Alphonse Lemerre (p. i-iv).

PRÉFACE



L
e roman de L’Ensorcelée est le premier d’une série de romans qui vont suivre, et dont les guerres de la Chouannerie seront le théâtre, quand elles n’en seront pas le sujet.

Ainsi que l’auteur le disait dans l’introduction de son ouvrage, publié pour la première fois en 1854, diverses circonstances de famille et de parenté l’ont mis à même de connaître mieux que personne (et ce n’est pas se vanter beaucoup) une époque et une guerre presque oubliées maintenant, car, pour que le destin soit plus complet et plus grande la cruauté de la Fortune, il faut parfois que l’héroïsme et le malheur ressemblent à ce bonheur dont on a dit qu’il n’a pas d’histoire.

L’histoire, en effet, manque aux Chouans. Elle leur manque comme la gloire, et même comme la justice. Pendant que les Vendéens, ces hommes de la guerre de grande ligne, dorment, tranquilles et immortels, sous le mot que Napoléon a dit d’eux, et peuvent attendre, couverts par une telle épitaphe, l’historien qu’ils n’ont pas encore, les Chouans, ces soldats de buisson, n’ont rien, eux, qui les tire de l’obscurité et les préserve de l’insulte. Leur nom, pour les esprits ignorants et prévenus, est devenu une insulte. Nul historien d’autorité ne s’est levé pour raconter impartialement leurs faits et gestes. Le livre assez mal écrit, mais vivant, que Duchemin des Scépeaux a consacré à la Chouannerie du Maine, inspirera peut-être un jour le génie de quelque grand poète ; mais la Chouannerie du Cotentin, la sœur de la Chouannerie du Maine, a pour tout Xénophon un sabotier, dont les mémoires, publiés en 1815 et recherchés du curieux et de l’antiquaire, ne se trouvent déjà plus. Dieu, pour montrer mieux nos néants sans doute, a parfois de ces ironies qui attachent le bruit aux choses petites et l’obscurité aux choses grandes, et la Chouannerie est une de ces grandes choses obscures auxquelles, à défaut de la lumière intégrale et pénétrante de l’Histoire, la Poésie, fille du Rêve, attache son rayon.

C’est à la lueur tremblante de ce rayon que l’auteur de L’Ensorcelée a essayé d’évoquer et de montrer un temps qui n’est plus. Il continuera l’œuvre qu’il a commencée. Après L’Ensorcelée, il a publié Le Chevalier Des Touches ; il publiera Un Gentilhomme de grand chemin, Une tragédie à Vaubadon, etc., etc., entremêlant dans ses récits le roman, cette histoire possible, à l’histoire réelle. Qu’importe, du reste ? Qu’importe la vérité exacte, pointillée, méticuleuse, des faits, pourvu que les horizons se reconnaissent, que les caractères et les mœurs restent avec leur physionomie, et que l’Imagination dise à la Mémoire muette : « C’est bien cela ! » Dans L’Ensorcelée, le personnage de l’abbé de la Croix-Jugan est inventé, ainsi que les autres personnages qui l’entourent ; mais ce qui ne l’est pas, c’est la couleur du temps, reproduite avec une fidélité scrupuleuse et dans laquelle se dessinent des figures fortement animées de l’esprit de ce temps. L’écueil des romans historiques, c’est la difficulté de faire parler, dans le registre de leur voix et de leur âme, des hommes qui ont des proportions grandioses et nettement déterminées par l’Histoire, comme Cromwell, Richelieu, Napoléon ; mais le malheur historique des Chouans tourne au bénéfice du romancier qui parle d’eux. L’imagination de l’auteur ne trouve pas devant lui une imagination déjà prévenue et renseignée, moins accessible, par conséquent, à l’émotion qu’il veut produire, et plus difficile à entraîner.

J. B. d’A.
Septembre 1858.