Texte établi par Ernest Flammarion,  (Tome I : 1914-1916p. 142-150).


AOÛT 1915


— Un soldat du camp de Mailly me dit qu’ils ont faim, qu’ils n’oseraient pas se plaindre à des Officiers, mais qu’ils se confesseraient à des députés. Ce qui renforce la thèse du contrôle parlementaire. Ce soldat ajoute que certains officiers sont si durs qu’ils sont condamnés d’avance à être tués par leurs propres troupes dans un engagement.

— Je rencontre Lyautey dans la cour de l’hôtel du ministre de la Guerre. Il m’entraîne à faire dans cette cour les cent pas pendant une heure, à vive allure. Il me rappelle sa visite aux troupes marocaines, ses rencontres avec Foch, Roques, Humbert. Il a l’impression d’un outil admirable auquel il manque une poigne pour le manier.

Puis il se lance dans l’esquisse d’un gouvernement de guerre. Il crée un secrétaire général de la Défense. Les ministres sont uniquement occupés de la guerre. Ce sont des sous-ordres qui s’occupent des rapports politiques. Des commissaires aux armées sont soigneusement triés parmi les parlementaires et le restant de ces parlementaires sont invités à aller aux champs. Il termine : « Voilà, mon vieux Corday. Ce n’est pas trop idiot ? »

— Un Lyonnais a épousé une Allemande. Disputes. Il la tue. Le conseil de guerre l’acquitte.

— Les patriotes s’indignent que la censure ait laissé donner comme titre au message du pape : « Éloquent plaidoyer en faveur de la paix ». Pour eux, toute suggestion de paix est allemande.

— Bienvenu-Martin dit à un de ses collègues : « Nous méritons d’être fusillés, car nous n’avons pas assez d’énergie. »

— Feuilletons : Le roi des cuistots, par un poilu. La Dame de Postdam. Le Secret de Guillaume.

— Joffre a déjeuné à l’Élysée le 31 juillet. Il cède sur l’expédition des Dardanelles, la nomination Sarrail, la visite sénatoriale à Verdun.

Mme Veuve Pelletan, exprimant au secrétaire général de la présidence son dépit que Poincaré n’eût pas assisté aux obsèques de son mari alors qu’il fut à celles de De Mun, ce secrétaire répond : « Oh ! madame, le président devait tant au parti de M. De Mun ».

— Je passe quelques jours à Serbonnes, jusqu’au 15 août. Au retour, j’apprends quelques détails rétrospectifs. Viviani, souffrant, a été engagé à prendre un repos immédiat. La prise de Varsovie a déprimé l’opinion. Il y a en, le 13, une violente séance à la Chambre sur le service de santé. Enfin le Conseil des ministres du samedi 14 fut assez agité. Des groupes radicaux-socialistes avaient en effet invité le Gouvernement à se séparer de Millerand. Les ministres sont d’avis qu’on ne peut pas obéir à cette injonction. Le ministère doit se présenter entier. « Ou alors, dit Doumergue, démissionnons tous, avec engagement de ne pas faire partie du nouveau cabinet. » Ribot, prudent, détourne de ce projet. Il en sait les inconvénients. Il cite l’exemple de son court ministère, peu avant la guerre, où l’on prit cette décision, sans la suivre.

Millerand accepte l’attitude que se propose de prendre le cabinet, mais à deux conditions :

1o Viviani le défendra mieux que dans l’interpellation Favre.

2o Ses collègues ne parleront pas contre lui dans leurs groupes.

Viviani réplique amèrement. Il rappelle le cas où le Conseil fut joué par la Guerre, comme dans l’histoire Bacquet, promu dans la Légion d’honneur après avoir été débarqué. Le Conseil n’est pas obéi. Sembat prend pour lui la seconde allusion de Millerand. Oui, il a parlé dans son groupe. Millerand oublie-t-il que depuis un an Sembat et Guesde le défendent contre les socialistes, qui accusent Millerand de « creuser le fossé entre la Nation et l’armée » ?

On discute le mode de débat. Pas de comité secret. On y peut voter dans l’ombre contre le cabinet. Mais on peut accepter un débat secret devant les grandes Commissions, auxquelles tous les députés pourront se joindre. On videra tout. Et on votera en séance publique.

— Le 17. Les radicaux-socialistes n’acceptent qu’à demi cette forme de débat. On invoque des obstacles matériels. On observe une détente dans les groupes. Cependant, Sembat dit qu’il démissionne si Millerand reste. Mais on lui montre le péril : les socialistes écartés, c’est justement le triomphe de Millerand.

— Le printemps dernier, la Commission sénatoriale de l’armée délégua des représentants près de Poincaré pour lui dénoncer le péril des munitions. Il y avait Freycinet, Bourgeois, Clemenceau, Doumer. Poincaré était assisté de Viviani et Millerand. On parla beaucoup et confusément. En sortant, Freycinet dit à ses trois collègues du Sénat : « Le barreau était bien représenté. » En effet, Poincaré, Millerand, Viviani sont avocats.

— Le 17. Passent à Paris le colonel de zouaves Le B… et le médecin Noël M… Ils disent que tout l’avancement est aux mains des élèves des jésuites et qu’il n’y a rien à faire là contre. Le nombre d’aumôniers croît. Il y en eut un par division, puis par brigade, maintenant par bataillon. Ils citent un extraordinaire jésuite, qui se coule partout, entrebâille la porte du bureau du colonel : « Pas besoin d’un petit coup d’éponge ? » C’est-à-dire l’offre de la confession. Ces prêtres nomment beaucoup d’officiers par leur petit nom, tant ils les connaissent depuis l’enfance.

— Ah ! c’est décidément le règne du travesti. Ces uniformes — qui ne sont plus des uniformes au sens originaire du mot tant il y règne de fantaisie — ce goût du costume militaire super-élégant, chez les professionnels comme chez les autres. Et quelles étranges visions… À Armenonville, à une table voisine de la nôtre, un sous-lieutenant de dragons enlace de son bras le buste de sa trop bruyante compagne et laisse voir ainsi au poignet un tatouage d’escarpe…

— Avec Tristan, nous constatons tous les vœux qui s’exhalent vers la paix. Dans la rue, vers 10 heures du soir, j’entends deux femmes qui sortent : « Oh ! cette obscurité ! On étouffe. Quand aura-t-on de la lumière, de la lumière ! » La domestique de Tristan, rangeant des livres, éternue. « À vos souhaits », dit Tristan. Elle répond : « Je n’en fais qu’un : la paix. » Et dans les campagnes, dans toutes les campagnes, un seul mot : « À quand la fin ? » Mais tous ces vœux flottent, inconsistants. La censure bâillonne les journaux. Et les députés n’écoutent pas, ne veulent pas écouter ceux qu’ils représentent.

— Parler de la paix, c’est être payé par les Allemands. La manœuvre est habile.

— Pasquet assiste à un déjeuner où des réactionnaires jettent la République et le Parlement à la voirie. Ils exaltent Joffre et Millerand. Ils boivent à nos victoires passées — car les essais de percée sont des victoires — et futures.

— Au Conseil du 20, on parle des tentatives allemandes pour la paix. On sort des documents qu’on présente avec mépris, avec des pincettes. 1o La lettre boule-de-neige signée « Une mère française ». 2o Une lettre signée d’un grand nom allemand, qui promet une paix étincelante à la nation qui l’offrira la première et qui dit l’admiration de l’Allemagne pour la France révélée par la guerre. 3o La campagne de l’Éclair, sous l’inspiration du pape ? Ainsi, tout cela est suspect. Tout cela est allemand !

— Dans la nuit du 18 au 19 août, trois zeppelins ont survolé Londres. L’un d’eux a jeté 1.500 kilos d’explosifs. On l’a su en surprenant leurs messages de T. S. F., dont on a le chiffre.

— On imagine que Millerand serait remplacé, soit par Sarrail et Joffre partirait ; soit par Galliéni qui s’arrangerait avec Joffre.

— Joffre, parlant de Sarrail, dit : « Je ne veux pas d’un général factieux. »

— Tristan Bernard voit Sarrail et lui demande quand il partira. « Je ne peux pas partir seul. » Il attend ses quatre divisions.

— Les Allemands épargneraient dans la guerre aérienne Chantilly où ils savent que Joffre et le G. Q. G. gîtent depuis neuf mois. Chantilly, à 40 km. de leurs lignes. Représailles indiquées, cependant, contre nous, qui avons lancé 30 avions sur Stenay, un jour que nous croyions le kronprinz dans cette ville. Un parlementaire, qui n’aime guère Joffre, qui le juge médiocre et pense que les Allemands partagent cette appréciation, ne résiste pas au plaisir d’une boutade. Comme je m’étonne que les Allemands épargnent Chantilly, il me répond : « Mettez-vous à leur place ! »

— Avenue de la Grande-Armée, un bar a pris pour enseigne : « Tout va bien ». Un autre, cinquante mètres plus haut : « Tout va mieux ».

— À la séance de la Chambre du 20 août, Millerand lit un discours d’une voix agressive. (Ses collègues ignoraient son intention de parler, bien que, dans une note de presse, on le prétendît d’accord avec eux.) Trois points surprennent :

1o Apologie de Troussaint, qui vient d’être disgracié comme directeur du Service de santé. 2o Allusion à Sarrail, frappé, dit Millerand, pour raisons militaires et non politiques ; un tel jugement surprend, à la veille de le nommer à la tête de l’armée d’Orient. 3o Apothéose de Joffre, où Millerand lie habilement son sort à celui de ce général.

On dit que c’est une torpille au flanc du cabinet.

— Le 21, au Conseil, Augagneur attaque violemment Millerand. M. Thomson évoque 1870, invite à l’union sacrée entre l’armée et la nation et reproche à Millerand les trois points susvisés de son discours de la veille.

— Troussaint, disgracié, est nommé dans un poste important d’inspection. Poincaré refuse de signer le décret. Millerand se passe de la signature, par un arrêté ministériel. C’est un petit symptôme d’insurrection militaire.

— Le lieutenant du sergent D… jetait des grenades sur un lot d’Allemands qui se rendaient, à Notre-Dame de Lorette. D… criait : « Mon lieutenant, arrêtez ! Ils en feront autant aux nôtres ! Ils ne se rendront plus ! » Quand je conte ce fait devant des patriotes, je devine leur protestation. Ils veulent le meurtre des prisonniers. Il faut que nos descendants connaissent cette mentalité.

— Mais que l’être est divers ! La même personne, qui voulait ces assassinats, signale l’humanité d’un commandant allemand d’un camp de prisonniers français, qui apprend avec ménagement au fils de Ferdinand Dreyfus la mort de son père et lui permet, malgré la règle, d’écrire désormais chaque jour à sa mère.

— Le 21. Départ en mission avec Pasquet pour la région du Nord…

— Le 25. Un officier territorial, qui m’est envoyé par Lyautey, me dit que ce qui le frappe, en débarquant du Maroc, c’est l’anémie, le manque de fièvre, de tension vers un but. Il déplore qu’on ait masqué la vérité au pays. Pour lui, il faut vaincre, ou bien c’est la fin de la France, comme ce fut la fin d’Athènes et, dans ce dernier cas, plus de liberté, une atmosphère étouffante, une grande tristesse, une lourde humiliation, sous le joug économique allemand. La France cesserait d’être elle-même.

— Le 26 août. C…, frappé par les défaites russes, renonce à ses vœux de paix. Trop tard ! dit-il. Maintenant, c’est bien vaincre ou mourir.

— On dit que les hommes répugnent à employer la baïonnette, parce qu’il faut « débrocher » l’adversaire. Alors, on leur donne un couteau.

— Cruppi, retour de Russie, publie dans le Matin une interview du tzar qui évoque « les fortes paroles que Poincaré lui dit le 22 juillet 1914 ». Or, l’ultimatum serbe est du 25 juillet…

— Les conseils de guerre sévissent contre les pessimistes. On est condamné pour avoir dit que les Allemands sont forts, que l’hiver sera dur, qu’on manquera de ouate hydrophile. Les journaux réactionnaires publient ces jugements. Les curieux y chercheront ces stupéfiants verdicts.

— Le G. Q. G. voulait publier une note proclamant qu’on avait arrêté 1.200 espions, condamné plusieurs centaines d’entre eux à mort, dont trente femmes. On a calmé son zèle.

— Le 29 août. Au Conseil du 28, Viviani triomphe. Le 27, il a remporté un vif succès à la Chambre, apaisant pour un temps la houle parlementaire. (Je note que j’avais retrouvé dans un historique de la Marne la phrase de Joffre : « La République peut être fière des armées qu’elle a préparées. » Je l’avais signalée à l’un des collègues de Viviani ; celui-ci la fit acclamer.) Donc, fort de son succès de la veille, il a donné quelques avis à ses collègues, les invitant à passer l’éponge sur leurs dissentiments et aussi à moins se répandre dans les groupes. Poincaré lui-même est convié à moins parler. N’a-t-il pas dit au député Ch… : « Apportez-moi 100 signatures de députés réclamant un ministère Clemenceau et je le nomme » ? Poincaré proteste. Il a dit le contraire : « Je vous défie de m’apporter 100 signatures, etc. ».

— Bouttieaux me rapporte un entretien Foch-Castelnau, qu’il tient d’un témoin :

Foch. — On dit que vous allez attaquer ?

Castelnau. — Si on m’ordonne de me battre, je me battrai.

Foch. — Vous êtes un soldat, mais vous n’êtes pas un enfant. Si vous n’êtes pas sûr de réussir, dites-le. À mon sens, pour ne pas trouver devant soi une tranchée hérissée de mitrailleuses, et qui suffise à mettre en déroute un régiment, pour tout pulvériser, il faut que 1.000 pièces lourdes tirent 100 coups par jour, pendant 10 jours. Soit un million d’obus. Les avez-vous ? Non. Alors, c’est très grave. Moi, j’ai 700.000 hommes, sans les Anglais. Vous, Castelnau, vous en avez 1.200.000. Comme effectifs, nous avons le dessus. Mais il ne faut rien faire avant d’être muni en matériel.

— D’autres officiers d’État-Major disent : « Oui, on fera quelque chose en fin septembre. » Bref, on a une impression de flottement, de manque de direction.

— On envoie les hommes en permission afin qu’ils travaillent à la repopulation. On les appelle les Spermissionnaires.