L’Entonnoir de cuir

Traduction par Louis Labat.
Du mystérieux au tragiquePierre Lafitte, Idéal Bibliothèque (p. 32-41).

L’ENTONNOIR DE CUIR




Mon ami Lionel Dacre vivait à Paris. Il occupait, avenue de Wagram, cette belle maison, précédée d’une pelouse et d’une grille, qu’on apercevait sur la gauche en descendant de l’Arc de Triomphe, et qui devait, je présume, exister dès avant la percée de l’avenue, car le lichen en dévorait les tuiles grises et l’âge en marbrait de rouille les murs décolorés. Grande d’apparence avec ses cinq fenêtres de façade, elle s’approfondissait à l’arrière en une chambre unique. C’était là que Dacre avait installé, en même temps que son étrange bibliothèque, tous ces objets fantastiques où sa manie et la gaîté de ses amis trouvaient également à se satisfaire. Riche et d’humeur excentrique, il avait consacré une notable partie de sa vie et de sa fortune à former une collection réputée unique d’ouvrages sur le Talmud, la cabale et la magie. Il inclinait par nature vers le merveilleux et le monstrueux ; et je m’étais laissé dire que ses recherches dans la voie de l’inconnu avaient franchi les limites du permis et de l’honnête. Vis-à-vis de ses compatriotes, il s’abstenait de toute allusion à ces sortes de choses et se donnait le ton d’un savant et d’un dilettante ; mais un Français de goûts analogues m’a certifié que les pires excès de la messe noire s’étaient perpétrés dans ce spacieux et haut réduit où s’étageaient ses livres et ses vitrines.

On devinait au seul aspect de Dacre que l’intérêt qu’il portait aux questions psychologiques était d’ordre intellectuel plus que moral. Sur ses traits lourds, nulle trace d’ascétisme ; mais beaucoup de force mentale dans l’ampleur de sa coupole crânienne, qui s’incurvait par dessus les minces touffes de ses cheveux comme une cime neigeuse par dessus un liséré de sapins. Il avait plus de savoir que de sagesse, et plus de moyens que de caractère. Ses grands yeux brillants, profondément enfoncés dans sa figure charnue, pétillaient d’intelligence et trahissaient une infatigable curiosité de la vie ; mais c’étaient les yeux d’un sensuel et d’un égoïste. Passons. Il est mort, le pauvre diable, mort au moment même où il se croyait certain d’avoir découvert l’élixir de vie ; et ce n’est pas la complexité de son caractère qui m’occupe ici, mais l’incident très étrange et tout à fait inexplicable qui marqua ma visite chez lui aux premiers jours du printemps de 1882.

J’avais connu Dacre en Angleterre lors de mes recherches dans la section assyrienne du British Muséum. Lui-même, en ce temps-là, s’efforçait de trouver un sens mystique et ésotérique aux tablettes babyloniennes. Cette communauté de préoccupations nous rapprocha. Quelques remarques de hasard nous conduisirent à des conversations quotidiennes, puis à des relations voisines de l’amitié. Je dus lui promettre de ne pas faire un séjour à Paris sans l’y voir. Le jour où je pus tenir ma promesse, j’habitais un chalet à Fontainebleau. Les trains du soir étaient peu commodes. Il me demanda de passer la nuit dans sa maison.

— Je n’ai, en fait de lit, que ceci de disponible, dit-il, en me désignant un vaste sofa dans son salon. J’espère que vous vous en arrangerez le mieux possible.

Singulière chambre à coucher que cette pièce aux murs très élevés, et toute garnie de volumes ! Au demeurant, il n’en pouvait y avoir de plus agréable pour un bouquineur de mon espèce ; car aucun parfum ne flatte mes narines autant que la fade et subtile odeur des vieux livres. J’assurai Dacre qu’il m’offrait la chambre de mes rêves, le cadre selon mes vœux.

— Si l’installation que voici n’a tenu compte ni des conventions ni des convenances, elle a coûté fort cher, dit-il, en inspectant d’un coup d’œil les rayons. J’ai dépensé près d’un quart de million pour les objets qui vous entourent. Bouquins, armes, joyaux, sculptures, tapisseries, estampes, il n’y a rien là qui n’ait son histoire, et une histoire digne d’être contée.

Il s’était assis, tout en parlant, à l’un des coins de la cheminée, et j’avais pris place à l’autre. Sur une table de lecture, la lumière d’une forte lampe inscrivait un rond doré. Un palimpseste à demi roulé était posé au centre. Tout un bric-à-brac fantasque s’éparpillait à l’entour. Là se trouvait notamment un large entonnoir, du genre de ceux qu’on emploie pour remplir les futailles : il semblait fait de bois noir, et garni, au bord, d’un cercle de cuivre terni.

— Voilà, remarquai-je, un objet curieux. Quelle en est l’histoire ?

— Je me le suis demandé, et je donnerais beaucoup pour le savoir, dit Dacre. Prenez l’entonnoir, examinez-le.

Je fis comme il disait, et constatai que ce que je croyais du bois était du cuir, mais terriblement racorni par l’âge. L’entonnoir pouvait tenir un litre. Outre sa bordure de cuivre à la circonférence, il portait un bout de métal à son orifice inférieur.

— Qu’en pensez-vous ? me dit mon ami.

— Je croirais volontiers, répondis-je, qu’il dut appartenir à quelque cabaretier ou malteur de l’ancien temps. J’ai vu en Angleterre des brocs en cuir du XVIIe siècle, des black-jacks, comme on les appelait. Ils étaient de couleur identique, et aussi durs.

— Mon entonnoir date vraisemblablement de la même époque. Mais, si mes soupçons ne me trompent, c’est un cabaretier peu banal que celui qui en faisait usage… et quel usage ! N’observez-vous rien de bizarre à l’extrémité du tuyau ?

Je portai l’objet à la lumière et constatai qu’à cinq ou six centimètres du bout de cuivre le col étroit de l’entonnoir était sillonné d’écorchures et d’entailles, comme si quelqu’un y eût tracé des encoches avec une lame ébréchée. On sentait à cet endroit un léger amollissement de la surface durcie et noire.

— Quelqu’un a essayé de couper le tuyau.

— Pouvez-vous dire « couper » ? C’est déchiré et lacéré. Quelque instrument dont on se soit servi, il a fallu de la vigueur pour imprimer de telles marques sur une matière aussi résistante. N’est-ce pas votre avis ? Vous en savez là-dessus plus que vous ne dites.

Dacre eut un sourire, et je vis dans ses yeux le regard de l’homme qui sait.

— Avez-vous, demanda-t-il, compris dans vos études la psychologie des songes ?

— J’ignorais qu’il y en eût une.

— Mon cher Monsieur, ce rayon, là-bas, au-dessus de la vitrine aux pierres précieuses, est garni d’ouvrages, à commencer par ceux d’Albert-le-Grand, qui ne traitent pas d’autre chose. C’est toute une science.

— Une science de charlatan.

— Le charlatan est toujours le précurseur. De l’astrologue procède l’astronome, de l’alchimiste le chimiste, du magnétiseur le psychologue expérimental. L’empiriste d’hier est le professeur de demain. Des phénomènes subtils et illusoires comme les songes s’ordonneront eux-mêmes un jour et se réduiront en système. Les recherches des amis dont les livres s’alignent sur cette planche de bibliothèque auront cessé alors d’amuser les mystiques, pour devenir les fondements d’une science.

— Soit ! Mais qu’est-ce que la science des songes peut avoir à faire avec un entonnoir large et noir et cerclé de cuivre ?

— Je vais vous le dire. Vous savez que j’ai un agent toujours en quête de pièces rares pour ma collection. Il apprit ces jours derniers qu’un brocanteur des quais s’était rendu acquéreur de quelques antiquailles, d’un fond de placard provenant d’une vieille maison dans le Quartier Latin. La salle à manger de cette archaïque demeure est décorée d’armoiries qui, vérification faite, sont celles d’un haut fonctionnaire de Louis XIV, Nicolas de La Reynie. Incontestablement, les objets du placard datent des premiers temps du règne de Louis XIV. D’où s’ensuit qu’ils appartinrent à ce Nicolas de La Reynie, dont la charge, autant que je sache, consistait à maintenir et appliquer les lois draconiennes de l’époque.

— Mais ensuite ?

— Reprenez l’entonnoir, examinez-en de nouveau le bord de cuivre, voyez si vous y discernez quelque chose comme des lettres.

Assurément, le métal portait des marques, mais presque effacées. Dans l’ensemble, cela faisait l’effet de caractères alphabétiques, dont le dernier offrait quelque ressemblance avec un B.

— Vous croyez à un B ?

— J’y crois.

— Moi aussi. À dire vrai, je n’en doute pas le moins du monde.

— Mais le gentilhomme dont vous parlez avait un R pour initiale ? — Parfaitement. Et c’est la beauté du problème. Il possédait ce curieux objet, mais marqué à des initiales étrangères. Pourquoi ?

— Je n’en ai pas idée. Et vous ?

— Moi, peut-être. Remarquez-vous une espèce de dessin le long du cercle ?

— On dirait une couronne.

— C’en est une. En l’examinant à une bonne lumière, vous vous convaincrez que ce n’est pas une couronne quelconque, mais une couronne héraldique, insigne du rang : quatre perles alternant avec des feuilles d’ache, l’emblème du marquisat. Nous en déduirons que la personne dont les initiales finissaient par un B avait qualité pour porter cette couronne.

— Alors, ce vulgaire entonnoir appartint à un marquis ?

Un sourire ambigu flotta sur les lèvres de Dacre.

— Ou à quelque personne de la famille d’un marquis, dit-il. C’est ce que démontrent clairement les marques de ce cercle.

— Et quel rapport ceci a-t-il avec les songes ?

Si ce fut le visage de Dacre qui m’impressionna, ou quelque chose d’indéfinissable dans son attitude, je l’ignore : mais un sentiment de répulsion, d’instinctive horreur, me saisit, tandis que je considérais ce bloc de vieux cuir noueux.

— J’ai dû aux songes plus d’une information importante, me déclara mon ami, sur ce ton didactique qu’il affectait volontiers. Aujourd’hui, toutes les fois que j’ai un doute sur un point de fait à propos d’un objet quelconque, je place cet objet près de moi quand je me couche, et j’en attends un éclaircissement. Ce qui se passe ne me paraît pas très obscur, bien que n’ayant pas encore reçu la consécration de la science orthodoxe. D’après ma théorie, tout objet qui s’est trouvé associé à une émotion humaine, joie ou douleur, portée à son paroxysme, en garde une certaine atmosphère, une certaine faculté d’association, susceptible de se communiquer à un esprit sensible. Par esprit sensible, je n’entends pas un esprit anormal, mais un esprit façonné par l’éducation, comme le vôtre ou le mien.

— Vous voulez dire que si, par exemple, j’avais près de moi, en dormant, la vieille épée fixée à votre mur, je rêverais de quelque sanglante affaire où elle joua son rôle ?

— Excellent exemple. Car le fait est qu’en ayant usé de la sorte avec cette épée, j’ai vu dans mon sommeil la mort de son maître, tué dans une échauffourée que je n’ai pu authentifier, mais qui se produisit durant la Fronde. Songez-y donc, certaines de nos coutumes populaires montrent que le phénomène était connu de nos ancêtres, qui l’avaient, dans leur sagesse, classé au nombre des superstitions.

— Ainsi, notamment ?…

— Ainsi, notamment, l’usage de placer derrière l’oreiller le gâteau de la mariée, afin que le sommeil lui procure de bons rêves. C’est une des preuves multiples que j’invoque, comme vous le verrez, dans une plaquette que je suis en train d’écrire. Pour en revenir à notre entonnoir, je le pris une nuit à mon côté en me couchant, et j’eus un rêve qui, certainement jette un jour singulier sur sa fonction et son origine.

— Qu’avez-vous donc rêvé ?

— J’ai rêvé…

Une soudaine inspiration anima sa figure massive.

— Bonne idée, by Jove ! dit-il. Voilà


une jolie expérience à faire. Vous devez être un excellent sujet psychique, avec des nerfs qui répondent vivement à l’impression.

— Je ne me suis jamais mis à l’épreuve.

— Nous allons vous y mettre. Puis-je vous demander de vouloir bien, quand vous serez couché là cette nuit, avoir ce vieil entonnoir près de votre oreiller ?

La requête me sembla grotesque. Mais j’ai, moi aussi, dans ma complexe nature, la soif du bizarre et du fantastique. Je n’accordais aucun crédit à la théorie de Dacre ; je ne mettais pas le moindre espoir dans l’issue d’une pareille expérience ; et cela m’amusait pourtant que l’expérience fut tentée. Dacre, le plus gravement du monde, disposa à la tête du sofa une petite place où il mit l’entonnoir ; puis, après un bout de causette, il me souhaita une bonne nuit et me laissa seul.

Devant le feu qui brûlait sans flamme, je restai quelque temps à fumer, tout en retournant dans mon esprit le curieux incident survenu et l’étrange expérience en perspective. Nonobstant mon scepticisme, je ne laissais pas d’être un peu troublé par l’assurance de Dacre ; et ce décor insolite, cette énorme chambre peuplée d’objets extravagants, souvent sinistres, me disposait aux graves pensées. Je me dévêtis enfin, soufflai ma lampe et m’allongeai. Et voici, fidèlement décrite, la scène que je vis en rêve. Elle s’évoque dans mon souvenir plus nette qu’aucune autre dont je fus le témoin éveillé.


J’étais devant une espèce de salle basse. Quatre arcs s’élançant des côtés se rejoignaient pour en soutenir la voûte concave. L’architecture en était rude, mais puissante. Cette salle faisait évidemment partie d’un grand édifice.

Trois hommes en noir, coiffés de toques en velours évasées dans le haut, siégeaient sur une estrade tendue de rouge. À leur gauche se tenaient, debout, deux hommes en longues robes, portant des serviettes qui semblaient bourrées de volumineux dossiers ; à leur droite, et me faisant face, une femme petite et blonde, avec des yeux d’azur limpide, des yeux d’enfant. Elle avait passé la première jeunesse, sans qu’on pût dire qu’elle avait atteint l’âge mûr. Solidement bâtie, elle respirait l’orgueil et la confiance. La pâleur n’altérait pas la sérénité de son visage. Le curieux visage ! Avenant et félin tout ensemble, avec une pointe de subtile cruauté dans la bouche droite et forte et dans les mâchoires grasses ! Elle avait une sorte de robe blanche très flottante. Un prêtre l’assistait : maigre et fervent, il ne cessait pas de lui murmurer des mots à l’oreille, ni de brandir devant elle un crucifix. Elle, cependant, détournait la tête, et, par-dessus le crucifix, attachait obstinément ses regards sur les trois hommes en noir, que je compris être ses juges.

Comme je considérais ce spectacle, les trois hommes se levèrent. Il y eut quelques paroles dites ; mais je n’en pus distinguer aucune, bien que j’eusse conscience que c’était l’homme du milieu qui parlait. Puis, tous les trois quittèrent la salle, suivis des deux porteurs de dossiers. Au même instant, plusieurs gaillards de mine sévère, bien découplés dans de solides justaucorps, entrèrent fort affairés. Ils enlevèrent d’abord les tentures rouges, puis les charpentes de l’estrade, de façon à débarrasser complètement la salle. Cet écran ôté, des meubles surprenants apparurent. L’un d’eux semblait un lit, avec des roulettes de bois à chacune de ses extrémités, et une manivelle pour en régler la longueur. Un deuxième avait l’air d’un cheval de bois. J’en remarquai un certain nombre d’autres tout aussi spéciaux, et des quantités de cordes suspendues à des poulies. Cela faisait assez l’effet d’un gymnase moderne.

Un nouveau personnage fit alors son entrée en scène. Tout en noir, il était grand, mince, avec des traits tirés et austères. Sa seule vue me donna le frisson. Des taches constellaient ses vêtements, tout lustrés de graisse. Il manifestait une dignité lente qui me frappa, comme s’il eût pris un commandement dès son entrée. En dépit de son physique grossier et de sa tenue sordide, c’était ici son affaire, sa place, son service. Il portait à son bras gauche un rouleau de cordes légères. La dame le toisa d’un regard interrogateur, mais sans que rien s’émût sur son visage, qui continua d’exprimer la confiance, et même le défi. Au contraire, le visage du prêtre se couvrit d’une pâleur mortelle, et sur son front qui s’inclinait je vis la sueur perler. Il élevait les mains dans un geste de prière, et, penché, marmottait sans trêve des mots éperdus à l’oreille de la dame.

S’avançant vers elle, l’homme en noir prit à son bras gauche une des cordes, dont il lui ligota les mains. Elle les lui tendait avec douceur. Alors, d’une poigne brutale, il la saisit par un bras et la conduisit vers le cheval de bois, qui lui allait un peu plus haut que la ceinture. On la hissa sur le cheval, on l’y coucha sur le dos, tandis que le prêtre, frémissant d’horreur, prenait la fuite. Un mouvement rapide animait les lèvres de la femme : sans rien entendre, je savais qu’elle priait. Elle avait les jambes ballantes des deux côtés du cheval. Je m’aperçus que les aides lui avaient noué aux poignets des cordes dont ils avaient assujetti les bouts à des anneaux de fer fixés aux dalles.

Le cœur me battait à rompre tandis que je suivais ces lugubres préparatifs ; mais, fasciné par l’atrocité du spectacle, je n’en pouvais détacher les yeux. Un homme survint, portant de chaque main un baquet d’eau ; puis un autre homme, portarrt un seul baquet. Ils se rangèrent de compagnie à côté du cheval de bois. Le second des deux hommes, dans la main qui ne portait pas le baquet, avait une sorte de grande cuiller en bois à long manche. Il la fit passer à l’homme en noir. Immédiatement, l’un des aides s’approcha, tenant un objet de couleur brune, que, même dans mon rêve, je crus vaguement reconnaître : c’était un entonnoir de cuir. Avec une affreuse énergie, il en mit le tuyau… Mais je n’en pus supporter davantage ! Mes cheveux se hérissaient sur ma tête ! Je me mis à me tordre et à me débattre ; tellement que, brisant les liens du sommeil, je réintégrai dans un cri aigu ma vie réelle, et me retrouvai, convulsé d’épouvante, dans l’immense bibliothèque, où, sur le mur opposé à la fenêtre, le clair de lune tendait un capricieux réseau de taches claires et sombres. Ah ! le soulagement que j’éprouvai à me sentir revenu en plein dix-neuvième siècle, évadé d’entre ces voûtes contemporaines du moyen-âge, rentré dans un monde où les hommes avaient un cœur d’homme dans leur poitrine ! Je me dressai sur ma couche, frissonnant de tous mes membres, l’esprit partagé entre l’horreur et la gratitude. Penser que de telles choses se fussent accomplies, eussent jamais pu s’accomplir sans que Dieu frappât de mort les coupables ! La fantaisie d’un songe m’abusait-elle, ou si vraiment quelque chose de pareil était arrivé aux jours noirs et cruels de l’Histoire ? Je plongeai dans mes mains qui tremblaient mes tempes palpitantes. Et soudain, je crus que mon cœur s’arrêtait. Le saisissement ne me laissait plus la force d’émettre un son. Une ombre venait vers moi le long de la chambre obscure. Incapable de raisonner et de prier, je demeurais là comme pétrifié, regardant l’ombre s’approcher à travers la vaste chambre. Elle coupa le chemin blanc frayé par le clair de lune ; et alors je repris haleine : j’avais reconnu Dacre. Son visage me le montrait aussi effrayé que moi.

— Est-ce vous ?… Pour l’amour de Dieu, qu’avez-vous ? demanda-t-il d’une voix rauque.

— Ah ! Dacre, je suis heureux de vous voir ! Je reviens de l’enfer ! L’horrible chose !

— C’est donc bien vous qui avez poussé ce cri ?

— Sans doute.

— Il a secoué la maison et terrifié les domestiques.

Frottant une allumette, il ralluma la lampe.

— Nous pourrions ranimer le feu, ajouta-t-il en jetant des bûches sur les braises. Bon Dieu, mon cher ! mais vous êtes tout pâle ! Viendriez-vous de voir un revenant ?

— Ce n’est pas un revenant que je viens de voir, mais plusieurs !

— L’entonnoir de cuir a donc opéré ?

— Je ne voudrais pas, pour tout l’or du monde, revivre cette nuit infernale.

Dacre ricana.

— Je pensais bien, dit-il, que vous lui devriez une nuit mouvementée. Vous m’avez d’ailleurs revalu cela : un cri comme le vôtre, à deux heures du matin, n’a rien de drôle. J’imagine, d’après vos propos, que vous avez vu toute l’effroyable affaire.

— Quelle effroyable affaire ?

— La torture de l’eau, la « question extraordinaire », comme on disait au bon temps du Roi-Soleil. En avez-vous eu le spectacle jusqu’au bout ?

— Non, Dieu merci ! Je me suis réveillé avant que rien eût effectivement commencé.

— Autant vaut-il pour vous. Moi, pour mon compte, je suis allé jusqu’au troisième baquet. Ah ! c’est de l’histoire ancienne ! Tous les acteurs du drame sont aujourd’hui dans la tombe. Comment nous les retrouvons ici, voilà ce qu’il faudrait savoir. Vous n’avez, je suppose, aucune idée de ce que vous avez vu ?

— La torture infligée à une femme criminelle. Et terriblement criminelle sans doute si ses crimes furent proportionnés à sa peine.

— Nous avons cette petite consolation, fit Dacre, ramenant autour de lui les plis de sa robe de chambre et se blottissant contre le feu : ses crimes furent proportionnés à sa peine. En admettant du moins que je ne fasse pas erreur sur la personne.

— Comment la connaîtriez-vous ?

Pour toute réponse, Dacre prit dans la bibliothèque un vieux volume à couverture de vélin.

— Écoutez ceci, dit-il. C’est du français du dix-septième siècle. Je vous le traduis tant bien que mal. Vous jugerez si j’ai ou non déchiffré l’énigme.


« La prisonnière fut conduite par devant les Grand’Chambre et Tournelles du Parlement siégeant comme cour de justice, à l’effet d’y être interrogée sur le meurtre de M. Dreux d’Aubray son père, et de MM. d’Aubray ses frères, l’un conseiller au Parlement, l’autre lieutenant civil. Il semblait malaisé de croire qu’elle eût commis de tels forfaits, à voir sa petite taille, sa peau blanche et ses yeux bleus. Cependant, la Cour, l’ayant reconnue coupable, la condamna à la question ordinaire et extraordinaire, afin qu’elle désignât de force ses complices ; ensuite de quoi elle serait portée en place de Grève, pour y être sa tête tranchée, son corps brûlé et ses cendres jetées au vent. »


Ceci est daté du 16 juillet 1676.

— Intéressant, dis-je, mais non pas concluant. Où trouvez-vous la preuve que la femme du livre et la mienne n’en font qu’une ?

— J’y arrive. La suite du récit précise l’attitude de la femme durant la question.


« Lorsque l’exécuteur s’approcha, elle le reconnut aux cordes qu’il portait et lui tendit aussitôt les main, en le toisant du regard, sans prononcer une parole.


Que vous semble de ce détail ?

— Tout à fait conforme.


« Elle considéra sans sourciller le chevalet et les anneaux, qui avaient tordu tant de membres et arraché tant de cris d’agonie. Quand ses yeux tombèrent sur les trois seaux d’eau qu’on avait apportés pour elle : « Ah ! Monsieur, dit-elle en souriant, il faut qu’on apporte cette eau dans le dessein de me noyer. Vous ne comptez pas en faire avaler autant à une personne de ma taille ? »


Vous lirai-je les détails de la torture ?

— Non, par le ciel ! faites-m’en grâce !

— Voici qui vous prouvera que la scène rapportée dans ce livre est la même à laquelle vous assistiez tout à l’heure :


« Le bon abbé Pirot, incapable de supporter la vue des angoisses subies par sa pénitente, s’était enfui de la salle. »


Cela vous convainc-t-il ?

— Tout à fait. L’événement du récit est certainement celui de mon rêve. Mais qui donc était-elle, cette femme ornée de tant d’attraits, et qui eut une fin si tragique ? Dacre, sans répondre, plaça la petite lampe sur la table, à côté de mon lit, et, soulevant l’entonnoir fatal, en présenta le bord de cuivre à la lumière. Vues de la sorte, les marques s’y détachaient plus nettes que la veille au soir.

— Nous avons déjà reconnu, dit-il, le chiffre d’un marquis ou d’une marquise. Nous avons établi en outre que la dernière lettre est un B.

— Incontestablement.

— À mon avis, les autres lettres, de gauche à droite, sont deux MM majuscules, un petit d, un A majuscule, un petit d, et la dernière un grand B.

— Vous avez sûrement raison. Je discerne très exactement les deux petits d.

— Ce que je viens de vous lire est le procès-verbal officiel du jugement de Marie-Magdeleine d’Aubray, marquise de Brinvilliers, l’une des plus célèbres criminelles de l’histoire.

Je gardai le silence, bouleversé que j’étais par l’extraordinaire incident dont le sens venait de m’être si complètement démontré par Dacre. Je me rappelais confusément certaines particularités de la vie de cette femme, son goût effréné de la débauche, les longues tortures qu’elle avait infligées de sang-froid à son père malade, le meurtre de ses frères pour de mesquines raisons d’intérêt. Je me souvenais aussi de sa fin courageuse, qui avait racheté dans quelque mesure l’abomination de sa vie, et que tout Paris, pris de compassion pour elle à ses dernières heures, l’avait bénie comme martyre après l’avoir maudite comme empoisonneuse. Une objection, mais une seule, me venait à l’esprit : comment ses initiales et sa couronne marquaient-elles l’entonnoir ? Le respect pour la noblesse n’allait pas si loin qu’on décorât de ses titres les instruments de torture !

— C’est un fait qui m’a intrigué, répondit Dacre. Il admet une explication, bien simple. Le procès suscita une émotion exceptionnelle ; et rien que de naturel si La Reynie, chef de la police, tint à garder en souvenir le sinistre entonnoir. Il n’arrivait pas tous les jours qu’une marquise de France subît la question extraordinaire : on s’explique que pour l’édification des autres il ait gravé sur cet objet les initiales de la Brinvilliers.

— Et ceci ? demandai-je, montrant les égratignures sur le col de l’entonnoir.

— Ce fut une tigresse, dit mon ami, en se retirant ; je crois bien que, comme toutes les tigresses, elle avait les dents aiguës et fortes.