissait la marée, comme on dit dans le port, et savait que son père débarquerait là.

Sur le mât de signaux, elle lut le métrage de l’eau. Il lui fallait attendre longtemps encore.

Un reste de brume enveloppait dans ses mousselines la côte lointaine du Havre. La mer qui montait, tout doux, montrait déjà proches ses longues et lisses vagues sans bruit.

L’avant-port stagnant et trouble s’émouvait en silence de la venue exacte et lente de l’eau du large. Et, dans l’espace sans couleur, entre le ciel atone et le flot blafard, un vol de mouettes s’effeuillait comme une rose blanche.

Appuyée au parapet, la petite fille respirait la vague puanteur, composée de tant de choses, qui monte de la vase éternelle, et qui n’est pas sans délice, à cause de ce qu’elle contient de forts parfums marins. Toute seule sur cette jetée déserte, elle ignorait toutes les forces qu’elle puisait dans cette odeur phosphorée de son estuaire natal, confusion d’éléments contradictoires, fleuve déjà mer, mer encore fleuve.

Elle regardait sans les voir les deux phares inégaux, la vieille lanterne du milieu, pendue à sa potence envasée, la grosse cloche de brume du bout de la grande jetée, sous laquelle elle s’était tant amusée à marée basse.

Des soucis de femme occupaient son esprit, effervescent comme celui de tous les gens des ports, qui vivent constamment énervés par l’air salin.

Augurant une possible résistance de son père à la décision qu’elle avait prise sans lui, rageusement elle lui préparait des arguments. Le mot de la région sonnait dans sa tête, comme une devise de conquérant : « J’céderai point ! » Et le riche dictionnaire de la poissonnerie, qu’elle possédait si parfaitement, lui fournissait à l’avance les plus péremptoires réponses.

Elle dressa tout à coup la tête. Les mouettes se dispersaient avec des cris. La première barque parut au loin, suivie des autres, vol de plus grandes mouettes, dont les calmes ailes de toile se gonflaient toutes dans le même sens.

À la fois oiseaux et poissons, elles s’avançaient sans heurt, selon un rythme identique. Elles revenaient de l’horizon, toutes blanches, et comme menées par des poètes. Mais leur blancheur, de près, se transformait vite, montrant ses salissures et ses rudesses ; et déjà les grosses voix qui parlaient à la barre faisaient s’envoler tous les rêves.

Penchée au-dessus de l’étroite échelle de fer encastrée dans la jetée, et qui plonge tout droit dans le bassin, Ludivine hélait déjà son père.

La barque venait d’accoster.

— Qui qu’tu fais là… cria Bucaille, surpris.

Elle répondit tranquillement :

— J’tespère !…

— Tu m’espères ?…

Il s’activait en bas, avec son matelot. Celui-ci monta le premier, portant la pêche, un panier mouillé dans lequel sautaient les crevettes grises. Bucaille suivait. Quand il eut pris pied sur la jetée :

— Qui qu’y a ?… fit-il, inquiet.

C’était l’heure où, n’ayant presque pas encore bu, le marin avait le regard doux et l’âme bonnasse ; et la rusée petite le savait bien.

Il l’embrassa sur les cheveux.

— Dis à ton matelot d’aller à la criée, dit-elle. J’ai à te parler.

Croyant peut-être à quelque malheur, il obéit docilement.

Quand il revint vers elle, il répéta tout bas, d’un air effrayé :

— Qui qu’y a ?

— Rentrons ! dit-elle. Je vas expliquer en route.

Ils marchèrent côte à côte, père blond, fille blonde, pareils cheveux déteints et pareilles prunelles transparentes, petite lueur de source entre les épais cils noirs. Le port, tout à l’heure muet, s’était animé subitement du retour des barques. Et le sifflet du bateau à roues, tout près d’entrer, avait fait surgir la petite fourmilière humaine de tous les jours le long du quai d’abordage.

— Eh ben ?… fit impatiemment Bucaille, au bout de quelques pas.

— Eh ben ! dit-elle avec calme. Est entendu ! Delphin vient habiter chez nous, et y n’demande pas mieux que d’te servir de matelot !

Elle ne le laissa pas placer une exclamation. Tout en coudoyant des gens pour passer, dans le brouhaha gesticulant du quai :

— Y vient manger avec nous c’midi, comme de juste. Tu vas pouvoir l’interroger sû l’métier. Et j’suis bien certaine qu’y t’répondra comme y faut !

Bucaille, allongeant ses grandes jambes pour rattraper sa fille qui passait toujours devant :

— Ah ! mais !… Ah ! mais !…

Et, les bras ballants, il ne sut rien dire de plus devant le fait accompli.

VI

La vie nouvelle de la famille s’était organisée sans à-coups, tout naturellement, comme cela se passe dans le peuple en pareil cas, et les premières semaines parurent annoncer un changement complet d’existence,

Bucaille dit La Goutte, intimidé par la présence du petit Le Herpe, tenait à se montrer parfaitement correct. Il avait son orgueil, lui aussi !

À chaque retour de pêche, il rentrait chez lui sans passer par aucun café du port, et rapportait fidèlement l’argent. Depuis le premier déjeuner de Delphin au logis, d’un accord tacite, les repas étaient plus soignés et plus copieux. On avait acheté des souliers aux enfants, remis leurs vêtements à neuf. Tout le monde était propre, débarbouillé, coiffé ; la tenue de la maison était irréprochable, les petits garçons allaient régulièrement à l’école.

En attendant le départ de son matelot pour la marine de l’État, Bucaille faisait faire à l’orphelin le service de mousse, encore qu’il ne le prît pas tous les jours à bord de sa barque.

Assez froid, méfiant, le grand marin parlait peu à cet enfant des autres, qu’il supposait toujours méprisant. Tout ce que le petit avait appris à l’école des marins de la Basse-Seine l’étonnait en l’humiliant vaguement. Aussi ne lui donnait-il jamais un ordre, en mer, sans ajouter ironiquement : « Tu sais cha mieux qu’moi, bien entendu ! »

L’adolescent se rendait bien compte de tout ce qu’il y avait dans cette attitude. Mais il sentait aussi qu’il avait le féminin pour lui ; et les petits garçons commençaient à l’aimer bien.

Il n’avait pas parlé de retourner à son école, par on ne sait quelle délicatesse obscure. Sa vie, maintenant, était bouleversée. Il se devait tout entier à ses bienfaiteurs ; il lui fallait se plier à leur manière d’être, sans manifester ni regrets ni étonnements.

Quand Ludivine se fâchait, pourtant, et que sa mère lui répondait, que devait penser cet enfant bien élevé, qui, chez lui, n’avait jamais rien vu ni entendu qui pût le choquer dans sa distinction native !

La petite bonne femme menait son monde comme on fait ronfler une toupie. Les claques pleuvaient sur les joues des petits frères à la moindre occasion. Et les scènes criardes qu’elle faisait à sa mère dépassaient tout ce que l’orphelin avait jamais imaginé.

C’était toujours au sujet du ménage que les tempêtes éclataient. La grêlée se fut volontiers relâchée quant à l’astiquage excessif exigé par sa fille. Elle ne comprenait pas pourquoi cette gamine, élevée dans la malpropreté, si mal tenue elle-même jusqu’ici, voulait maintenant cet intérieur irréprochable. Comment eût-elle deviné le tableau resté pour jamais dans le souvenir de Ludivine, vision d’un instant à travers des volets mal fermés, un soir, un soir…

Lorsque les criailleries commençaient, le pauvre Delphin baissait la tête, tout épouvanté par la violence inouïe de sa terrible petite protectrice. Et, chaque fois qu’il le pouvait, il aimait mieux sortir de la maison que d’assister à de pareils orages.

Souvent, assis devant la porte, dans la rue, il raccommodait, actif et muet, ce grand filet brun, dit châlut, qui sert à pêcher les crevettes et aussi l’œillet, pendant la saison d’hiver. Et les commères voisines le regardaient en chuchotant.

Naturellement, les mauvaises langues s’étaient dépêchées d’interpréter son histoire. On disait dans le quartier qu’il était exploité par la famille Bucaille, qui le faisait travailler comme un manœuvre. Et ces propos se répandaient d’autant plus que les meubles des Le Herpe avait été vendus aux enchères publiques, moins trois chaises, une commode et divers ustensiles qu’on avait vu transporter dans la nouvelle famille du petit.

Trop heureux de faire ces quelques cadeaux à ceux qui l’adoptaient si généreusement, l’orphelin au cœur gros était bien aise aussi de sauver ces pauvres souvenirs, tout le reste de l’humble mobilier ayant payé le terrain et les croix au cimetière, et quelques petites dettes courantes laissées par ses parents si vite morts.

Les photographies des siens, un modeste crucifix de bois, une vareuse portée par son père, une vieille jupe de sa mère, voilà ses reliques. Il les a rangées dans le réduit, dans le ratire où il couche, et dans lequel tient juste son lit de fer, qu’on lui a laissé.

Ludivine, rôdeuse de rues, se doutait bien des histoires vilaines qui circulaient. Les garçons et les filles qui avaient, avant, constitué sa horde, et qu’elle dédaignait maintenant si ouvertement, se plaisaient à répandre ces malveillances, avec bien d’autres choses encore. Que n’insinuaient-ils pas au sujet de ce Delphin qui les avait détrônés !

La fillette n’en souffrait guère. Sa force de mépris pour les autres était grande, car elle était née sans gêne dans toute l’acception du mot. Quand les nouveautés de la maison Bucaille auraient pris la patine du temps, tout le monde accepterait docilement cet état de choses, et personne ne dirait plus rien.


✽ ✽

Le matelot de la barque Espérance parti pour faire son service, Delphin le remplaça définitivement.

Peu à peu, Bucaille s’habituait à lui. Travailler ensemble, bourlinguer ensemble, darder le même regard sur le filet qui remonte, rentrer las du même éreintement, partir de nuit, dormir de jour du même sommeil interrompu, tout cela crée une intimité forcée entre le patron et son matelot.

L’hiver vint, et la rude pêche de l’œillet remplaça celle de la crevette.

Les quais glacés du port furent envahis par les boîtes de bois autour desquelles des bandes de femmes travaillèrent. On piétinait sur des écailles. Les barques rentraient chargées jusqu’au bord d’un butin argenté qui scintillait comme des amas de pièces de cent sous.

Les haleines fumaient dans l’air froid et coupant venu du large. Ciel blanc, estuaire blanc, brouillards opaques qui s’établissent dans toute la baie de la Seine, mettant en branle la cloche de brume, au bout de la jetée de l’Ouest, la cloche de brume aux monotones appels de glas, phare sonore indiquant l’entrée du port aux barques perdues dans l’invisible,

D’autres fois, c’était la pluie qui cinglait, tenace, sous un ciel sombre à peine plus haut que les mâts, nuages roulant bas au-dessus des vagues foncées.

Ce fut ce froid-là qui excusa, qui rendit légitimes, indispensables, les petits verres que se permit Bucaille à l’heure du départ ou du retour dans les aubes noires.

Par un petit jour neigeux, il fut bien forcé, avant de descendre dans la barque, d’entrer avec le petit Le Herpe dans l’un de ces cafés qui s’ouvrent pour les marins avant le lever du soleil, et dont les lumières réconfortent déjà le pauvre cœur transi de l’homme qui vient de quitter son lit pour la mer.

Delphin lui-même trouvait bien naturel de prendre et de garder au fond de sa poitrine la chaleur de ces quelques doigts d’alcool, tison liquide qu’on emporte à travers le vent glacial, et qui aide à supporter tout.

Assis en face de son patron, tenant dans ses mains violettes la tasse de café dans laquelle on venait de verser le calvados, il se dépêchait d’accumuler dans ses gros vêtements bleus la tiédeur de la petite salle où ils n’étaient encore qu’eux deux. Dehors, le bruit isolé d’une paire de sabots claquait, triste, dans la ville endormi et comme morte.

— En veux-tu un autre ?… demanda Bucaille.

— Oh ! non ! patron !… J’pourrais pas !…

Le grand marin se mit à rire. Il pouvait, lui, certes !

Au troisième verre d’alcool, il se leva, suivi du petit. Il n’était pas ivre pour trois verres. Il était seulement de bonne humeur, expansif.

Les vieilles maisons à pignons du quai Sainte-Catherine, dans la lueur fausse de l’heure, se reflétaient si fidèlement dans le bassin qu’on les eût dites plus exactes dans l’eau que dans le ciel. À certaines vitres brillait une lumière, joyau précieusement enchâssé.

En passant devant l’école des marins, sur le quai Saint-Étienne qui fait face, Bucaille se mit à poser gaîment des questions au sujet du métier. Moins en deuil que de coutume, le petit répondit, étonné de constater quelle merveille dort au fond des petits verres.

Ils embarquèrent avec un entrain inconnu. Dans l’avant-port, tous les petits bateaux, délivrés des amarres, semblaient joyeux eux-mêmes de reprendre la mer. L’un derrière l’autre, ils hissaient leurs voiles pour le départ, petit bruit de poulies, premier claquement du vent dans la toile. Et les voilà tous partis en louvoyant, comme si l’alcool bu par leurs marins les faisait tituber aussi.


✽ ✽

Pendant les premiers jours, Bucaille, comme d’ordinaire, revint au logis, après la pêche, avec son petit matelot. Mais un soir, — il était sept heures, — Delphin rentra tout seul.

Ce fut Ludivine, bien entendu, qui parla la première. Elle mettait le couvert sur la belle toile cirée venue des Le Herpe.

— Où qu’est le père ?

L’orphelin devint tout rouge. Il avait, jusqu’ici, passé sous silence les petites séances au café.

Pouvait-il avoir l’air d’espionner son patron ? Sa situation dans la maison était difficile.

— M’sieu Bucaille est resté au débit, dit-il, avec des amis.

Ludivine, les mains aux hanches, le dévisageait. La grêlée, qui lavait dans un coin, leva le nez. Les petits frères refermèrent les livres où ils apprenaient leurs leçons.

Au débit ?… commença la fillette. Queu débit ?… Il a-t-y pas sa gnole ici dans l’armoire, s’il veut ?

Elle fit un pas en avant, remua son doigt devant son nez, terrorisa Delphin d’un regard fulgurant, et continua :

— T’y as déjà été avec lui, dans ce sacré mâdit débit, toi !

L’orphelin baissa profondément la tête.

— Est la froid qui vous grippe… balbutia-t-il. On n’pourrait pas marcher sans !

Tout indirect qu’il fut, cet aveu mit Ludivine hors d’elle.

— Ça y est !… vociféra-t-elle de sa voix de tête des grands jours. Est bien les façons au père La Goutte ! Y va nous débaucher c’gas-là et en faire un furibond comme lui !

Un nouveau pas sur le mousse éperdu :

— T’entends ?… si jamais j’te vois r’venir avec du vent dans les voiles, quoique t’es mon aîné, jte flanque deux coups d’tampon par l’côté d’la hure !

Il relevait la tête pour protester de sa sobriété présente et à venir. Elle ne le laissa pas parler.

— Pis d’abord, devrais-tu l’laisser n’pas rentrer avec toi ? Tu pouvais pas l’ramener, c’te soir comme tous les jours ?… Mais, avec ta goule de d’moiselle, tu n’feras jamais qu’un fade !

Les larmes aux yeux devant des reproches si injustes :

— Qui que j’peux faire, moi ?… murmura le pauvre gosse malmené. Est pas moi qui peux commander mon patron, tout de même !…

— Oh !… bondit Ludivine, tais-toi, ou j’t’assomme !

La mère Bucaille avait quitté son baquet.

— Vas-tu le quitter tranquille, c’por éfant-là ?… Est pas lui qu’en est la cause, pas ?… T’es là à le traiter… Est honteux !

La petite se retourna comme un guerrier dans la bataille.

— Qui qu’t’as à dire, té ?… S’rait-y ici sans moi ? Est-y toi qu’es allée l’chercher ? Y marchera droit, ou ben y s’en ira où qu’il’tait !

Avec un court sanglot, l’adolescent se détourna. Ludivine était trop dure pour lui.

Elle en eut elle-même le sentiment, et sa colère en redoubla.

Hochant largement la tête, la mère Bucaille remarqua :

— T’as des germes qui n’sont vraiment pas dans l’sentiment !… Tu nous fais une vie désordonnée là-n’dans, que c’por’tit malheureux en reste tout dupe ! Tu vas tout d’même pas l’faire martyr, après tout c’qu’il a déjà vu !

Et la verve furieuse de la petite marâtre se retourna contre sa mère.

La grêlée, à la fin, avait préféré se taire. Delphin blotti dans un coin, les deux petits garçons dans l’autre, c’était la consternation partout.

Cognant la vaisselle, Ludivine acheva de mettre le couvert. Bucaille, d’ailleurs, ne rentra pas.


✽ ✽

Le dîner avait été silencieux, oppressé. Ludivine attendit que ses deux petits frères fussent allés se coucher. Une fois disparus, ayant ouvert le buffet de bois blanc, elle s’approcha de Delphin qui rêvait, le menton bas.

— Tiens !… lui dit-elle, bourrue. Voilà des bobons pour toi ! T’en suceras en t’endormant. Ça te fera du bien !

C’était sa manière de demander pardon. Les grands yeux purs du mousse la regardèrent, et son cœur tendre d’orphelin grondé se remit à battre normalement.


✽ ✽

Ludivine et sa mère s’étaient couchées sans que Bucaille eût reparu.

— Le v’là qui recommence !… avait dit tristement la mère.

Mais la petite, concentrée dans sa colère, n’avait rien répondu. Comme une commère qui fait marcher au pas ses hommes, elle calculait, au bout de cette journée, tous les manquements des mâles de la maison.

Les deux petits frères avaient reçu, à leur heure, les gifles méritées ; Delphin venait d’avoir son paquet. Le plus grand coupable n’avait pas encore expié.

Jusqu’à ce jour, l’enfant ne s’était jamais mêlée encore de gourmander son père. Elle l’avait laissé se débrouiller avec sa femme, indifférente à leurs querelles.

Mais à présent qu’elle avait pris d’assaut le pouvoir et dirigeait la maison, elle était prête à lutter avec lui comme avec les autres, et se préparait à le faire bien voir.

Il y a dans le peuple, et surtout dans le peuple de chez nous, de ces petites filles qui sont l’équivalent des enfants prodiges qu’on voit surgir dans le monde des arts. Ludivine se révélait soudain chef de famille, comme d’autres de son âge se révèlent virtuoses.

— J’allons bien voir !… se dit-elle en mettant sa tête sur l’oreiller. Et ce fut dans ces dispositions qu’elle s’endormit.

La femme de Bucaille, habituée, fut debout avant que son homme eût ouvert la porte du logis, dont il avait toujours la clé sur lui.

Elle alluma une chandelle, passa sa jupe et son caraco d’un geste résigné, prête à subir le choc immanquable, espérant seulement s’en tirer sans coups. Peut-être, en ne lui parlant pas, l’ivrogne se fût-il couché sans scène. Mais une Normande est une Normande. La grêlée ne pouvait pas ne pas dire son mot.

— Ah ! te v’là, vieux tabernacle !… fit-elle à voix basse. Est du propre !

Et, comme s’il n’eût attendu que cette amorce, l’autre éclata séance tenante.

L’alcool, qui peut, sombre enchantement, transformer un brave homme en monstre, donnait à celui-ci, d’ordinaire si taciturne, une éloquence furibonde.

Tout en titubant vers la chambre à coucher, il commença les injures et les menaces, étourdissantes horreurs. Mais il n’avait pas passé la porte de la cuisine qu’il vit devant lui, hérissée, une adversaire autrement agressive que sa femme.

Enveloppée dans son fichu, Ludivine faisait son entrée.

Elle n’osa pas crier, par respect pour le sommeil des trois garçons. Mais quoique dites dans un souffle, les paroles gardèrent le ton du courroux le plus éclatant.

— Alors, proféra-t-elle, est pour nous traiter qu’tu rentres de nuit, quand la marée est basse, toi qui devrais t’cacher, saoul comme t’es ?… Mais tu nous vomirais les plus grandes orgies qu’on n’aurait pas peur de té, tu sais ben !

Elle ne savait que trop bien qu’il n’était pas commode quand il avait bu. Mais, sans boire, elle n’était pas plus commode que lui, et d’aplomb pour lui tenir tête, certes !

À travers les nuages de la boisson, il comprit tout de même que cette gamine avait l’audace de l’attaquer.

— A-t-on jamais vu ça ?… gronda-t-il.

Et, faisant un pas :

— Ote-toi d’là, t’entends !

La mère Bucaille, effrayée, s’interposa.

— Laisse-le !… Est pas la peine de le chagriner ! Y f’rait un malheur !… Va t’coucher, tu f’ras mieux, que j’te dis !

Durement, la petite écarta sa mère.

Quitte-moi tranquille, toi ! T’as donc pas d’sang dans les veines pour supporter cha ! Est point souffrable !… Mais moi, est point tout à fait la même mode.

Avec un juron formidable, le marin s’avança sur sa fille, le poing haut. Blème de rage, elle n’attendit pas le coup. Fonçant sur lui tête baissée, elle le bouscula si vivement, si nerveusement qu’il trébucha, renversant une chaise. La grêlée fit un grand cri. Et, comme le marin se remettait sur ses jambes, on vit surgir le petit Delphin ajustant sa culotte tout en accourant, tandis que les enfants appelaient du fond de leur chambre.

— Bon ! en v’là un autre, à c’t’heure !… ricana Ludivine.

Comme elle ne craignait plus de réveiller personne, elle reprit sa voix de tête :

— Veux-tu r’tourner à ton lit, toi, Delphin. Ça te r’garde-ty, tout cha !

Commander, injurier, lutter !… Au fond, elle ne respirait vraiment bien qu’en pleine scène.

Delphin, reculé, ne sachant ce qu’il devait faire entre le père ivre et dangereux et la fille forcenée, tremblait de tous ses membres, angoisse et froid mélangés.

Bucaille, perdu dans une longue méditation d’ivrogne, fixait ses yeux vitreux sur le carrelage. La chandelle, située juste devant son corps, faisait danser derrière lui son ombre, géant noir sur le mur clair.

Pendant ce court répit, un silence tomba. Dans le fond, les enfants avaient dû se rendormir.

Le pêcheur, tout à coup, reprit l’offensive.

— Vas-tu m’laisser passer !… hurla-t-il en s’élançant.

Il arrivait tout droit sur sa fille.

— Tu n’passeras pas sans avoir entendu !… cria-t-elle. Ah ! tu crois qu’tu vas continuer à rentrer toutes les nuits dans la position où que t’es ? Et d’abord, où qu’il est, l’argent de la criée ?… Veux-tu nous l’dire ?… Veux-tu nous dire, itou…

Elle se dépêchait, se dépêchait. Et le procès tout entier du mauvais père fut fait en une seule période, assaisonnée de ces expressions fortes qui formaient le fond du langage de la maison.

Quand il eut tout entendu, Bucaille, pour la seconde fois, leva le poing ; la femme et le mousse s’étaient avancés.

— Touche-moi, si t’oses !… rugit la petite.

Et de bas en haut, les bras croisés, elle magnétisa le grand type d’un regard tel qu’il en fut traversé malgré son état.

Le poing retomba.

— Laisse-moi passer… dit-il lentement.

Et, comme méprisante, elle s’écartait enfin, il s’en fut en chancelant au lit.

En se levant pour préparer le départ du matin, la femme Bucaille fut surprise de ne trouver ni son mari ni Delphin dans la maison.

Le marin avait dû partir sans réveiller personne, entraînant son mousse avec lui.

— Il aura eu honte… conclut la grêlée, songeuse.

Mais Ludivine, elle, savait bien que c’en était fait, et que, désormais, son père avait peur d’elle, comme les autres.


✽ ✽

Bucaille revint de la mer à l’heure exacte, mais on ne s’aperçut de son retour qu’en le trouvant assis devant la porte, raccommodant son châlut sans rien dire.

— Où qu’est Delphin ?… demanda sèchement Ludivine.

Le pêcheur, pour répondre à sa fille, ne releva pas les yeux.

— Y m’a demandé permission. J’sais pas où qu’il est allé…

— Tiens ! tiens ! fit-elle, les sourcils rapprochés.

Et, tout le temps qu’il ne revint pas, elle se creusa la tête.

Ce fut en rentrant de faire une course qu’elle le trouva dans la cuisine, lisant dans un des livres techniques qu’il ouvrait quelquefois.

Encore dans le rythme de la veille :

— Où qu’t’étais, toi ?… le rudoya-t-elle.

Il leva ses grands yeux dociles.

— Au c’mitière, répondit-il tout doucement.

Et ce fut elle, cette fois, qui baissa la tête. Car elle comprit que, protestation muette, il était allé là, dans la grande paix de la mort, se reposer près des siens de toutes les scènes dont on l’étourdissait dans l’intérieur enragé des Bucaille.

VII

Conversation entre Ludivine et Delphin, quelques jours plus tard. Ils sont seuls dans la cuisine, elle rangeant la vaisselle, lui pelant des pommes de terre. Les yeux moqueurs de la fillette cherchent ceux du garçon, qui baisse la tête. Elle a son ricanement provocant, et des gestes nerveux. Ce qu’elle veut, avec la perversité commune à beaucoup de filles de la ville, c’est arriver à faire dire au petit, malgré lui, ce qu’il pense. La méthode employée dans ce cas est parfaitement socratique. Dans le populaire on appelle cela « tirer les vers du nez ». Et les Normandes, sur ce point, sont extrêmement fortes.

Ludivine procède donc par questions, avec un air détaché qui dissimule très bien l’émotion qui se cache derrière sa taquinerie. Après toute une série de paroles railleuses :

— Allons !… Découvre un peu la racine, gas ! T’es pas heureux, chez nous, hein ?

Delphin ne lève pas les yeux.

— Oh ! mais si !… J’suis tout plein bien, au contraire ! J’mange comme vous autres, j’suis bien logé, et tout l’monde est d’amitié pour moi comme si j’étais de la famille. Et puis j’aime bien mon travail…

— Tu t’dépêches d’aligner le bon, mais tu passes c’qui te déplaît !… remarque-t-elle.

— Y a rien qui me déplaît !… Faudrait être bien mal racé pour me plaindre, moi qu’ai été ramassé à l’hospice !

Un petit bruit d’assiettes, la porte du buffet qui claque. Puis :

— Tu te dis dans toi que l’bastringue est trop souvent dans la maison, à côté de ce que c’était chez toi !…

Delphin ne quitte pas du regard la pomme de terre qui l’occupe.

— Chacun sa mode ! dit-il évasivement.

Ludivine attrape le mot au vol.

— La nôtre ne ressemble pas à la tienne, toujours !

Elle rit.

— Tu te dis dans toi que ça a l’air poissonnier de crier comme on crie ici !

Cet acte de contrition, tout déguisé qu’il soit, n’échappe pas à l’adolescent. Il relève la tête, cette fois, pour protester :

— Toi ?… Tu jettes ta goulée, mais t’as pas d’vice de cœur. À la détournée de la main, C’est déjà fini !

Arrêtée dans son va-et-vient saccadé, Ludivine, sombre, rêve un instant.

— Comment veux-tu, prononce-t-elle presque bas, qu’on vienne à bout de tout c’bétail-là ? L’père se pinte, la mère est molle comme chiffe, les mauvais garçons n’pensent qu’à mal faire…

Elle se tait. L’étrange aventure d’âme qui l’a changée, elle, repasse mystérieusement dans sa mémoire. Elle fixe le mousse avec des yeux graves de femme, des yeux pleins de choses. Et, sous l’empire de ce regard qui fascine, presque malgré lui :

— J’t’aime bien, va… s’exclame-t-il brusquement tout bas.

Sans bouger de sa place, sur le même ton :

— Moi aussi !… dit-elle.

Et vite elle ajoute :

— Est pour ça que j’veux pas qu’tu sois malheureux chez nous !

Avec chaleur, le petit :

— Tant que tu seras là j’serai jamais malheureux. Y a déjà longtemps que j’sais que j’pourrais plus m’en aller d’auprès de toi, même quand j’le voudrais !

Un silence suivit. Ce grand coup de sincérité, qui les étonnait eux-mêmes fit qu’ils détournèrent ensemble la tête, au lieu de se jeter au cou l’un de l’autre comme il eût été si naturel de le faire.

Ludivine reprit un ton léger pour annoncer :

— Ah ! v’là mon buffet rangé !…

Et Delphin, retournant à ses pommes de terre, se remit à les peler, attentif, sans plus prononcer un mot.


✽ ✽

Le premier soir — qui ne tarda guère — où Bucaille, de nouveau, rentra ivre au logis, Ludivine ne sortit pas de son lit pour l’insulter. Elle écouta de loin sa mère quereller, se rendit compte qu’il n’y aurait pas de coups, et, le silence retombé, se rendormit. Sans doute dut-elle faire un grand effort pour ne pas courir du côté des cris. Son instinct la jetait avec tant d’entrain dans les batailles ! Mais elle s’était fait honte à elle-même devant Delphin, en disant que « cela avait l’air poissonnier ». Ce fut l’orgueil qui la retint.

Cependant elle prit le lendemain sa revanche. Excessive, intransigeante, absolue comme seule peut l’être un enfant, elle reprocha vertement à sa mère de ne savoir pas tenir sa langue et lui fit remarquer qu’il était dangereux, inutile et déplacé de dire un seul mot à un homme qui rentre pris de vin.

L’autre, qui n’y comprenait plus rien, étant donnée la séance précédente où Ludivine elle-même avait tant parlé, se défendit, jetant les hauts cris. Cela fit une dispute qui remplit la maison une fois de plus. En revenant de mer, Delphin fut pris à témoin. Mais Ludivine, furieuse, le bouscula tout de suite si violemment, et, du reste, le débat était devenu tellement embrouillé que le mousse ne put guère démêler, au milieu d’une telle bourrasque, tout ce que sa petite protectrice avait mis d’héroïsme dans l’affaire,

Il ne comprit que plus tard, quand les rentrées avinées de Bucaille se renouvelèrent. Alors, tout doucement, ce fut lui qui prit la parole.

— J’vas vous dire, Mâme Bucaille… Plus qu’vous y en direz, plus qu’il en répondra. Vous le laisseriez se coucher sans lui parler, on n’entendrait rien dans la maison, sûr et certain !

Et la pauvre grêlée, qui conservait pour l’orphelin des Le Herpe un respect immense, comprit, cette fois, et promit de suivre son conseil.

À quoi Ludivine, ironique mais saisie, remarqua :

— Quand j’aurai queuque chose à t’expliquer, j’irai chercher Delphin, puisque tu ne veux écouter qu’lui !

Ainsi cet enfant pénétrait-il chaque jour plus avant, et pour l’améliorer, dans le cœur même de cette misérable famille qui l’avait adopté.

La tactique de Ludivine vis-à-vis de son père avait changé, Quand il était dégrisé, quand il redevenait lucide et doux, il s’apercevait que sa fille ne lui parlait pas, ne le regardait pas. Et la gêne qu’il en eut les premiers temps fit qu’il resta plus d’une semaine sans boire.

Les changements heureux survenus dans sa maison ne faisaient qu’accentuer ses torts. Il devenait le seul monstre de la famille. Il en éprouvait peut-être du chagrin et de la honte. On le vit par moments très sombre. À d’autres, quand il n’avait rien bu, son empressement et ses gentillesses étaient à fendre le cœur. Mais il était faible, ô misère ! Tout à fait habitué, maintenant, à la présence de Delphin, cet intègre petit témoin de ses écarts, il s’habituerait également à la froideur de sa fille, au contraste que faisait sa vie d’ivrogne avec la bonne tenue des siens.

Le manque d’argent recommençait au logis. Les repas se refirent insuffisants. Les souliers percés des gamins jetaient Ludivine dans des rages redoutables.

Et, vers le commencement de mai, l’aîné, Maurice, tomba malade,


✽ ✽

— Le docteur sort d’ici, dit la grêlée. Maurice a une pleurésie. J’ai donné les derniers cent sous qui m’restaient. Qui que tu comptes faire, à c’t’heure, mauvais père ?… Vas-tu continuer à boire ta gagne pendant que ton petit est en perdition ? Qui qui va payer les médecines ?…

Mais le pêcheur était saoul et répondit par des injures.


✽ ✽

Le lendemain, à l’aube, les deux marins étant en mer, sans avertir personne, Ludivine sortit.

Elle avait pris ses dispositions la veille. La pêche des moules sur le Ratier, qui s’ouvre au 1er mai, recrutait en ville toutes les femmes de bonne volonté. On les embarque à vingt ou vingt-cinq dans un chalutier, et, sous la conduite du patron et du matelot, les voilà parties, à la marée descendante, pour le grand banc submergé qui ne se découvre tout entier qu’à mer basse. Elles doivent cueillir une quantité déterminée de moules pour gagner leur journée. Et quand la mer remonte la barque remmène au port les cueilleuses et le chargement.

Ludivine savait que ces expéditions féminines ne sont guère consenties que par une certaine racaille, Mais elle ne craignait pas un monde dont elle avait si longtemps fait partie.

Qu’est-ce qui faisait peur, du reste, à cette audacieuse petite-là ? En s’engageant parmi les moulières, elle savait fort bien où elle voulait en venir.

Les propos salés qu’elle n’allait pas manquer d’entendre n’avaient rien qui pussent étonner ses quatorze ans avertis de tout. Et si quelqu’un s’avisait de lui manquer, elle avait sa langue pour répondre,

Ce n’était pas la première fois qu’elle prenait la mer. Le père Bucaille, dans le bon temps, l’avait quelquefois emmenée à bord ; et le goût qu’elle avait de la navigation faisait regretter au marin, que, solide et hardie comme elle l’était, sa fille ne fût pas plutôt un garçon.

Les plaisanteries les plus osées commencèrent dès la descente dans la barque, par l’étroite échelle de fer qui devient si longue quand le flot baisse. La bande de femmes et de filles jetait vers l’aurore naissante des fusées de rires canailles.

Chacune emportait un petit panier de vivres. Ludivine avait le sien, préparé sans bruit dans le logis encore endormi. Silencieuse parmi le caquetage général, elle s’était placée à l’avant, et, tendue comme une figure de proue, regardait le beaupré s’avancer au-dessus des petites vagues glauques.

Quand la barque fut sortie de l’avant-port, un peu de roulis fit crier les femmes, car les femmes ne perdent jamais, quel que soit leur monde, une occasion de crier.

L’aurore achevait de naître parmi les dernières rayures du crépuscule matinal, des vapeurs se formaient au-dessus de l’horizon rose. Et les premiers rayons, en touchant les vagues, les faisaient courir dans une lumière fatigante.

Ludivine se retourna pour regarder la ville s’éloigner. Un nuage rond et blanc, au-dessus de la côte verte, voyageait en sens contraire de la barque.

On voit très bien, en mer, la forme des collines qui composent le rivage. La petite cité, dans son creux, hérissait ses silhouettes d’un autre temps. Les jetées et le phare diminuaient. Une cloche sonnant l’Angélus semblait jeter des bénédictions vers les voiles qui papillonnaient dans toute la baie.

Les yeux de Ludivine s’amusaient de tout ce qu’elle voyait. Cette promenade en mer, outre l’intention qui l’avait motivée, enchantait son instinct obscur de petite viking. Elle leva la tête pour regarder marcher dans les nuages le mât et les voiles, qui semblent de si immenses choses au-dessus de soi, et qu’on croit voir trouer le ciel, écarter les nuées.

La vie de la barque, quand on est dedans, apparaît à la fois énergique et molle. Ses mouvements sont rapides mais ronds, comme les vagues elles-mêmes. Et son ombre à quatre voiles navigue à côté d’elle, ondulée par la mer mouvante.

Les pieds dans l’eau, car l’intérieur d’une barque pontée est toujours plus ou moins trempé, les moulières, se plaignant « que leurs jupons étaient néyés », continuaient leur bavardage. L’attitude de la petite Bucaille, qui leur déplaisait, les faisait chuchoter par instants. Et, à d’autres, c’étaient des propos à la fois grossiers et spirituels, échangés avec les deux hommes bien plus réservés qu’elles.

Le matelot, à la barre, changeait d’un seul revers de main la direction des voiles, lesquelles sont commandées par le gouvernail, exactement comme le cheval l’est par les rênes. La barque galopait, souples foulées. On avait l’impression, cependant, de remuer sans avancer. Et les bouées du chenal, au moment où l’étrave arrivait sur elles, semblaient au contraire accourir, puis dépasser l’arrière du bateau resté sur place.

Pour distraire les femmes, les deux pêcheurs nommèrent au passage :

— V’là la Haut de 40 !… V’là la bouée du Rocher !… V’là la Grante herbage !.… V’là la Maison rouge !…

— J’vois l’Ratier !… s’écrièrent des voix.

— Y en a encore qu’un morceau d’échoué !… dirent les hommes, ce qui signifie « à sec ».

Le banc, comme une petite île déserte, apparaissait au milieu de la baie, foncé sur l’eau laiteuse, imitant la forme d’une gigantesque raie.

Subitement, un calme plat. Les sautes de vent, en mer, sont infiniment plus sensibles que sur la rive.

— Y a pas une haleine ! remarqua le patron.

Plusieurs femmes, écœurées déjà, commencèrent à pâlir, car le roulis donne moins de vertiges, souvent, que le calme,

— Elles vont jouer du cœur ! dirent les autres.

— Les petits bateaux, pourtant, c’est bien plus marin qu’les grands !… fit le matelot.

Et là-dessus, la mer recommença de se gonfler, tandis que le ciel se couvrait un peu.

— J’ai jamais vu eune marée comme ça ! bougonna le patron. On aura eu les quatre temps en un quart !

— Tu tiens bien la mer, toi !… s’exclamèrent quelques femmes en s’adressant à Ludivine.

Mais elle fit celle qui n’a rien entendu. Alors une commère raconta l’histoire de la femme accouchée en allant au Ratier, et dont l’enfant avait, sur l’état civil, été déclaré comme Parisien, puisqu’il n’était né sur aucun territoire et ne pouvait, de ce fait, ressortir que de la capitale.

Le Ratier n’est possible qu’aux embarcations dont la qu’ille est peu considérable, et assez plate pour accoster sans dommage. Sinon il faut jeter l’ancre et descendre par canots.

Quand l’avant de la barque commença de gratter le rocher, les cris des femmes recommencèrent.

Le débarquement, qui se fit à demi dans l’eau, les remettait en gaîté. Les hommes avaient déroulé la longue amarre qui, terminée simplement par un poids, ou même un caillou qu’on jette sur le banc, suffit à tenir en laisse la barque docile. Et bientôt la cueillette commença.

Dispersées, occupées, les femmes ne disaient plus rien. Seuls un ou deux éclats de voix, par instants, signalaient quelque méduse, « une sagone », disent-ils, ajoutant que, pleine d’acide, elle n’est constituée que par « de la graisse d’eau ». Il y avait aussi la mouette-poule « qui se nourrit du bien des autres », et divers autres oiseaux et bêtes marines, seuls habitants du Ratier ruisselant d’eau.

Cependant les bouées qui le dessinent et qui, la nuit, sont lumineuses, indiquent assez le péril que représente cet écueil long de cinq à six kilomètres et large de quelque quatre cents mètres.

La bouée, ou « tonne » de l’Ouest, mouillée à cent mètres du danger, est un véritable petit phare à éclipses, complété par la tonne du Sud, la tonne de Noroît et la tonne de l’Est, celle-ci marquant la queue de la raie.

Les marins, disent aussi, sans rien savoir de la vieille légende du géant Ratir changé en silex sous le roi Artus, « que le Ratier ressemble à un bonhomme ». Il y a la gambe du sû (jambe du Sud) et la gambe du Noroît.

Formé de roche, de vase et de sable, traversé de bâbord à tribord par un petit canal naturel, le banc est recouvert d’un manteau de moules, les blondinettes, qui sont les meilleures, et les fillettes ou moules ordinaires. La mer, pendant la sixième heure de sa montée, s’avance dessus, selon le terme matelot « au pas d’un homme ». Elle l’engloutit peu à peu, le cache pendant fort longtemps, puis le laisse lentement réapparaître. Il a, lorsqu’on le parcourt, deux versants en dos d’âne, et un aspect de grève sauvage, d’une couleur générale « tête de nègre », faisant une opposition très marquée avec les pâleurs changeantes de l’estuaire. On s’y trouve situé entre la côte du Havre par le Nord, et la côte de Honfleur par le Sud.


✽ ✽

Les pieds dans la vase ou dans l’eau, comme les autres, trempée, crottée, Ludivine, restée à l’écart, cueillait avec rage, tout en ressassant des pensées sans douceur. Et, redevenu besogneux, son regard ne s’attardait pas aux détails de ce Ratier désolé, qui devait jouer, dans sa vie, un rôle si tragique.


✽ ✽

Quand elle apparut à la porte du logis, vers l’heure du déjeuner, elle fut accueillie par une clameur mêlée à tant de gestes qu’elle en resta pendant une seconde immobile sur le seuil.

Sa robe boueuse se collait à ses jambes ; sa lourde frange de chanvre, dérangée par le vent marin, s’écartait sur son front décoiffé.

Elle vit d’un coup d’œil que la famille, dans la cuisine, était au complet. Son père venait de rentrer, sans doute, avec Delphin. Le gamin Armand arrivait de l’école. Il ne manquait que le petit malade couché dans la chambre du fond. Ils étaient tous là, tendant vers elle des visages où le courroux et l’anxiété se mêlaient. Et, plus que toute autre chose, elle remarqua l’expression scandalisée de Delphin.

Son père venait de se lever d’un bond. Il la saisit par le bras comme s’il allait la battre. Et pourtant il n’était pas ivre.

— Vas-tu nous dire où qu’t’étais ?… demanda-t-il, frémissant de colère.

— Depuis c’matin, glapissait la mère, qu’on est là à se ronger les sangs !… Que déjà la maladie du petit me crève le cœur !…

— Même qu’il a fallu que j’coure toutes les boutiques pour te chercher !… continuait la voix aiguë du petit Armand.

Mais Delphin, lui, ne dit pas un mot.

— Quittez-moi tranquille !… répondit-elle en bloc.

Elle arracha son bras de la poigne paternelle, toisa le grand marin qui revenait sur elle, et prononça, les yeux fulgurants :

— J’te conseille pas de m’chercher des mots, tu sais !…

Il alla vers la table pour y donner un grand coup de poing.

— Faut-y qu’tu sois piante !… dit-il, les dents serrées, en avançant le cou. J’vas t’le dire, où qu’t’étais, moi ! Tout le port vient de m’l’apprendre, t’entends ?… On t’a vue ! T’étais au Ratier, à cueillir la moule avec des filles de noce ! Dis l’contraire, si t’oses !

Debout à quelques pas de lui, toute droite, elle tourna la tête, un peu, pour le regarder du haut de son immense mépris. Au milieu de la stupéfaction générale, elle proféra lentement, savourant ses propres paroles, avec un ricanement qui plissait ses yeux clairs :

— Et pour qui que j’irais pas comme les autres, au Ratier, puisqu’on meurt de faim chez nous ?…

— À son tour elle s’avança vers la table, du même geste que son père, et posa dessus, comme si elle y donnait également un coup de poing, les deux billets bleus chiffonnés au creux de sa main.

— V’là douze francs que j’ai gagnés, dit-elle. Avec ça j’pourrons payer des remèdes à Maurice.

Une exclamation étouffée courut. Le pêcheur était devenu blême. La dure leçon de sa fille portait en plein cœur, comme un coup de couteau. Que pouvait-il répondre ?

— Il avait courbé le dos, n’osant plus regarder autour de lui. Et, gênés pour lui, les autres non plus n’osaient pas le regarder.

Le silence qui suivit fut si pénible que, bientôt, la femme Bucaille se leva, retournant vers l’enfant malade. L’autre écolier, en chantonnant, ouvrit un de ses livres de classe. Quant à Delphin, presque aussi pâle que son patron :

— Faut qu’on retourne à la criée avant d’manger, murmura-t-il, V’nez-vous, m’sieu Bucaille ?

Et, quand son père passa devant elle pour sortir avec le mousse Ludivine s’aperçut qu’il pleurait.


✽ ✽

— Y m’a dit comme ça : « Écoute, mon p’tit gas ! Puisque tu fais à bord le travail d’un matelot, auras tous les jours le tiers de la pêche, comme ça s’doit. T’es d’la famille, à présent. Si le cœur te pousse, tu remettras c’t’argent-là à la femme et à Ludivine pour payer la vie. Et quand t’auras besoin d’une paire de sabots, c’est eusses qui te donneront c’qu’il faut pour. »

Delphin souriait, comme illuminé. Ludivine et sa mère, assises, leurs visages levés vers lui, l’écoutaient, bouche bée.

Il était rentré tout essoufflé de mer pour leur apporter la nouvelle et l’argent. La scène de la veille avait porté ses fruits. Le pêcheur usait de ce moyen détourné pour rentrer à peu près dans le devoir. La part du patron et la part du bateau lui restaient pour boire. Il ne renonçait pas à son vice, sachant bien qu’il était trop faible ; mais du moins sa famille ne serait-elle plus dans la misère.

Un soupir immense délivrait les poitrines. La femme Bucaille pleura, Ludivine rit.

Elles commençaient à peine à commenter que, pour leur étonnement, le pêcheur rentra.

— Bonsoir, papa !… dit joyeusement Ludivine en courant à lui.

Il l’embrassa, mais sans la regarder.

— Comment va Maurice ?… s’informa-t-il, les yeux au sol.

— Y n’va pas pire, Dieu merci ! répondit la mère. L’médecin revient demain matin. Son frère est près de son lit, qui l’garde.

Personne ne disait un seul mot de ce qui venait d’arriver. Le pêcheur passa dans la chambre à côté, suivi par tous, et s’assit, à côté de son second fils, au chevet de l’enfant malade.

— Tiens ! dit-il avec une petite rougeur aux joues, j’t’apporte des gâteaux !

Naïf, il développait, devant le gamin fiévreux et qui ne pourrait pas les manger, les deux éclairs qu’il venait d’acheter. Et ses gestes étaient si gauches, son regard si doux et si honteux, que des larmes en vinrent aux yeux durs de Ludivine.

— Pauvre papa ! murmura-t-elle.

— Spontanée, elle le prit par le cou, mit un baiser sur son visage taché de rousseur. Mais, cette fois encore, il n’osa pas la regarder et baissa profondément le front.

Pendant toute une semaine, il rentra régulièrement. L’argent qu’il rapportait, joint à celui qu’il donnait au mousse, la part du bateau qu’il enfermait dans une petite boîte, tout cela semblait accumuler des richesses dans la maison.

— Ludivine, au Ratier, était allée cueillir un trésor.

Naturellement, au bout de cette semaine exemplaire, Bucaille fit un retour nocturne plus bruyant que jamais. Mais chacun s’y attendait si bien qu’il n’y eut aucune surprise. Tant que Delphin rapporterait l’argent chaque jour, il ne fallait pas se plaindre. Dans cette nouvelle combinaison, il n’y avait plus de lésé que le bateau. Mais les fournisseurs auxquels on devait de l’argent ne réclamaient pas encore, et, malgré les réparations qu’on ne faisait point, la barque pouvait aller longtemps sans trop de dommage.

Le petit Maurice se guérissait lentement. Les siens n’avaient pas bien compris la gravité de sa maladie. Quand il fut debout, ils s’étonnèrent de le voir si maigre et si faible, encore qu’ayant grandi, comme il arrive souvent en pareil cas.

— Y n’fera jamais un marin… dit la mère assez tristement.

À quoi Ludivine répondit, goguenarde :

— Qui qu’ça peut fiche, à c’t’heure, puisque nous avons Delphin ?

VIII


Une vie régulière, après tant d’oscillations, s’était enfin établie pour cette famille qui bourlinguait depuis tant d’années dans la misère et la démoralisation. Le père était resté ivrogne et la fille criarde. Mais l’habitude est un miracle lent. Depuis que Delphin, chaque soir, rapportait de l’argent, personne ne souffrait presque plus au logis. Les scènes de Ludivine aux uns et aux autres passaient comme des rafales rapides ; et la méthode de silence adoptée pour le pêcheur quand il rentrait saoul donnait les meilleurs résultats. Les deux petits suivaient régulièrement l’école, l’intérieur se maintenait propre et soigné, les vêtements de tous, que Ludivine raccommodait avec sa mère, restaient convenables, la nourriture était bonne.

Lentement, la donnée initiale de l’adoption du mousse disparaissait du souvenir de Ludivine. Lui-même devenait chaque jour moins triste. Ses malheurs s’estompaient dans le lointain des mois. Il se sentait de nouveau bien à sa place dans la vie, au chaud parmi l’affection de tous.

— Ludivine, avait-il dit, un dimanche, si on allait se promener, avec les petits, sur la jetée ? J’y allais toujours avec papa et maman, aut’fois.

Elle avait consenti, pour ne pas lui faire de peine, puisque c’était un souvenir de famille. Mais son ironie intérieure riait, tandis que, mêlée aux promeneurs de la ville, elle allait à pas comptés, endimanchée, ses petits frères marchant devant, et Delphin à son côté ; car elle n’avait pas oublié le proche passé, quand, barbouillée, dépeignée et féroce, c’était sous la jetée et non dessus qu’elle se promenait avec sa horde de vauriens.

Cependant, peu à peu, la coutume de sortir le dimanche avec le mousse et ses frères lui devenait familière, s’insinuait dans les mœurs de la maison. Et, le jour que Delphin lui proposa de monter à la côte de Grâce, ce fut avec plaisir qu’elle accepta.

L’adolescent n’osait pas, en arrivant en haut, entrer dans la chapelle. Fils d’une mère et d’un père très pieux, il n’avait jamais fait allusion à cette éducation première, depuis qu’il était entré dans sa nouvelle famille. Les propos irrévérencieux de Ludivine lui faisaient peur. Il craignait de froisser ses bienfaiteurs en affectant d’aller à la messe quand ils n’y allaient point. Il ne voulait pas avoir l’air de protester contre leur indifférence religieuse. Simplement quand Ludivine, mise en verve, se prenait à parler de la bonne Vierge à peu près comme d’une « créature de ville », il se mettait à lire, ou bien sortait, attitude vite remarquée par la fillette, et qui l’engageait, les jours où son démon se réveillait, à exagérer exprès ses propos effarants de femme du port.

Ce dimanche-là :

— Pourquoi que t’entres pas, puisque c’est ta fantaisie ?… J’vas-t-y t’manger parce que t’iras faire ta prière ? On n’est tout d’même pas des payens, cheuz nous, tu sais bien ! J’ai fait ma communion. Maurice et Armand la feront itou. Et j’crains pas d’entrer avec toi là-n’dans, car ça n’s’ra ni la première ni la dernière fois !

Et, de ce jour, le mousse, obéissant à sa tradition, retourna fidèlement à la messe, à Sainte-Catherine, chaque fois que le lui permit la marée.

Quand le mois de mai revint, — il y avait un an et demi qu’il était entré dans la famille Bucaille, — il se mit en route, un matin, avec Ludivine et les garçons, pour aller voir la procession des marins, qui, chaque année, monte en fête à la côte, derrière des petits bateaux de poupée, vénérables, pavoisés, et portés par des marmots déguisés en matelots.

Le clergé, puisqu’il s’agit d’une corporation, monte à part et d’avance en voiture, ce qui retire à la fête beaucoup de faste et beaucoup de charme. Une société de gymnastique, soufflant dans des cuivres, remplace prêtres et petits-clercs. Néanmoins, un reste du passé demeure encore dans cette manifestation naïve et populaire, à laquelle vient assister, comme à un vieux spectacle aimé, la moitié de la ville.

Des oriflammes suspendus entre les arbres du plateau, devant la chapelle, font flotter leurs petites couleurs parmi la verdure foncée. Le frais printemps sent bon de tous les côtés. La Normandie est encore chez elle, sans Parisiens errants, bien locale, et magnifiée par sa saison la plus belle, celle-là même que les horzains ne viennent jamais voir.

Peu à peu, les bannières qui montent viennent rejoindre les oriflammes qui attendent. En face de la chapelle ardoisée et pauvrette, un moderne autel, installé sous un toit, entre des marches et des vitraux, permet le salut, la messe et les prêches en plein air, quand la chapelle trop petite ne peut plus contenir ses pèlerins. Et, parmi le grouillement de la foule, s’installent ou circulent des petits marchands de gâteaux ou de bonbons, ce qui fait l’atmosphère de ce beau décor, les jours de grande fête religieuse, à la fois profane et sacrée.

Delphin était tout heureux que la fête des marins lui donnât l’occasion, une fois dans sa vie, d’emmener Ludivine du côté des dévotions.

Ayant devant eux, comme toujours, les deux petits garçons, ils montèrent la longue côte d’ombre qui va vers la lumière, et qui semble, en vérité, mener tout droit au paradis.

Il avait un peu plus de seize ans ; elle en avait un peu plus de quinze. Il la dépassait de la moitié d’une tête. Mais sa lèvre lisse de petit garçon, sa voix claire qui commençait à peine à muer, le laissaient encore n’être qu’un enfant, alors qu’elle avait déjà l’air d’une petite femme.

Ils étaient blonds tous deux. Cependant la dorure de Delphin semblait presque sombre à côté de l’étonnante chevelure, si pâle, de Ludivine.

Elle portait maintenant chignon, sous le modeste chapeau qu’elle ne mettait que le dimanche. Mais elle avait toujours sa frange d’apache sur les yeux, ses yeux incolores dans des cils noirs, ses yeux près desquels les prunelles grises et bleues du garçon avaient l’air foncées comme la mer les jours d’orage.

Avec quantité d’autres curieux, ils s’installèrent, en haut, sur le talus qui surplombe la fin de la montée, à l’ombre de magnifiques arbres. La baie, de là, se découvre, derrière la silhouette du calvaire, espace de ciel, espace d’eau que sépare, à l’horizon, la côte nuancée du Havre.

La foule babillait avec un bruit de ruisseau. Assis à côté de Ludivine parmi des ronds de soleil, Delphin, tout surexcité, se mit à parler, lui qui, d’ordinaire, restait plutôt silencieux.

— Autrefois, dit-il, j’faisions partie de la société des marins, papa, maman, mon frère et moi. On touche une retraite à cinquante-cinq ans, et puis on vous donne des remèdes en cas de maladie ; et puis on paye l’accouchement de la femme et le cercueil des morts…

Il se tut, sur ces mots, plongé dans un rêve. Puis il reprit :

— On n’peut marcher avec la procession que si on en est. On entre les premiers dans la chapelle, pour suivre la messe des marins.

— Oui, faisait Ludivine, qui n’écoutait pas.

— Ainsi, j’pourrons pas entrer, aujourd’hui, pour entendre la messe, tu vas voir ! La chapelle sera déjà pleine, rien qu’avec la procession.

Il soupira. Elle avait envie de répondre : « Qui qu’ça m’fait ! »

Mais elle ne voulut pas le froisser, le sentant exalté.

— Pour avoir l’air de s’intéresser à la conversation :

— On était très dévot, chez vous autres… dit-elle en pensant à autre chose.

Il la regarda, fanatisé. Pour la première fois elle parlait sur un ton convenable. Confiant, emporté par ses souvenirs, il osa se laisser aller :

— Mon père, commença-t-il, ne se s’rait jamais couché sans dire son Pater et son Ave. Il n’aurait jamais passé à Grâce sans entrer dans la chapelle. En mer, y faisait sa prière quand le bateau se trouvait en vue du Calvaire, Et, s’il naviguait le dimanche, quand c’était l’heure de la messe, il brûlait une chandelle dans sa cale, en face du crucifix et du buis bénit.

Il racontait, sans le savoir, l’histoire de toute une vieille race marine qui va mourir, à Honfleur, avec ses derniers survivants, monde naïf, parfaitement intègre, et si charmant, monde des rudes pêcheurs voués à Notre-Dame-de-Grâce, et pour lesquels il est tout naturel que cette Vierge un peu sirène intervienne sur mer chaque fois qu’il y a du danger.

Ceux-là, successeurs des magnifiques marins qui firent la gloire de Honfleur quand le port régnait sur la baie, ont, de père en fils repris et gardé intactes les traditions du grand passé. Leurs idées et leur langue sont restées ce qu’elles furent au xviie siècle. Et, certes, il y a, dans les musées, des reliques qui sont moins précieuses que ces marins-là.

Après avoir raconté comment l’une de ses grand’mères avait vécu vingt-quatre ans sans dormir dans un lit, du jour où son bonhomme était mort, passant ses nuits dans un fauteuil en face d’un portrait du défunt, le mousse, tout naturellement, se mit à parler des naufrages et des intercessions de Notre-Dame-de-Grâce. Deux fois son père avait fait des vœux. Tout petit, Delphin avait vu son grand-père revenir de mer après une tempête, et, ruisselant encore d’eau, salé, roulé dans l’écume, monter pieds nus la côte pour porter un cierge à la chapelle, et vingt francs au tronc des pauvres.

Il connaissait des vieilles histoires de l’ancien temps, qui se transmettent dans les familles de cette petite aristocratie marine à laquelle il appartenait de naissance.

— Un Terreneuvas, qui r’venait à Honfleur… Quand l’équipage a vu que l’navire était perdu, y en a un qu’a eu l’idée d’crocher au grand mât unétite image de la Vierge. Et c’est comme ça qu’Notre-Dame-de-Grâce a fait l’pilote et les a ramenés au port malgré la furie d’vent…

Il parlait, le petit descendant. Malgré tout ce qu’il avait déjà souffert, la vie, pour lui comme pour tous ceux qui lui ressemblaient, était restée pareille à un conte. Et la bavarde foule contemporaine parmi laquelle il était assis, ni la présence à son côté de sa réaliste petite camarade ne l’empêchaient de suivre son rêve.

« Faut dire comme lui ! » pensait Ludivine, indulgente. Mais la gouape dans laquelle elle avait grandi fut soudain plus forte que sa complaisance.

Elle représentait l’autre monde, celui des marins qui ne font plus leur prière en vue du Calvaire et qui préfèrent l’alcool au merveilleux.

— Alors y croyait tout ça, ton père ?… coupa-t-elle en retenant un petit rire.

Et, mauvaise, instinctivement rebiffée contre la caste qui n’était pas la sienne :

— Ça n’l’a tout d’même pas empêché d’se néyer !

Elle n’avait pas plutôt prononcé cela qu’elle devint extrêmement pâle. Un souvenir la traversait. Elle revit une petite grille, où, dans la nuit, elle s’accrochait ; elle revit le profil d’un beau marin doré qui souriait aux siens. Elle avait fait un vœu, elle aussi, ce soir-là, un vœu bien vite exaucé…

Delphin, que sa brutale réponse consternait, avait détourné tristement la tête. Il ne put voir sa pâleur ni son étrange regard. Mais il sentit qu’elle lui prenait la main.

— Faut pas m’en vouloir… murmura-t-elle d’une voix changée.

Il releva le front. Elle le fixait d’un air hanté. Mais il ne put deviner à quoi elle pensait. Un mouvement de la foule les sortit d’embarras. La procession commençait d’apparaître parmi les ombres, dans la côte.

— Les voilà !… Les voilà !…

Et, comme les autres, enfantins et rapides, les deux adolescents se levèrent pour mieux voir les bannières qui montaient.


✽ ✽

Ils avaient pu tout de même se faufiler, avec les deux petits garçons, dans la chapelle débordante,

La tenue de Ludivine avait agréablement surpris Delphin. Il l’avait vue la tête dans les mains au moment de l’Élévation. La messe terminée, elle voulut, comme la foule sortait enfin, rester en arrière pour regarder les ex-voto.

Tout, dans son attitude, montrait qu’elle cherchait à se faire pardonner sa méchanceté de tout à l’heure.

Devant les petits tableaux gauches, qui, du côté du bénitier, rappellent de si vieux naufrages, devant les deux ou trois bateaux minuscules qui restent encore dans le petit sanctuaire jadis plein de ces joujoux pathétiques, elle laissa le mousse rêver tant qu’il voulut.

Le nez en l’air, il contemplait, suspendus à un fil, les deux ou trois navires en miniature, si bien gréés, qui, depuis tant de temps, parmi des relents d’encens, naviguent, dans l’ombre, sur le vide, Et la Vierge de bois doré qui porte un si long voile de tulle et tient, écarté sur son bras, l’enfant couronné, semblait au milieu de ses cierges, de ses plaques de marbre et des mille bibelots qui la remercient, sourire gentiment à son petit marin.

La modernité, malgré son peu de poésie, ne s’est pas montrée ingrate envers l’Étoile de la mer. Il y a environ une dizaine d’années, elle a solennellement été couronnée, au milieu d’une grande affluence de peuple, avec le concours de quinze évêques mitrés venus pour la circonstance. Sa couronne et celle de son Jésus, toutes d’or et constellées de pierreries, ont été faites en partie avec des bijoux donnés par des dames de la côte d’Émeraude, aussi bien celles de Trouville, Deauville, Houlgate et le reste, que les autres. Ces joyaux extrêmement profanes, refondus et sertis à nouveau, n’attendaient certes pas une telle destinée. Du reste, la Vierge et son Fils ne portent, en temps ordinaire, qu’une copie de leurs pieuses coiffures, les vraies étant, par crainte des cambrioleurs, déposées dans les coffres-forts d’une banque de la ville.

En sortant de la chapelle :

— Y a pus d’bateaux dans des bouteilles… remarqua Delphin tout songeur.

Timidement il regarda Ludivine, vit qu’elle restait sérieuse, et, tout en cheminant à sa gauche, sous les arbres du plateau :

— Moi j’sais en faire, des bateaux dans des bouteilles ! Défunt mon père m’avait appris…

— Les deux petits frères sautillèrent, ravis :

— Tu sais en faire ?… Tu sais en faire ?…

— Mais oui !… dit-il.

Il se rapprocha de Ludivine, ne parlant que pour elle.

— Tu n’sais pas ? À queuque jour, j’en f’rai un pour la chapelle.

Elle essaya de ne pas sourire, mais ses yeux s’amusèrent.

— T’as pas fait naufrage, pourtant !…

Vivement il riposta :

— Ça m’empêche-t-y d’faire un vœu ?…

— Un vœu ?… répéta-t-elle étonnée.

En silence il la regarda longuement, puis, devenant tout rouge, affecta de porter ses yeux ailleurs. Et ce fut elle, cette fois-ci, qui ne devina pas à quoi il pensait.


✽ ✽

— Comment qu’tu f’ras ?… ne cessaient de demander Armand et Maurice en tourbillonnant autour du mousse.

Ils étaient rentrés de la Côte ne parlant que de ce bateau dans la bouteille, qui les intriguait tant.

À table, ils reprirent leurs questions. Et Ludivine elle-même, puis sa mère, voire le pêcheur, qui n’était presque pas ivre, commencèrent à s’intéresser à l’affaire.

Comment un petit bateau pourvu de ses mâts et de ses voiles, chose fragile et minutieuse, peut-il entrer dans la bouteille à l’étroit goulot qui doit le renfermer ? Cette forme ancienne de l’ex-voto semble tenir du miracle.

— Devinez !… disait Delphin, amusé.

Chacun exposa son idée.

— Parbleu !… dit Ludivine, tu dois ôter le cul de la bouteille ! Est bien simple !

— Comme ça s’rait commode !… répondait le mousse.

— Non ! C’est l’goulot qu’on ôte et qu’on remet ! fit la femme Bucaille.

Mais Delphin haussait les épaules en riant.

— Moi, j’sais !… commença le pêcheur. Est dans la bouteille même que tu construis ton navire, avec des pinces.

Mais Delphin secouait la tête.

— Alors, termina Ludivine un peu rageuse, tu souffles d’ssus, et tu pries l’Bon Dieu, et pis v’là tout !

Mais Delphin ne voulut pas dire son secret.

— Quand c’est que tu l’commenceras ?… s’informèrent les petits.

— Quand j’aurai du temps. Me faut d’abord la bouteille,

— Est pas difficile !… s’exclamèrent-ils tous. En v’là eune, si tu la veux !

Il regarda le litre où restait encore un peu du cidre du déjeuner.

— Est pas eune bouteille comme ça !

— Bien sûr !… cria Ludivine, de plus en plus agacée. Est eune bouteille enchantée, qu’tu veux.

Il riposta flegmatiquement :

— Enchantée, non. Mais eune bouteille à huile, oui !

— J’dois avoir ça dans l’bas du buffet, déclara la femme Bucaille.

Et les enfants se précipitèrent.

— En v’là eune !…

Ils la posèrent, triomphants, sur la table.

— Est-y cha ?…

— Ça va ! dit Delphin, plein d’importance,

Il manipula la bouteille de verre blanc, plus courte que les autres, et de goulot plus large,

— Y n’manque pus que l’batiau !… ricana Ludivine.

— Il y s’ra un jour ! Espérez seul’ment un peu !

L’assurance du mousse faisait ouvrir de grands yeux aux deux gamins. Et, quand il eût demandé qu’on lui nettoyât la bouteille, ils la prirent, encore mouillée, dans leurs mains, et la contemplèrent d’un air superstitieux.

— Allons !… dit Bucaille en se levant. La marée nous attendra point, tu sais ben ! Es-tu paré ?

Et quand ils furent sortis, allant à la mer, Armand et Maurice passèrent le reste de leur dimanche à se creuser la tête autour de la bouteille à huile.

Désormais, chaque fois que le mousse se trouvait au logis entre les pêches :

— Vas-tu bientôt commencer ton bateau ?…

Un soir, il revint avec des bouts de bois trouvés on ne sait où.

— V’là pour faire la barque !… annonça-t-il.

Et, sitôt après le diner, il sortit son couteau de sa poche.

Avides, les petits s’étaient assis, autour de la table, l’un à sa droite, l’autre à sa gauche. Bucaille, naturellement, était reparti dès la dernière bouchée. Quand Ludivine et sa mère eurent terminé leur travail, elles vinrent aussi regarder, presque aussi curieuses que les enfants.

Delphin tailladait, adroit, très occupé.

— J’dessine la coque !… expliqua-t-il.

— Et les voiles !… demanda tout de suite le plus petit.

— Ah ! mais !… Faut pas être si pressé !

— Queu genre de bateau qu’tu prétends faire ?… interrogea Ludivine avec un certain dédain.

— Est un crevettier, si tu veux l’savoir.

— Ah ! ah ! fit la mère Bucaille, quatre voiles, alors.

Delphin, tout en s’activant :

— Dis un peu leurs noms, Maurice !

Ben… balbutia l’enfant, y a la grand’voile, et pis la flèche, et pis la triquette…

— La trinquette, corrigea Delphin.

— Est qu’il est savant !… admira la femme Bucaille,

— Et après la trinquette ?… continua Delphin.

— Ben… y a… y a… J’sais pas !

Le mousse, scandalisé :

— T’es pas honteux ? Un fi d’pêqueux !… Et d’abord, queu genre de voiles qu’on a par chez nous ?… Tu sais point ?… Pisqu’on n’en est encore qu’à la coque : qui qu’ça est qu’l’écubier ?… Qui qu’ça est qu’l’étambot ?… Où qu’tu places les œuvres vives ? Et les œuvres mortes ?… Non ?… Tu n’sais rien ?… Et l’safran, où qu’il est ?… Et l’tableau ?… Et l’étrave ?… Et les lisses ?… Et l’gaillard ?…

La mère hochait la tête, geste de cane. Ludivine, moqueuse :

— Tu nous éluges, avec tes berdi berdâ !… Et d’abord, faut s’coucher !… Tu nous prêcheras tout ça un aut’jour.

Les deux gamins, désolés de l’interruption, pleurèrent. Ils ne consentirent à gagner leur lit qu’après des gifles. Le bateau commencé resta sur le buffet, à côté de la bouteille magique. Il fallait attendre d’autres instants de loisir.


✽ ✽

Après avoir travaillé son crevettier qui commençait à prendre forme, un soir, au moment du coucher :

— J’ai pensé eune chose… dit Delphin. On n’devrait pas laisser finir le mois sans aller boire le lait de mai. Y a pas d’marée demain avant la soirante, si y on allait tous les quatre ? Par exemple, faudra s’lever de bonne heure !

Ludivine allait dire non. Mais sa mère ayant bougonné que c’étaient des idées envolées, la petite, par esprit de contradiction, décida que rien ne la tentait plus que cette partie.

Le lendemain, le jour n’est pas encore levé que les quatre sortent de la maison.

Le lait de mai.

Les jeunes gens et les jeunes filles du peuple partent en bande à l’aube, pour courir la campagne, à la recherche d’une ferme où ils entrent juste à l’heure de la première traite. Car ce lait, qui se boit en face de l’aurore, doit être versé sortant de la mamelle, dans le pré même, autour de la vache.

Ils chantent, dansent et jouent en route ; mais ils ne se doutent pas que cette partie de plaisir répond à l’instinct délicieux de rendre hommage au printemps.

La traversée de la ville endormie parut sinistre à Ludivine et à ses frères, qui n’étaient pas habitués, comme le mousse, aux sorties nocturnes. Ils eurent un petit frisson en s’engageant dans la noire « charrière » de la Croix-Rouge. Mais, arrivés au plateau, sous les marronniers, ils virent qu’un peu de bleu paraissait à l’horizon, lézarde par où le jour allait peu à peu se glisser, jusqu’à la sortie du soleil, qui ferait éclater tout le ciel. Et, dès qu’ils eurent vu cette annonce de la lumière, leur cœur, serré par une angoisse tout animale, commença de se tranquilliser.

Le quart d’une lune brillait, entre quelques nuages écartés, avec deux ou trois étoiles. Quand les haies de la route le permettaient, ils voyaient, au milieu d’un pré hanté de vapeurs blanches, cette lune comme emprisonnée dans la cage fleurie de quelque haut pommier crochu, branches rosacées qui portent, touffu, léger, mouillé, leur copieux fardeau de bouquets immaculés.

Au moment de tourner la route, le crépuscule du matin rayait le ciel. La petite lune devenait pâle comme un mouchoir flottant. Mais les étoiles demeuraient, ayant encore tout un morceau de nuit pour y scintiller. Et des zones de parfums, traversées au passage, révélaient des chèvrefeuilles ou des aubépines qu’on ne voyait pas encore.

— Où qu’tu nous mènes ?… demandait Ludivine.

Le mousse avait dit : « Nous irons chez des amis à maman, qui me connaissent bien. » Comme tous les marins, il avait l’adoration de la campagne, qui semble si douce et si variée après la mer.

Il tenait le bras de Ludivine, et chacun d’eux donnait la main à l’un des enfants. Allant ainsi de front tous les quatre, ils se sentaient moins seuls dans la grande nature pleine d’humide silence, et tout imprégnée encore des solennités mystérieuses de la nuit.

Depuis un moment, les premiers oiseaux s’éveillaient, Et ces petites voix, qui semblent celles mêmes des feuilles, ces petites voix qui grandissaient avec le jour étaient aussi rassurantes que la lumière.

Les deux petits garçons, faisant comme les oiseaux, s’étaient mis à gazouiller, puis à chanter à tue-tête. Mais Ludivine et Delphin ne disaient rien. Elle ne savait pas à quoi pensait le mousse, mais…

Ces routes, que de fois elle les avait parcourues, à d’autres heures, avec ses camarades anciens ! Elle voyait au passage l’entrée de fermes où elle avait houspillé des bestiaux, volé des pommes. Et quand, ayant pris un chemin creux, ils pénétrèrent enfin par cette barrière, elle reconnut, avec un petit frisson, le lieu d’une expédition fameuse où, suivie de sa horde, elle avait failli se faire surprendre par les fermiers.

Delphin avait bien calculé son heure. Ils pénétrèrent dans l’herbage trempé de rosée juste comme le soleil faisait explosion entre les arbres, et pour y trouver la fille accroupie au pied de la première vache.

— Salut, bonnes gens, dit celle-ci. Qui qu’vous d’sirez ?

La fermière parut sur le seuil de la maison. Delphin se fit connaître, et cela suscita des petits cris. On appelait la famille. Le mousse embrassé, tourné et retourné dans les mains de tous, un regard froid enveloppa Ludivine et ses frères. Elle n’avait pas bonne réputation dans les alentours, et tous ceux qui avaient connu la famille du petit Le Herpe déploraient qu’il fût tombé chez des gens tels que les Bucaille.

Delphin n’avait pas prévu cette attitude. Il la fit cesser d’un mot, avant que Ludivine eût eu le temps de s’apercevoir qu’on la recevait mal.

— V’là mes frères, et v’là ma sœur ! dit-il.

Et le ton qu’il eut en faisant cette présentation fut tel que les autres se virent bien forcés de tendre la main.

Ludivine donna la sienne avec gêne. Roturière reçue chez des nobles, elle sentait bien dans quelle hautaine aristocratie on la faisait pénétrer. Comme tous les gens du port, elle se plaisait à railler les paysans, les paisans, mais elle les savait distants, froids, jaloux, extrêmement, de la dignité de leur caste.

— V’nez-vous pour le lait d’mai ?… demanda la fermière, qui devinait.

Et ce fut avec des rires qu’on apporta des bols et qu’on s’approcha des vaches.

Les fermiers ne voulaient pas, au petit, dire un mot de ses parents morts, pour ne pas lui faire de la peine. Il paraissait heureux dans sa nouvelle famille. Ils en pensèrent ce qu’ils voulurent, et ne parlèrent que du temps qu’il faisait.

Les quatre burent dans l’aurore, comme le veut la tradition. Et la campagne autour d’eux, toute brumeuse dans son soleil naissant, semblait aussi baigner dans le lait de mai.

Les fermiers refusèrent le paiement proposé par Delphin ; et la fermière, en l’embrassant pour le départ, lui dit qu’il fallait revenir quelquefois les voir.

L’accueil avait été, somme toute, aimable. Ludivine, de bonne humeur, se mit à chanter aussi, dès qu’ils reprirent la route.

— Y z’ont bien connu la famille de maman !… dit le mousse.

Et, non sans orgueil, il ajouta :

— Maman était de la culture, elle !

Ludivine retint des réflexions plaisantes. Elle avait pris d’un coup d’œil, en bonne Honfleuraise, la caricature de tous ces gens-là. Mais elle ne voulait pas gâter la promenade en froissant l’adolescent.

Les talus, maintenant en plein soleil, étaient blancs de pâquerettes, jaunes de boutons d’or, bleus de gentianes. Des branches d’aubépine rose pendaient. Ils trouvèrent même quelques derniers coucous, dans les creux d’ombre.

Comme les petits garçons s’étaient éloignés un peu, cherchant de leur côté, Ludivine, qui tendait ses bras déjà chargés pour recevoir une branche d’aubépine que Delphin venait avec peine de casser, vit celui-ci revenir vers elle avec des yeux si émus qu’elle se demanda ce qui lui arrivait.

Il posa tout doucement sa branche fleurie par-dessus les autres, puis resta là, sans plus oser regarder la fillette, mais si près d’elle qu’elle sentait son souffle passer. Elle ouvrit la bouche pour demander, étonnée : « Qu’est-ce que tu as ? » mais elle vit qu’il allait parler.

— Ludivine murmura-t-il.

En silence elle attendit, comprenant peut-être, tout-à-coup.

Le garçon avala sa salive. Une rougeur montait à son front. Il leva sur elle un regard désolé, timide, infiniment tendre, et, d’un seul trait, osa sa phrase :

— Puisqu’on est pour vivre ensemble, dis ?… Pourquoi qu’on serait pas fiancés ?… J’sais bien qu’on est encore trop jeunes pour se parler, mais moi j’taime tant… tant !… J’pourrais pas penser qu’t’en épouserais un autre que moi, plus tard.

Abasourdie, elle le considérait. Il lui faisait une déclaration d’amour ! Cela lui parut si drôle qu’elle se mit à pousser des éclats de rire. Et, tout empourpré, le pauvre petit gas comprit.

Maintenant qu’elle savait son secret, Ludivine, terriblement, éperdument, allait le taquiner jusqu’à le faire mourir.

IX

— Est-y pour que j’t’épouse, que tu veux donner ta bouteille à la chapelle ?

Cette parole (qui d’ailleurs était la vérité), quand elle eut été prononcée deux ou trois fois avec un rire moqueur, fit que Delphin, huit jours après la promenade du lait de mai, cessa de travailler à son petit bateau.

En vain les enfants le conjuraient-ils de continuer la fabrication de ce jouet passionnant. Il trouvait toujours des prétextes pour refuser. Le soir, il fallait se coucher de très bonne heure. Le jour, il avait des courses à faire. Du reste, il devint sombre et s’arrangea pour qu’on ne le vit que très peu dans les intervalles de la pêche. Car la tristesse et la bouderie sont, en général, le premier résultat d’un amour qui commence.

Ludivine ne tarda pas à remarquer l’état de son mousse.

Malheur à celui qui aime une fille de cette ironique race ! Il devient aussitôt la souris pantelante entre les griffes du chat fantaisiste.

Jugeant qu’elle avait été trop loin dans sa taquinerie, la petite, d’un simple coup de patte, ramena la joie dans l’âme de sa victime, du moins pour quelques jours.

Comme Delphin quittait la table, un soir, disant qu’il allait dormir, elle se leva vivement pour lui barrer la route. Elle ne pouvait pas, devant les autres, faire allusion à leur secret. Mais la ruse normande n’est jamais embarrassée.

— Pour qui q’tu travailles plus ton bateau ?… dit-elle avec brusquerie.

Les larmes, spontanément, remplirent les yeux du garçon. Ludivine l’avait pris au bras. Dans le demi-jour de la cuisine crépusculaire, elle le fixa longuement et d’un regard singulier, puis prononça ces mots hermétiques :

— T’as plus croyance, alors ?…

Leurs yeux ne s’étaient pas quittés. Ceux de Delphin cédèrent, obéissants, ivres d’espoir.

— Est bon, dit-il. J’vas y travailler ce soir !

Il lui semblait qu’enfin Ludivine venait de lui répondre, et qu’elle disait « oui ». Il était du même pays qu’elle. Il savait bien qu’il n’en devait jamais attendre une affirmation catégorique, ni dans un sens, ni dans l’autre. « P’t’être bien qu’oui, p’t’être bien que non. » Mais elle voulait, ce soir, « qu’il eût croyance ». Elle lui reprochait tacitement d’avoir faibli… Ce fut en chantonnant qu’il reprit son couteau, ses bouts de bois et sa colle, au milieu des battements de mains des deux petits.

L’infime bateau naissait lentement dans les doigts du petit charpentier. Personne, cependant, ne savait encore comment, une fois muni de ses mâts et de ses voiles, il serait possible de le faire entrer dans sa prison de verre. Et certes ce mystère irritant était le plus beau de l’histoire.

Le lendemain, voyant Delphin trop conquérant, la petite se moqua de lui.

Malheureux Delphin ! Plus de vingt fois en quelques mois il devait reprendre et laisser son bateau. Ce pieux bibelot devenait comme le signe de ses divers battements de cœur. Destiné à la Vierge Marie, l’ex-voto inachevé restait sans cesse en souffrance aux pieds d’une humaine, d’une étrange petite madone aux yeux trop clairs, qui faisait un jour son miracle pour le défaire le jour suivant.

L’été passa, puis l’automne. L’hiver revint avec sa pêche plus rude et plus active. Vers la fin de l’année, un matin, la femme Bucaille eut la mauvaise surprise de recevoir la facture du voilier. Peu à près vint celle du cordier, suivie de celle du peintre. Depuis si longtemps ces sommes étaient dues qu’on avait fini par les oublier. Les visages s’assombrirent au logis. Ludivine cria, Bucaille s’emporta, la grêlée pleura, Delphin soupira ; mais les factures ne furent pas payées.

— À queuque jour on nous enverra l’huissier !… conclut Ludivine, outrée.

Mais, une quinzaine plus tard, personne n’en parlait plus.

Le peuple est insoucieux de sa nature, ce qui contribue à sa grande fraîcheur d’âme. Ludivine se remit à chanter, Delphin à travailler son ex-voto. Cependant la mère ayant été demandée comme laveuse dans un des hôtels du port accepta cette place, et l’on ne la vit plus dans la maison que le soir.

« Ludivine n’a plus besoin de moi pour tenir le ménage, avait-elle dit ; et cet argent-là servira pour donner des acomptes au voilier, au cordier et au peintre. »

Et la vie redevint tranquille, ou à peu près.

Un jour… Seule dans la cuisine, les enfants étant à l’école, les hommes à la pêche et la mère dans son hôtel, Ludivine, tout en accomplissant ses menues besognes de ménagère, ne peut s’empêcher d’aller de temps en temps à la fenêtre pour surveiller la couleur du ciel. Depuis un moment le temps est devenu si sombre que, bien qu’il ne soit pas trois heures, on n’y voit déjà plus dans la maison. Le vent qui, depuis ce matin, souffle, pluvieux, sur toute la côte, vient d’augmenter tout à coup. Les volets claquent, les cheminées tonnent.

— Est un grain, bien sûr !… dit Ludivine, parlant toute seule.

Au bout d’un moment, elle n’y tient plus. Un fichu sur la tête, la voilà dans l’impasse Sérène.

— Vos gas sont-y en mer ?… demande une commère voisine en passant.

— Est justement !… répond la petite. Je sors, tout à l’heure, pour voir le vent. Et y m’semble que l’cul du temps est bien noir !

Après quelques pas dans la bourrasque, elle rentre.

Qu’est-ce que c’est que cette anxiété qu’elle ne connaissait pas jusqu’ici ? À mesure que le ciel et la mer s’agitent, son cœur aussi s’agite. Au moment d’allumer la lampe, puisqu’on n’y voit plus du tout dans cette cuisine :

— Tant pis ! J’y vas !…

Comme les femmes des marins anciens, racontées par Delphin…

Elle sera, dans un moment, au bout de la jetée, seule, sans doute, par ce temps qui vide les rues. Elle serre contre ses joues son fichu noir, laine insuffisante. Elle a froid, et l’angoisse l’a prise.

Au bout de la jetée solitaire, la mer montante déferle comme autour de l’étrave d’un navire. Les nuages courent en biais, les vagues de même. L’écume blanche et le large noir barrent durement le crépuscule fauve, aperçu par instants entre les sombres nuées précipitées les unes sur les autres. Le bruit des cailloux qui raclent à chaque recul des lames se distingue à travers la clameur des éléments. La mer, ce soir, grince des dents et bave de colère.

Parmi cette furie, il y a des barques, et, dans les barques, il y a des hommes. Ce n’est pas à son père que pense Ludivine.

Si le petit Le Herpe, ce soir, allait faire naufrage comme le grand Le Herpe ?

Un frisson profond court dans les vertèbres de la petite femme. Ce n’est pas d’amour qu’elle aime Delphin ; mais il est son frère d’élection, presque son enfant. Elle sait bien qu’elle l’a recueilli, sauvé d’un abîme. Mais ne l’a-t-il pas, lui aussi, sauvée d’un abîme ? Delphin, c’est sa rédemption et celle de toute la famille. Sans lui, sans sa noble petite présence au logis, que serait aujourd’hui la fille Bucaille, qu’une précoce et triste femme à matelots ? Que seraient ses frères, sa malheureuse mère, que serait son père, déjà tombé si bas ?

Perdue dans la tempête, avec ses vêtements qui claquent comme des drapeaux, elle revoit une fois de plus le fantôme du grand Le Herpe, spectre secret de sa vie. L’idée d’un châtiment qu’elle doit subir ne l’a jamais quittée, au fond. Delphin noyé, ce soir, comme son père, ne sera-ce pas le châtiment du crime obscur qu’elle a commis par une certaine nuit tombante, en souhaitant la mort au beau marin doré ?

À quoi va-t-on penser, quand on est seule avec la mer et le ciel déchaînés, sur une jetée, au crépuscule ? Ludivine regarde en rêve l’ex-voto inachevé du mousse, ce diminutif qui doit, un jour, naviguer dans le tout petit infini d’une bouteille blanche. Ses lèvres d’enfant impie remuent : « Si je faisais un vœu, moi aussi ?… »

Elle n’a pas eu le temps de céder à cette faiblesse qui l’étonne. Une première barque, couchée parmi le ciel et la mer qui se rejoignent, vient de lui apparaître. Ils rentrent ! Ils vont tous rentrer ! La première a gagné l’avant-port. Une autre la suit, toutes les autres. Elles n’ont gardé que le foc, ce compagnon des tempêtes. Ludivine les nomme au passage. Voici, toute déteinte et vite reconnaissable, la pauvre Espérance.

Delphin est sauf !

Vite, Ludivine, cachée dans son fichu, se met à courir, tournant le dos à la mauvaise marée. Ce n’est pas pour se jeter, au débarquer, dans les bras du mousse. C’est, au contraire, pour rentrer au plus vite chez elle, afin qu’il ignore à jamais son angoisse. On est Normande ou on ne l’est point. La fillette veut bien aimer les gens à sa façon, de tout son cœur bourru. Mais elle ne veut pas qu’ils s’en aperçoivent.


✽ ✽

Elle avait eu beau courir, allumer en hâte la lampe, s’asseoir, une couture à la main, comme quelqu’un qui n’a pas quitté la maison, Tout se sait, dans le port de Honfleur. Elle n’avait vu personne, mais avait été vue, comme il ne manque jamais d’arriver dans cette petite ville aux cent yeux.

Delphin, glacé, trempé, rentra de la tempête comme on rentrerait d’une fête. Ludivine, désormais, pouvait le torturer, il savait qu’elle était sa promise ; car, son instinct le lui disait péremptoirement, c’était pour lui seul qu’elle était venue au bout de la jetée, comme jadis ses grand’mères pour leurs hommes en péril.

Cependant, il se garda, lui aussi, d’en dire un seul mot. Et le coup d’œil qu’ils échangèrent, quand il poussa la porte, sut, de part et d’autre, ne rien trahir de leur double restriction.

— Hélà !… s’écria Ludivine en faisant l’étonnée, dans queû position qu’te v’là, mon por’gas !… Vite que j’te donne de quoi t’changer.

— Tu parles d’un grain !… répondit-il.

— Avez-vous couru danger ?… fit-elle, toujours étonnée.

— Ma foi !… murmura-t-il sans préciser.

Mais, plus bas, il ajouta :

— L’bateau a besoin d’radouber, c’est sûr. Encore une furie comme celle-là, nous pourrions bien aller par le fond !

Et, sur ces mots, l’inquiétude, invisible hôtesse, entra doucement, et s’installa dans l’humble logis.


✽ ✽

Le petit Maurice :

— Combien de temps qu’y t’faudrait pour le finir, si t’y travaillais tous les jours ?

— Sur les longs-courriers, expliqua Delphin, les matelots mettaient bien deux mois, qu’mon père m’a dit.

Installés autour de ses mains habiles, les deux petits frères, hypnotisés, suivaient les progrès du bateau lilliputien. C’était par ces longues soirées d’hiver qui commencent au milieu de l’après-midi. Sitôt rentré de mer, le mousse se précipitait sur son couteau, ses pointes, ses petits bouts de bois pareils à des jonchets, tout son attirail amusant et menu. Parfois même, après des nuits passées à la pêche, il en oubliait d’aller dormir pour rattraper le sommeil perdu. Ludivine devait se mettre en colère.

— Pour qui qu’t’es si pressé !… Elle attendra bien, ta bonne Vierge !…

Mais les taquineries ne faisaient plus aucun effet. Delphin était fixé. Son vœu était exaucé. Il n’avait plus qu’à porter son présent à la chapelle.

Sur la table, encombrée déjà par les boîtes à ouvrage de Ludivine et de sa mère, qui cousaient ensemble après dîner, le mignon chantier jetait son désordre marin.

Et parfois de longs silences laborieux tombaient sur tant de têtes courbées autour de la lampe basse, celles de la mère et de la fille sur quelque chaussette ou fond de culotte, celle de Delphin sur son joujou, celles des deux écoliers sur les doigts constructeurs du mousse,

Avec une patience infinie, il avait sculpté son crevettier, du bout de son couteau, jusqu’à en faire un véritable bibelot de musée. Rien n’y manquait. La barre mobile commandait le gouvernail, la cale était pontée et munie d’écoutilles ; et les proportions de la coque, de l’étrave à l’étambot, étaient respectées avec sévérité.

Présentement, Delphin commençait la confection des mâts Ensuite, il lui resterait à peindre la coque, puis à fabriquer les voiles avec leurs drisses et leurs petites poulies grosses comme des têtes d’épingles. Enfin il faudrait entrer le bateau dans la bouteille par le goulot trop étroit, et le tout serait posé sur un pied de bois. Ludivine, en temps voulu, tricoterait un petit bonnet de laine pour coiffer le bouchon définitivement enfoncé dans le goulot, et l’ex-voto serait ainsi terminé.

— Est la première fois, disait le mousse, qu’on s’avise d’un crevettier pour une bouteille. D’ordinaire, y vous font des grands quatre-mâts ou des goélettes, à moins que ce ne soient des vapeurs à trois cheminées.

Et le petit Armand, ayant déjà le goût de la mer, ne cessait de poser des questions :

— T’as donc jamais regardé l’bateau de ton père ?… commençait Delphin, ironique. Deux mâts qu’y a. L’grand mât, et l’beaupré. Celui-là est mobile, au contraire du grand. La voilure ?… Une grand’voile entre corne et bôme, une flèche et deux focs — car la trinquette est un foc, pour tout dire. Seul’ment la trinquette est amarrée sur l’étrave, tandis qu’le foc propr’ment dit a sa draille qui prend sur le grand mât en haut et sur le beaupré en bas, avec une écoute au sommet d’l’angle.

La conversation cessait. Alors on entendait le tic-tac du coucou, chose vivante au fond de l’ombre. Calme, le rond lumineux de la lampe faisait plus noir le reste de la cuisine. Et, dehors, la grande voix de l’estuaire, rumeur éternelle, parlait de l’horizon, de la nuit, de la marée, du risque.

Au bout d’une heure environ :

— Allons !… disait Ludivine. Au lit, tout l’monde !

Et, chaque fois, les petits avaient envie de pleurer. Car, sans l’analyser, ils sentaient bien que cette voix autoritaire défaisait un grand charme.


✽ ✽

Quand parut la première violette, le bateau fut prêt à entrer dans la bouteille. Enfin le secret allait être révélé ! Mais un autre souci remplissait la maison. Le petit Maurice était sur le point de faire sa première communion.

Délicat, chétif, cet enfant n’avait jamais cessé de tousser depuis sa pleurésie. Son frère cadet, à présent, était plus haut que lui. Futur marin, c’était, celui-là, l’un de ces petits de chez nous que la mer magnétise de bonne heure et qui, comme les poètes et les religieux, ont la vocation dès l’enfance. Il s’était pris, cela va de soi, d’une grande passion pour Delphin, si doux, si bon, et qui lui enseignait avec tant de patience les choses du métier.

Plusieurs fois le mousse avait obtenu, par beau temps, qu’on le prit sur la barque. Enfin :

— Pourquoi qu’il irait pas à l’école des marins de la Basse-Seine ? avait-il risqué un jour.

Et l’on avait convenu que le grand frère d’adoption y retournerait lui-même, l’an prochain avec le petit.

Delphin, près de ses dix-huit ans, novice depuis seize ans, allait bientôt devenir officiellement matelot, être inscrit au rôle, en attendant, à vingt ans, l’inscription maritime.

C’était maintenant un grand et beau jouvenceau, large d’épaules, dont la démarche chaloupait, dont la moustache commençait tout juste à poindre, petite ombre blonde en dessus de la lèvre. Et Ludivine, qui n’avait pas encore dix-sept ans, vigoureuse et fuselée, semblait si bien faite pour lui que les commères du quartier commençaient à entrevoir un mariage, lequel semblait naturel à tout le monde, sauf aux parents, qui, bien entendu, n’y avaient jamais pensé.

Cette famille Bucaille, décidément, s’était relevée. Le respect général environnait les femmes de la maison, « bien travaillantes » disaient les voisines. Les mauvais propos du début avaient cessé. On commençait à comprendre quel beau geste avait été cette adoption de l’orphelin. Sans y démêler aucune nuance, en bloc, le port convenait que la présence du petit Le Herpe avait assaini la vie de ses bienfaiteurs. Et comme tout finit, dans le peuple de chez nous, par quelque sentence : « Les bons cœurs sont toujours récompensés… » concluaient les gens.

Cependant, les acomptes payés aux fournisseurs de la barque avec l’argent gagné par la pauvre Bucaille ne suffisaient plus pour arrêter leurs murmures. Les dettes devenaient criardes. La saisie menaçait. Le bateau, qu’on ne pouvait faire réparer avant d’avoir réglé ces arriérés, devenait de plus en plus dangereux. Il avait fallu se résigner à ne sortir que par beau temps. Ces vacances forcées faisaient, au fond, la joie du pêcheur, toujours plus ivrogne, toujours plus paresseux. La misère allait recommencer. Malgré le bel effort des femmes, le vice du chef de famille était le plus fort.

Ce fut à cette époque, au moment où ils s’y attendaient le moins, que le destin, qui, parfois, est bien plus subit que les grains en mer, vint changer la face de leur existence à tous.

Comme ils sont simples parfois, les événements qui doivent bouleverser la vie des humains !

Delphin et Ludivine, un après-midi, sont allés, comme les autres, voir, au pied de la Lieutenance, le baptême d’une barque.

Cet événement, souvent renouvelé dans le port, ne les aurait pas attirés, s’il ne s’agissait aujourd’hui d’un baptême de marque, la barque appartenant à M. Lauderin, un riche cafetier qui vient de s’improviser armateur, comme le font souvent, chez nous, des commerçants qui n’ont rien de maritime.

Les potins des commères ont surexcité tout le quartier. On sait que le parrain et la marraine seront la belle-sœur et le frère du cafetier, des Parisiens. « Elle porte voilette… » répète-t-on en parlant de la marraine. Et cela veut dire beaucoup de choses. Quant à Lauderin, il est connu dans la ville pour son argent, son faste et ses aventures galantes, sans compter la renommée de son café, fréquenté par les pilotes et par les messieurs des Ponts et Chaussées.

La curiosité d’abord, la gourmandise ensuite ont dirigé Ludivine du côté du vieux bassin. Il y aura du monde, et les dragées seront bonnes, raisons suffisantes pour l’ancienne petite coureuse de rues. Delphin l’a suivie à contre-cœur, comme si quelque instinct l’eût averti qu’il allait vers son malheur.

— Tu n’vas toujours pas courir après les dragées avec les gosses du ruisseau ?…

Cette petite parole a froissé Ludivine. Elle n’a pas répondu. Mais, pour taquiner le mousse, pour le punir d’avoir tant de mépris envers ses anciens pareils, la voici, déjà cabrée, qui se prépare à le scandaliser autant qu’elle le pourra.

La barque avait été lancée quelques jours plus tôt dans le chantier. On voyait son nom à l’étambot : Bon-Bec. Son étrave était peinte en rouge, reflet de corail qui jetait une lueur jusqu’au fond du bassin noir. Présentement, munie de ses mâts et de sa voilure, ce qui fait un plus beau baptême, elle se dressait, toute neuve, isolée dans ce bassin où l’on ne voit presque jamais de bateaux. On l’avait accostée au bas des quelques marches qui descendent jusque dans l’eau vaseuse, et ses belles voiles encore vierges de vent, sa peinture fraîche, ses mâts propres la faisaient ressembler à quelque grand joujou sorti de son carton.

Une vieille barque abandonnée qui montre déjà son squelette est pathétique à voir. Une barque neuve l’est encore plus, peut-être. Car l’une a fini ses risques et l’autre les commence. Elle n’est pas encore hantée par l’âme des hommes et l’âme de la mer, ces deux forces tempétueuses. Et l’on songe aux jours qui devront s’écouler pour que ses voiles prennent la couleur du temps, pour que ses bois brunissent et se polissent sous les mains courageuses qui les mèneront au rude labour des eaux marines.

En arrivant au bas de la Lieutenance, Ludivine et Delphin virent la petite foule amassée là, les hommes découverts et les femmes recueillies comme à la messe.

Deux prêtres étaient à bord, en surplis, jetant l’eau bénite et les poignées de sel et de blé qu’on doit répandre aux quatre coins du bâtiment, au cours de la petite cérémonie. Et les paroles latines et rituelles, murmurées en même temps, donnaient une âme humaine à ce bateau, lequel, comme un enfant qui vient de naître, avait déjà son état civil, tout premier commencement de son histoire.

La puissance mystérieuse des mots semble attirer sur la barque neuve, qui n’était jusqu’ici que bois et toile, une invisible et salutaire présence, faire signe à l’ange gardien pour qu’il veuille, descendu de l’Inconnu, s’asseoir désormais à la barre, spectre transparent parmi les gas en laine bleue.

« Sois propice, Seigneur, à nos prières, et, avec ta droite sainte, bénis cette barque et tous ceux qui navigueront sur elle, comme tu as daigné bénir l’arche de Noé marchant dans le déluge ;

« À ceux-ci, Seigneur, prête ta droite comme tu l’as prêtée au bienheureux Pierre marchant sur la mer ;

« Et envoie des cieux ton ange, afin qu’il délivre, qu’il préserve toujours cette barque de tous les dangers, avec toutes les choses qui seront en elle ;

« Afin que tu protèges (toutes adversités conjurées) au port toujours désirable, dans une course tranquille, tes serviteurs ;

« Afin que, toutes affaires bien négociées et réglées, tu les ramènes chez eux toutes les fois, et avec toute joie.

« Ainsi soit-il ! »

Le rituel terminé, les prêtres se défirent de leur surplis et se retirèrent. Et tout aussitôt commença la ruée autour de la marraine, qui montait les marches en jetant des dragées.

Outre les sordides bandes d’enfants qui se faufilent partout, nombre de personnages du port, débardeurs et autres, ne craignaient pas de se précipiter les premiers pour attraper les bonbons volants.

Et plus d’une grosse voix d’homme moustachu se mêlait au chœur aigu des mioches :

— J’en ai pas eu, madame !… J’en ai pas eu !…

Assaillie, bousculée, le chapeau de travers, la marraine défendait ses dragées comme elle pouvait contre les mains avides qui lui barraient le chemin.

À l’écart de cette petite curée, quelques marins regardaient en cercle, amusés du spectacle.

La Parisienne, prise d’assaut, suscita bien vite les moqueries de Ludivine :

— R’gâde la voilure de son capet qui prend l’vent !… Tout à l’heure y va nager dans l’bassin avec la barque !… Et c’est qu’elle en fait, des p’tites croupettes ! Elle est peinte à neuf itou, la marraine !…

— Te tairas-tu ?… soufflait Delphin. Elle va entendre !…

— J’m’en fiche bien, par exemple !… lui jeta-t-elle par-dessus son épaule.

Pour voir de plus près cette marraine un peu fardée et dont le luxe assez commun excitait sa verve, elle fendit la houle grouillante, à coups de coude, suivie par l’adolescent qui cherchait à la retenir.

Juste à cet instant, venant au secours de sa belle-sœur, Lauderin, le cafetier-armateur, accompagné de son frère, parrain de Bon-Bec, surgit on ne sait d’où, tenant aussi dans ses mains une provision de dragées qu’il se mit à jeter dans une autre direction.

Ludivine, lancée en avant, se trouva face à face avec lui, le dévisagea, — moustache rousse, prunelles foncées, figure blafarde sur un corps petit et rablé d’homme de trente ans, — le dévisagea d’un regard effronté, puis tendant les deux mains :

— Donnez-m’en !

Sentant que, derrière elle, Delphin, formalisé, la pinçait, elle exagéra tout de suite, et se mit à rire d’un rire canaille.

Lauderin, arrêté devant elle, la dévorait des yeux.

— Tenez, mademoiselle !… dit-il.

Et, sans quitter du regard les yeux trop clairs, les yeux fascinateurs qui se moquaient de lui, dans les deux paumes ouvertes de la petite, il versa la moitié de ses dragées, dont une partie roula par terre, aussitôt ramassée par vingt-cinq mains enchevêtrées.

Emportant son butin de toutes couleurs, la petite pirate s’éloignait déjà sans dire merci, sans se retourner. Rieuse, elle revint vers Delphin tout rouge de honte. Celui-ci, la saisissant par le bras :

— Allons-nous-en, maintenant !

Et, nerveux, il l’entraînait, aimant mieux ne plus parler, tant il avait à dire.

Ludivine, tout en le suivant, tendit vers lui ses paumes qui semblaient pleines de petits œufs d’oiseau.

— En veux-tu ?…

Il haussa les épaules, furieux.

Elle s’arrêta quelques secondes pour se glisser dans la bouche deux dragées à la fois. Alors, derrière elle, une voix appela :

— Mademoiselle ?…

Elle fit volte-face et vit Lauderin qui l’avait rejointe. Alors, pour agacer Delphin, elle sourit au cafetier, fort gentiment, en disant :

— Merci bien, monsieur !

Il ne souriait pas, lui. L’expression de son visage était celle d’un homme foudroyé.

Pendant que le mousse, complètement exaspéré, la reprenait au bras presque brutalement, l’autre, resté sur place parmi la foule, la regardait s’éloigner avec un regret immense.

Elle tourna la tête pour constater cela, puis se mit à pouffer de si bon cœur, tout en courant au pas saccadé de Delphin, qu’il ne put, cette fois, se retenir :

— T’es pas honteuse ?

Conquérante et gaie, elle croqua plus fort ; et, la bouche pleine :

— Elles sont bonnes, tu sais !

Elle sentit qu’il avait envie de la bousculer, de la battre.

— T’es pas honteuse ?… répéta-t-il, hors de lui.

— Mais non !… fit-elle tranquillement. Il est gentil, l’gas BonBec !… J’aimerais bien un bon homme comme ça, moi ! D’abord, j’adore les rouges !

Et, de nouveau, Delphin prit le parti de serrer les dents et de se taire.

En entrant au logis, ils trouvèrent Maurice et Armand qui revenaient tout juste de l’école. Voyant les dragées dans les mains de leur sœur, ils bondirent sur elle avec des yeux flamboyants.

— Donne-nous-en !… Donne-nous-en !…

Naturellement, elle ne s’exécuta qu’après mille taquineries. Sans avoir l’air de s’apercevoir de tant de cris et pirouettes, le mousse, dans un coin, renfrogné, s’était plongé dans la lecture d’un de ses anciens livres, comme il faisait chaque fois que quelque chose allait mal dans la maison. Mais il savait bien que c’était pour lui que parlait Ludivine, encore que ne s’adressant qu’à ses petits frères.

— Ça ! On a eu de l’agrément ! Était un beau baptême, avec une marraine de la haute, et tout plein de monde. Et j’t’envoie des dragées à droite, et j’t’en envoie à gauche !… Il y avait des batteries, et les hauts cris partout. Est pas étonnant, quand on pense que m’sieu Lauderin est riche comme Cressû, et qu’était la première fois qu’y baptisait une barque. Mais, tout de même, est un bonhomme charmant, car y m’a servie avant l’s’autres, et bien servie, encore ! Et pis, il est gentil comme tête, dans son genre de rouquin, avec une belle moustache comme ça, des yeux noirs et l’sang haut. D’abord, moi, j’adore les rouges !

Quand cela eut trop duré, Delphin se leva d’un coup sec et se dirigea vers la porte pour sortir.

— Ah ! mais !… réclamèrent les petits en courant à lui, et ton bateau qu’tu dois finir de peindre aujourd’hui !

En mordant sa lèvre inférieure, il secouait la tête, tandis que ses mains repoussaient doucement les enfants.

— Non ! non !… répétait-il d’une voix où il y avait déjà des larmes, j’le finirai pas aujourd’hui.

La protestation des deux garçonnets fut véhémente et tapageuse. Accrochés à la vareuse du mousse, ils suppliaient, pleurant presque.

— Mais puisque t’as l’temps d’ici la marée ?… Puisque tu n’as presque plus rien à y faire, que t’as dit que dans huit jours il entrerait dans la bouteille !

Sans les écouter, il mit la main sur la porte, pressé de s’en aller, de fuir sans savoir où.

Ce fut Ludivine qui lui barra le passage. Ses yeux moqueurs l’enveloppèrent tendrement.

— Qui qu’t’as ?… demanda-t-elle entre haut et bas. T’es jaloux ?

— Non !… répondit-il avec violence.

Car c’est le propre des jaloux de toujours nier énergiquement dès qu’on leur pose la question.

Dominatrice, amusée, elle le considérait. Il était sa proie sans défense, sa possession plénière. Elle pouvait à son aise le torturer, le regarder souffrir sous ses yeux cruels.

Elle fut tentée de continuer ce jeu supérieur. Mais, comme il avait le menton sur la poitrine, elle vit, le long de sa vareuse bleue, tomber une lourde larme. Alors, remuée, soudain débonnaire :

— Allons !… dit-elle maternellement, est fini. Viens continuer ton bateau, va !

Mais, sans répondre, sans la regarder, le mousse, en colère pour la première fois de sa vie, sortit brusquement, claquant presque la porte derrière lui.

X

Depuis deux jours le petit Maurice s’était mis à tousser si désespérément que Ludivine prit en soupirant le parti de « le conduire au médecin », événement rare dans le monde pauvre.

Cet enfant ne s’était jamais bien remis de sa pleurésie. Sa pauvre petite figure fade de blond aux cils blonds portait déjà les marques d’une précoce phtisie : pommettes osseuses et souvent rouges, regard trop brillant, oreilles décollées. Il était, de plus, resté chétif, trop petit pour son âge et trop étroit de poitrine.

Le peuple, en général, arrange tout en déclarant que les « nerfs prennent le dessus sur le sang », et ne considère pas comme gravement atteint un malade qui n’est pas forcé de se coucher. Mais cette toux opiniâtre devenait vraiment inquiétante.

« Il aura pris froid en revenant de l’école, » disait la famille. Et comme la tisane chaude qu’on lui donnait le soir ne le guérissait pas, il avait bien fallu se résigner à dépenser six francs pour le mener à la consultation.

Le médecin ne cacha pas à Ludivine que le cas du petit n’était pas bon. Il fit une ordonnance longue, dit qu’il fallait revenir tous les cinq jours pour des pointes de feu, puis parla d’un sanatorium mot que la jeune fille ne sut jamais répéter, et qui lui parut hébreu, sinon chinois.

La mère, en apprenant tout cela, leva les bras au ciel, désespoir compliqué. D’une part, la potion, les cachets et les pilules qu’il fallait faire faire chez le pharmacien, sans compter l’obligation des pointes de feu, constituaient une dépense calamiteuse, vu l’état précaire du budget ; d’autre part, l’importance même de cette dépense signifiait clairement que le petit était en danger.

Le chagrin causé par les maladies de leurs enfants est toujours doublé, chez les prolétaires, d’une désolation pécuniaire, et les deux soucis sont situés exactement sur le même plan.

— J’avions bien besoin de ça, avec les dettes qui nous mangent déjà !… répétait la femme Bucaille. De dire que j’me tue à lavailler pour donner des acomptes aux mâdits fournisseurs, et que la médecine va tout m’emporter !

Et ce n’était qu’après s’être longtemps lamentée sur cette donnée qu’elle ajoutait :

— Pourvu qu’mon p’tit gas se guérisse vite, moi qu’ai déjà perdu mon aîné !

Ce fut en revenant de la seconde séance de pointes de feu que Ludivine, ayant laissé son petit frère rentrer seul tandis qu’elle continuait à faire quelques courses en ville, rencontra, comme elle s’en revenait dans son quartier, M. Lauderin lui-même, qui lui fit un grand salut.

Elle l’avait déjà complètement oublié, bien que Delphin continuât, jusqu’à ce jour, à bouder comme un enfant.

Divinatrice comme toujours, elle eut nettement l’impression que le riche cafetier ne se trouvait pas par hasard dans « ce parage matelot », mais qu’il avait dû se renseigner, et rôdait exprès par là.

Sans oser rien affirmer elle fut amusée par cette pensée, qui réveillait son humeur railleuse et taquine. Une nouvelle victime à tourmenter n’était pas pour lui déplaire.

Cependant, malgré toutes les paroles qu’elle avait dites pour exaspérer Delphin, ce Lauderin ne lui était certes pas sympathique. Elle détestait d’instinct les riches, et, sans même qu’elle le sût, son esprit de caste était formel, la cantonnant pour toujours dans le monde des gens de mer.

Le surlendemain, en sortant, vers le soir, du maudit bout, elle se trouva nez à nez avec son nouveau soupirant. Le boulevard marin était désert et assez sombre. Il osa, cette fois, aborder la jeune fille,

— Je ne sais pas si vous me reconnaissez… commença-t-il en tirant son chapeau. Nous nous sommes vus au baptême de ma barque, dernièrement.

Emportée par sa perversité, coquette, elle répondit :

— J’s’rais bien ingrate ! Vous m’avez fait une petite douceur, avec vos dragées, qu’étaient bien bonnes !

Encouragé, le coureur eut un sourire avantageux qui déplut instantanément à l’adolescente.

— Quand on a des yeux comme vous en avez, dit-il, on n’a qu’à tendre les mains pour obtenir tout ce qu’on veut !

Il ne comprit pas. Brusque, elle lui tournait le dos.

— Bonsoir !…

Il se mit à courir derrière elle.

— Mademoiselle !… Mais quoi ?… Qu’est-ce que vous avez ?…

Le jeu ne lui plaisait déjà plus. Elle se sentait froissée dans sa dignité singulière. Il lui fallait des timides. Les audacieux déchaînaient son esprit combatif, réfractaire, contradictoire.

Au bout de quelques pas pendant lesquels il lui murmura l’on ne sait quelles choses, elle s’arrêta tout net, le toisa, dans le crépuscule de ses yeux volontaires, inflexibles et si clairs, et prononça sans chercher ses mots.

— En v’là assez, m’entendez-vous ?… Maintenant, vous allez me f… la paix, et plus vite que ça !

Il s’était immobilisé, tout saisi. Pendant qu’elle S’éloignait, hargneuse, il lui cria de loin, sur un ton de badinerie galante :

— Petite méchante, allez !… Petite méchante !…

Mais elle n’entendit pas le reste, car la distance qui les séparait était déjà trop grande.


✽ ✽

Quand Delphin rentra de la pêche, tard dans la soirée, la mère et les deux petits étaient déjà couchés. Il remarqua la mauvaise humeur avec laquelle Ludivine lui servait à manger. Il en fut bien étonné, N’était-ce pas lui qui boudait ?

Il ne pouvait pas savoir que la petite lui gardait rancune, obscurément. Elle s’était montrée si catégorique envers l’autre qu’il lui semblait que le mousse eût dû lui en savoir gré.

Pendant qu’il avalait sa soupe en silence :

— Vas-tu continuer longtemps, demanda-t-elle, agressive, à me faire c’te vieuille tête de coche ? Qui que j’t’ai fait, moi ?… Si tas queuque chose à dire, dis-le ! Moi j’aime les paroles toutes crûtes. J’peux pas souffrir qu’on recouvre l’mystère pendant si longtemps ; ça me nuit ! Un grand fourquet comme toi, ça d’v’rait avoir du raisonnement. Mais tu n’n’as brin, à t’n’âge, et te v’là qui boudes comme une vieuille fumelle, sans qu’on sache seul’ment pour qui !

Elle lui cherchait querelle. Delphin, tout embarrassé, ne savait que répondre. Il avait encore le cœur gros, depuis ce baptême. Mais il savait que, même en expliquant ses griefs, il n’aurait jamais le dernier mot. Redoutant les cris de Ludivine, il dut se borner à dire :

— Tu m’as fait peine, tu l’sais bien ! Mais moi je veux bien n’pus y penser, puisque ça t’chagrine !

Elle le regardait, les sourcils froncés. Elle l’aimait bien, son grand gosse jaloux. Comme elle se sentait sombre et compliquée, en face de cette candeur.

— Tiens !… va t’coucher, conclut-elle en haussant les épaules. Demain tu travailleras à ton bateau. Tu le quittes depuis si longtemps sû l’chantier !

— Bien, fit-il doucement.

Une fois de plus elle acceptait l’ex-voto. Tout heureux, il l’embrassa sur les deux joues avant d’aller dormir, la laissant, seule éveillée dans la maison, laver et ranger la vaisselle du maigre repas qu’elle venait de lui servir.


✽ ✽

La troisième rencontre avec Lauderin eut lieu, comme il fallait s’y attendre. Il la guettait effrontément à sa porte, en pleine animation matinale,

Un avertissement secret ou bien l’émotion réelle qui le poignait le faisait non plus conquérant mais humble, presque, malgré qu’il fût si bien habillé, tandis que la pâleur de son visage, l’intensité de son regard montraient le travail rapide qu’avait accompli dans son être sa passion naissante.

— Écoutez-moi !… dit-il, parlant vite et sans attendre les rebuffades. C’est très sérieux. Je sens que je suis pincé, et bien pincé, Si vous saviez ! Alors, voilà. Mamzelle Bucaille aime bien les dragées. Elle aimerait peut-être aussi tout le reste. Moi, j’ai de l’argent tant qu’elle en voudra.

Il haleta un instant, se dépêchant à son côté. Sa voix s’étrangla pour achever la phrase. Il était en plein amour, en plein drame.

— Vous ne croyez pas que… qu’on pourrait s’arranger ?…

La fillette sentit que celui-là aussi elle le possédait, que celui-là aussi c’était une proie. Elle ne s’en étonna pas. Sa puissance était ramassée en elle, formidable, pleine de sortilèges qui n’attendaient que des occasions de se manifester. Aventureuse de naissance, elle eut un tout petit battement de cœur en constatant sa conquête, satisfaction du pirate qui vient de faire une prise.

Les yeux transparents qu’elle tourna vers cet homme furent magnifiques de cruauté tranquille. Un léger déhanchement dans sa démarche, qui était naturellement provocante, accentua tout ce qu’elle mit dans ce regard. Sans rien calculer, poussée par le simple instinct, ainsi voulait-elle à la fois achever de l’affoler et le désespérer définitivement.

— J’crois bien qu’vous voulez rire ?… scanda-t-elle. Mamzelle Bucaille n’est qu’une ouvrière, mais elle ne mange point d’ces dragées-là !

Déjà pâle, il devint livide. Ses moustaches rousses tremblèrent :

— Écoutez !… Écoutez !… balbutia-t-il.

Mais, arrêtée net comme la première fois, elle l’enveloppa des pieds à la tête d’un tel coup d’œil qu’il entendit d’avance la superbe bordée d’injures, scandale public, qu’elle allait, en pleine rue, lui jeter en pleine figure.

Prudent et rapide, il s’esquiva sans tourner la tête.


✽ ✽

Les enfants battaient des mains. Delphin venait d’achever la pose des deux mâts sur son crevettier minuscule. La petite chose, parachevée et peinte, avec son étrave blanche sur fond noir, n’attendait plus, pour être complète, que de recevoir ses quatre voiles.

Avec ce goût inné des marins, qui n’est dû qu’au simple esprit d’observation, le mousse avait choisi, pour cette voilure, des petits bouts de papier jaunis, afin que la couleur de son bateau restât vraisemblable, au creux de cette bouteille dont les reflets allaient imiter le ciel et la mer. Il fallait encore peindre les deux lettres H.O. sur la grand’voile ; et le pavillon tricolore n’était pas non plus fixé tout au haut du grand mât. Enfin il s’agissait d’accommoder la bouteille elle-même, d’y couler avec mille précautions la colle forte qui fixerait dedans l’embarcation naine, et qui serait colorée en bleu pour figurer les vagues.

— Je sculpterai le pied une fois la barque entrée… avait dit Delphin.

Il mit dans le fond de sa main la charmante babiole, l’éleva doucement au-dessus de la table, et tous les yeux regardèrent, admiratifs.

Le gros temps d’aujourd’hui, orage d’été, n’avait pas permis la sortie de la lamentable Espérance. On entendait la pluie rageuse se ruer sur les vitres, au gré des coups de vent. Bucaille était en ville, roulant les cafés du samedi. La mère était libre pour l’après-midi, comme chaque semaine.

Quand tout le monde eut bien contemplé, Delphin reposa sa barque, avec grand soin, sur le buffet.

— On va faire le pavillon !… dit-il.

Et, mystérieux, il ajouta :

— Y aura aussi eune flamme à l’arrière, avec deux noms dessus !

— Queu noms ? demandèrent les petits garçons, intrigués.

— Vous voirez… répondit-il, évasif.

Et Ludivine, par-dessus son ouvrage, cligna des yeux vers lui, car elle avait compris.

Sans s’arrêter de coudre, la femme Bucaille remarqua :

— Y a bien des ségrets, dans ton batiau !… Mais enfin pisqu’on va tout savoir demain ou après-demain, faut pas trop s’plaindre. Mais j’vois pas encore comment qu’tu vas l’entrer dans ta bouteille, à moins qu’tu n’sois un bonhomme sorcier !

Le rire de Delphin mit deux fossettes dans ses joues dorées et lisses. Depuis le printemps il s’amusait de cette énigme qui énervait les autres. Il reprit son pinceau pour peindre, aux trois couleurs, le pavillon taillé dans une autre feuille de papier. Les deux gamins penchés, haletants, tiraient la langue comme lui, quoique ne faisant que regarder.

Ce fut à cette minute que la porte, en s’ouvrant sur la bourrasque, fit sursauter, surpris, tout le petit cercle familial. Alors le Père Bucaille, entrée inattendue, fit son apparition dans la cuisine.

Son ivresse quotidienne, à cette heure du jour, ne devait en être encore qu’à la période gaie, car un bon rire ouvrait son visage tanné, tandis qu’il s’avançait, tout trempé de pluie, d’un pas vacillant.

— J’ai pas pu attendre pour vous l’dire !… claironna-t-il, Le patron d’Bon-Bec, y a déjà queuque temps qu’y me mène le soir chez son armateur, au Grand Café Maritime. Est un endroit bien trop beau pour nous autres. Mais m’sieu Lauderin, vous parlez d’un homme bien ! Y m’a payé tous ces soirs des tournées d’capitaine, on peut l’dire ! Et, aujourd’hui, s’est assis à côté d’nous à la table, avec rien que des gentilles raisons : « Vot’femme… Vos éfants… Vot’bateau… » Le père La Limande, qu’est donc l’patron d’Bon-Bec, il avait la langue un brin longue. « Son batiau ?… qu’y disait, vous voyez bien qu’il est en démence, puisqu’y n’sort pas annuit, rapport à la foudre d’vent. Il a bésoin d’radouber, qu’y disait, mais l’méchant Bucaille, il est comme moi. Il y manque toujours neuf francs pour en faire dix ! » Et v’là m’sieu Lauderin qui dit : « Y a donc personne en ville pour y en prêter ! » « Faut crère !… » que répond mon père La Limande. « Eh ! ben !… qu’dit m’sieu Lauderin, ramenez-moi c’t’homme-là ce soir, à diner. Moi j’aime bien les marins, j’pourrais p’t’être faire queuque chose pour li ! » Est comme cha qu’il a dit m’sieu Lauderin. Alors, moi, me v’à rarrivé poû m’changer, qu’ma malheureuse vareuse s’rait pas tout à fait à sa place chez des grandes gens. Vous allez m’donner ma belle bleue qu’a pas sorti d’puis l’règne dernier. Et v’s allez voir qu’y va s’faire du nouveau, après tout cha ! Les femmes, qui m’font toujours eune vie désordonnée rapport à l’argent, vont pus avoir à dire mot, mon bateau radoubé. Et j’sortirons par tous les temps, mon Delphin, qu’t’auras tous les soirs ta part de criée à leur rapporter. Voilà !

À mesure qu’il parlait, les visages jouaient en silence leurs rôles de mimes. Celui de la grêlée s’illuminait de joie et de stupeur, celui de Delphin devenait peu à peu tout pâle ; celui de Ludivine s’imprégnait d’une indéchiffrable gaîté. Quant aux deux galopins, dérangés dans leur amusement, ils attendaient la fin pour reprendre la confection du petit pavillon tricolore, si fâcheusement interrompue.

— L’bon Dieu nous fait des grâces !… murmura la grêlée. J’me d’mandais comment qu’on s’en sortirait, avec la maladie de Maurice qui nous mange tout ! T’as bien travaillé, Bucaille !

Dans son enthousiasme elle s’était levée, surprise que les autres n’en fissent pas autant.

— Alors, dit froidement Ludivine, tu vas t’faire prêter de l’argent par c’gas-là qu’tu n’connais seul’ment point ?

Bucaille se tourna furieux :

— Est bien des paroles de femme !… fit-il avec mépris. Est-y parce que j’sommes pas cousins qu’son argent s’ra plus mauvaise qu’une autre ?

— Et comment qu’tu y rendras, toi qui n’sais seul’ment pas te gouverner ?

La mère s’indigna :

— Vas-tu y chercher des mots, à c’t’heure ?…

La dispute était amorcée. Elle fut longue et bruyante. L’opposition de Ludivine restait incompréhensible pour le père et la mère, ligués ensemble contre elle. Delphin, tout tremblant de colère et de jalousie, n’osait pas jeter son mot dans le débat. Ludivine l’étonnait comme elle étonnait ses parents. Mais il était, lui, tout plein de joie, voyant avec quelle ardeur elle exprimait sa défiance et son antipathie vis-à-vis du néfaste cafetier. Jamais il ne l’avait sentie, plus qu’en cette minute, sa camarade, son alliée, sa fiancée. Il avait envie de la prendre par la main pour se dresser avec elle devant les parents criards.

« Bon !… voilà que ça recommence !… » durent penser les voisins, déshabitués peu à peu du hurlement éternel de cette maison. Tristes, Maurice et Armand attendaient toujours. Maurice, fatigué, souffreteux, cherchait à dormir sur la table.

Quand le bruit fut à son comble :

— L’écoute donc point ! finit par dire la femme Bucaille, outrée. Vi-t-en plutôt avec moi. J’vas te donner ta belle vareuse et te rapproprier un peu !

Un quart d’heure plus tard, tout flambant, la figure rouge d’avoir été frottée au savon, Bucaille, accompagné jusqu’à la porte par sa femme, sortit enfin, se rendant à ce dîner qui déchaînait tant d’orages, et laissant derrière lui se continuer, interminables, les vociférations de la mère et de la fille.

Il se passa deux jours. Puis, triomphant, un soir, le pêcheur vint annoncer :

— Mon bateau va pouvoir aller au bassin de radoub. Les fournisseurs seront payés demain.

Et Delphin, qui vivait comme un corps sans âme depuis ces deux jours, sortit brusquement pour ne rien entendre de plus, tandis que Ludivine, les mains aux côtes, éclatait d’un rire absolument démoniaque.


✽ ✽

Sans travail pour une bonne pièce de temps, puisque sa barque était aux mains des ouvriers, Bucaille ne quitta guère le Grand Café Maritime, où, sans rien payer, il buvait tant qu’il voulait.

Au logis, la même querelle, sans cesse ranimée, dressait Ludivine contre sa mère dès que celle-ci rentrait de son travail. Les enfants étaient maintenant en vacances, l’année scolaire s’étant terminée depuis peu. Ils avaient compté sur Delphin et son bateau pour les enchanter. Mais Delphin, sombre, ne voulait plus rien entendre, Une fois de plus, l’ex-voto non terminé s’empoussiérait sur le buffet.

Le mousse disparaissait pendant de longues heures. Peut-être errait-il du côté de la jetée, comme tous les marins désœuvrés ; peut-être se dirigeait-il vers le cimetière où dormait, si calme, son premier passé ; peut-être, enfin, essayait-il, en tournant autour du Grand Café Maritime, de deviner ce qui se passait entre Bucaille et Lauderin, ces étranges inséparables.

Quand cette phase eut assez duré, au moment où il se levait, un jour, prêt à sortir comme tous les après-midi depuis plus d’une huitaine :

— Dis donc ?… l’interpella Ludivine, vas-tu tous les jours courir comme ça, toi ?… Moi et puis mes frères, j’sommes-t-y des hommes des bois, pour que t’aies mal au cœur de nous ? Ces pétits-là s’ennuient d’toi quand t’es pas là. Toute la journée y m’cassent la tête avec ton bateau qu’t’as pas fini. Y veulent en voir le bout, t’entends ?…

Elle fit un pas sur lui, l’anéantit d’un regard plein de complicités, et termina :

— Y veulent en voir le bout… et moi aussi !

C’était un ordre, ordre bien doux à entendre. Obéissant, empourpré, Delphin, au milieu des cris de joie des deux enfants, se dirigea vers le buffet pour y reprendre son bateau. La table, en un instant, fut couverte par les cent débris enivrants autour desquels tant de belles heures avaient été passées déjà. Ludivine venait de prendre son ouvrage.

Et le labeur minutieux recommença, dans un silence palpitant, à peine coupé, de temps à autre, par quelques mots échangés.

— Quand y s’ra temps de te faire chauffer ta colle, tu m’le diras !… disait Ludivine.

— Veux-tu qu’on te prépare du bleu pour la mer ?… demandaient les enfants.

Vers l’heure de diner :

— Passez-moi la bouteille !…

Ô moment tant attendu !

Les manipulations de Delphin retenaient toutes les respirations. La colle forte coloriée était prête. Et les deux petits frères debout, Ludivine avançant le cou par-dessus sa couture, surveillaient la délicate opération.

La grêlée entra, revenant de l’hôtel où elle lavait le linge.

— T’arrives à temps !… s’exclama Ludivine, oubliant pour un instant ses disputes. Y va justement faire le lancement d’sa barque dans la bouteille, que j’allons enfin découvrir la racine !

Et, penchée avec les autres, la mère, le souffle coupé comme eux, s’immobilisa derrière Delphin.

— Si on rate son coup, murmura celui-ci, tout est à recomm…

Un craquement dans la porte, qui s’ouvrit toute grande.

— Bonsoir, tout l’monde ! J’vous amène de la visite.

Un seul sursaut mit debout Ludivine et Delphin. La bouteille roula sur la table, à côté du petit bateau. S’effaçant pour le laisser passer, le père Bucaille annonça :

— M’sieu Lauderin !


✽ ✽

Quand ils furent tous assis autour des verres de cidre, on s’aperçut que Delphin avait disparu.

Armand et Maurice, des larmes dans les yeux, avaient doucement reporté la bouteille et le bateau, l’un près de l’autre, sur le buffet de bois blanc.

La mère Bucaille, effarée, humble, relevait son tablier bleu. Ludivine, les yeux fixes, dévisageait durement Lauderin, assis en face d’elle. Le pêcheur riait.

Il y eut un moment de grande gêne pendant lequel, fuyant le regard de la jeune fille, le beau visiteur inspecta les lieux, étonné sans doute de la propreté, de l’intimité, de la dignité de cet intérieur qu’il avait pu croire tout autre, imaginant quelque borgne repaire comme il en est tant en ville.

Avait-il essayé sur le père ivrogne, d’une manière détournée, les propositions si fièrement repoussées par la fille ? Venait-il voir par lui-même, n’ayant rien tiré du pêcheur pâteux, à quoi ressemblait cette famille dont il ne savait pas grand’chose ?

Pendant qu’il examinait, la pauvre grêlée, le cœur battant, essayait que fût avenant l’accueil fait à ce riche inattendu qui les avait si généreusement tirés d’embarras.

Le tout est de ne pas laisser tomber la conversation.

— Y fait chaud, m’sieu Lauderin, écoutez, qu’on en est resté !… Heureusement que j’sommes encore du bon côté d’l’année, quoique les jours en perdent tant ou plus ! Mais on y verra clair très tard encore pendant tout le mois d’août !…

Lauderin eut enfin le courage de laisser ses yeux retourner à Ludivine. Dans le langage immédiat et muet du regard, malgré lui, tragiquement, il exprima : « Je suis fichu. C’est fini ; car toi, garce, je sens que je vais t’avoir dans le sang. »

— Not’cidre n’est jamais qu’d’la boisson, m’sieu Lauderin ! Vous qu’avez tout ce qui s’boit d’meilleur dans vot’café, faut qu’vous ayez chaud pour accepter ça !

Aimable et supérieur, il se tourna vers la modeste créature :

— Ce qui est offert de bon cœur, madame Bucaille, vaut le meilleur champagne.

Elle rit, toute confuse et charmée, d’un pauvre rire édenté, si touchant.

— Mon homme nous a dit vos bontés, m’sieu Lauderin…

Le tablier bleu se tortillait dans ses mains bouillies de laveuse.

— Ces éfants-là vous devront bien d’la reconnaissance, m’sieu Lauderin !…

Les deux petits, mornes, ne bougèrent pas. Ludivine ne sourcilla point.

— C’est jeune… Ça ne comprend pas encore.

— La mauvaiseté passe devant !… articula péniblement le pêcheur, dont les yeux troubles chaviraient.

Désolée de l’insolence glacée de sa fille, la grêlée tâcha de la faire entrer dans l’entretien.

— Y a pas trop à dire de l’aînée. Elle fait c’qu’elle peut !… Pas Ludivine ?

— Quel joli nom !… se récria Lauderin.

Il n’osait pas s’adresser directement à la petite. Après avoir enregistré son éloquent regard de tout à l’heure, elle avait cessé de le fixer. Détachée et lointaine, elle examinait le sol. Et ses longs cils noirs, sous son étonnante frange pâle, ne laissaient voir qu’à peine la lumière perlée de ses prunelles.

Malgré tous les efforts de l’infortunée Bucaille, le silence enfin tomba.

Lauderin, d’une main blanche et potelée, tournait sa courte moustache couleur de carotte. Il avait les yeux petits et noirs, le teint lunaire des roux, un commencement d’embonpoint, qui rapetissait sa taille moyenne et tendait à craquer son complet commun sur ses formes molles de citadin.

Quand le silence fut devenu intolérable :

— Ludivine… reprit-il, parlant presque bas. Ce serait un beau nom pour une barque !

Il s’avança d’un coup de reins sur sa chaise, comme pour se rapprocher de la jeune fille, séparée de lui par la table. L’audace lui revenait enfin.

— Vous accepteriez, mademoiselle, d’être la marraine de ma prochaine barque ?…

Comme elle ne répondait rien, il se dépêcha, tourné vers les parents ébahis :

— Mademoiselle votre fille était au baptême de Bon-Bec, et…

— Oh ! les dragées étaient bonnes !… s’exclamèrent les deux petits, subitement réveillés.

Lauderin se mit à rire un peu trop fort.

— Vous en aurez de meilleures au baptême de la Ludivine… si votre sœur veut !

— Ça !… m’sieu Lauderin… commencèrent ensemble le père et la mère, qui n’en revenaient pas.

La grêlée murmura :

— Est trop d’honneur pour nous, m’sieu Lauderin !

— Mais pourquoi donc, madame Bucaille ?… L’honneur sera pour moi !… si votre fille veut bien accepter !

Il s’écoutait parler. Mais son cœur devait battre fort, car sa voix tremblait. Officiellement, il s’abaissait, chez ces gens de rien, à supplier cette fille de glace qui ne daignait même pas lui répondre, malgré les signes affolés que lui faisait sa mère.

Un silence encore. Il fut long et douloureux.

— Mademoiselle réfléchira !… dit tout à coup Lauderin en se levant.

La visite était terminée. Tout le monde, en même temps que lui, fut debout.

Sur le seuil, la femme Bucaille se confondit en remercîments. L’attitude de sa fille lui mettait une petite sueur aux tempes. Les deux garçons, sans trop savoir pourquoi, battaient des mains. Mais Bucaille, titubant, ne pouvait plus articuler que des syllabes informes.

— Au revoir, père Bucaille !… Au revoir, madame !… Au revoir, mes enfants !… Au revoir, mademoiselle !…

Ludivine retira vite sa main, d’un geste dégoûté. La porte s’était refermée. La scène formidable qui couvait depuis trois quarts d’heure allait éclater. Delphin disparu ne revenait pas.


✽ ✽

— Faut qu’tu sois bête comme trente-six cochons pour pas comprend’!… répétait Ludivine, ricanante, déchaînée,

Elles venaient toutes deux de coucher le pêcheur, qui ne pouvait plus tenir debout.

— Et Delphin qui n’est pas là !… disait la grêlée entre deux furieux reproches accompagnés de larmes.

— Delphin a compris, lui, pardi !… s’emportait la jeune fille. Que l’père se laisse rouler par ce vilain rouge, est naturel, puisqu’il est perdu saoul la moitié du temps ! Mais toi !

— Mais enfin, qui qu’tu veux dire, à la fin ?…

Et Ludivine, clignant vers ses petits frères :

— J’te l’dirai !

Vers la fin du dîner seulement, Delphin rentra. Refusant de rien prendre, il alla se coucher, le visage défait, les yeux angoissés.

Quand les enfants furent également au lit :

— Si tu veux l’savoir, commença tout bas Ludivine avec effort, car il lui coûtait de livrer l’un de ses mystères, c’t’homme-là, qui n’est qu’un coureur de fumelles, cherche tout simplement les amours avec moi…

D’un côté de la table tandis que sa mère était de l’autre, la lampe entre elles deux, elle avançait le menton vers la grêlée, qui avançait le sien. Toujours à voix basse, elle raconta.

— Hélâ !… faisait la mère, à mesure qu’elle découvrait la vérité.

Et le chagrin du faux miracle entrait en elle, en même temps que la terreur.

— Qui qu’on va d’venir avec un gas comme Ça, qui s’est ambitionné sur toi, et à qui qu’on doit toute cette argent-là ?… Toi qu’as été sec comme vent d’nord avec lui, tu vas y faire détester ses bienfaits, et j’allons être en perdition, ma por’fille, que j’aurons plus qu’à tendre la main dans les rues !

C’était maintenant Ludivine qui faisait les reproches. Peu à peu sa voix de tête des mauvais jours reprenait son diapason naturel. La mère sanglotait.

De son lit où il ne dormait pas, Delphin entendait des bribes de la scène. Il se rendit compte de l’animosité de Ludivine contre Lauderin. Une joie immense l’envahit. Écrasé de fatigue et d’émotion, il finit par s’endormir, bercé par la chère voix de tête qui continuait toujours, de l’autre côté du mur.


✽ ✽

Quand Bucaille fut complètement dégrisé, sa femme, avant de le laisser sortir pour recommencer, lui dit qu’elle avait à lui parler, et le pria de l’accompagner jusqu’à l’hôtel où elle travaillait.

Ce fut dans le beau bleu du matin, marchant à son côté par les rues, qu’elle lui révéla ce qu’elle venait d’apprendre de sa fille.

Même bornée comme l’était celle-ci, une femme est toujours doublée d’un fin diplomate. La grêlée se garda de tout dire. Elle savait son mari honnête comme elle-même, malgré son ivrognerie, et jaloux de l’honneur de leur petite. Elle sut en raconter assez, cependant, pour que la colère du pêcheur éclatât.

« J’vas y dire son fait !… » ressassait le grand marin en donnant des coups de poing dans le vide. Et la pauvre Bucaille dut passer plus d’une demi-heure à le calmer. Elle se sentait en retard, craignait les réprimandes de ceux qui l’employaient, et ne pouvait pourtant laisser son homme sans l’avoir convaincu.

— J’sommes dans ses mains, avec cette argent qu’y t’a prêtée ! Si j’en faisons un ennemi, j’sommes chavirés sous voiles, mon por’bonhomme !

— Croyait-y donc qu’j’allais y vendre ma fille ?… recommençait l’autre, tout pâle de honte. Y faisait l’mignard cheux nous. Y voulait la fillette pour marraine de sa barque. Vingt Dieux !… On n’est qu’des pêqueux, mais on a l’front aussi haut qu’eux autres !

Quand il eut enfin promis qu’il ne dirait rien, mais éviterait simplement de retourner au Grand Café Maritime, sa femme le quitta, rassurée un peu.

« Aie pas peur !… avait-il déclaré. Dès que mon bateau s’ra prêt, j’me mettrai à la tâche pour regagner l’argent et lui rendre c’qu’il a prêté ! Car y a que comme cha qu’on pourra parer au grain ! »

Beaux projets de sept heures du matin !

À minuit seulement il rentra, plus méchant que d’ordinaire, et l’injure à la bouche. Qu’avait-il fait de sa journée ? « J’y ai dit son fait !… » répétait-il toujours.

Ludivine et sa mère purent faire les plus néfastes suppositions. Il avait dû se passer quelque chose au Grand Café Maritime. Les épaules courbées, la mère attendait les malheurs.

Ce même jour, Delphin était arrivé rayonnant au repas de midi. Il avait trouvé du travail pour quelques jours : un paquebot anglais que l’on chargeait de fruits.

— Comme ça, j’vous rapporterai toujours queuque chose pendant qu’le bateau raccommode…


✽ ✽

Les malheurs attendus ne venaient point. « On n’entend pas parler de rien. » constatait la grêlée en rentrant chaque soir.

Delphin, tout fier de l’argent qu’il gagnait sur son paquebot anglais, avait retrouvé sa bonne humeur. Et les deux petits frères attendaient avec impatience qu’arrivât le dimanche, car il leur avait promis formellement qu’aussitôt en rentrant de la messe il se mettrait à l’ouvrage et qu’enfin, ce bienheureux jour-là, l’on verrait entrer le petit bateau dans la bouteille.

Le vendredi matin, vers sept heures et demie, le pêcheur dormant encore puisqu’il avait toujours le vin de la veille à cuver, les deux petits garçons jouant dans la cuisine, Ludivine étant sortie, la femme Bucaille revint en trombe de son hôtel, ayant abandonné son travail, et si bouleversée qu’elle pouvait à peine parler.

— Vot’sœur ?… Où qu’est vot’sœur ?…

Maurice et Armand ayant répondu qu’elle était en courses, la mère se précipita dans la chambre.

— Ah !… t’es là, Bucaille ?… Dieu du ciel, si tu savais c’qui nous arrive !

Il se frottait les yeux. Puis sa figure tachée de rousseur se décolora lentement. Une catastrophe, naturellement.

La grêlée ne lui laissa pas le temps de poser la question.

— M’sieu Lauderin… bégaya-t-elle. J’viens d’le voir ! Il est venu me trouver dans l’hôtel… J’peux pas encore y croire ! J’peux pas encore y croire ! Y veut… y veut épouser Ludivine !

Assis sur son lit, stupide, le pêcheur ouvrait la bouche. Un bruit de portes fit bondir la mère.

— C’est toi, Ludivine ? Arrive là !… Tu vas en rester jugée !… Tiens ! J’te l’annonce devant ton père, ma fille ! M’sieu Lauderin… eh ben ! est vrai comme Barrabas la Passion !… m’sieu Lauderin te d’mande en mariage !…

Les sourcils rapprochés, la tête en avant, Ludivine, arrêtée sur le seuil, regardait sa mère. Celle-ci, debout au chevet de son homme, se mit à battre des mains.

— Il est v’nu m’trouver à l’hôtel : « Madame Bucaille, qu’y dit, ça va vous sembler drôle. J’sais bien qu’j’ai trente ans et qu’la fillette en a dix-sept ; mais j’ai de quoi la rendre heureuse. Qui qu’vous voulez, qu’y dit, j’l’aime ! Vot’mari, qu’y dit, il a cru qu’j’avais d’vilaines intentions, qu’il est v’nu m’chercher des mots étant sâ. Et j’ai bien vu l’aut’jour soir que la pétite m’en voulait itou. Alors, pour couper court (est l’expression dont il s’est servi), j’viens vous d’mander d’y d’mander si elle veut d’moi pour mari ! » J’en ai guère entendu pus long ! Y avait pus d’baquet, y avait pus d’linge, y avait pus d’hôtel. J’sis accourue à triple voile ici pour le dire !

Des larmes parurent dans ses yeux, tandis qu’elle joignait les mains, en extase.

— Not’Ludivine !… Elle va être riche ! Elle va être heureuse !…

Enfin, avec un petit rire de joie :

— M’sieu Lauderin doit repasser à la soirante ce tantôt, un coup que j’s’rai rentrée du travail, pour prendre ta réponse…

Une malice passa dans ses pauvres yeux qui pleuraient :

— Qui que j’vas y dire ?…

Et tandis que, pétrifiés, le père et la mère la regardaient, bouche bée, Ludivine, redressée et sèche, répondit :

— C’que tu vas y dire ? Tu y diras : Non !

XI

Le père Bucaille avait passé sa culotte, on ne sait trop pourquoi. Peut-être cela lui donnait-il plus d’autorité. Cependant ni lui, ni sa femme, ni sa fille ne s’étaient décidés à quitter la chambre où se tenait le débat.

Ludivine, de lassitude, avait fini par s’asseoir sur le lit. Restés debout, l’un à sa droite et l’autre à sa gauche, les parents, depuis plus de deux heures, la suppliaient, puis l’interrogeaient, puis, de nouveau, la suppliaient. Et les enfants, fatigués d’entendre tant de paroles, venaient de sortir de la maison pour aller jouer dans la rue.

— Mais enfin, pour qui qu’tu dis non ?…

Pour la vingtième fois, Ludivine :

— Parce qu’y m’plaît point !

Argument des parents : Que Ludivine se soit révoltée devant des propositions louches, rien de plus légitime. Eux-mêmes n’ont-ils pas été les premiers à lui donner raison ? Bucaille l’avoue à présent : il a presque battu, dans son beau café, celui qui venait d’être pour lui si serviable, risquant de s’en faire un ennemi redoutable risquant la ruine de la famille. Mais, aujourd’hui, les choses ont changé de face. Outre tout ce qu’elle en tirera pour elle-même, Ludivine, mariée avec un riche, va sauver les pauvres siens d’un désastre inévitable. Si elle refuse, dans un mois c’est la misère noire. Il est trop facile à Lauderin de se venger. Ils sont à sa merci. Que vont-ils devenir tous ? Que va devenir le petit Maurice, qui demande à présent tant de soins ?…

— T’auras la mort de ton frère sur la conscience !… a trouvé la mère Bucaille.

Et cette terrible petite parole-là fait pâlir la jeune fille.

Quelle responsabilité que la sienne !

— T’as qu’un coup de barre à donner !… s’exclame le pêcheur, et tu ne veux point l’donner ! T’aimes mieux l’naufrage !

Doux comme il l’est toujours quand il n’a pas encore bu, le pauvre s’est mis à sangloter. La pâleur de Ludivine s’accentue.

— Mais pour qui qu’tu n’veux point ?… recommence la mère en larmes… Est eune chose que j’peux pas comprendre !

Ce ne fut qu’au bout de ces deux heures torturées qu’enfin l’adolescente, exténuée par cette lutte déchirante, consentit à livrer son secret. Ce fut les dents serrées et presque bas qu’elle avoua :

— J’veux pas de Lauderin parce qu’y m’plaît point d’abord, et ensuite parce que, celui que j’veux épouser, c’est Delphin, si vous voulez l’savoir !

Le cri des parents fut mêlé d’un rire de stupéfaction et de colère :

— Delphin ?…

— Comment ?… gronda le pêcheur en croisant les bras, tu vas nous faire crère que t’épouserais Delphin, un novice de dix-huit ans, qu’a seul’ment pas d’moustache sous l’nez ?…

Ludivine, saccadée :

— Y vieuillira !

— Delphin ?… continua la mère, Delphin qu’a pas l’sou, Delphin qu’t’as ramassé à l’hospice ?…

— Justement !… riposta-t-elle.

Et les parents s’entre-regardaient, consternés, outrés, comprenant tout.

— Ah ! celui-là !… dit le pêcheur en hochant furieusement la tête, celui-là, c’est l’malheur qu’est entré avec li dans la maison !

— Est pas vrai !… bondit Ludivine.

Elle ne saura pas dire que Delphin a été la salvation de son âme perdue. Les secrets de sa conscience sont profondément enfouis en elle, avec bien d’autres obscurités.

Elle sait pourtant répliquer :

— Est c’pendant depuis qu’il est chez nous que j’sommes sortis d’bien des choses !…

Dangereux terrain ! Les parents le sentent confusément. Ils n’insistent pas. Ils pleurent tous les deux, suprême éloquence. Et voici les supplications qui recommencent, interminables, pour le martyre de cette enfant, écrasée sous le poids de toute sa famille en péril accrochée à elle.


✽ ✽

Le silence avait succédé, plus douloureux que les paroles. La femme Bucaille avait envoyé l’un des petits prévenir à l’hôtel qu’elle ne travaillerait pas aujourd’hui. Le pêcheur était resté là, ne songeant même pas, dans son désespoir, à courir ses cafés quotidiens. Assis dans la cuisine, la tête dans les mains, sa présence insolite et muette remplissait la maison de drame. Tandis que Ludivine s’activait nerveusement autour du fourneau, la mère, dans un coin, essayait de coudre, empêchée par les larmes qui ne cessaient de lui brouiller la vue. Les enfants, de nouveau, s’étaient esquivés.

Pendant le temps que dura ce silence, le chagrin acheva de pénétrer jusqu’aux dernières fibres de ces trois êtres malheureux. Et chacun d’eux sentait, derrière la présente tristesse, d’autres couches de malheur prêtes à s’accumuler les unes sur les autres,

Midi.

Les petits frères rentrèrent d’abord, et leur verbiage argentin remplit le logis qui se taisait depuis si longtemps. Habitués aux fluctuations de la famille, ils savaient n’en pas tenir compte. Ils continuèrent, parmi la consternation des autres, leur petit rythme gai.

Ce fut d’abord la danse devant la bouteille et le bateau.

— Après-demain !… Après-demain !…

Puis vinrent les questions, adressées au hasard, sur des sujets bien inutiles. Voyant que personne ne leur répondait, ils commençaient à babiller entre eux, lorsque Delphin entra.

— Delphin !… Delphin !… crièrent les petits en courant à lui.

La figure dorée du mousse était joyeuse. Il avait quelque histoire à raconter, concernant son travail sur le paquebot. Mais il vit devant lui le pêcheur qui s’était dressé. Surpris, car Bucaille mangeait rarement chez lui, l’adolescent fit un petit geste, aussitôt coupé : la grêlée aussi s’avançait sur lui.

La première, elle parla :

— V’là c’qu’arrive !… dit-elle, solennelle et sévère. M’sieu Lauderin, l’armateur, l’patron du Grand Café Maritime, demande Ludivine en mariage. Est tout pour nous, car j’sommes sortis tout de suite de misère si elle dit oui. Mais si elle dit non, c’t’homme-là nous perdra. Et v’là l’affaire : Ludivine refuse parce que c’est toi qu’elle veut épouser.

Ludivine, une assiette à la main, écoutait de sa place. Et ses lèvres étaient toutes blanches.

Entièrement décomposé, le mousse la regarda. Les deux nouvelles qu’on lui apprenait à la fois le coupaient en deux, joie d’une part et désespoir de l’autre. Son audacieux rival allait donc jusque-là ! Mais Ludivine, ce bourreau qui n’avait cessé de le torturer, Ludivine refusait le miracle à cause de lui, pauvre petit Delphin !

Cependant le pêcheur, à son tour, parla. Le nez levé, les deux petits garçons essayaient de comprendre les complications de la vie des grandes personnes. Leur père, avec son air grave et contenu, leur père toujours saoul, d’ordinaire, leur faisait peur.

— J’aurais jamais l’idée, disait-il, de te reprocher ce qu’on a fait pour toi chez nous. Mais si j’avons recueilli pour que tu tournes la tête à la pétite, pour que tu l’empêches de faire un haut mariage qui nous sauverait tous, je trouve, véritablement, que tu ne nous récompenses pas comme tu devrais, pour nos sentiments !

Delphin s’appuyait au mur comme quelqu’un qui va s’évanouir. Pris à la gorge, il ne put d’abord rien dire. Sa pâleur était telle qu’on ne reconnaissait pas son visage, pareil à celui d’un jeune homme mort.

— Est moi… proféra-t-il enfin. Est moi qui l’aime, m’sieu Bucaille… J’y ai jamais tourné la tête… Est pas l’amour qui parle, chez elle. Elle est d’amitié pour moi comme eune sœur ; c’est tout… Et moi, j’veux pas être entré chez vous, qu’avez tous été si bons avec moi, pour que vous puissiez m’dire que j’ai été votre malheur. Non ! ça n’se peut pas !… ca n’se peut pas !… Je ne suis qu’un orphelin ramassé par vous. J’ai regardé trop haut, et pis v’là tout. Mais j’vais m’en aller, m’sieu Bucaille, est pas difficile. Justement on m’parlait aujourd’hui, sû l’vapeur anglais, d’une place de matelot qu’est à prendre au Havre…

Il avala sa salive avec peine, et, d’un mot, acheva son sacrifice.

— J’aurai qu’des remerciements à vous dire à tous, fit sa voix entrecoupée. Et vous pouvez croire que jamais j’n’oublierai c’que vous avez fait pour moi…

Il détourna les yeux pour ne pas voir Ludivine.

— Vot’fille aura vite fait d’pus penser à moi, m’sieu Bucaille ; et moi…

Une seconde, il s’arrêta. Puis, humblement sublime :

— Moi… eh ! ben !… Faudra bien que j’l’oublie aussi, moi, voilà tout !

Le mensonge qu’il venait de faire était trop fort. Il ferma les yeux, à bout de courage.

Un petit rire de Ludivine le poignarda.

— T’as vite fait d’en prendre la résignation !… jeta-t-elle, Et moi je s’rais bien bête de rester derrière ! Tiens !… Est toi qui m’auras décidée ! Maman, tu pourras dire ce soir au Lauderin qu’c’est oui !

Et la clameur qui suivit ces mots fut d’intonations si diverses qu’on ne sut jamais si c’était la joie des parents ou la douleur du mousse qui criait le plus fort.


✽ ✽

Ils avaient déjeuné sans Delphin, sorti pour prévenir que son travail cessait immédiatement sur le paquebot anglais.

Ludivine, les mâchoires crispées, laissait parler sa famille ivre de joie. Le chagrin que lui causait le départ de Delphin était intolérable. Elle sentait que, d’un seul coup, trois années de tendresse s’en allaient au néant. Un tournant brusque de la vie la jetait dans l’inconnu. Mariée ! Et mariée avec ce riche, avec cet homme qui n’était pas de son monde à elle, antipathique étranger ! « Est pour les miens… Est pour Maurice !… » se répétait-elle.

Mais, plus grave que toutes ces angoisses était la plaie faite à son cœur par les paroles de Delphin. Quelque chose l’avertissait bien que le mousse avait dû parler ainsi par esprit de sacrifice, ne voulant pas remercier ses bienfaiteurs par du malheur. Mais, née pour la lutte, elle ne pouvait comprendre qu’il se fût rendu dès la première attaque. Il ne tenait donc pas à son bien, pour l’abandonner de la sorte sans même essayer de le défendre ? « Gambe de laine !… » pensait-elle avec mépris. Et blessé comme sa tendresse était son orgueil de conquérante. Elle avait si bien cru Delphin sa proie !

Amère et déçue, elle ne devait pas tarder à transformer tant de chagrins en infernale méchanceté. Chacun réagit comme il peut sous la douleur. Après trois bonnes années d’effort vers le mieux, c’était, pour finir, la faillite totale. L’invétérée petite Bucaille, coureuse de rues, renaissait du désastre, avec sa langue de mégère et son ricanement. Elle le fit voir à l’instant même. Les siens lui devaient tout, à présent. Plus que jamais elle devenait le tyran de la maison.

Elle commença, par-dessus les assiettes du déjeuner, par une paire de claques au petit Armand, qui l’agaçait avec ses interrogatoires. Ensuite ce fut, une fois de plus, l’aigre procès du père Bucaille, mêlé de remarques dures à l’adresse de la mère. Ce premier repas sans Delphin, semblait, en vérité, refermer une parenthèse. Quand la joie débordante de tous fut transformée en pleurnicheries, Ludivine se sentit satisfaite. Et, de retrouver au fond d’elle-même cette ténébreuse délectation de son enfance démoralisée lui tordit si affreusement le cœur qu’elle eut envie de sangloter.

Ce fut au milieu du grand nettoyage de la maison qu’on se dépéchait de faire pour la venue du prétendu, tandis que même les deux petits frères s’activaient dans la cuisine, que Delphin revint enfin, juste une demi-heure avant le départ du bateau qui devait l’emmener au Havre.

Il avait calculé son temps pour que les adieux fussent précipités, afin d’escamoter le pire. Et son expression était telle, quand il entra, malgré tous les efforts qu’il faisait pour se bien tenir, que la femme Bucaille ne put s’empêcher d’éclater en larmes :

— Vite ! que j’prenne mes hardes… dit-il en hachant ses mots… Est qu’le bateau m’attendra point !

Et la mère se précipita pour l’aider à faire son paquet.

Ludivine affectait, elle, de continuer à récurer ses cuivres. C’était tout juste si elle ne chantonnait pas. Mais le père Bucaille, qui frottait aussi quelque ustensile dans un coin, s’arrêta pour essuyer furtivement ses yeux.

Quand Delphin sortit de la chambre, portant son petit ballot :

— Tu vas pas t’en aller ?… crièrent les deux petits en s’accrochant à lui.

— Mais si !… dit-il en essayant un misérable sourire.

Puis, pour leur épargner l’horreur de cet instant déchiré :

— Je r’viendrai bientôt !… fit-il câlinement.

— Mais il fut obligé de se mordre la lèvre jusqu’au sang en disant cela.

Il se pencha sur eux pour les embrasser.

— Au revoir, Maurice… au revoir, Armand !

— Et ton ex-voto ?… demandèrent-ils, naïfs, en se mettant à pleurer.

— Oh ! c’est vrai !… s’écria-t-il. J’allais l’oublier !

Pour aller reprendre sur le buffet sa bouteille, sa petite barque exiguë et tout le mignon fourniment, il passa près de Ludivine qui ne le regardait pas, s’arrêta devant elle une seconde et murmura :

— Y avait queuque chose qui m’disait que j’le finirais point !

Et cette simple phrase-là fut, pour la petite Bucaille, plus horrible que tout le reste.

Delphin vit bien qu’elle refusait de lui donner ses yeux. Alors il alla vers le pêcheur.

— Adieu, m’sieu Bucaille.

L’autre voulut dire quelque chose, et ne put. Il ouvrit ses grands bras, serra contre lui le mousse, et le court sanglot qu’il fit entendre valait toutes les paroles.

— Adieu, mâme Bucaille !

Elle se mit à l’embrasser, elle, avec une frénésie sans contrôle. On eût dit qu’elle ne s’arracherait jamais de lui. Les pleurs qu’elle versait abondamment mouillaient les joues, le cou, la vareuse du petit marin. Gêné par son bagage, son bateau, sa bouteille, il ne savait comment faire pour échapper à ces étreintes qui lui faisaient mal.

Pressé de parler d’autre chose, il répétait, refoulant ses larmes, tandis qu’elle le bousculait :

— J’ai gardé ma gagne du vapeur anglais… Vous m’excuserez, mâme Bucaille… Mais j’peux pas partir sans argent.

Enfin, quand la mère l’eût lâché :

— Adieu, Ludivine…

Elle consentit à laisser sa bassine de cuivre. Mais sans même essuyer ses doigts à son tablier, tenant ses mains écartées et hautes, elle tendit sa joue comme négligemment.

— Eh ben !… Adieu, Delphin !…

Ses lèvres se retroussèrent, ses yeux fulgurèrent d’ironie :

— Tu r’viendras pour la noce, pas ?…

Le cou dans les épaules, retenant un rugissement, il fonça sur la porte.

— Delphin !… Delphin !…

Il ne se retourna pas vers les petits, qui trépignaient de chagrin derrière lui. Le premier coup de sirène du bateau s’entendait au loin. Ce fut en courant qu’il prit la rue, s’engouffra dans l’impasse, disparut, sous le regard ruisselant de toute la famille réunie sur le seuil, moins Ludivine, pourtant.


✽ ✽

La grêlée s’était bassiné les yeux à l’eau bouillante et s’efforçait de ne plus pleurer. M. Lauderin allait arriver d’une minute à l’autre.

La maison était prête, les gens aussi. Le père Bucaille avait sa belle vareuse, les petits étaient endimanchés, et Ludivine, après s’être, dans la chambre, savonnée, recoiffée, réapparaissait en chemisette blanche (la seule qu’elle possédât), et si visiblement coquette que les parents en eurent un soupir de soulagement. Ils avaient craint quelque inconvenance de la part de la dangereuse et fantasque fille se demandant jusqu’à la dernière minute si le fiancé de contes de fées serait reçu par une petite souillon nettoyeuse de cuivres.

« S’il allait ne pas venir, maintenant !… » pensaient-ils sans oser le dire.

Il vint.

Ludivine l’avait humilié, le père de Ludivine avait failli le frapper. Il était de ces noceurs que les empêchements attirent. Le coup de passion qu’il avait pour la petite Bucaïlle, première affaire sérieuse de sa vie, s’exaspérait de toutes les défenses qui se hérissaient autour de la tentante et dangereuse fillette. Et, plus que tout autre obstacle, il craignait Delphin, dont ses informateurs lui avaient beaucoup parlé.

En demandant Ludivine en mariage, il n’était pas du tout sûr d’être agréé par elle, petite bête sauvage dont il avait déjà senti les griffes. Mais, puisqu’il n’y pouvait plus tenir, c’était le dernier moyen de l’approcher ; et jusqu’ici, le tour était joué de main de maître.

Si les fiançailles étaient acceptées par l’effrontée jeune fille, il comptait reculer le mariage sous prétexte de trop de jeunesse. Il est facile, quand on se trouve dans la place, de transformer une fiancée en maîtresse. M. Lauderin, avec sa fortune et sa suffisance, ne se voyait vraiment pas alliant son nom à celui d’une pauvre fille de pêcheurs. Il avait fait ses confidences à son frère et à sa belle-sœur, qui se moquaient de sa toquade, et qui, bien inquiets, avaient tout fait pour le détourner de ses audacieuses entreprises. Ces Parisiens, en villégiature chez lui, très orgueilleux de leur magasin de nouveautés aux Ternes, espéraient le marier dans leur monde, à moins qu’il ne restât garçon, ce qui valait mieux encore, vu l’héritage possible, un jour.

En pénétrant, plein d’anxiété, dans le pauvre logis de ses amours, il vit dès le premier coup d’œil que sa fallacieuse demande était acceptée. L’accueil des visages, l’endimanchement général le lui disaient assez.

— Et alors ?… fit-il sans dire bonjour, et sur le ton, déjà, de la vanité satisfaite et condescendante.

Les parents, s’étaient, avec terreur, demandé quelle serait la manière d’être adoptée par Ludivine. Celle-ci, levée la première, courut au-devant de son fiancé. L’enveloppant d’un regard qui le fit tout de suite pâlir :

— C’est oui !… dit-elle, bien entendu !

« Elle est à moi !… » pensa-t-il.

Sa main gauche se tendait, molle et dédaigneuse, vers les poignées de mains empressées. Il s’assit avant tous, plein d’un sans-gêne de maître. Et Ludivine, avisée Normande, ne perdait pas une nuance de cette attitude. « À nous deux, maintenant ! » disait sa révolte intérieure. Et nul, en la voyant si provocante et si gaie, ne se fût douté de l’espèce de désespoir âpre qui regardait derrière ses yeux phosphorescents.

— Voilà !… dit Lauderin sur le ton du commandement. Nous attendons un an encore. Quel âge a ma petite promise ? Dix-sept ans, m’a-t-on dit. Il faut bien qu’elle en ait au moins dix-huit pour devenir Mme Lauderin !

Des petits rires intimidés, du côté des parents, l’approuvèrent.

— J’ai commandé une nouvelle barque, continua-t-il. Nous la baptiserons quand elle sera construite. Ce sera la Belle-Ludivine. Mais nous ne la sortirons que le jour du mariage, avec un bouquet blanc à son mât. C’est une idée de moi. Jolie idée, n’est-ce pas, Ludivine.

Elle tressaillit à cette familiarité trop rapide. Les gens de chez nous ne sont guère tutoyeurs de leur nature. Mais, jouant serré son ironique jeu :

— Comment qu’il est, vot’p’tit nom, à vous ?… demanda-t-elle effrontément.

Les choses allaient vite. Il n’aurait pas, pour la dresser, toutes les peines qu’il avait prévues.

— Je m’appelle Pierre, répondit-il. Mais il faudra m’appeler Pierrot.

— Croyez-vous qu’j’attendrai dix ans ?… riposta-t-elle, Allons, Pierrot ! Un p’tit coup d’bère pour fêter nos fiançailles !

Elle avait fait signe à sa mère. Le cidre bouché, rapporté dans l’après-midi, fut sur la table avec les verres. Et bientôt une gaîté crispée, pleine encore d’embarras et d’étonnements, remplaça, dans la cuisine de tous les jours, tant de larmes versées, quelques heures plus tôt, au moment du départ de Delphin.

— À propos ?… dit négligemment Lauderin en goûtant la mousse de son deuxième verre, qu’est-ce qu’est donc devenu ce petit jeune homme que vous avez adopté, m’a-t-on dit ?

— Il est parti travailler à son compte au Havre ! se dépêcha de déclarer la mère Bucaille. Il est grand, à présent, il n’a plus besoin d’nous…

— Ah ! oui !… faisait l’autre, observé par Ludivine.

Et l’animation générale, un peu forcée, qui suivit, empêcha de remarquer que le petit Maurice, dans un coin, s’était mis à pleurer tout bas.

Le jour commençait à baisser un peu. La conversation, petit à petit, languissait.

— Je vais vous laisser dîner… dit enfin Lauderin, en allumant une cigarette.

Il frappa sur l’épaule du père Bucaille, comme on ferait à un bon gros chien.

— Eh ! ben !… mon vieux !… On va pouvoir revenir au Grand Café Maritime, hein ?…

— Oui, m’sieu Lauderin… répondit le pêcheur avec un pauvre regard subalterne.

Le petit rire de Ludivine, prélude ordinaire de ses insolences, se fit entendre.

— Tu l’appelleras toujours pas m’sieu Lauderin quand y s’ra ton gendre, je pense ?…

Surpris d’être ainsi remis à sa place, le fiancé regarda sournoisement la petite.

— Allons, Pierrot !… dit-elle. Ouste ! Faut reprendre la rade de vot’débit ! Y a déjà plus d’un quart d’heure que nous devrions être à table !

Et le cafetier, se levant aussitôt, sentit que c’était maintenant à son tour d’être le chien.

Une petite rougeur était montée à ses joues trop blanches. Ludivine, en l’humiliant, l’affolait du même coup. Il y a des êtres qui aiment à être battus.

— Je pourrai revenir demain ?… demanda-t-il, toute arrogance tombée.

Elle parut hésiter une seconde. Puis :

— V’nez toujours, accorda-t-elle. Si j’suis là, vous l’voirez bien !

Et ce fut sur ces aimables paroles qu’il se retira, peut-être un peu moins sûr de lui qu’au début de cette première visite de fiançailles, mais plus grisé que jamais.

XII

Ludivine était maintenant « dans la langue du monde », ce qui signifie que tout son quartier ne parlait que d’elle.

C’était pour critiquer, pour se moquer, mais aussi pour admirer. Car les allées et venues de Lauderin se traduisaient peu à peu par des nouveautés sensationnelles. À sa fiancée il avait d’abord voulu donner une bague, comme cela se fait dans la bourgeoisie. C’était un petit rubis entouré de brillants. Ludivine la portait avec humeur, disant que cela l’empêchait de travailler, et avec rires, car elle trouvait ce cadeau déplacé sur sa main d’ouvrière,

Le goût de luxe n’a presque pas encore pénétré dans le monde des pêcheurs, comme si le sel dans lequel ils sont sans cesse roulés les conservait dans leurs vieilles mœurs, malgré l’esprit du siècle, rapide corruption.

Bientôt la tournure de la jeune fille changea. Un petit tailleur à la mode, des bas de soie, des chapeaux fantaisistes firent d’elle, en très peu de temps, une vraie midinette des Ternes. Et quoique la tenue de la mère et des petits frères eussent également bénéficié des largesses du fiancé, la silhouette nouvelle de Ludivine jurait avec le modeste intérieur où elle continuait à s’activer en bonne ménagère, malgré tous les efforts de Lauderin pour lui inculquer la fainéantise.

Il avait cru l’enivrer en en faisant une demoiselle ; il avait cru vite en venir à ses fins. Mais, outre les bourrades qu’il recevait d’elle pour tout remercîment, il commençait à s’apercevoir que la fine petite commère était autrement forte que lui. C’était elle qui le menait, certes, et cinglante était sa cravache !

À la première offre de promenade en voiture, elle avait exigé la présence du petit Maurice, à qui le grand air devait faire tant de bien. Et, depuis lors, en aucune occasion, elle ne s’était séparée de son frêle chaperon.

Lauderin avait voulu l’inviter à dîner dans son café, espérant que l’inséparable petit garçon pourrait être laissé en bas, tandis qu’ils monteraient tous deux dans la chambre. Mais elle n’accepta ce dîner qu’à la condition d’y voir figurer le frère et la belle-sœur de son fiancé, qu’elle ne connaissait pas encore, drame de famille dont le cafetier avait eu grand’peine à se tirer.

Une antipathie immédiate était née entre la belle-sœur guindée et la populacière fiancée pour rire, qui commençait à n’être plus du tout pour rire.

Flairant le dédain de la Parisienne, Ludivine avait pris grand soin, pendant ce diner, d’exagérer ses allures de prolétaire, étant aussi taquine que fière, et ne perdant jamais une occasion de rabattre la suffisance de son malheureux prétendu.

Traité si cavalièrement, ce garçon devenait complètement fou.

Entre deux impertinences, entre deux rebuffades, Ludivine, d’un coup d’œil, le remettait en laisse. C’était un amusement autrement corsé que celui dont elle avait si longtemps torturé le petit Le Herpe. Aucune tendresse cachée ne la gênait, maintenant, aucune candeur désarmante ne l’arrêtait dans son instinct débridé. C’était sa revanche contre le destin. C’était la seule compensation qu’elle eût, au milieu de tant de choses qui lui déplaisaient.

Enragée contre les événements qui l’avaient arrachée à sa vie ennoblie, à cette santé du cœur lentement conquise pendant les trois ans que l’orphelin avait passés sous sa protection, elle se sentait parvenue au sommet de sa perversité native, de sa malice innée. Son goût de la guerre se satisfaisait dans cette lutte qu’elle soutenait pour écraser définitivement la nouvelle proie venue se jeter dans ses pattes. Et, sans rien savoir de la félonie projetée par Lauderin et les siens, elle les déjouait, jour par jour, avec une sûreté qui semblait magnifiquement calculée.

Forcés de se plier aux caprices que dictait la redoutable fiancée, le frère et la belle-sœur de Lauderin n’osèrent bientôt plus une objection. Ils le sentaient perdu, dépouillé de toute volonté, livré corps et âme à l’audacieuse fille marine qui ne cédait rien à son désir effréné.

Il ne tarda pas à regretter d’avoir reculé ce mariage, d’abord envisagé comme une frime, et qu’il savait maintenant devoir seul assouvir sa soif éperdue.

Dépassés, vaincus, la Parisienne et son mari prirent le parti de faire comme les autres, et s’ingénièrent pour amadouer le petit tyran. Ce fut Mme Jules Lauderin qui commanda les beaux effets offerts à Ludivine ; ce fut elle qui fit venir de Paris les chapeaux, les bas et le reste. La lingerie suivit, puis de nouvelles robes.

— Queu belle marchandise ! murmurait la mère Bucaille, effarée.

Elle n’allait plus laver dans son hôtel, sur l’ordre de son futur gendre. Le père Bucaille, malgré sa barque remise à neuf, ne pêchait qu’irrégulièrement. Son ivrognerie, au milieu de tant d’opulence, ne faisait que croître. Le petit Armand, devenu son mousse, bien que n’ayant pas l’âge réglementaire, se désolait de n’aller pas tous les jours à la mer. Et la grande fête de première communion qu’on lui préparait le séduisait moins qu’une simple nuit de pêche dans la baie.

Instrument désaccordé, la famille perdait complètement son équilibre, n’avait plus aucun caractère.

Cependant, au chantier des barques, la Belle-Ludivine se construisait, parallèlement à l’avenir de sa marraine. C’était un but de promenade que d’aller la voir prendre forme. La plupart du temps, Lauderin y menait la jeune fille et son éternel petit Maurice dans la victoria de louage qui plaisait à sa vanité. Sur leur passage, les commères péroraient.

Ce petit Maurice, malgré les soins multipliés que permettait l’argent du fiancé magnifique, continuait à tousser et maigrir, pour le chagrin de sa famille.

— Je connais un grand spécialiste au Havre… dit un jour Lauderin, avec l’importance qui lui était coutumière. Il faudra l’y conduire.

Il essaya d’entraîner Ludivine.

— Nous irons tous les deux avec lui… Ce sera gentil, une petite balade au Havre !

Mais elle, brutale comme toujours :

— De qui qu’vous vous mêlez, vous ?… J’irai point au Havre ! Maman ne f… plus rien, elle est là pour mener Maurice où qu’y doit aller !

Le Havre… C’était, maintenant, le pays où vivait Delphin. À l’idée qu’elle le rencontrerait peut-être en s’y rendant, Ludivine sentait se tordre quelque chose dans son cœur.

— Y m’aime toujours… pensait-elle, sûre d’elle-même.

Mais ce n’était plus un plaisir pour elle. Abandonné par tous dès qu’il était devenu gênant, Delphin n’était-il pas une pauvre, une innocente victime à laquelle on ne pouvait songer sans remords ?

« Son p’tit bateau. » rêvait Ludivine, avec des yeux fixes qui ne voulaient pas pleurer.

— À quoi pensez-vous, ma chérie ?…

Il était là, l’Autre, qui la surveillait.

— Occupez-vous d’vos fesses, vous ! Je pense à qui que j’veux, vous m’entendez ?…


✽ ✽

L’automne revint, ramenant des souvenirs qui semblèrent à Ludivine infiniment lointains. La vie allait si vite pour elle qu’il lui paraissait que des années interminables s’étaient écoulées depuis le temps, si proche cependant, où petite morveuse hagarde, elle jetait des cailloux dans les vitres de la maison Le Herpe, suivie par sa horde en haillons.

Aux premiers froids, Mme Jules Lauderin, repartie depuis longtemps pour Paris, lui envoya la plus belle fourrure de son magasin, un renard argenté qui fit pousser des cris à tout le quartier. Roulée là-dedans, la petite regardait son fiancé, son souffre-douleur, avec des yeux sans couleur, impressionnants, qui se moquaient de lui, qui se moquaient des gens, qui se moquaient de tout. Et la petite sirène était si belle, ainsi civilisée, que l’amoureux insatisfait en perdait le boire et le manger.

Il y eut un jour de l’an somptueux où toute la maison Bucaille fut invitée à diner au champagne dans la salle des banquets du Grand Café Maritime. La mère Bucaille en capote noire donnait à rire aux clients. Mais Lauderin n’en était plus aux reniements ; et du reste, le passage de Ludivine, déliée, déhanchée, élégante et fière, précédée par l’étrange fluide de son regard trop clair, rectifiait tous les ridicules et suscitait les murmures d’envie.

— Il peut bien passer sur la famille !… disaient les railleurs. Un morceau de fille comme celle-là, ça vaut une fortune !

Il devinait avec orgueil le désir des autres, et se redressait, conquérant. Elle n’était pas encore à lui, mais le temps passait, rapide. Au mois de septembre, ils devaient se marier. La belle Mme Lauderin le vengerait de tous les affronts que lui faisait Mlle Bucaille.

Ce fut au commencement de mai.

Ludivine, dans l’armoire à glace donnée par son fiancé, se regardait presque avec complaisance, satisfaite du costume que venait de lui envoyer sa belle-sœur à venir.

Bien qu’elle continuât d’en sourire, moqueuse, le luxe, déjà, ne l’étonnait plus, première phase d’une habitude que le féminin sait prendre plus vite qu’aucune autre.

La mère Bucaille entra dans la pauvre chambre, et dit avec une grande émotion, en tendant l’enveloppe :

— Est une lettre de Delphin !

— De Delphin ?…

Ludivine avait arraché la lettre des mains de sa mère. Encore debout devant la glace, elle se mit à lire, fébrile, un peu pâle.

L’enveloppe portait : « M. et Mme Bucaille. » —

— Pourquoi pas à moi ?… se disait la jeune fille,

— Tu vas voir queu gentil éfant qu’ça est !… murmura la grêlée en secouant la tête avec une tendresse pensive.

« Chers bienfaiteurs. » commençait la grosse écriture d’écolier. Et les fautes drôles qui défiguraient chaque mot ne gênaient pas du tout Mlle Bucaille, malgré sa toilette.

« Chers bienfaiteurs, je vous dirai que je n’ai pas écrit jusqu’à ce jour afin de pouvoir vous donner de meilleures nouvelles, car depuis neuf mois que je vous ai quittés j’ai eu tant de tristesse que j’aimais mieux attendre avant de vous écrire parce que je croyais ne pas durer comme ça, que mon travail me déplaisait, et la ville du Havre, qui est trop grande quand on pense à Honfleur et à tout ce qu’on y a laissé. Mais je commence à bien m’habituer à mon bateau, que le patron est un bon bonhomme qui me laisse tout faire comme si j’étais patron et lui matelot, et je gagne bien ma vie à ma suffisance, vu que je n’ai qu’une petite chambre sur le quai et mes repas au « Rendez-vous des Marins », et le temps passe tout de même, que je m’y ferai comme un autre, espérant que tout va bien pour vous, car je n’oublierai jamais vos bontés et que vous avez été ma famille quand les miens ont été si vite pliés, que la mort me les a tous pris d’un coup, mais voyez je ne devais pas rester à Honfleur, quoique je n’oublierai jamais ce que vous avez fait pour moi, et dites à Maurice et à Armand que le bateau n’est toujours pas dans la bouteille, et que je le regarde souvent en souvenir des bonnes heures passées autour, et je suis votre toujours reconnaissant pour la vie, Delphin Le Herpe, matelot au Havre. »

Les mains de Ludivine retombèrent. Gênée par sa mère qui la regardait, elle retint l’expression qui cherchait son visage bouleversé.

— Por’tit gas !… soupirait la grêlée… Le v’là tiré maintenant, Dieu merci ! J’en avais lourd sur le cœur… Mais il est habitué au Havre, à c’t’heure, et j’allons plus lui manquer !

— Va donc me chercher mes bottines !… dit sèchement Ludivine. Est les jaunes que j’veux mettre aujourd’hui !

Seule un instant, elle prit ses joues dans ses mains et laissa ses yeux devenir fixes.

« J’avais donné le meilleur de moi-même à cet orphelin qui m’avait sauvée de toutes les perditions. Il m’appartenait. Je n’avais qu’à le regarder pour faire obéir ses yeux qui m’aimaient. Son souvenir n’a jamais cessé de me serrer le cœur, parmi les étonnants changements de mon existence. Et voici qu’en quelques mois il m’a oubliée, comme si tant de choses profondes vécues ensemble n’avaient laissé nulle trace dans son cœur que je croyais à moi pour toujours. Moi, je vais épouser celui que je n’aime pas, celui qui n’est pas de ma caste, je vais manquer ma vie. Lui, il va refaire la sienne, suivre sans moi son destin d’honnête garçon, enfant d’une race intègre, et rester à sa place dans l’existence, tandis que je ne serai jamais plus à la mienne, Ah ! ma proie, ma première proie, ma plus chère proie, l’ai-je donc laissé échapper si facilement, moi qui la tenais si bien ?… »

— V’là tes bottines !… dit la grêlée.

— Est bon !… répondit-elle. Mais est plus ma fantaisie d’étrenner mon costume aujourd’hui. J’le mettrai que d’main pour aller au Havre.

— Au Havre ?… fit la mère, étonnée.

— Oui… répondit Ludivine. Est moi qui conduirai Maurice demain matin chez son espécialiste. Mais est pas la peine de l’dire. Quand l’Pierrot demandera où que j’suis, tu y diras qu’tu n’en sais rien. Compris ?… J’ai queuque chose à acheter qu’on n’trouve pas ici, et j’ai pas besoin d’ce mâdit navet derrière mes jupons, pour passer l’iau.

Et la bornée Bucaille, qui n’avait même pas remarqué l’adresse de Delphin inscrite au haut de sa lettre, n’imagina pas un instant de relier cette lettre au projet subit de sa capricieuse fille.

Quelques instants plus tard, Ludivine, regardant tout autour d’elle pour vérifier les rues, entrait rapidement à la poste.

Elle n’avait jamais envoyé de télégramme et se fit expliquer comment faire.

Il lui fallut une demi-heure pour rédiger sa dépêche.

Elle se décida pour : « Attends-moi demain premier bateau, ai à te parler affaire pressée, » et s’en revint chez elle avec un sourire gai.

La petite viking ne pouvait pas laisser lui échapper un butin bien et dûment conquis. Elle savait de quel regard elle envelopperait Delphin, quelles paroles elle lui dirait pour raviver en lui tout ce que l’absence effaçait lentement. Cruelle et désespérée, il lui fallait la souffrance inutile de son orphelin. Elle était née pour exercer des ravages. La vie ne savait qu’inventer pour la pousser dans sa voie mauvaise. De nouveau démoralisée, de par ses fiançailles perverses, elle se ferait bien voir à elle-même que sa première âme n’était pas morte. Et quand elle aurait complètement repris son petit matelot candide, elle le laisserait, dans son Havre, penser à elle éperdument, satisfaite de sentir palpiter au loin ce pauvre cœur d’enfant qui avait cru si imprudemment pouvoir battre désormais sans elle.


✽ ✽

Cette journée fut douce pour Lauderin, tout étonné de l’aubaine.

Ludivine, chaque fois qu’elle allait le rabrouer, n’avait qu’à penser à sa dépêche pour que la bonne humeur revint dans ses yeux.

Ils allèrent voir les charpentiers travailler à leur barque.

Les grosses côtes de bois, qui seront le thorax du bateau, commençaient à se dessiner. Surélevée et penchée de biais, la chose venait lentement au monde parmi le désordre de sa construction, et selon des données qui n’ont pas changé depuis des siècles.

En face de son futur élément, la barque, l’étambot tourné vers l’eau, comme un enfant qui naîtra par les pieds, attendait d’être finie pour glisser sur les rails engageants qui lui feraient prendre la mer.

Étrange au-delà pour les arbres dans le bois desquels furent taillées et courbées les planches marines ! Avoir eu des racines dans la terre immobile et profonde pour ne plus vivre, un jour, que de la vie remuante des vagues, quelle surprenante transformation ! Un bateau n’est pas une œuvre humaine tout à fait semblable aux autres. C’est pour cela sans doute qu’on le baptise comme un nouveau-né.

— Elle sera belle, notre barque !… disait Lauderin.

Et le charpentier en souriant :

— Elle n’est pas encore à vous !

Car, jusqu’au jour du lancement, le bateau reste au compte du constructeur, en prévision de quelque inattendue malfaçon qui n’apparaîtrait qu’une fois la coque en contact avec la mer.

— Comment la trouvez-vous, petite chérie ?

— Elle a eune belle annonce !… convenait Ludivine.

Puis, songeant en secret aux couleurs de l’ex-voto inachevé :

— Quand qu’on le peindra, j’la veux vif noir avec un avant vif blanc.

Le soir commençait sur l’estuaire aux sept couleurs. La jeune fille, sans parler, regardait du côté de l’horizon, non point avec les yeux du poète, mais pour contempler, au bout des lieues, la côte estompée du Havre, où, demain, elle irait accomplir son œuvre de petit démon.

Il semble qu’on doive d’instinct baisser la voix devant les splendeurs sacrées du couchant. Lauderin parlait bien haut, pourtant, tandis qu’ils quittaient le chantier pour retrouver leur voiture. Il était joyeux, empressé, audacieux. Ludivine, aujourd’hui, s’était montrée si charmante !

Quand la victoria se mit en route :

— Où irons-nous demain ?… demanda-t-il en la serrant étroitement au bras.

Elle tourna la tête vers lui dans le crépuscule, et ses yeux clignés semblaient laiteux, entre les cils noirs, comme la grande baie de Seine, toute pâle de beau temps.

— J’irons où qu’vous voudrez… répondit-elle doucement. Seul’ment n’venez point m’chercher avant midi. J’aurai de l’ouvrage à la maison.

Et tandis que le petit Maurice, en face d’eux, toussait péniblement à l’approche de la nuit, elle essaya sur son fiancé les sortilèges du regard avec lequel elle reprendrait, demain matin, le pauvre cœur du petit Le Herpe.

XIII

La rive honfleuraise s’effaçait tandis que la havraise se faisait plus distincte. Ludivine, assise en première classe avec son petit frère, ne songeait même pas, tout occupée par ses songes, à regarder les voyageurs de la petite traversée, ni la matinale mer d’huile autour du vieux vapeur noir. Cependant, si blonde et si fine dans son joli costume neuf, sous un chapeau réussi, l’adolescente aux yeux merveilleux suscitait l’intérêt des quelques personnes installées comme elle à l’arrière. Ce n’était pas son monde. Ces gens-là ne connaissaient ni son nom ni son histoire. Ils la trouvaient jolie, et c’est tout.

— J’en finirons donc jamais ?… murmura-t-elle enfin.

Pour la première fois elle était pressée d’arriver au Havre. Elle y était allée bien des fois déjà, mais toujours sans plaisir.

Une vieille rancune qui date de François Ier a laissé vivre une inimitié certaine entre la ville de Honfleur et la ville du Havre. Les Havrais, pour se moquer, donnent à Honfleur le nom de petite Chine, ce qui vexe beaucoup les habitants. C’est à croire que même ceux de chez nous qui n’ont pas lu l’histoire en veulent d’instinct au Havre, cette cité parvenue, cette intruse qui nous a pris notre place sur la Manche.

Enfin le bateau pénétra dans la rade, et ce fut bientôt le débarquement le long des passerelles portatives de bois.

Tenant son frère par la main, Ludivine cherchait, fiévreuse, dans la petite foule amassée par cette arrivée, si minime au milieu du va-et-vient immense du port et des rues. Le Havre est bruyant, grouillant, et peu sympathique malgré la mer. Le petit Maurice, toujours effaré quand il se trouvait dans ces rumeurs de capitale, se serrait contre sa sœur avec un regard malheureux.

Ce fut cet enfant, sans doute, qui aida Delphin à retrouver la petite Bucaille, absolument méconnaissable pour lui sous son aspect inattendu de demoiselle.

Elle entendit tout à coup, derrière elle, la chère voix d’autrefois :

— Ludivine !

— Enfin, le v’là !… s’écria-t-elle en se retournant.

Mais elle n’acheva pas son mouvement. Un cri venait de lui déchirer la poitrine.

Il était là, Delphin, en vareuse de matelot comme elle l’avait toujours connu, mais…

Muette, pétrifiée, elle voyait, devant elle, des épaules de laine bleue qui barraient l’horizon, des épaules qui semblaient d’une largeur et d’une force inusitées. Elle détaillait un par un des traits réguliers de grand blond hâlé, lisse, jeune homme aux larges yeux couleur d’océan, dont la moustache déjà lourde était dorée, le tout venant de la Scandinavie originelle.

Une voix parla dans sa mémoire :

« C’est toi qu’as cassé le carreau, mâdite vermine ?… »

Alors une révélation foudroyante, comme si elle ne l’eût jamais su jusqu’ici, lui apprit que, celui-là, c’était le fils du grand Le Herpe, l’image même, la reproduction fidèle de l’homme qui, jadis, l’avait souffletée, et qu’elle avait pour cela voué haineusement à la mort, tragique petite fille de quatorze ans perdue dans la nuit.

Blême comme devant une apparition, avec un pas de recul, elle le regardait. Son obscur secret d’enfant, à jamais enfoui dans les ténèbres et dans le silence, prenait tout à coup un sens terrifiant. En cette seconde, là, sur le quai du Havre, elle comprenait tout.

On appelle cela « le coup de foudre ». Elle l’avait à peine entrevu jadis, le grand marin doré ; juste le temps de recevoir de lui, mortelle offense, deux soufflets. Mais n’était-ce pas le seul être au monde qui l’eût jamais domptée, et n’en était-il pas mort, perdu par sa malédiction passionnée ?

Elle crut parler à son fantôme. Elle prononça tout bas comme en rêve :

— C’est toi ?… C’est toi ?…

L’inflexion connue du petit Delphin la fit tressaillir, réveillée en sursaut.

— Oui, c’est moi ! J’ai changé… Mais toi, Ludivine, mais toi !…

Une consternation réciproque les immobilisait l’un en face de l’autre, coudoyés par les passants. Et le petit Maurice sautillait en vain, essayant d’embrasser son grand frère d’adoption.

Ludivine, les prunelles agrandies, continuait à le dévorer du regard.

« Non ! ce n’est plus lui !… C’est son père ! Et je sais, maintenant, je sais !… Je… ! »

— Delphin !… cria-t-elle avec une espèce de sanglot.

Elle avait préparé ses yeux, comme un filet, pour l’envelopper, le reprendre à jamais. Et c’était elle qui, toute petite, éperdue, pantelait devant lui. Celui qu’elle aimait, qu’elle n’avait jamais cessé d’aimer depuis son enfance, c’était le père, c’était le mort englouti par l’estuaire. Mais c’était au fils vivant qu’elle allait l’annoncer, tout à l’heure, puisqu’il n’y avait plus que lui pour l’entendre.

Elle fit un effort pour retrouver son ironie, pour se moquer d’elle-même, pour se délivrer, par quelque ricanement, de l’emprise invisible. Mais elle ne retrouvait plus rien. Elle était, pour la première fois de sa vie, désarmée, vaincue,

— Tu n’veux pas m’dire bonjour ?

Le petit Maurice s’était mis à pleurer. Delphin le souleva comme une plume, malgré ses douze ans et, le serrant dans ses bras, le couvrit de baisers fébriles. Et tant de chagrin crispait ses traits qu’on eût dit qu’il allait pleurer aussi.

Reposant l’enfant à terre :

— Pour qui qu’tu viens m’voir ?… demanda-t-il presque durement en toisant la jeune fille.

Et l’expression de son visage disait d’une façon bien claire qu’ainsi déguisée elle lui faisait l’effet d’une « créature de ville ».

Une seconde fois :

— Pour qui qu’tu viens m’voir ?

En pleine fantasmagorie cachée, Ludivine, dans son désarroi, ne put répondre que ceci :

— J’sais pas…

Le scandale de Delphin lui rappelait celui du grand Le Herpe. Étrangement, follement, elle souhaita recevoir de lui deux gifles. Soumise et féline, elle le prit au bras.

— Écoute !… dit-elle en le regardant avec une tendresse sauvage.

Elle ne put pas continuer. Qu’allait-elle dire ? Comment eût-il jamais pu comprendre ce qu’elle sentait ?

Ils s’étaient mis à marcher au hasard, entraînant le petit Maurice. Appuyée sur le bras du matelot dont le pas roulait comme une barque, elle se taisait, regardant, visionnaire, dans le passé, puis dans l’avenir. Un jour, il aurait quarante-cinq ans, lui aussi, sa moustache serait plus épaisse encore, ses yeux couleur d’océan seraient plus intenses, regard aggravé par la vie. Il n’avait pas actuellement dix-neuf ans. Une séduction à n’en plus finir continuerait à émaner de lui. Jamais elle ne se lasserait de l’aimer, de l’aimer désespérément, furieusement, de toute son âme rebelle, enfin subjuguée, obéissante.

— Où qu’on va ?… dit-il soudain en s’arrêtant et en lui lâchant le bras.

Et il ne savait pas comme son ton d’immense reproche ravissait l’adolescente.

Elle essaya de retrouver le sens des réalités.

— J’suis v’nue conduire Maurice chez son médecin. Il est toujours malade.

— Oui… interrompit-il sombrement. Ça se voit bien !

— Alors, continua-t-elle d’une voix mal assurée, j’ai pensé que j’pouvais pas me trouver au Havre sans te r’voir. Ta lettre…

Brusque, incompréhensible :

— Tiens !… Prenons une voiture ! Nous ferons un tour avant d’aller au médecin. Y nous élugent, tous ces bonnes gens qui nous poussent !

— Une voiture ?… bégaya-t-il.

Vite il referma la bouche. Évidemment, la petite Bucaille était habituée au grand luxe. Il songea qu’il avait pris de l’argent sur lui.

— Oh ! allons à Sainte-Adresse !… supplia le petit Maurice.

— C’est ça !… répondit-elle, bien aise d’avoir un ordre précis à donner au cocher.

Quand ils furent installés dans le fiacre découvert, l’enfant en face d’eux, elle eut un frisson en songeant à sa promenade de la veille avec son fiancé. Cet étranger ne lui avait jamais été qu’antipathique. Elle sentit brusquement qu’elle allait désormais le haïr avec toute la violence dont elle était capable.

Le petit Maurice parlait. Delphin répondait au hasard, concentré dans son ressentiment. Bercée tout contre lui, Ludivine, au trot doux du cheval, s’abandonnait avec délices. Le paysage sans charme se déroulait parmi la rumeur lente, à gauche, de la mer lumineuse et verdâtre. Étonnée de cette griserie et de cet alanguissement jamais soupçonnés encore, la petite amoureuse fermait les yeux.

Non ! non ! Elle ne pourrait plus souffrir que l’autre l’approchât seulement. Son existence, aujourd’hui, se déchirait. Elle appartenait au matelot Le Herpe, seul amour de sa vie. L’énergie farouche qui toujours avait été la sienne lui revenait, à travers les torpeurs de sa passion soudaine. Aujourd’hui même, c’en était fait. Elle allait renvoyer son petit frère tout seul sur le bateau, rester avec Delphin pour toujours.

— Écoute !… recommença-t-elle, brusquement redressée.

Une quinte de toux de l’enfant la coupa. La tête en avant, elle regarda ce petit, ce fragile condamné à mort. Pouvait-elle l’abandonner au milieu des ruines qu’elle allait susciter derrière elle, livrant les siens à la vengeance de Lauderin ?

Elle retomba sur les coussins de la voiture, impuissante. Elle s’était engagée à sauver sa famille. Il ne lui était plus possible de se libérer.

Un flot de pensées tournait dans sa tête.

L’horreur de son prochain mariage lui apparaissait, insoutenable vision, Ah ! quelle haine ! Quelle haine !… Mais aussi quel amour ! Quel amour !

Pour laisser aller sa tête sur l’épaule de Delphin, elle arracha rageusement son chapeau.

Un mari, oui ! Mais un amant en même temps… avant, même !

L’orphelin s’était tourné vers elle. Avec sa chevelure réapparue tout à coup, il la retrouvait tout entière. Cette tête câline tombée sur lui le bouleversait. Il n’avait jamais connu cette Ludivine-là.

— Où qu’tu veux en v’nir, à la fin, gronda-t-il avec un geste pour la repousser.

Mais elle enfonça plus profondément sa tête, renversa la nuque, laïssa filtrer entre ses cils, vers le garçon penché sur elle, un regard éperdu de femme. Et le mot qui dormait depuis des années dans son inconscience s’exhala doucement de ses lèvres :

— Je t’aime !…

Il l’entendit avec tout son instinct. Il sut qu’elle disait la vérité. Gêné par le petit Maurice qui les dévisageait, il n’osait pas faire un mouvement. Mais la pâleur extrême de son visage lui faisait de grands yeux foncés.

Et, plus convainquante encore que l’aveu qu’elle venait de faire, la petite phrase suivit, la petite phrase inquiète des vraies amoureuses :

— Et toi ?… M’aimes-tu ?…

Il ne comprenait pas ce qui lui arrivait, à la suite de quels événements elle lui revenait, par ce beau matin, brusquement transformée en amante. Il ne chercha plus à rien savoir. Il se laissa tomber dans le gouffre ouvert du bonheur.

La bouche à son oreille, à cause de l’enfant en face d’eux :

— Moi ! Jamais une minute j’n’ai arrêté d’penser à toi, Ludivine ! Si j’ai écrit ma lettre, C’était pour vous tranquilliser tous, puisque t’étais plus pour moi, pour que tout l’monde soit heureux et moi seul malheureux… Oh ! si tu savais comme j’étais malheureux ! Si tu savais comme je t’aime !

Il l’avait prise par les épaules ; il la rapprochait de lui, lentement, puissamment.

— J’t’adore, Ludivine, j’t’adore !

Et ce mot qu’elle connaissait, ce mot qui, dans la bouche de l’autre homme, la faisait éclater de rire, lui sembla quelque chose de jamais entendu, quelque chose de formidable et d’admirable, et qui faisait mourir de joie.


✽ ✽

L’arrêt de la voiture, le cocher qui parlait, les réveillèrent. Comme lorsqu’on dort, ils étaient tous deux dans l’inconnu. La main dans la main puisqu’ils ne pouvaient se parler, emportés dans un rêve, ils avaient fermé les yeux. Assez vite viendraient les explications, ces explications qui n’ajoutent jamais rien au bonheur, et qui le défont si souvent.

Maintenant, errants dans Sainte-Adresse, ils s’avançaient côte à côte, sans savoir où ils se trouvaient, le petit Maurice, à cinquante pas, galopant devant eux ; maintenant les paroles revenaient. Le rêve était passé.

— Tu m’aimes… chuchotait Delphin. J’le vois bien, à c’t’heure. Pourquoi ?… Tu m’aimais bien, avant, mais tu n’m’aimais point.

Elle ne pouvait lui dire que ce n’était pas tout à fait lui qu’elle aimait. Il ignorait l’énigme de sa vie.

— Y a si longtemps que je n’tai vu !… balbutia-t-elle. Est l’absence qu’a tout fait.

Frémissante :

— Et puis j’déteste tant l’autre !

Leur joie, à ces mots, tomba d’un seul coup.

— Tu vas t’marier… fit-il sourdement. Est affreux !

D’un coup de menton, elle désigna l’enfant qui trottait devant eux.

— Est à cause de lui, tu l’sais bien. Et à cause d’eux autres, là-bas.

Il hochait la tête pour faire voir qu’il comprenait. Mais, tout à coup, lui serrant le bras à lui faire mal :

— Quand j’y pense, les dents m’en craquent, et j’sens l’jaune de la mort qui m’monte ! On aurait été si heureux ensemble, Ludivine !

Elle retrouva pour un instant son petit rire. Immorale et véhémente :

— On s’ra heureux tout d’même, va !

Sans oser le regarder, elle sentit se poser sur elle, étonné, son grand regard honnête. Elle savait bien qu’il ne pouvait pas comprendre ce qu’elle disait, et qu’il lui faudrait lentement le corrompre, comme si elle eût été le garçon, elle, et lui la fille, Sans la présence du petit frère, certes, Sainte-Adresse ne les eût pas vus, ce matin, mais la pauvre chambre du matelot, sur le quai du Havre.

— Je r’viendrai t’voir… murmura-t-elle, et je serai seule… Ça n’pourra pas être tout de suite, mais ça s’ra avant la noce. Tu m’connais assez pour savoir que j’peux les rouler tous !

Ses yeux couleur de vide étincelèrent, provoquant le destin, appelant le risque et la tempête. Un rire de bravoure et de défi la secouait. Le garçon, effrayé, l’écoutait en baissant le front de honte.

Comme d’une vague, elle le couvrit d’un regard de passion effrénée.

— J’t’aime !… dit-elle, les mâchoires serrées.

Et, pris dans le rythme de ce déchaînement, emporté par elle vers un amour qui n’avait déjà plus rien des candeurs de la veille :

— Moi aussi, j’t’aime !… répliqua-t-il sur le même ton, en la parcourant toute avec des yeux possesseurs de mâle.

Le petit Maurice revenait vers eux, sautant d’un pied sur l’autre.

— J’ai peur qu’on n’manque le bateau !… fit sa voix claire.

— Hélâ !… se récria Ludivine, une main sur la bouche. Et l’médecin que j’avons pas vu !

— Tant mieux !… répondit le gamin, tout joyeux. Y m’fait peû, avec ses yeux d’cahouette !

Le retour au Havre fut rapide et bousculé. Ludivine n’eut que le temps de se précipiter dans un magasin pour s’y munir d’un alibi. Elle n’osa pas montrer à Delphin le porte-cigarettes acheté au hasard, cadeau qu’elle ferait, canaille et moqueuse, à son fiancé. Mieux valait ne plus dire un seul mot à son sujet.

Sur le bord de l’échelle, ils s’embrassèrent imprudemment, vus peut-être par des gens de leur quartier, en promenade au Havre et déjà descendus dans le bateau. Et les trois baisers qu’ils se donnèrent sur les lèvres valaient mieux que tous les adieux et que toutes les promesses.


✽ ✽

Silencieuse à côté de son petit frère silencieux, sur le grand banc où d’autres voyageurs sont assis. C’est maintenant le Havre qui s’estompe et Honfleur qui se précise. Midi danse sur les vagues plates et sans écume. Des mouettes blanches suivent le petit paquebot noir.

Comme la sirène venait de jeter son premier appel, demandant place dans l’avant-port :

— Tu sais, Ludivine, dit subitement le petit Maurice, tu peux être tranquille. J’dirai pas rien à personne…

Elle fut saisie, et devint toute rouge. Cette complicité de l’enfant l’humiliait tout à coup. Il n’avait pas un instant fait voir qu’il comprenait quelque chose au drame d’amour joué sous ses yeux.

Elle haussa les épaules, et répondit, bourrue :

— Tu peux dire tout c’que tu voudras, et à tout l’monde, t’entends. À tout le monde ! D’abord j’le dirai moi-même, si tu veux l’savoir !

Cependant, en rentrant au logis, elle éluda les questions de sa mère quant au médecin.

— Tiens !… dit-elle. R’gâde qui qu’j’ai acheté pour Pierrot !

Et, pendant tout le déjeuner, l’on ne parla que de ce porte-cigarettes qui ferait tant de plaisir à Lauderin, encore que payé par lui, puisque l’argent de poche de Ludivine était une de ses libéralités.

Ils n’avaient pas terminé leur repas qu’on le vit apparaître, à la fois inquiet et souriant, à son ordinaire.

— Ludivine est là ?

C’était son mot chaque fois qu’il entrait dans la maison, comme s’il n’eût jamais été très sûr de retrouver dans sa cage le dangereux oiseau bleu.

Encore assise devant son couvert, Ludivine le regarda s’avancer vers elle. Et le bouillonnement de haine qu’elle sentit remuer dans tout son être la surprit par sa violence, lui fit presque peur.

Il s’approchait pour l’embrasser sur les cheveux, seule familiarité permise. Elle eut un bond si brusque qu’elle faillit le renverser. Alors, faisant mine de sourire, elle lui tendit, empressée, le petit paquet préparé pour lui.

— Tenez, Pierrot ! J’vous ai jamais rien offert, vous qui m’faites tous les jours une petite merveille. Eh ! ben !… V’là un cadeau pour vous !

Indécis, croyant à une attrape, il développa, tandis que tous les visages, autour de lui, s’amusaient de son air.

En voyant le porte-cigarettes, il changea de figure. Ludivine attentionnée, aimable, quelle émotion !

— De dire, s’extasia la mère Bucaille en faisant la cane, qu’elle a z-eu peine d’aller jusqu’au Havre, c’matin, pour quérî ça !

— C’est vrai ?… fit-il, tout frémissant de joie, en regardant Ludivine qui souriait toujours.

Puis, malicieux :

— Ah ! Ah !… Je vois pourquoi, maintenant, vous m’aviez défendu de venir ce matin !

— Justement !… approuvait-elle.

— Ce porte-cigarettes, continua-t-il, voyez-vous, jamais plus il ne me quittera ! C’est le plus beau cadeau qu’on m’ait jamais fait dans ma vie !

Ludivine, trépidante, eut envie de riposter, avec sa gouape des pires jours : « Tu parles ! »

Elle pinça les lèvres, tint son sérieux, et déclara :

— Eh ben ! tant mieux ! J’appréhendais qu’ça n’vous plût point !

Quand il eut enfin, avec des précautions, glissé le porte-cigarettes dans sa poche :

— La voiture est là, vous savez, petite chérie ! Où allons-nous, aujourd’hui ?

— J’sais-t-y ?… dit-elle en se retenant de serrer les poings. On pourrait gravir amont la, charrière de la Croix-Rouge, gagner le Val-la-Reine et s’en revenî par les Bruyères et Grâce ?…

— Comme il vous conviendra !… dit-il en saluant, courtois et prétentieux.

Des soupirs mal contenus gonflaient sa poitrine. Elle ne pouvait supporter cet homme à côté d’elle, après la promenade de ce matin à Sainte-Adresse. L’enfant bâillait, fatigué par trop de voitures.

Lauderin, particulièrement heureux aujourd’hui, se croyant tout permis après avoir reçu son cadeau, cherchait la main de sa fiancée, qui retirait la sienne avec horreur. La victoria montait lentement la dure côte toute ramagée d’ombres d’arbres.

Quand elle comprit qu’elle ne pouvait plus y tenir, Ludivine se redressa, regarda de tout près celui qu’elle avait envie de tuer, et commença sur le ton badin, taquin, qu’il redoutait et qu’il aimait à la fois.

— Vous n’savez pas ?… C’matin, au Havre, j’ai r’vu Delphin ! Au lieu d’aller au docteur, dites-moi, j’nous sommes promenés toute la matinée en voiture, lui, moi, pis Maurice. J’avons été à Sainte-Adresse… Et j’nous sommes parlé tout l’temps, comme des amoureux qui s’fréquentent. Il est d’venu tout plein beau, Delphin, avec une belle moustache qui commence à y tomber d’chaque côté, et c’est un colosse comme épaules, vous savez bien !

À mesure qu’elle parlait, sa figure crispée prenait une expression véritablement satanique. Puis un rêve traversa son regard, comme une nuée qui passe. Elle baissa la voix pour dire :

— Y porte son père, qu’on croirait l’voir ! Ça m’en a fait frayeur, j’vous assure !

Lauderin, tout en riant de la bonne plaisanterie, fronçait le front en écoutant cela. Le ton badin avait vite changé. Un certain tremblement dans la gorge, qui s’enrouait un peu, lui faisait peur malgré lui.

Quand Ludivine se tut, il la regarda longtemps fixement. Alors audacieuse jusqu’à la folie, avec le vertige de l’abime, délicieusement, dans tous ses membres :

— N’est-ce pas, Maurice, que c’est vrai, tout c’que j’raconte ?…

Et, stupéfiant de sang-froid, le petit frère haussa les épaules en disant :

— L’écoutez pas ! Elle a des illusions. Si vous voulez la croire, vous avez pas fini, bien sûr ! On a été chez l’médecin, elle et moi, et pis v’là tout !

Et tandis qu’avec un soupir délivré Lauderin retombait sur les coussins de la voiture, comme, la côte terminée, le cheval se mettait au trot, Ludivine renversa sa tête vers le ciel, avec des éclats de rire qui n’en finissaient plus.

XIV

Elle ne devait pas tarder à s’apercevoir qu’elle était allée trop loin dans sa dernière taquinerie. Les détails donnés sur Delphin, le ton pris pour parler de lui, ne pouvaient pas tromper tout à fait l’inquiet fiancé, qui, du reste, ne s’était jamais montré très rassuré sur le compte de sa future femme.

Resté soucieux pendant toute la promenade, il avait, au retour, posé des questions de juge d’instruction, tant à la jeune fille qu’à son petit frère, sans en tirer autre chose, naturellement, que des impertinences d’une part et de tranquilles mensonges de l’autre. Mais un doute était resté dans son esprit, et toute une anxiété dans celui de Ludivine. Il lui fallait maintenant se montrer très prudente, et cette obligation la rendait, en toutes lettres, épouvantable.

Son idée fixe : revoir Delphin.

Savait-elle ce qu’étaient devenues, loin d’elle, les pensées de l’orphelin ? Qui disait qu’elle n’était pas maintenant méprisée par lui, considérée comme une simple petite coureuse qui va d’un homme à l’autre et qui berne les deux par simple amusement pervers ?

Elle sentait qu’elle avait, en lui, détruit tout un long respect ; elle se défiait des songes qui avaient pu suivre sa venue et son incompréhensible emportement. N’étant plus près de lui pour le fasciner, démunie du pouvoir autoritaire que confère la présence réelle, qui sait si, désormais, elle ne le dégoûtait pas en rêve, elle, qui, les yeux dans ses yeux, faisait de lui tout ce qu’elle voulait ?

Lauderin remarquait que, depuis ce voyage au Havre, elle s’était singulièrement assombrie, restant des heures entières, elle si vivante, sans desserrer les dents. Il ne la reconnaissait plus. Elle notait, de son côté, la mauvaise humeur croissante du fiancé,

— Qu’est-ce que vous avez, petite chérie ?… demanda-t-il enfin, un jour que, chez elle, elle lui servait quelque café, tandis que le petit Maurice, assis sur une chaise, toussait, entre eux deux, à perdre l’âme.

Oh ! comme elle eut envie de répondre : « Ce que j’ai ?… C’est que je vous déteste et que j’aime l’autre, et que c’est vous qui êtes là près de moi, pendant que l’autre est au bout de la mer, sur la côte d’en face, sans que je puisse savoir de quelle façon il pense à moi ! »

Elle regarda son petit frère épuisé, couvert de sueur. Une fois encore elle trouva, dans ce malheureux spectacle, toutes les raisons de continuer à jouer sa tragique comédie.

— J’vais vous dire… trouva-t-elle spontanément, en s’appuyant debout devant lui, contre la table de bois blanc, j’vais vous dire ! V’là l’mariage qui s’approche, et j’pense qu’y faut que j’devienne sérieuse un peu, maintenant que j’vais être votre femme.

— Adoréel… murmura-t-il comme quelqu’un de profondément touché.

Puis, levant vers elle sa figure blafarde de roux, avec des yeux où passaient tous ses souvenirs de noce :

— Je ne tiens pas, avoua-t-il presque bas, à ce que vous soyez si sérieuse que ça ! Moi, ce que j’aime, c’est ma petite Ludivine… vous savez… toujours sur la brèche, oui… gueularde, méchante, amusante.

Il baissa la voix encore :

— Ma petite Ludivine, oui, canaille !… Canaille, comprenez-vous ?… Comprends-tu ?

Une lueur passa dans les yeux de la jeune fille, tandis qu’elle éclatait d’un mauvais rire. Elle comprenait le jeu, certes ! Ce n’était pas difficile de le reprendre, celui-là, quand il faisait mine de flancher !

Son regard d’effrontée s’avança tout près de celui, vicieux, de cet homme qui aimait recevoir des coups, qui les redemandait quand on cessait de le cravacher.

— Ah ! t’en veux, Pierrot ?… articula-t-elle, aussi bas que lui. Eh ! ben !… T’en auras, sois tranquille !

Enivré, grondant, il fit un geste comme pour se jeter sur elle. Elle se mit à tourner autour de la table, pour aller se placer sous la protection de son petit frère.

— Va ! cria-t-il, quand tu seras ma femme, tu verras !

Le petit Maurice, assez effrayé, les regardait, dressés tous deux l’un en face de l’autre comme deux bêtes dont on ne sait si elles vont se battre ou s’aimer. Cet enfant avait déjà vu bien des scènes dans sa courte vie, mais rien qui lui parut aussi plein de menaces que celle-ci, qui, pourtant était une scène d’amour.

Enfin :

— Tiens !… j’aime mieux m’en aller !… cria Lauderin, hors de lui. Sans ça je sens que ça va être la folie ! La folie !… La folie !…

Il avait claqué la porte derrière lui. Alors Ludivine, les poings à la taille, secouée par sa gaîté forcenée, marmotta cette chose que n’entendit pas le gamin aux écoutes :

— Ta femme !… Oui !… Mais tu n’auras jamais que les restes de Delphin, ou bien je n’m’appelle plus Ludivine Bucaille !


✽ ✽

Elle avait retrouvé son entrain. Lauderin était heureux. Il ne savait pas avec quelles ruses elle se glissait dans les rues pour mettre ses lettres à la poste. Tout l’amour qu’elle ne pouvait plus exprimer par ses yeux damnés, elle l’écrivait de son mieux à son matelot. L’attente de sa réponse, après trois lettres l’une sur l’autre, se traduisit par maintes avanies au fiancé, chien reconnaissant.

Puis, un matin, ce fut la mère Bucaille qui reçut le mot dans lequel Delphin disait qu’il pensait toujours à la famille et qu’il l’aimait toujours pour la vie. Ludivine comprit. Elle rayonna. Lauderin, ce jour-là, reçut un baiser sur le front. Peu après, ce fut une gifle. Le même jour, il fit part de ses beaux projets. Après la noce, ils iraient passer un mois à Paris.

— Vous verrez, petite chérie, comme vous aimerez ça !

— J’y tiens pas !… répondit-elle, renfrognée. À Paris, y a pas la mer.

Elle n’ajouta pas : « De l’autre côté de la mer il y a Delphin. »

Elle ne savait plus, maintenant, comment elle allait faire pour le revoir avant le mariage. Le temps passait, Lauderin la surveillait. Elle se creusait en vain la tête pour inventer le prétexte qui la mènerait seule au Havre. Et, dans sa rage impuissante, elle ne savait quoi trouver pour se venger sur le fiancé de toutes les révoltes qui clamaient en elle.

Il eut, un après-midi, dans le chantier des barques, où ils étaient venus de nouveau voir construire la Belle-Ludivine, une conversation malheureuse.

— Tiens !… tiens !… Vous n’aimez pas la mer ? répétait en rentrant la jeune fille. Ça vous rend malade ?…

Elle pensa d’abord qu’elle pouvait bien en profiter pour aller par gros temps au Havre, sûre qu’il ne la suivrait pas par peur du tangage. Maurice non plus ne pourrait venir, naturellement. Il n’y avait plus qu’à trouver la course urgente, et qu’à attendre une belle tempête. Cette idée la rendit si joyeuse qu’elle fut gaie toute la soirée. Puis une autre idée suivit.

En attendant que le ciel se fit sa complice :

— Y a longtemps que j’n’ai navigué, commença-t-elle, quelques jours plus tard, et y m’ennuie du flot. En attendant que ma barque soit faite, j’veux aller sur Espérance avec papa, ou bien sur Bon-Bec avec le père La Limande, faire un court tour dans la baie. On emmènera maman et Maurice, comme de juste. Entendu pour demain, hein ?

Le malheureux dit tout ce qu’il put dire pour éviter la mésaventure. Plus il se défendait, plus la taquine s’entêtait. Il ignorait qu’une lettre avait prévenu Delphin.

« Sois demain, juste avant la sombreur, dans le parage de la Haut de 40. Tu me verras passer, et peut-être que je pourrai t’envoyer un baiser, que le fiancé aura le cœur en agonie et ne verra rien, et je veux, si tu m’aimes toujours, qu’il y ait une flamme à ton écoute de flèche, et attends bientôt de mes nouvelles pour un voyage de ton côté, que j’ai trouvé comment faire si le vent est pour nous. »

La présence de la femme Bucaille, au cas où Lauderin reconnaîtrait Delphin en mer, devait écarter tout soupçon de connivence entre Ludivine et le jeune matelot, car on ne promène pas toute sa famille avec soi lorsqu’on a, sur les vagues, un rendez-vous d’amour avec une autre barque.

— Si papa n’est pas pour sortir demain, on prendra aussi Armand !… avait ajouté la jeune fille.

Ils durent partir tard comme elle l’avait prévu. On était en « vive eau », ce qui permet les entrées et les sorties à volonté pendant un temps plus long que d’ordinaire.

— Nous embarquerons au flot pour pouvoir rentrer quand nous voudrons, puisqu’y n’s’agit pas d’pêquer, mais d’promener seul’ment…

Un peu rassuré par cette condition, Lauderin, déjà décomposé, tant il craignait le moindre roulis, essayait de faire bonne contenance. Les fantaisies de Ludivine, qu’il avait encouragées, dépassaient parfois la mesure. Mais la crainte de lui déplaire (car elle avait, en cas de refus, parlé de retarder le mariage, et il savait qu’elle exécuterait sa menace), la crainte de lui déplaire était plus forte que sa répulsion.

Bon-Bec sortit de l’avant-port sans secousses. Le temps était clair, la mer douce comme lait. La chaleur de juin, à cette heure, diminuait déjà.

Le père de Ludivine, enchanté d’une occasion de rester en ville, avait donné son fils et mousse, Armand, qui, plein d’importance, était tout fier de faire voir son jeune savoir aux siens, assis en face les uns des autres dans la belle barque neuve. Et le patron de Bon-Bec, dit La Limande, avait laissé son matelot ordinaire au port, pour que le petit Bucaille eût la joie de jouer son rôle à bord.

Le père La Limande doit certainement ressembler à Jean Bart, dont il a la carrure, l’âme et le langage. C’est un de ces marins de Honfleur, déjà vieux, qui semblent être, en vérité, de la même époque que les bassins, construits sous Louis XIV.

Celui-ci, bien intimidé par la présence à bord de son armateur, donnait ses ordres au petit Armand d’un air à la fois paternel et fermé.

Cet enfant, qui, si jeune, avait déjà tout du marin-né, plaisait seul au vieux pêcheur, parmi la belle compagnie qui l’envahissait aujourd’hui. Ludivine surtout était trop élégante pour lui, Du reste, il avait toujours maintenu ses distances vis-à-vis de Bucaille, son collègue, dont il n’approuvait pas la vie. C’était forcé par Lauderin qu’il l’avait conduit, plusieurs soirs de suite, au Grand Café Maritime. C’était encore à contre-cœur qu’il promenait présentement cette famille, qui n’était pas de sa caste arriérée, dévote et noble.

Or, quand Lauderin vit que la mer était si tranquille et qu’il n’éprouvait aucun malaise, retrouvant ses esprits, il se mit en demeure, sur un ton condescendant, plaisant, de faire parler le père La Limande, qui n’y tenait guère.

— Allons-nous passer devant le calvaire de Grâce ?… demanda-t-il pour entrer en matière.

Et son petit œil noir clignait du côté de Ludivine et de sa mère, comme pour dire : « Je vais le faire marcher ! Vous allez voir ça tout à l’heure ! »

Mais un Normand, quels que soient son âge et sa naïveté, ne se laisse pas facilement faire.

— Ça va dépendre de vot’fantaisie, cha !… répondit à côté le vieux. Si vous t’nez bien la mer, m’sieu Lauderin, on ira où que vous voudrez. Mais si vous v’nez à poser du cœur sur du carreau, faudra rentrer sans avoir rien vu !

Avec un petit frisson, l’autre se recueillit un moment pour bien s’assurer qu’il n’avait pas mal à l’estomac. Un très léger roulis l’inquiéta. L’horizon calme le rassura. Pourtant il jeta du côté du Sud, vers Honfleur, un regard d’envie.

Ludivine, qui ne perdait rien de tout cela, se mit instantanément du côté du père La Limande.

— Vous n’sentez encore rien dans vot’boyasse ?… demanda-t-elle avec un sourire retroussé, cruel.

— Parlons d’autre chose ! supplia Lauderin.

Et sans plus chercher aucun préambule, pressé de changer la conversation et de rire aux dépens du bonhomme :

— N’est-ce pas, père La Limande, que vous faites toujours votre prière, en passant, en mer, devant le Calvaire ?

— Toujours, monsieur ! confirma très dignement le vieux marin,

Puis il fit un pas du côté du petit Armand pour lui donner un ordre, montrant son dos aux moqueurs.

Il comprenait bien que l’on cherchait à le faire parler, pour tourner en dérision sa croyance. Et Lauderin, un fin sourire dans sa moustache rouge, serré dans son complet de mauvais goût, se croyait le supérieur de ce vieil homme d’un autre temps, dont la tête était pleine de belles images, et pour lequel toute une poésie régnait encore sur la mer.

— Dites-donc, père La Limande, continua le goujat, qui y tenait, racontez-nous donc des miracles que vous avez vus ! La bonne Vierge vous a sauvé, je crois, une ou deux fois, dans des naufrages ?

— Monsieur, répliqua-t-il, la bonne Vierge, aujourd’hui, est point pour la jeunesse beaucoup plus qu’une bouée. Mais où qu’la bouée les sauve point, Notre-Dame-de-Grâce les sauve, et y s’en souviennent, n’ayez pas peur, quand l’péril est sur eux. Car j’en connais d’aucuns qu’ont fait des vœux qu’on n’soupçonnerait pas quand on les voit en ville.

— Vous avez raison, mon vieux !… dit Lauderin, comme s’il se fût agi de quelque maniaque.

Et, se calant comme dans un fauteuil de théâtre :

— Allons ! Racontez-nous !

Il y eut une mélancolie dans les yeux du pêcheur grisonnant. De même que tous ceux qui lui ressemblent il avait le sentiment confus d’être un des derniers survivants d’une époque qui s’en va vite. Il n’analysait rien. Il disait : « Les jeunes n’ont plus croyance… » Mais il ne s’apercevait pas encore que Notre-Dame-de-Grâce elle-même se dépouille chaque jour des vrais trésors de sa chapelle, petits bateaux, petits tableaux, béquilles et autres témoignages populaires qui disaient sa charmante et séculaire souveraineté, qui la disaient beaucoup mieux, certes, que la couronne somptueuse dont il lui fut récemment fait présent, avec le concours des cocottes de Trouville.

Qui se souvient, actuellement, que la petite maison divine fut d’abord couverte en chaume ? Que sont devenus ses adorables vitraux anciens, enchâssés dans du plomb, et verdâtres comme des hublots ? Où donc est la vieille grille qu’on voyait devant son autel ? Le goût effréné du luxe a pénétré jusque dans ce mignon sanctuaire, qui bientôt n’aura plus rien qui rappellera le naufrage et le miracle, qui bientôt n’attendra plus la visite de ses marins sauvés en mer, mais plutôt celle d’autos venues des plages à la mode, pleines de Parisiens ahuris et superficiels, pèlerins tout prêts à confondre l’autel de Notre-Dame-de-Grâce, de Honfleur, avec l’hôtel de Guillaume le Conquérant à Dives, et autres curiosités pour touristes désœuvrés.

Comme la réponse du père La Limande ne venait pas, Lauderin s’impatienta :

— Eh bien ?… Vous n’avez rien à raconter ?

— Monsieur… commença le vieux, avec une politesse froissée.

Ludivine, depuis un instant, s’agitait dangereusement. Elle pensait aux histoires de Delphin, pareilles à celles que sollicitait le cafetier. Elle était fille de marins, elle aussi. Bien qu’élevée dans l’esprit nouveau des pêcheurs, elle se sentait atteinte par la lourde raillerie du citadin. Cabrée, défendant sa race :

— Y répondez pas, mon père La Limande !… fit-elle avec Son ton le plus malhonnête. Vous n’voyez donc pas qu’c’est une langue d’aspic ? Comment voulez-vous qu’y comprenne queuque chose à vos raisons, lui qu’a toujours passé sa vie l’cul sur une chaise, dans un café ?… D’abord, vous n’avez qu’à le r’gâder, avec sa vieuille tête de ver blanc ! Il a tout de l’imbécile. Ça peut-y parler des choses de la mer, ça ?… Ça avait les sangs tournés rien qu’à l’idée d’monter en bateau. Ça fait l’finaud, tenez, et ça va tout à l’heure avoir mal au cœur comme un cochon qu’ça est !

Elle se montait ; la voix de tête commençait. Et, déclaration de principes, elle venait d’arracher son chapeau.

Heureuse d’insulter, d’humilier Lauderin devant son subordonné :

— Vous avez voulu nous faire rigoler !… poursuivit-elle. N’ayez crainte ! J’allons rigoler ! Attendez seul’ment l’banc d’Amphar, et, quand j’aurons l’nez dans la plume, vous voirez si vous n’faites pas vœu à Notre-Dame-de-Grâce pour vous sauver du mal de mé !

Un peu de rouge montait aux pommettes de l’imprudent. La mère Bucaille, Maurice, Armand, le père La Limande, essayaient de s’intéresser au sillage de la barque, aux voiles, à l’horizon. Mais la petite harpie continuait, forcenée. Et quand la barque, selon ses prévisions se mit à danser quelque peu, collant ses paumes à ses hanches, vraie petite poissarde malgré son tailleur à la mode, elle fit entendre des éclats de rire diaboliques, car la figure de Lauderin, néfastement, devenait verte, tandis que son sourire crispé disparaissait progressivement.

— Ah !… criait-elle, ah ! j’en suis courbée !… R’gâdez-le qui va tourner de l’œil, à c’t’heure !

Lauderin fit un grand effort pour se redresser. Il regarda le père La Limande avec une autorité pleine d’angoisse.

— Rentrons ! dit-il.

— Bien, m’sieu Lauderin !

— Vous voulez rire ? s’exclama Ludivine. Moi, j’veux qu’on continue !

Mais, comme il n’est rien comme le mal de mer pour tuer les sentiments, Lauderin, tout désir annulé, toute soumission abolie, cria, fort en colère :

— Je vous ai dit de rentrer, vous m’entendez ?

— Est bon !… fit Ludivine d’une voix sèche. Vous m’paierez ça plus tard !

Mais Lauderin ne répondit pas. La barque tournait, et par là même tanguait. Le sens du ridicule, pour le cafetier, perdait également toute valeur. Assisté par la mère Bucaille, consternée de cette scène, il ne craignit pas de se coucher sur le dos, lamentable, enfonçant son mouchoir dans sa bouche. « J’vas manquer Delphin !… » se disait Ludivine, pâle de fureur.

Elle alla se mettre à l’avant et vit au loin, mêlée à quelques autres voiliers, une barque qui pêchait, ralentie par le filet, dans le chenal ou « rivière de Rouen », chemin tracé en mer par les bouées de la passe, allumées la nuit, feux verts d’un côté, rouges de l’autre, et parmi lesquelles la Haut de 40, isolée, se dresse sans vis-à-vis. La tête tendue, coupant la brise avec son visage, elle ne tarda pas à reconnaître, flottant haut derrière cette barque, dans le soleil déjà baissant, la flamme effilée, de deux couleurs, qu’elle avait exigée comme symbole d’un amour toujours fidèle.

Il était venu au rendez-vous marin, son gentil matelot, venu en avance par peur de la manquer.

Comme il battait fort, le cœur de la petite reine de mer ! Une main accrochée, tête nue, mêlée aux voiles et aux drisses, avec ses cheveux pareils à du filin de chanvre, avec ses yeux pareils à de l’eau salée, elle attendit, palpitante, le croisement des barques. Elle savait Bon-Bec reconnaissable, étant encore dans tout l’éclat du neuf. Et quand les deux voilures furent sur le point de se frôler comme des ailes, elle sortit son mouchoir et l’agita, toute petite voile parmi les grandes.

Occupés à soigner l’autre, les siens ne pouvaient s’apercevoir de rien. Du reste, elle était à l’abri du foc et de la trinquette. Et puis que lui importait qu’on surprit son salut d’amour ? Tout ce qu’elle put, ce fut de ne pas crier le nom de Delphin quand elle passa tout près de lui. Les doigts sur la bouche, elle lui envoya son âme dans un baiser. Et lui aussi, les doigts sur la bouche, en silence, pendant l’instant que les deux bateaux glissèrent en sens contraire l’un de l’autre, il lui envoya son âme,

C’était fini. La Haut de 40 était dépassée. Ludivine faillit marcher sur son fiancé pour courir à l’arrière. Elle vit la silhouette du jeune Le Herpe se perdre dans la distance. Le petit mouchoir continuait de battre.

— À qui donc que tu fais des simulacres ?… demanda la mère Bucaille, toujours penchée sur le malade.

Mais elle ne daigna même pas répondre. Les yeux immobilisés sur une vision secrète, elle revint s’asseoir à sa place, muette ; et tous purent croire que c’était sa mauvaise humeur qui la faisait si concentrée.


✽ ✽

Passé le vertige marin, Lauderin eut le regret de sa brusquerie et, sitôt sur le quai, demanda pardon d’un air honteux et suppliant. Mais, superbe de mépris, Ludivine ne consentit même pas à lui répondre.

Il la suivit jusque chez elle, escortant la famille, qui tâchait de raccommoder les choses. Sur le seuil de la porte seulement, et pour qu’il n’entrât pas, elle consentit à parler :

— Inutile… dit-elle. Vous devriez savoir que j’n’ai pas d’milieu quand j’suis dépassée. Vous vous êtes conduit comme un piant. J’vous défends d’vous montrer pendant huit jours !

Il dut s’en aller là-dessus, malgré les protestations de la mère et des petits frères. Enchantée de son après-midi, Ludivine se disait que ces huit jours la reposeraient de la présence de plus en plus odieuse de son fiancé, d’une part, et que, d’autre part, elle pourrait peut-être profiter de ce répit pour aller tout tranquillement au Havre sans en parler à personne. Elle s’endormit sur de beaux projets, et riant toute seule dans son lit.

Cependant, dès le lendemain, dans la matinée, elle reçut un petit paquet et une lettre.

Lauderin n’allait pas jusqu’à envoyer des fleurs, usage peu pratiqué dans son monde. Mais Ludivine, après avoir lu la lettre, excuses et platitudes, trouva dans le paquet un bracelet d’or qu’elle jeta en l’air sans même le regarder, pour le scandale de la mère Bucaille, qui dut ramasser le bijou sous le lit.

— Tu vas y dire merci, au moins ?…

— R’gâde dans m’n’œil !… répondit grossièrement la jeune fille.

Et la dispute violente qui suivit, arrosée de pleurs maternels, rappela les mauvais jours de la maison.

À l’heure de la marée, la petite alla flâner du côté du bateau du Havre. Elle avait calculé que, dans quatre jours, le bateau partirait le matin, et qu’elle pourrait le prendre pour passer tout l’après-midi dans les bras de son Delphin. Déjà ses rêves s’orientaient, coupables et palpitants. Mais elle aperçut tout à coup, parmi le désordre bruyant du quai d’arrivée, allant et venant dans la foule, Lauderin lui-même, qui semblait la chercher.

Il la devinait donc, celui-là !

Dès qu’il l’aperçut, il se précipita vers elle, qui tourna les talons aussitôt.

— Petite chérie !… Petite chérie !… haletait-il en courant pour la rattraper, vous avez reçu ma lettre, n’est-ce pas ?… Et j’espère que le bracelet vous a fait plaisir, dites ?…

— Si vous n’me quittez pas tranquille, gronda-t-elle en marchant sur lui, j’vous vomis devant l’monde tout c’que j’sais et tout c’que j’sais point !… Et que jvous prenne seul’ment une fois encore à rôder autour de mes naseaux, vous verrez si c’est pendant huit jours ou pendant un an que j’vous mortifierai !

Épouvanté, le fiancé ne se le fit pas dire deux fois. Mais en retournant au bateau, le lendemain, Ludivine découvrit, en embuscade, l’un des garçons du Grand Café Maritime, installé là, de toute évidence, pour la surveiller.

Elle eut le temps de s’esquiver sans être vue. Elle avait compris, Lauderin la ferait filer tous les jours, soupçonnant vaguement ses intentions.

Une crise de rage et de désespoir la secouait en rentrant. Du reste elle trouva, l’attendant, une nouvelle lettre qu’elle se mit à déchirer et piétiner sans même l’ouvrir, et un nouveau cadeau qu’elle jeta sans hésiter à la figure de sa mère, accourue pour voir la surprise.

Pendant le reste des huit jours, ce fut l’enfer. Où donc était-il le temps où Ludivine malmenait le petit Le Herpe, innocente victime ? Que n’avait-elle à temps su voir qu’il allait devenir le portrait même de son père, seul amour possible de sa vie rebellée ? Il avait fallu que la moustache vint pour qu’elle le retrouvât, sur ces traits qui n’avaient pourtant pas changé, ce visage hallucinant gravé pour jamais dans sa mémoire.

— Delphin !… Delphin !… pensait-elle tout en criaillant contre les siens.

Et de penser qu’il était si près et qu’elle ne pouvait pas aller le rejoindre la scandalisait jusqu’au fond de son être. Rien de bon ne lui était jamais venu, ne pourrait jamais lui venir que de Delphin. Que redevenait-elle, sans lui ? Sa famille ne le savait que trop !

Durant ses longues insomnies, la nuit, elle cherchait jusqu’au fond des abimes de ruse contenus en elle, sans arriver à rien découvrir de possible. Même en se faisant accompagner au Havre par sa mère (qu’il était facile, ensuite, de perdre dans les rues assourdissantes), elle risquait d’être vendue par les mouchards de Lauderin, lesquels ne manqueraient pas de s’embarquer avec elle pour la suivre dans ses mystères. Elle n’osait même plus aller à la poste.

« Seulement le voir !… se disait-elle à présent, seulement lui parler, lui dire… Seulement entendre sa voix me répéter : Je t’adore ! »

Au bout de ses huit jours de punition, Lauderin reparut, un après-midi. Son service d’espionnage avait été bien fait. Il était satisfait. La redoutable petite fiancée n’avait jamais eu l’intention de le tromper.

Son amour, renforcé par le sentiment de la sécurité, redevenait conquérant comme au premier jour. Il n’avait cessé, pendant cette huitaine, si longue à vivre pour lui, d’envoyer des lettres et des cadeaux. Il sentait bien que Ludivine n’avait pas d’amour pour lui ; mais il la croyait incapable d’en avoir pour personne. Il se disait seulement qu’elle ne pouvait déjà plus se passer de lui, de ses madrigaux et de ses prodigalités. Lui prêtant un tempérament de fille, il comptait sur l’avenir pour se l’attacher, par la griserie de l’argent et par d’autres griseries encore, qu’il préparait en imagination pendant les insomnies dont il souffrait comme elle.

Ce fut avec un nouveau présent qu’il l’aborda. Réfrénant sa haine encore accrue et sa colère, héroïque à sa façon, sacrifiée pour cette famille qu’elle couvrait d’injures, la petite s’en tira par des ricanements.

C’était une manière déguisée de grincer des dents.

Elle avait, elle aussi, ses projets d’avenir. Le monstre intérieur qu’elle nourrissait depuis l’enfance se préparait à des représailles raffinées.

Assis face à face, ce jour-là, dans le pauvre logis où la famille souriait, heureuse de les voir raccommodés, les fiancés échangèrent des regards où tout ce qu’ils avaient d’atroce en eux, l’un et l’autre, étincelait et se croisait, comme deux lames empoisonnées.

XV

Vers le milieu de juillet, M. et Mme Jules Lauderin vinrent, comme ils faisaient souvent, passer quelque temps chez leur frère et beau-frère, ils devaient apporter en grande partie le trousseau de la fiancée, commandé dans leur magasin des Ternes. Les mesures pour la robe de mariée, destinée à éblouir la ville, seraient prises pendant ce séjour. Et les deux commerçants referaient le voyage en septembre, pour assister aux noces.

Cette arrivée, ces apprêts, surexcitaient la famille de Ludivine, et aussi son fiancé. Le quartier potinait. Seule, la jeune fille restait indifférente, du moins en apparence, car, intérieurement, c’était la grande angoisse.

Elle craignait sa belle-sœur future, qui n’allait pas manquer de la surveiller de près, sur l’instigation de Lauderin. De plus en plus, son projet de revoir Delphin devenait hasardeux, sinon irréalisable.

Pour ne rien laisser paraître de ces anxiétés, elle prit sur elle, affectant quelque amabilité, d’accompagner son fiancé jusqu’à la gare, afin d’accueillir avec lui ses invités et parents.

Plein de ravissement et de surprise, il ne savait comment remercier de ses bonnes dispositions l'irascible petite. Mais après les effusions de l’arrivée dans la poussiéreuse petite salle d’attente, quand il se retrouva, dans la voiture, en face de sa famille, se sentant soutenu par la présence de ses pareils, il reprit vite son arrogance et ses familiarités, soucieux de leur faire voir le progrès accompli dans le cœur difficile de sa promise.

Ludivine, qui pensait à d’autres choses, le laissa faire, donnant l’impression de s’être enfin adoucie, civilisée, au contact du monsieur qui daignait épouser cette fille de basse classe. La voyant silencieuse, M. et Mme Jules Lauderin la crurent enfin intimidée par le beau monde dans lequel elle allait pénétrer. Ils furent flattés dans leur orgueil. Redressés, ils eurent un ton supérieur pour la féliciter sur le bon air qu’elle avait pris, et sur cette toilette et ce chapeau (venus tout droit de chez eux), qui lui allaient si bien.

Serrant les lèvres sur des insolences, Ludivine, qui ne perdait rien de leur manège, esquissait des petits sourires de politesse.

L’air de famille qu’elle observait entre Jules Lauderin et son frère, les couleurs voyantes que portait Mme Jules Lauderin, brune insignifiante et fardée, le chypre dont elle était parfumée, son parler prétentieux déchaînaient mille ironies dans l’esprit de la petite Honfleuraise, douée, comme tous ses compatriotes, du sens aigu de la caricature. Elle sut se taire pourtant, malgré toutes les réflexions emmagasinées à la seconde. Elle tenait à ce que la première impression fût bonne, afin que, mise en confiance, la belle-sœur ne devînt pas pour elle un espion par trop malveillant.

— Pourquoi ne vous mettez-vous pas de poudre ?… demandait celle-ci. Pourquoi votre fiancé ne vous a-t-il pas encore fait cadeau d’un flacon de parfum ?

Mais, aller jusque-là, la petite barbare ne pouvait s’y résoudre. De la poudre sur ses joues salées, des parfums sur son corps de jeune sirène, c’était trop lui demander. Elle trouvait déjà suffisamment comique d’être habillée comme elle l’était, après des années en cheveux et en tablier bleu.

— Nous dinons tous ensemble, ce soir ! annonça Lauderin.

Et quand ils furent tous les quatre à table, parmi les dorures du Grand Café Maritime, la conversation se fit aussi oiseuse qu’animée.

Quelques exclamations et réflexions sur la chaleur amenèrent :

— Quelles belles promenades nous allons faire ensemble en voiture !

— J’irons aussi en mer ! fit intentionnellement Ludivine.

— En mer ?… se récria la belle-sœur. Jamais de la vie ! Ça me fait peur, et ça me rend malade, moi !

C’était tout ce que la jeune fille voulait savoir.

Un éclair dans les yeux, elle entrevit la possibilité, vague encore, de rencontrer une seconde fois Delphin dans la baie. Il fallait étudier la question. Elle aurait toute sa nuit pour cela. Vite elle s’exclama :

— Moi j’adore courî l’flot ! J’y r’tournerai bientôt !

— Eh ben !… dit Lauderin, je ne me suis pas si mal tenu, l’autre jour, pour quelqu’un qui n’a pas le pied marin ! En somme, il n’y a pas eu d’accident grave…

L’œil de Ludivine l’inquiéta :

— Je crois que je m’y ferais comme un autre !… conclut-il en baissant le ton.

Puis, changeant brusquement de sujet :

— Et Paris ?… Qu’est-ce que vous nous en dites, les enfants ?

Ce fut, là-dessus, un assourdissement. On eût dit que les trois Lauderin venaient de se donner le mot.

Les affaires florissantes du magasin des Ternes, les boulevards, les cinémas, les music-halls, la politique, les modes nouvelles, tout y passa. Ils parlaient entre eux, avertis, mondains, ostentatoires, en ayant l’air d’ignorer soudain, au milieu d’eux, la présence de la petite Bucaille, cette inférieure. Et cependant ce n’était que pour elle qu’ils parlaient.

Les yeux fixes, elle leur abandonnait la conversation, leur donnant à penser qu’ils l’éblouissaient. Cela dura jusqu’au dessert, Alors, satisfait, plein d’indulgence pour la pauvrette :

— À quoi pense la petite chérie ?… demanda le fiancé. On est là à bavarder de choses qu’elle ne connaît pas… Qu’est-ce que vous voulez ! Les vieux Parisiens sont incorrigibles, et…

— Oh ! ça n’me nuit point ! interrompit-elle. J’entends pas !… Je suis m’n’idée pendant c’temps-là, et j’ai pas besoin d’personne à mon bord.

— Et peut-on savoir quelle est votre idée ?… fit la belle-sœur, un peu pincée.

— J’pensais, dit sans sourciller Ludivine, que j’aimerais bien aller pêquer des moules au Ratier, ces jours. Nous v’là dans la grande lune et ça va découvrir en plein.

Elle rêva quelques secondes, puis poursuivit, exagérant tout, à dessein d’humilier ces trois dans l’irritante vanité qu’ils venaient, pour la rabaisser, d’étaler devant elle :

— J’y allais, y a pas si longtemps, cueillir la moule !… raconta-t-elle. J’gagnais douze francs d’la journée. Est un métier, cha ! Faut débarquer dans l’eau et la vase, qu’on en a les gambes embourbées jusqu’à une hauteur démesurée !

— Quelle horreur !… cria la belle-sœur.

Et, tout à coup, Ludivine se mordit les lèvres, avec un furieux battement de cœur. Une idée venait de la traverser, lumineuse : rejoindre Delphin au Ratier, sûre que les autres ne l’y suivraient pas.

Elle remit à plus tard l’élaboration complète de sa trouvaille.

— Y n’se passera pas bien des jours avant que j’y retourne !… jeta-t-elle négligemment.

Les protestations et les haussements d’épaules la laissèrent souriante. À partir de cette minute, la joie était en elle. Une gaîté débordante le fit bien voir. Aimable pour tous, spirituelle, mordante et flegmatique comme une fille de sa race peut l’être, sa verve endiablée transforma cette fin de soirée en une incroyable séance de fou rire. Le frère et la belle-sœur, étonnés, entraînés, se tenaient les côtes. Lauderin exultait.

Enfin recroquevillée dans son lit, en pleine nuit noire, parmi le souffle égal de ses petits frères dormant non loin d’elle. Lentement, savamment, elle combine son expédition au Ratier, elle prépare sa rencontre en mer avec Delphin, nouveau rendez-vous de mouettes.

La joue dans la main, les yeux dilatés sur l’obscurité, patiente, elle établit son difficile plan. Il faut tout prévoir et régler les moindres détails.

D’abord, elle cherche la meilleure marée et calcule que c’est celle de dimanche qui convient. Ensuite, elle décide qu’elle préviendra la veille le père La Limande, afin qu’il se tienne à sa disposition dans le port. Fiancée de l’armateur, elle a toute autorité. Pour que Lauderin n’ait aucun soupçon, elle annoncera qu’elle emmène tout le monde avec elle ; au dernier moment elle trouvera bien la dispute ou le prétexte qui les élimineront tous. Elle fera semblant de partir seule, par défi, pour contrarier, pour désobéir. Elle a déjà fait prévoir cette promenade aux principaux intéressés, qui s’y attendent comme à une dernière fantaisie de fille gâtée et capricieuse.

Reste à savoir comment elle fera pour retrouver Delphin sur le Ratier sans que le père La Limande et son matelot s’en aperçoivent. Elle cherche longtemps, et trouve.

Elle écrira à Delphin d’y débarquer par le Nord, alors qu’elle y débarquera par le Sud. Le dos d’âne du grand rocher empêche qu’on voie ce qui se passe d’un côté pendant qu’on est de l’autre. Il lui sera facile de dire à ces deux pêcheurs qu’elle veut parcourir seule le banc, pour faire ses adieux à sa vie marine. Elle sait déjà comment prendre le père La Limande, qui comprendra fort bien de tels sentiments.

Mais si, par malheur, quelqu’un des siens l’accompagne ou si c’est, — il faut supposer les plus absurdes choses, — Lauderin lui-même, ou son frère, ou sa belle-sœur…

Elle cherche encore, trouve encore.

Dans ce cas, l’expédition est manquée. Mais pour qu’en outre aucun désagrément n’en découle, elle recommandera au jeune Le Herpe, dans sa lettre, de croiser autour du Ratier, en attendant la venue de Bon-Bec, et de surveiller son débarquement à elle, Ludivine, avant de débarquer lui-même. S’il voit quelqu’un l’accompagner, il n’aura qu’à prendre le large sans rien tenter.

Enfin, pour rencontrer, sur le banc, le moins possible de figures connues, la petite Bucaille ne s’y rendra qu’au dernier moment, quand la mer est près de remonter et que les mouliers, une fois chargés, commencent à repartir. Et si des gens la reconnaissent, personne du moins ne s’avisera de la suivre, à ce moment-là, pour voir si elle rejoint ou non quelqu’un sur la grève.

Mais que dira le patron de Delphin d’une heure si saugrenue ?

Il faut que Delphin aussi soit seul. « Mon patron est un bon bonhomme, » a-t-il écrit à sa famille.

Il le laissera donc au Havre et naviguera sans personne, comme le font parfois ceux de Honfleur revenant de porter leur pêche ailleurs, et laissant leur matelot la vendre, à la criée de Trouville, par exemple, alors qu’ils rentrent seuls dans la barque.

Tout étant ainsi préparé, Ludivine se demande par quelle malchance elle manquerait cette rencontre en pleine mer, la seule qu’elle puisse essayer, maintenant.

Pendant près d’une demi-heure, elle pourra, protégée par quelque anfractuosité, parler à celui qu’elle aime, et combiner avec lui, peut-être, quelque aventure plus audacieuse encore. Et, s’ils s’embrassent entre les paroles, ce ne sera certes pas la première fois que la marée, en remontant sur le Ratier, engloutira le souvenir d’autres amours que celles des oiseaux de mer et des bêtes marines.

Le petit jour paraissait.

Sûre, maintenant, de réussir dans sa périlleuse entreprise, la petite Bucaille, épuisée, s’endormit enfin, répétant par trois fois ce mot qui représentait pour elle tant de risque et tant de joie : « Dimanche !… Dimanche !… Dimanche !… »


✽ ✽

Le lendemain, qui était un mercredi, joyeuse et perverse, elle embrassa Lauderin, dès qu’elle le vit, sur sa moustache rousse.

Il venait la prier de venir voir déballer par Mme Jules Lauderin les merveilles apportées de Paris.

Il fut si troublé du bel accueil qui venait de lui être fait qu’il accepta de repartir sans sa fiancée. Elle devait le rejoindre dans une demi-heure, ayant quelque besogne à terminer au logis. Et C’est ainsi qu’elle put tranquillement porter à la poste la lettre qu’elle envoyait à Delphin.

L’après-midi se passa dans les beaux chiffons et les essayages. Il fut longtemps parlé de la robe de mariée, du voile et des fleurs d’oranger. Le sourire de Ludivine enchantait les Parisiens. Le dîner fut aussi gai que celui de la veille.

Le jeudi, promenade en voiture. Le vendredi, visite au chantier des barques. Le samedi, nouveaux essayages ; et, le soir, un tour sur la jetée.

Quand on fut au bout, devant la mer allumée de bouées, avec son Havre au loin, collier de lueurs défait sur l’eau :

— Est demain, dit Ludivine, que j’allons au Ratier néyer ma vie d’jeune fille, premier que je me marie. La marée basse est juste au fin milieu d’l’après-midi. Est la bonne heure ! Et comme j’sommes dans la lune claire, j’aurons du champ pour nous promener.

— Elle est folle ! se récrièrent les trois Lauderin.

— Vous n’avez pas vraiment cette intention-là ?… demanda le fiancé.

— La preuve, est qu’j’ai averti l’père La Limande aujourd’hui !… fit-elle.

— Comment !… Un dimanche ? Et, d’abord, c’est une idée insensée. Je suppose que vous voulez rire !

— Vous devriez savoir, riposta Ludivine, jouant la colère, qu’insensées ou non, m’s’idées, quand j’les ai, n’sont pas où qu’les poules ont l’s’œufs !

Elle mit ses mains à ses hanches, mauvais signe, et continua :

— Quand même que j’aurais pas voulu y aller pour de vrai, rien que d’voir la goule que vous faites, j’irais esprès pour vous piquer !

— Ça y est !… cria Lauderin, désolé, elle va y aller !

— Et vous y viendrez tous l’trois avec moi !… termina la petite rouée.

Mme Jules Lauderin, qui refoulait son dépit scandalisé, ne put, là-dessus, se retenir.

— Vous voulez vous moquer de nous !… éclata-t-elle aigrement. Nous ?… Vous nous voyez allant au Ratier ? D’abord, je vous ai dit que je ne pouvais pas supporter la mer, mon mari non plus ! Ensuite vous ne pensez pas que nous irions envaser nos chaussures et nous crotter jusqu’à la taille pour vous suivre dans vos absurdités ?…

Elle n’en avait jamais tant dit. Ludivine, que cette réponse prévue enchantait, fit l’offensée et les quitta brusquement, retournant tout droit chez elle.

Lauderin courut le long de la jetée pour la rattraper, pour excuser sa belle-sœur. Mais cette scène servait trop bien les projets de Mlle Bucaille.

Elle ne voulut rien entendre et rentra, claquant la porte au nez du malheureux.


✽ ✽

Elle n’avait pu parvenir à s’endormir. Ses souhaits se réalisaient si merveilleusement que le plaisir la tenait éveillée dans la nuit chaude où ses petits frères avaient un sommeil agité.

Maintenant qu’elle était en droit de bouder, rien ne l’empêchait de partir carrément seule dans la barque du père La Limande. Ce coup de tête s’expliquait parfaitement, vu son caractère impossible.

Jusqu’au moment d’aller s’embarquer, elle continuerait à refuser de voir les Lauderin, qui l’avaient fâchée. Elle savait que son fiancé n’oserait jamais donner un contre-ordre au patron de Bon-Bec. Il devait être déjà bien effaré par l’attitude de Ludivine, et elle imaginait dans quelles scènes de famille il devait actuellement se débattre. Quant à la mère Bucaille, habituée aux originalités de sa fille, elle la laisserait partir sans même chercher à la retenir.

La petite souriait dans les ténèbres. Elle se voyait d’avance naviguant vers son amour. Elle avait décidé de reprendre, pour la circonstance, sa vieille robe et ses vieux souliers d’autrefois. Ainsi serait-elle davantage semblable à son passé, plus rapprochée de son tout simple Delphin en vareuse bleue. Et, comme les vraies moulières, elle envelopperait sa chevelure d’un mouchoir de couleurs criardes qui la consolerait de tous les chapeaux parisiens qu’on lui faisait porter depuis si longtemps.

Neuf heures du matin.

Endormie enfin au lever du jour, elle reposait, anéantie par un sommeil pesant, sans rien entendre du remue-ménage de la maison. La mère Bucaille entra.

— Une lettre pour toi !…

Abasourdie et se frottant les yeux, Ludivine, tout à coup, retint un cri. Une lettre ?… Ce ne pouvait être que de Delphin. Tout était manqué. Il refusait l’expédition au Ratier.

Elle faillit déchirer l’enveloppe en l’arrachant des mains de sa mère. Une grande écriture…

— Qui qu’cha est ?

C’était un mot de Mme Jules Lauderin qui lui demandait pardon ! « Ouf !… Ce n’est que ça !… » pensa-t-elle. Mais, ensuite, rouge puis pâle, elle se mit à calculer les dommages causés par cette lettre devant laquelle il lui était impossible de continuer à bouder. Elle voulut réfléchir sur la situation. Elle n’en eut pas le temps.

— J’ai voulu t’laisser lire… commençait sa mère. Mais v’là l’affaire. Le commis qui a apporté la lettre, il a dit comme ça qu’m’sieu Lauderin nous fait prévenir de nous parer tous, qu’on va en famille déjeuner à la côte, et faire une partie, que les voitures vont passer nous prendre à dix heures et demie. Tes frères en sont dépassés de joie, qu’y font des grands plinguets dans la cuisine, ma por’fille, que j’ai cru qu’y cassaient tout là n’dans ! Et ton père est déjà à s’débrauder dans le baquet, comme si qu’y voulait s’arracher la viande !

Dans une sorte de grincement de dents, Ludivine gronda :

— J’irai point !

— Hélâ !… se récria la pauvre Bucaille, suffoquée. Et pour qui qu’t’iras point ?

— J’ai aut’chose à faire que cha !…

— Aut’chose ?…

La petite comprit qu’elle gâtait tout, qu’elle allait, à la fin, éveiller les soupçons. Vertigineusement elle pensa : « Après tout je ne dois être au Ratier que tard, j’aurai le temps de déjeuner avec eux… À Dieu vat !… »

— Est bon !… grogna-t-elle, subitement radoucie. J’vas m’décrasser et m’habiller. Mais, tout ça, véritablement, est des plaisirs précipités !

Ruminant ses angoisses secrètes, elle essaya de faire bonne figure quand Mme Jules Lauderin vint elle-même la chercher jusque dans la cuisine. Deux vis-à-vis attendaient à la porte. Au milieu d’un attroupement de gamins moqueurs, les neuf convives de ce déjeuner malencontreux s’enfournèrent, parmi des bavardages et des petits cris.

Ludivine rageait d’être en toilette. Elle avait, la veille, préparé ses nippes anciennes avec tant de cœur !

— Tant pis pour leus beaux affiquets ! Ces bottines-là emmoleront dans la vase aussi bien comme mes galoches ! Et si mon jupon et ma taille de Paris sont en perdition en r’venant du Ratier, eh ben ! y n’auront qu’à m’payer du neû !

Pendant tout le temps que dura la montée de la côte, Lauderin fit de son mieux pour effacer la mauvaise humeur de sa fiancée.

— C’est une bonne idée que j’ai eue, n’est-ce pas, petite chérie ?… Le déjeuner est commandé depuis la première heure. Nous allons passer un beau dimanche tous ensemble !…

Il avait l’air d’oublier totalement les projets personnels énoncés la veille par Ludivine. Elle était jouée. Hésitante, elle se demanda si elle allait déclarer tout de suite qu’elle ne renonçait pas du tout à sa promenade. Mais, se mordant la langue, elle se tut. Le hasard, peut-être, lui fournirait à temps l’occasion voulue.

Une chaleur orageuse faisait ruisseler les visages. Sitôt descendus des deux voitures, ils s’attablèrent tous autour de boissons et d’apéritifs. Et, quand on vint leur annoncer que leur table était mise, un commencement de griserie surexcitait déjà les enfants, provoquait les gros rires de Jules Lauderin, congestionnait la mère Bucaille, attendrissait le fiancé, rendait la belle-sœur rêveuse et Ludivine sombre. Seul, le pêcheur, sursaturé depuis des années, restait tout à fait normal.

En s’asseyant sous la tonnelle qu’on leur avait réservée, et d’où l’on pouvait voir tout l’estuaire, ils exprimèrent leur satisfaction chacun à sa manière. Puis le silence régna. La gêne des deux humble Bucaille, l’embarras des petits devant les hors-d’œuvre amusaient méchamment la belle-sœur, assez vexée de cette réunion, sans compter la réprobation croissante qui remplissait son cœur, et qu’elle tâchait de dissimuler, ne voulant pas se brouiller avec le riche frère de son mari. Ce mariage lui paraissait de plus en plus ridicule. Mais la veille encore, au cours de la grande scène à la suite de laquelle elle avait été forcée d’écrire sa lettre d’excuses, elle s’était, plus que jamais, rendu compte qu’il n’y avait rien à faire pour empêcher une aussi choquante mésalliance. Lauderin était pris. Rien ne le sauverait plus des griffes de la terrible petite Bucaille.

Elle connaissait les projets cachés de son beau-frère.

« Une fois mariée, se disait-elle, quand le café d’ici sera vendu, Pierrot établi à Paris, on pourra peut-être éduquer cette gueuse. En tout cas, on se débarrassera toujours de son inavouable famille. Et, la folie passée, le divorce est là pour quelque chose. »

En face d’elle, Ludivine :

« Il n’est qu’midi ! J’allons bien voir comment qu’le vent va s’placer d’ici ce soir. Mais, d’une manière comme de l’autre, j’embarque à mon heure, moi ! Sûr et certain qu’mon Delphin n’aura pas à m’espérer, quand y s’mettraient tous contre moi ! »

Et les deux, tout haut :

— Décidément, petite Ludivine, ce costume-là vous va à ravir ! N’est-ce pas, Pierrot ?

— Vous avez bien d’la bonté, mâme Jules ! Et j’oublie point qu’ma robe sort de vot’magasin, vous savez bien !

Cependant les vins qui circulaient commençaient à faire leur effet. Les enfants ne tardèrent pas à gazouiller, à cogner la vaisselle, à se lever de table, puis à se rasseoir, tandis que les voix des grandes personnes montaient d’un ton, et que de grands rires traversaient les conversations bruyantes.

À deux heures, ils étaient encore sous leur tonnelle. D’autres déjeuners, dans des coins voisins, leur apportaient des bouffées de gaietés mitoyennes. Le dimanche faisait partout son tapage. En bas, l’estuaire, sous un ciel blanc de chaleur, chatoyait, gigantesque coquille de nacre.

Quand ils se levèrent enfin, l’un des enfants dormait à moitié, l’autre avait mal au cœur, la mère Bucaille se plaignaït de la migraine, le père Bucaille chantait, Lauderin essayait d’embrasser Ludivine, et M. et Mme Jules se disputaient.

Les voitures les attendaient à la porte de l’hôtel. Ils hésitèrent et finirent par décider qu’ils iraient plutôt s’asseoir sous les arbres qui sont autour de la chapelle, parmi la petite foule endimanchée qui prenait là ses ébats.

Il y avait vêpres à l’intérieur, et le salut devait suivre. Cherchant une place sur l’herbe, la compagnie, le sang à la tête, finit par échouer du côté du calvaire, devant les balustrades sur lesquelles on s’appuie pour regarder l'horizon.

Des familles venues du Havre ou d’ailleurs se précipitaient, sitôt la côte montée, non pour regarder l’impressionnante immensité, mais pour courir droit au tableau topographique, inscrit dans de la faïence, sur lequel figurent tous les points de la côte d’en face, tous les bancs de la baie, avec des flèches indiquant l’orientation des grandes capitales du monde.

Penchés là-dessus, les gens, d’un geste identique, plongeaient, puis, relevant le nez, étendaient l’index dans toutes les directions, enchantés de comprendre d’emblée cette carte qui les détournait si bien de la simple splendeur du large. Les hommes expliquaient longuement aux femmes, qui n’écoutaient qu’une minute, et se remettaient à parler entre elles de tout autre chose.

Un peu plus loin, une longue vue braquée sur le Havre attirait quelques curieux, principalement des Havrais obstinés à découvrir, à travers la distance, la place de leur maison, qu’ils venaient pourtant de quitter en prenant le bateau exprès pour cela, et qu’ils connaissaient assez pour qu’elle n’eût rien de spécialement palpitant à leurs yeux.

Il va sans dire que Lauderin, à son tour, fut s’absorber dans l’étude de la carte de faïence, et qu’il l’expliqua aux femmes, qui n’entendirent même pas. Ensuite, M. Jules Lauderin sortit de son étui la jumelle perfectionnée qu’il portait en bandoulière et se mit en demeure de la faire passer de mains en mains, avec force démonstrations, qu’il donnait autant pour le petit public étranger qui l’écoutait que pour ses compagnons de table.

— J’aime mieux la longue-vue !… dit Ludivine, quand elle eut regardé.

Magnifique, Lauderin tira de son portefeuille un billet de cinq francs, et, le donnant à l’homme :

— Faites-voir à mademoiselle !…

Les petits frères réclamèrent. Ludivine les laissa tant qu’ils voulurent examiner la côte, diriger l’instrument dans tous les sens. Elle attira même d’un signe Mme Jules. Son moment à elle n’était pas encore venu. Car une idée venait de lui naître.

Quand la mère Bucaille elle-même eut, maladroite et se bouchant un œil avec le poing, observé la Seine-Inférieure :

— Maintenant, c’est à moi !… réclama Ludivine.

— Elle fit semblant de s’intéresser au château de Mortemart, à Harfleur, à la Hève, aux maisons Dufayel. Puis :

— Montrez-moi les bouées du Ratier, à c’t’heure !

— On n’les voit plus, rapport aux arbres… dit l’homme. Faut aller aux Bruyères.

Là-dessus, se redressant comme reprise par une idée fixe pendant longtemps oubliée :

— Y a pas ! Faut qu’j’y aille ! s’écria la jeune fille. Allons !… V’nez-vous, vous tous ?… Le père La Limande nous attend dans l’port ! Ça nous fra du bien, après toute c’te chair que j’avons mâquée et tout c’vin qu’j’avons entonné !

Elle riait. Mais son cœur battait si fort qu’elle en avait la parole coupée. « S’ils allaient dire oui ?… » pensait-elle, épouvantée.

Elle comptait bien que la dispute de la veille allait recommencer. Mais voici qu’accablés par leur déjeuner et la chaleur, retournés à leur banc de bois, ils ne lui répondaient aucun, la regardant seulement d’un air morne. Le petit Armand, contre la mère Bucaille, dormait déjà. Celle-ci se tenait la tête. Maurice toussait ; Mme Jules souriait vaguement ; M. Jules manipulait sa lorgnette ; le père Bucaille regardait du côté de l’hôtel, désireux de retourner boire un coup ; Lauderin levait les yeux en l’air.

— Répondrez-vous, tous, par un bout ou par l’autre ?…

Quelques passants s’amusaient. Un imperceptible haussement d’épaule de la belle-sœur, et ce fut tout. Personne ne pouvait croire que Ludivine parlât sérieusement. Ils avaient les voitures pour finir l’après-midi par une promenade. En attendant, nul d’entre eux ne désirait quitter cette place où l’on était à peu près bien.

Réprimant l’émotion de son immense espoir :

— Est bon !… dit Ludivine. Puisque personne ne bouge, à la revoyure !… Moi, j’m’en vais !

Pressée, un peu haletante, elle se dirigeait déjà, d’un grand pas joyeux, vers la descente. Elle se retourna : Lauderin courait derrière elle.

— Vous n’allez pas faire ça, voyons !… C’est ridicule !… Non !… Vous plaisantez, n’est-ce pas ?

Il vit ses yeux, et trembla :

— Et les voitures qui nous attendent ?

— Eh ben ! vous irez vous guimbarder sans moi !

Elle continuait d’avancer dans la côte, ruée vers son désir.

— Allons, Ludivine !… Revenez là-haut ! Ça suffit !

Elle s’arrêta net, le brûla d’un regard de haine, et, tout bas à cause des gens qui circulaient :

— Vous croyez qu’c’est parce que vot’belle-sœur m’a écrit des mignardises que j’f’rai point c’que j’veux faire ?… J’ai dit qu’j’irais au Ratier aujourd’hui, j’irai !

Inspirée, elle trouvait enfin ce qu’il fallait. Puisqu’il n’y avait pas eu la scène qu’elle attendait, elle reprenait celle de la veille, voilà tout.

Elle put croire que la partie était gagnée. Lauderin, resté sur place, la laissait descendre sans la suivre.

— J’y suis ! se dit-elle avec une envie de crier.

La tête en avant, elle se mit presque à courir. Une voiture qui venait derrière elle, au bout de quelques minutes, fit qu’elle prit sa droite, tout en continuant à se dépêcher.

— Ludivine !

Elle bondit, arrêtée. Dans la voiture, il y avait Lauderin.

— Puisque vous êtes absolument folle, dit-il en descendant, je ne vous laisserai pas aller toute seule au Ratier. Il faut que je vous aime, vous savez !

Le petit sourire de l’héroïsme relevait sa moustache :

— Allons ! Montez !

Il lui fallut toute la force dont elle était capable pour maîtriser le rugissement de sa colère. Mais renoncer à son équipée, maintenant, c’était dévoiler tout. Elle eut le courage, en s’asseyant sur les coussins de cuir, de murmurer :

— Est gentil, ça !… À la bonne heure…

Mais fermant les yeux, prête à s’évanouir, elle ne put pas prononcer un mot de plus. La voiture, repartie, les cahotait tous deux dans la côte, avec un grincement aigu venu du frein serré à fond.

XVI

Quand il fallut, au bord du quai, s’engager sur l’échelle de fer, étroite et longue, qui menait dans la barque, Lauderin fit un pas de recul.

— Je ne vais jamais descendre ça !… dit-il.

Ludivine, les lèvres serrées, les narines frémissantes, le regardait avec rage et mépris. Elle ne put même pas rire, ayant un sanglot de désespoir dans la gorge.

Son envie fut, à cette minute, de profiter de la circonstance Pour crier :

— Est bon !… N’y allons point, si vous avez peur !

Aller au Ratier maintenant ? Pourquoi ?

Puis, brusquement, la colère lui fit changer d’avis. Cette promenade était un supplice pour Lauderin, donc une vengeance pour elle. D’ailleurs, son abstention pouvait inquiéter mortellement Delphin qui devait déjà depuis longtemps tourner autour du Ratier en l’attendant.

— Dites donc, père La Limande, appela-t-elle, montez ! V’nez aider m’sieu à descendre ! Il en a les sangs tournés. Y va s’casser la barre du cou !

Intérieurement :

— Si y pouvait s’la casser, ce vilain masque ! Queû délivrance !

Quand le père La Limande fut en haut :

— J’passe la première !… fit-elle. V’nez après moi, et l’père La Limande pour finir. Comme ça, entre nous deux, vous n’aurez point d’étourdition.

Ainsi protégé, Lauderin cramponné, fermant les yeux, atteignit enfin le bord de la barque. Ludivine lui tendit la main. Quand il fut assis, s’épongeant, il remercia longuement la petite chérie,

— La fillette est un vrai marin !… admira le vieux patron de Bon-Bec, approuvé par son matelot.

— Quand on y est né !… dit Ludivine.

Et comme elle prononçait cela, la nostalgie immense de ce qu’elle allait quitter pour se marier lui tordit le cœur. Elle regarda Lauderin, et l’abhorra de tout son être.

— La mer est belle !… remarquait celui-ci pour se tranquilliser lui-même. Pas de danger d’être secoués, hein ?…

— Monsieur, répondit le père La Limande, v’s-allez être porté sur eune nuée. J’ai jamais vu plus doux qu’aujourd’hui !

Et Ludivine, avec un regard de rancune vers la sortie de l’avant-port, constata l’étendue pâle, parfaitement lisse et comme immobile.

Gonflée, la belle barque neuve glissait entre les jetées, regardée par les promeneurs du dimanche.

Lauderin, sûr de n’être pas malade, se rapprocha, prit la main de sa fiancée, et murmura :

— Voilà la première fois que nous nous promenons seuls, petite chérie ! Comme il va faire bon en mer, par cette chaleur ! Au fond, c’est toujours vous qui avez les bonnes idées !

Un sourire crispé lui répondit. Ludivine rétractait sa main dans les doigts qui la tenaient. Heureux d’être vu par ceux de la jetée, Lauderin se pencha pour l’embrasser dans le cou.

— Il faudra bien nous tenir !… annonça-t-il d’un air de conquête. Nous sommes surveillés, vous savez ! Tout à l’heure, quand je suis remonté, ils m’ont tous dit, en haut, qu’ils allaient reprendre la voiture pour aller aux Bruyères et nous suivre dans les jumelles !

Il poursuivit, triomphant :

— Ils se sont tous fichus de moi, mais, s’ils savaient comme je suis heureux, à présent, ils en crèveraient de jalousie !

Elle le laissait parler, en proie à sa déception furieuse, et son silence laissait croire à l’autre qu’enfin quelque douceur et quelque sentimentalité répondaient à ses roucoulements.

— Petite chérie, écoutez-moi…

La mer, autour d’eux, passait comme un fluide blanc. Les deux marins, assis à quelque distance, échangeaient entre eux de brefs propos, baissant la voix pour ne pas gêner le duo des amoureux.

Lauderin, exalté par les vins du déjeuner, le mutisme immobile de Ludivine et la course tranquille du bateau, racontait longuement ses projets d’avenir.

— Vous verrez comme vous serez heureuse ! Vous verrez comme je vous aimerai !

Vinrent les détails de cet amour, qui mirent une brûlure à ses pommettes. Tout le bras de Ludivine était maintenant dans ses mains. Voyant qu’elle ne résistait pas comme d’ordinaire, il osa la prendre par la taille. Il ne sentait pas avec quelle répulsion elle raidissait ses muscles contre lui, ne savait pas qu’elle luttait pour ne pas bondir et l’assommer de coups de poing, parmi des flots d’injures vertigineusement accumulés dans sa tête. Il ne lui parlait que d’elle, mais il ne pensait qu’à lui, comme tout homme qui courtise une femme.

Depuis combien de temps duraient, interminables, ces enlacements désaccordés, ces paroles chuchotées ?

— J’arrivons !… prévint enfin le père La Limande.

D’un mouvement saccadé, Ludivine venait de s’arracher à la pénible étreinte. Debout, elle tira nerveusement sur son chapeau pour le remettre droit, lissa ses mèches d’un revers de main. Et ses yeux, en même temps, fixes comme ceux d’un lynx, cherchaient, de ce côté du banc, la barque chérie, la barque errante de Delphin.

La flamme de deux couleurs était restée à l’écoute de flèche.

« Il est là !… » pensa-t-elle en enfonçant ses ongles dans ses paumes.

Comme il devait frémir, lui aussi, tout en surveillant de loin le débarquement !

Le matelot de Bon-Bec, descendu sur la grève, les pieds dans l’eau, tirait sur l’amarre pour achever d’amener l’avant sur les cailloux. Comme la mer était complètement basse, à cette heure tardive, d’une seule enjambée Ludivine et Lauderin, se donnant la main, furent à leur tour sur le sol ferme. La jeune fille vit d’un coup d’œil qu’il y avait peu de monde au Ratier, aujourd’hui. Deux seules barques échouées, des cueilleurs dispersés qui ne levaient pas la tête. « Quel dommage !… » se répétait-elle, avec un besoin irrésistible de trépigner dans les cailloux.

Elle expliqua :

— Je m’dégourdis les gambes !…

Et, d’un regard désespéré, la face blêmie, elle regardait s’éloigner vers l’horizon les quatre voiles de Delphin, l’une d’elles portant les petites couleurs, signe d’amour, qui palpitaient dans la brise molle.

Le matelot de Bon-Bec venait de fixer un gros galet au bout de l’amarre. Il alla le jeter au loin sur le banc, ancre de fortune qui suffit pour maintenir la barque en place.

— Allons !… dit Ludivine en marchant la première.

Les trois autres la suivirent, le père La Limande riant de la voir si déterminée.

En regardant autour d’elle, elle vit au loin la barque de Delphin qui tournait. Il ne pouvait se décider à quitter les alentours du Ratier, sachant là sa bien-aimée. Un petit réconfort lui vint de cela.

— Où nous menez-vous donc ?… demanda Lauderin en la rejoignant tout essoufflé. Nous arrangeons bien nos bottines !

La bouche cruelle se retroussa. Ce n’était qu’un bien misérable châtiment pour toute l’exaspération qu’il lui valait, mais :

— Eh bien !… répliqua-t-elle, j’vous mène cueillir la moule, pardi !

— Comment, cueillir la moule ?…

— Pour qui qu’on s’rait v’nu là, alors ?…

Elle retrouvait sa brusquerie, sa tyrannie.

— Approchez vot’panier, père La Limande ! Non ! Celles-ci, c’est que d’la fillette ! Est des blondinettes qu’y m’faut ! J’en veux tout un chargement. On en mâquera ce soir et d’main !… Allons plus loin !

— Mais, petite chérie ! suppliait Lauderin, pourquoi les cueillir vous-même ?… Regardez déjà votre jupe ! C’est absolument fou !

— Au lieu d’prêcher, riposta-t-elle, faites comme moi ! Et plus vite que ça, vous m’entendez ?… J’avons pas trop de temps, à c’t’heure ! V’là déjà les mouliers qui s’en vont charger ; dans moins d’trois quarts la mer remonte ! Allons plus loin !

Il essaya de résister. Mais, fustigé par le regard trop clair, il se dépêcha d’obéir. Encore alourdi par son bon déjeuner, transpirant, crotté, ridicule, il se penchait gauchement. Bientôt, Ludivine cessa de cueillir pour le regarder. Un rire furibond la secouait. Elle avait appliqué ses paumes envasées à ses hanches, éprouvant du Plaisir à salir cette belle robe neuve qu’il lui avait donnée, elle qui, sur ce Ratier de ses rêves, s’était vue d’avance, dans ses pauvres vêtements de jadis, cachée dans un trou de roche, son Delphin en vareuse la serrant sur sa poitrine.

— Allons plus loin ! répéta-t-elle pour la troisième fois.

Ils étaient maintenant de l’autre côté du dos d’âne, et comme abandonnés sur une île déserte. Plus de cueilleurs en vue, plus de barque au large.

— Il est reparti, c’te fois ! songeait Ludivine avec des larmes de rage au coin des paupières.

— Eh ! ben !… Qui qu’vous faites ?… Est pas de s’reposer, est d’se presser, au contraire !

Lauderin, le sang à la tête, leva vers le ciel ses yeux misérables.

— Le vent change… Il me semble qu’il y a des nuages !… dit-il. Si nous rentrions ?

— Des nuages ?… Ça vous fait peû ?… Allons ! Allons !… Travaillez !

Elle claquait des doigts, dompteuse qui fait sauter sa bête dans le cerceau de papier. Les marins, détournés, aimaient mieux ne plus regarder.

Quand le panier fut presque plein :

— Vous croyez que ça ne suffit pas ?…

— Bien sûr que non !… s’emporta-t-elle.

Et chaque fois que, les reins brisés, le malheureux se redressait :

— Encore !… Encore !… ordonnait la petite.

Il y avait une demi-heure que le jeu durait.

— J’crois qu’on f’rait bien d’rentrer !… remarqua le père La Limande. V’là l’vent qui s’lève sérieusement. Pourrait bien être un grain du Nord, cha ! Ça prend avec la marée, j’allons danser pour rev’nir, sûr et certain !…

— Danser ?… bégaya Lauderin en se dépêchant.

— Oui, danser !… cria Ludivine avec un éclat de rire frénétique. Danser !… Ça n’vous plaît point, ça, hein ?… Ah ! ah !… r’gâdez la goule qu’y fait !… Ça n’a pas d’copie !…

Un geste pour rattraper son chapeau la fit pirouetter.

— Ah ! Ah !… L’capet qui s’envole ! Y roule dans la vase !… Ah !… Ah !…

Courbée en deux, elle se tapait sur les cuisses, au milieu d’un tourbillon de mèches pâles. Envahissant l’azur d’été, du fond de l’horizon bas et noir, un second ciel s’avançait vite, précédé par de grosses gouttes de pluie.

« Y va avoir mal au cœur !… » se répétait Ludivine, exultante.

— Dépêchons-nous !… dit soudain, très grave, le patron de Bon-Bec. Je serons les derniers à partir, par eune foudre de vent comme cha !

Il venait d’échanger un regard avec son matelot, qui se mit à courir à toutes jambes dans la direction de la barque, qu’on ne pouvait encore voir de là.

— Allons, m’sieu Lauderin !

La voix du pêcheur était brève. Ludivine, gambadant pour suivre le mouvement, continuait à pousser des cris de rire. Ils dévalaient tous trois le dos d’âne.

— Ah !… vingt Dieux !…

Une rafale emporta la voix du bonhomme. Dans une ruée de lames encore étales, dont l’écume rebroussée fuyait obliquement au vent, ils virent, entré jusqu’à mi-corps dans l’eau furieuse, le matelot qui bondissait et trébuchait, repoussé brutalement par les vagues toujours plus hautes. Et devant ses mains forcenées et vaines, fuyait, sans cesse noyée par des coups de mer, la longue amarre de Bon-Bec, arrachée du banc avec son caillou, par la subite saute de vent, tandis qu’à deux pas la barque à la dérive commençait à tournoyer tragiquement, vide d’humains, privée d’intelligence, livrée aux hasards de la tempête.

Lauderin, sans rien comprendre encore, haussait le ton, impatient.

— Mais qu’est-ce qu’il fait, cet imbécile ?

Cependant, le père La Limande s’était précipité d’un élan terrible. Lauderin et Ludivine, arrêtés côte à côte, regardaient, enveloppés d’un grandissant tapage. Le chapeau de Lauderin s’envola. Ludivine ne riait plus.

Le père La Limande, tout à coup, essaya de se mettre à la nage.

— Mais… qu’est-ce que ça veut dire ?… interrogea Lauderin, tourné vers Ludivine.

Le poing sur la bouche, elle ne répondit pas.

Une lame venait de recouvrir le vieux pêcheur. Il disparut, reparut, roula, rejeté, sur les cailloux. Le matelot, les dix doigts dans les cheveux, tourné vers la barque qui s’éloignait vite, maintenant, devait pousser un hurlement qu’on n’entendait pas.

Ruisselant, avec ses mèches grises noyées, collées à ses joues, le père La Limande revint en boitant vers les fiancés hagards. Quand il fut tout près d’eux, ils comprirent ce qu’il disait.

— J’sommes foutus !

Pour crier assez fort, dans la clameur du vent et de la mer, Lauderin ouvrit la bouche jusqu’à la gorge.

— Mais qu’est-ce que vous dites ? C’est impossible !

Et, brusquement, il comprit enfin. Leur barque les avait abandonnés. Ils étaient seuls sur le Ratier où la mer allait monter. Ils étaient perdus.

À ce moment ses cheveux se hérissèrent. Il se mit à secouer, comme un possédé, l’épaule du père La Limande :

— On va nous sauver !… Il y a des barques là-bas ! Il y a des barques ! Je les vois !…

Le vieux marin fit signe : « Non ! »

Les quelques voiliers chargés de moules qui, eux, étaient partis à temps, se discernaient encore au loin, par instants, puis disparaissaient, interceptés par les rideaux d’embrun sortis de la mer. On les voyait lutter dans la bourrasque. Les vagues se déchiraient l’une contre l’autre dans l’espace, avec des claquements subits, parmi le sifflet sinistre du vent et le rauque rugissement du large, basse continue.

Pendant quelques secondes, en proie à la syncope tout debout, Lauderin se tut, immobile. Puis soudain, les veines gonflées dans un effort inutile, puéril, il se mit à crier de toutes ses forces :

— Au secours !…

Le matelot s’en revenait à son tour, avec des gesticulations de fou. Tous ensemble ils durent reculer en désordre devant l’eau prodigieuse qui commençait à s’avancer sur eux.

— Une heure !… vociférait le matelot, j’en avons pour une heure !… Dans une heure, j’sommes morts !

Et, comme s’il apprenait seulement la nouvelle, Lauderin, à ces mots, se rua sur les deux pêcheurs, s’accrochant à leurs vêtements avec, déjà, des mains d’homme qui se noie. Mais eux, à grands coups de poing, l’arrachèrent.

— Ah ! non !… Pas ça !… On peut toujours essayer d’nager.

D’un mouvement unanime, ils tiraient sur leurs vareuses, les enlevant par la tête, se déchaussaient.

Lauderin ne savait pas nager. Repoussé par les hommes, il tourna plusieurs fois sur lui-même, et se jeta sur Ludivine sans savoir ce qu’il faisait. Elle chancela, s’agrippa. Se tenant tous deux aux bras, la face contre la face, il se regardèrent de si près qu’ils ne se voyaient pas.

— C’est toi qui m’as perdu, râla Lauderin. C’est toi qui m’as amené de force, ici ! C’est toi ! C’est toi !… Et moi, je vais mourir, moi !

Elle avait presque la bouche sur sa bouche. Elle lui enfonça tous ses ongles dans la chair du cou :

— Tant mieux !… Tant mieux !… J’te détestais, cochon… J’étais pas à toi !… J’étais d’puis longtemps la femme à Delphin, à Delphin, t’entends, à Delphin !…

Elle criait ce nom et ce mensonge, pour finir, jetant à la fois son amour et sa haine aux éléments déchaînés, prêts à l’engloutir. Et, certes, c’était bien là la mort de la petite Bucaille.

Elle lâcha le cou qui saignait. Lauderin tomba, se releva, suivit les autres qui reculaient encore devant la marée. Se poussant et bousculant, ils montèrent jusqu’au sommet du dos d’âne. De tous côtés la mer énorme venait en rond vers eux, comme une bête violente aux mille tentacules agités. Les nuages semblaient déferler aussi passionnément que les vagues. Le bruit formidable de tout l’estuaire en folie augmentait encore.

Malgré eux, tous, avec de brusques gestes, ils consultaient les quatre horizons. Car la pauvre chair mortelle, en face de la dernière heure, a soudain l’horreur de la mort, encore qu’en ayant admis jusque-là l’idée. Et chacun d’eux, en cette minute, isolé par le féroce égoïsme de l’épouvante, était absolument seul avec son destin.

Le père La Limande, tout à coup, se jeta sur les genoux. On vit sa main tremblante esquisser un signe de croix. La tête enfouie dans ses deux bras repliés, il se mit à prier.

— Il a raison !… articulaient dans le vacarme les lèvres violettes de Lauderin.

Le sentiment utilitaire de l’union humaine lui revenait. Jeté sur Ludivine et sur le matelot, il les malmenait pour les mettre à genoux.

Et pendant qu’ils étaient tous les quatre serrés les uns contre les autres, ils ne savaient pas qu’abandonnés sur le rocher de leur mort ils recevaient, à travers l’espace, par-dessus la tempête, la bénédiction suprême de l’Église.

Là-haut, aux Bruyères, les jumelles avaient suivi la promenade, puis le drame. Ayant compris les leurs perdus, les convives du déjeuner, si gais un moment auparavant, étaient revenus, entassés dans leur voiture, vers la côte de Grâce. Le père Bucaille avait continué jusqu’au port, hurlant qu’il allait sauver sa fille, bien que sachant mieux qu’aucun autre qu’il n’y avait pas le temps matériel ni la possibilité d’aborder le Ratier pendant la montée de la mer.

Une foule noire, sous la pluie et dans le vent furieux, s’était amassée devant la chapelle, autour de la mère Bucaille, des deux petits frères, de Jules Lauderin et de sa femme, tous poussant des cris, sanglotant, se frappant la tête contre les arbres. Et, spontanée, la procession s’était organisée, interrompant le Salut commencé. Accompagnée par tous les fidèles livides d’émotion, solennelle et rapide dans la rafale, les vieilles bannières suivant en claquant la croix, les enfants de chœur bleus et blancs portant les cierges éteints, le prêtre marchant en tête, elle s’était arrêtée au pied du Calvaire, devant l’immensité noire de colère. Et, puisque les secours humains étaient impossibles, le prêtre, par delà le ciel et la mer, tourné dans la direction du Ratier, envoyait, à ceux qui mouraient au large, l’absolution de leurs péchés.


✽ ✽

Il ne leur restait plus que peu de temps à vivre. Le banc se couvrait rapidement.

Ludivine, allongée dans une flaque, trempée, enfouie dans ses cheveux défaits, attendait, presque morte déjà. Les deux marins cherchaient encore de quel côté se jeter à la nage. Lauderin, debout, les mâchoires distendues, enroué, criait de toutes ses forces, comme s’il eût voulu dominer le bruit géant de l’orage. Quand il sentit qu’il ne pouvait plus, il se laissa tomber dans la vase et les cailloux, fut étendu contre la jeune fille et presque sur elle, qui ne s’en aperçut même pas.

Fut-ce quelque soufflet de l’embrun qui fit qu’à la longue elle releva la tête ? Elle se redressa sur son séant, puis se remit sur ses pieds, comme pour voir venir la mort. Ses longs cheveux trop blonds de sirène flottèrent autour de sa tête, ses yeux incolores s’ouvrirent sur une vision intérieure. Elle allait périr comme le grand Le Herpe qu’elle avait voué jadis à la mort. Il la réclamait dans tous les cris du vent et des vagues. Il se vengeait enfin.

Comme lui, bercée entre deux eaux, attaquée dans sa chair noyée par les poissons et les crabes, elle allait voyager longtemps dans la baie, avant d’être ramenée à la traîne dans le port, comme un réserveux.

Son père, sa mère, ses frères, Delphin… Ils furent tous dans son âme, vivants, exacts, avec leur figure de tous les jours. Puis une hallucination dernière fit surgir devant elle l’apparition d’une barque avec son grand mât proche, et son foc tendu à craquer dans la tourmente. Elle comprit que c’était l’agonie, et ferma les yeux en vacillant.

Une main qui lui saisissait le bras la réveilla en sursaut. Le père La Limande et le matelot, béants, la regardaient. Ils approchèrent leur bouche pour qu’elle entendit :

— On nous sauve !… Une barque !… Une barque !…

Comme ils couraient avec elle vers l’apparition, ils heurtèrent du pied Lauderin qui, se relevant à son tour, se mit à courir comme eux.

Petit groupe compact, les jambes dans l’écume, ils virent le bateau jeté vers eux, son étambot cognant le rocher comme pour s’y briser, par grands coups sourds qu’ils entendaient malgré le tumulte universel.

Les prunelles de Ludivine se dilatèrent. À travers le trouble et glauque et formidable remuement de la mer baveuse qui montait et du ciel pluvieux qui descendait, elle venait de la reconnaître, la flamme de deux couleurs restée accrochée parmi les voiles abattues.

— Delphin !…

Les bras raidis et levés, sa chevelure tout debout au-dessus de sa tête, la jeune fille, la bouche grande ouverte et riant, fut pareille, pendant un instant, à l’esprit même de la tempête.

Delphin, l’ancre jetée à plus de cinquante mètres, laissait acculer son bateau contre le banc. Resté dans les environs du Ratier, il avait rencontré l’épave Bon-Bec en proie aux tourbillons. Alors, risquant toutes les morts, réalisant l’impossible, il était venu, seul dans sa barque, au secours de la bien-aimée.

Ils perçurent son geste qui leur lançait l’amarre. Lourde et mouillée, elle tomba dans l’écume, loin d’eux mais accessible, peut-être.

En s’entre-heurtant, ils s’étaient jetés dans les vagues monstrueuses. Et, sans cesse recouverts, sans cesse roulés, ils tendaient leurs mains avides.

Ce fut Ludivine qui, la première, nageant comme elle pouvait, put saisir l’amarre.

Mais Lauderin l’avait rejointe. Il y eut une lutte d’assassins au-dessus et au-dessous de l’eau.

Soudain, quatre mains vigoureuses saisirent Lauderin qui, rejeté, but un coup.

— Chacun son tour !… clamaient les deux marins.

Se sentant sauvés, ils reprenaient le courage de leur profession. Aidée par eux, cramponnée avec la force qu’on ne trouve que dans les catastrophes, la petite se laissa tirer par l’amarre, à travers les lames contradictoires qui se la rejetaient en l’écorchant sur les cailloux.

La force que mettait Delphin dans sa manœuvre était comme surnaturelle. À plat ventre à l’arrière de sa barque, il put enfin, à bout de bras, saisir la jeune fille. Un dernier effort l’enleva, la pêcha, paquet ruisselant et vivant. À peine eut-elle le temps de murmurer le nom du jeune homme. Évanouie, il la laissa couchée à ses pieds, reprit l’amarre, la jeta de nouveau.

Lauderin, submergé jusqu’au cou, épileptique, monotone :

— Ne me laissez pas !… Ne me laissez pas !…

Les deux marins l’avaient empoigné. Porté par eux à la nage, poussé, chaviré, puis traîné par l’amarre, il put, le long de la coque, se cramponnant à son tour, être hissé jusqu’au haut. Là, Delphin l’attrapant par la tête, par le cou, par le dos, le fit enfin passer à bord, complètement inanimé, peut-être privé de vie.

Plus rapide fut la montée du père La Limande et de son matelot.

Enfin :

— Vous y êtes bien tous ?… Oui !… Alors levons l’ancre, mon père La Limande ! Et sortons d’là… si nous pouvons !

Ils étaient maintenant trois hardis marins à bord pour parer au péril. Droit sur Honfleur la barque blessée galopait, enfouie par instants, montant et descendant les vagues gigantesques. Et, zigzaguant encore dans la tempête, mêlée au désordre des voiles repliées, la flamme de deux couleurs palpitait, petite chose fragile, symbole d’un amour plus fort que la mort.

ÉPILOGUE

L’humble noce de Delphin Le Herpe et de Ludivine Bucaille sortait de l’église Sainte-Catherine, et toute la marine du port marchait derrière eux, car ils étaient les héros d’une aventure à la suite de laquelle on avait porté Delphin en triomphe.

Marche chaloupée, visages émus, ils étaient là, les jeunes et les vieux, les sérieux et les blagueurs, physionomies ordinaires et types inattendus, le vieux loup de mer tout rasé qui porte, sur une tignasse frisée et blanche, un si étrange bonnet de laine tricotée, cet autre aux yeux de jade, qui secoue fièrement ses grandes boucles d’oreilles d’or, ce gros en jersey collant, ce maigre à lunettes, ce petit boiteux, tous les surnoms des quais et toutes les barques des bassins représentés, et la femme portefaix qui bat les hommes, et les jeunes femmes matelots qui pêchent en culottes, et les poissardes hardies, tous émus et souriant derrière la mariée en modeste robe noire et fleurs d’oranger, et le marié en vareuse bleue toute neuve.

En suivant, ils racontaient l’histoire ; et les commères hochaient la tête.

— Il a quitté l’pays, Lauderin ! Son café est vendu !

— Y paraît qu’la Ludivine fut l’trouver à son lit d’malade pour y d’mander qui qu’y comptait faire pour l’gas Delphin qui l’avait tiré d’mort.

— Est-y vrai qu’il a voulu la chasser, qu’y la prenait pour eune dame blanche ?

— Est vrai ! Que même la Ludivine l’a menacé d’la honte en ville s’y n’savait pas r’connaître le bienfait du’tit mat’lot.

— On m’a dit qu’il avait r’mis les dettes du père !

— Parfait ! Y les a r’mises ! Et même il a donné par écrit d’notaire la barque qu’on travaille au chantier, portant nom Belle-Ludivine.

— Est avec ça qu’y vont gagner l’pain du ménage !

— Un gentil ménage que ça s’ra, et qu’aura bien gâgné s’n’amour !

Cependant, penché vers la petite bien-aimée, Delphin murmurait, caressé par ses yeux si clairs, plus beaux encore d’être amoureux :

— Est maint’nant qu’j’allons à la côte, comme j’ai promis dans la tempête, porter à Notre-Dame-de-Grâce l’ex-voto qu’j’ai fini hier…

TABLE DES MATIÈRES

(ne fait pas partie de l’ouvrage original)

i 
 1
ii 
 21
iii 
 41
iv 
 57
v 
 71
vi 
 83
vii 
 95
 111
ix 
 127
x 
 145
xi 
 165
xii 
 181
 191
xiv 
 207
xv 
 223
xvi 
 241
cette édition de « l’ex-voto » a été tirée à 250 exemplaires numérotés : 1 à 15 sur japon impérial avec une suite hors texte sur japon des gravures et des états ; 16 à 65 sur papier madagascar avec une suite hors texte sur vergé des gravures et des états ; 66 à 250 sur papier vélin d’arches avec une suite hors texte des gravures sur vergé ; plus vingt exem­plaires hors commerce numérotés de i à xx, cinq exemplaires de collaborateurs marqués A à E ; vingt suites hors texte sur japon des gravures et des états. elle a été composée par f. pasquier, typographe, et achevée d’imprimer par a. barthélemy, pressier, le 10 mai 1927, sur les presses de g. boutitie & cie. les gravures ont été tirées par e. coupard.
No 16