L’Encyclopédie/1re édition/VESTALE

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VESTALE, s. f. (Hist. rom.) vestalis ; perpetuos servans ignes, & canæ colens penetralia vestæ ; fille vierge romaine, qui chez les Romains, étoit consacrée toute jeune au service de Vesta, & à l’entretien perpétuel du feu de son temple.

Celui de tous les législateurs qui donna le plus d’éclat à la religion dont il jetta les fondemens, & qui jugea que le sacerdoce étoit inséparable de la royauté, fut Numa Pompilius. Il tint d’une main ferme le sceptre & l’encensoir, porta l’un dans le palais des rois, & posa l’autre dans le temple des dieux. Mais entre ses établissemens religieux, le plus digne de nos regards, est sans doute celui de l’ordre des vestales. Il m’est aisé d’en tracer l’histoire, au-moins d’après l’abbé Nadal, & de contenter sur ce sujet la curiosité d’un grand nombre de lecteurs.

L’ordre des vestales venoit originairement d’Albe, & n’étoit point étranger au fondateur de Rome. Amulius après avoir dépouillé son frere Numitor de ses états, crut à la maniere des tyrans, que pour jouir en liberté de son usurpation, il n’avoit pas d’autre parti à prendre que de sacrifier toute sa race. Il commença par Egeste, le fils de ce malheureux roi, qu’il fit assassiner dans une partie de chasse, où il pensa qu’il lui seroit facile de couvrir son crime. Il se contenta cependant de mettre Rhéa Silvia, ou Ilie, sa niece, au nombre des vestales, ce qu’il entreprit de faire d’autant plus volontiers, que non-seulement il ôtoit à cette princesse, les moyens de contracter aucune alliance dont il pût craindre les suites, mais que d’ailleurs sur le pié que l’ordre des vestales se trouvoit à Albe, c’étoit placer d’une maniere convenable une princesse même de son sang.

Cette distinction que l’ordre des vestales avoit eu dans son origine, le rendit encore plus vénérable aux Romains, dont les yeux se portoient avec un respect tout particulier sur l’établissement d’un culte, qui avoit long-tems subsisté chez leurs voisins avec une grande dignité.

Il ne faut donc pas envisager l’ordre des vestales romaines, comme un établissement ordinaire qui n’a eu que de ces foibles commencemens, que la piété hazarde quelquefois, & qui ne doivent leur succès qu’aux caprices des hommes, & aux progrès de la religion. Il ne se montra à Rome qu’avec un appareil auguste. Numa Pompilius, s’il en faut croire quelques auteurs, recueillit & logea les vestales dans son palais. Quoi qu’il en soit, il dota cet ordre des deniers publics, & le rendit extrèmement respectable au peuple, par les cérémonies dont il chargea les vestales, & par le vœu de virginité qu’il exigea d’elles. Il fit plus, il leur confia la garde du palladium, & l’entretien du feu sacré qui devoit toujours brûler dans le temple de Vesta, & étoit le symbole de la conservation de l’empire.

Il crut, selon Plutarque, ne pouvoir déposer la substance du feu qui est pure & incorruptible, qu’entre les mains de personnes extrèmement chastes, & que cet élément qui est stérile par sa nature, n’avoit point d’image plus sensible que la virginité. Ciceron a dit, que le culte de Vesta ne convenoit qu’à des filles dégagées des passions & des embarras du monde. Numa défendit qu’on reçût aucune vestale au-dessous de six ans, ni au-dessus de dix, afin que les prenant dans un âge si tendre, l’innocence n’en pût être soupçonnée, ni le sacrifice équivoque.

Quelque distinction qui fût attachée à cet ordre, on auroit peut-être eu de la peine à trouver des sujets pour le remplir, si l’on n’eût pas été appuyé de l’autorité & de la loi. La démarche devenoit délicate pour les parens, & outre qu’il pouvoit y entrer de la tendresse & de la compassion, le supplice d’une vestale qui violoit ses engagemens, déshonoroit toute une famille. Lors donc qu’il s’agissoit d’en remplacer quelqu’une, tout Rome étoit en émotion, & l’on tâchoit de détourner un choix où étoient attachés de si étranges inconvéniens.

On ne voit rien dans les anciens monumens, dit Aulugelle, touchant la maniere de les choisir, & sur les cérémonies qui s’observoient à leur élection, si ce n’est que la premiere vestale fut enlevée par Numa. Nous lisons que la loi papia ordonnoit au grand pontife, au défaut de vestales volontaires, de choisir vingt jeunes filles romaines, telles que bon lui sembleroit, de les faire toutes tirer au sort en pleine assemblée, & de saisir celle sur qui le sort tomberoit. Le pontife la prenoit ordinairement des mains de son pere, de l’autorité duquel il l’affranchissoit, & l’emmenoit alors comme prise de bonne guerre, veluti bello abducitur.

Numa avoit d’abord fait les premieres cérémonies de la réception des vestales, & en avoit laissé ses successeurs en possession ; mais après l’expulsion des rois, cela passa naturellement aux pontifes. Les choses changerent dans la suite : le pontife recevoit des vestales sur la présentation des parens sans autre cérémonie, pourvû que les statuts de la religion n’y fussent point blessés. Voici la formule dont usoit le grand pontife à leur réception, conservée par Aulugelle, qui l’avoit tirée des annales de Fabius Pictor : Sacerdotem. vestalem. quæ. sacra. faciat. quæ. Jovi. fiet. sacerdotem. vestalem. facere. pro. populo. Romano. quiritibusque. sit. ei. quæ. optuma. lege. fovit. ità. te. Amata. capio. Le pontife se servoit de cette expression amata, à l’égard de toutes celles qu’il recevoit, parce que selon Aulugelle, celle qui avoit été la premiere enlevée à sa famille, portoit ce nom.

Si-tôt qu’on avoit reçu une vestale, on lui coupoit les cheveux, & on attachoit sa chevelure à cette plante si renommée par les fictions d’Homere appellée lotos, ce qui dans une cérémonie religieuse où tout devoit être mystérieux, étoit regardé comme une marque d’affranchissement & de liberté.

Numa Pompilius n’institua que quatre vestales. Servius Tullius en ajouta deux, selon Plutarque. Denis d’Halycarnasse & Valere Maxime, prétendent que ce fut Tarquinius Priscus qui fit cette augmentation. Ce nombre ne s’accrut, ni ne diminua pendant toute la durée de l’empire : Plutarque qui vivoit sous Trajan, ne compte que six vestales. Sur les médailles de Faustine la jeune, & de Julie, femme de Severe, on n’en représente que six. Ainsi le témoignage de S. Ambroise qui fait mention de sept vestales, ne doit point prescrire contre les preuves contraires à son récit.

Les prêtresses de Vesta établies à Albe, faisoient vœu de garder leur virginité pendant toute leur vie. Amulius, dit Tite-Live, sous prétexte d’honorer sa niece, la consacra à la déesse Vesta, & lui ôta toute espérance de postérité par les engagemens d’une virginité perpétuelle. Numa n’exigea au contraire des vestales qu’une continence de trente années, dont elles passeroient les dix premieres à apprendre leurs obligations, les dix suivantes à les pratiquer, & le reste à instruire les autres, après quoi elles avoient liberté de se marier ; & quelques-unes prirent ce parti.

Au bout des trente années de réception, les vestalet pouvoient encore rester dans l’ordre, & elles y jouissoient des privileges & de la considération qui y étoient attachés ; mais elles n’avoient plus la même part au ministere. Le culte de Vesta avoit ses bienséances aussi bien que ses lois ; une vieille vestale séoit mal dans les fonctions du sacerdoce ; la glace des années n’avoit nulle des convenances requises avec le feu sacré ; il falloit proprement de jeunes vierges, & même capables de toute la vivacité des passions, qui pussent faire honneur aux mysteres.

Tandem virgineam fastidit Vesta senectam.

On s’attacha à chercher aux vestales des dédommagemens de leur continence ; on leur abandonna une infinité d’honneurs, de graces & de plaisirs, dans le dessein d’adoucir leur état & d’illustrer leur profession ; on se reposa pour leur chasteté sur la crainte des châtimens, qui quelqu’effrayans qu’ils soient, ne sont pas toujours le plus sûr remede contre l’emportement des passions. Elles vivoient dans le luxe & dans la mollesse ; elles se trouvoient aux spectacles dans les théatres & dans le cirque ; les hommes avoient la liberté d’entrer le jour chez elles, & les femmes à toute heure ; elles alloient souvent manger dans leur famille. Une vestale fut violée, en rentrant le soir dans sa maison, par de jeunes libertins qui ignoroient, ou prétendirent ignorer qui elle étoit. De-là vint la coutume de faire marcher devant elles un licteur avec des faisceaux pour les distinguer par cette dignité, & pouvoir prévenir de semblables désordres.

Sous prétexte de travailler à la réconciliation des familles, elles entroient sans distinction dans toutes les affaires ; c’étoit la plus sûre & la derniere ressource des malheureux. Toute l’autorité de Narcisse ne put écarter la vestale Vibidia, ni l’empêcher d’obtenir de Claude que sa femme fût ouïe dans ses défenses ; ni les débauches de l’impératrice, ni son mariage avec Silius, du vivant même de César, n’empêcherent point la vestale de prendre fait & cause pour elle ; en un mot, une prêtresse de Vesta ne craignit point de parler pour Messaline.

Leur habillement n’avoit rien de triste, ni qui pût voiler leurs attraits, tel au moins que nous le voyons sur quelques médailles. Elles portoient une coëffe ou espece de turban, qui ne descendoit pas plus bas que l’oreille, & qui leur découvroit le visage ; elles y attachoient des rubans que quelques-unes nouoient par-dessous la gorge ; leurs cheveux que l’on coupoit d’abord, & que l’on consacroit aux dieux, se laisserent croître dans la suite, & reçurent toutes les façons & tous les ornemens que purent inventer l’art & l’envie de plaire.

Elles avoient sur leur habit un rochet de toile fine & d’une extrème blancheur, & par-dessus une mante de pourpre ample & longue, qui ne portant ordinairement que sur une épaule, leur laissoit un bras libre retroussé fort haut.

Elles avoient quelques ornemens particuliers les jours de fête & de sacrifices, qui pouvoient donner à leur habit plus de dignité, sans lui ôter son agrément. Il ne manquoit pas de vestales qui n’étoient occupées que de leur parure, & qui se piquoient de goût, de propreté & de magnificence. Minutia donna lieu à d’étranges soupçons par ses airs, & par ses ajustemens profanes. On reprochoit à d’autres l’enjouement & l’indiscrétion des discours. Quelques-unes s’oublioient jusqu’à composer des vers tendres & passionnés.

Sans toutes ces vanités & ces dissipations, il étoit difficile que des filles à qui l’espérance de se marier n’étoit pas interdite, & que les lois favorisoient en tant de manieres, qui malgré les engagemens de leur état recueilloient quelquefois toute la fortune de leur maison, prissent le goût de la retraite, qui seul étoit capable de les maintenir dans le genre de vie qu’elles avoient embrassé sans le connoître. Tout cela cependant n’empêchoit pas que leurs fautes ne tirassent à d’extrêmes conséquences.

La négligence du feu sacré devenoit un présage funeste pour les affaires de l’empire ; d’éclatans & de malheureux événemens que la fortune avoit placés à-peu-près dans le tems que le feu s’étoit éteint, établirent sur cela une superstition qui surprit les plus sages. Dans ces cas, elles étoient exposées à l’espece de châtiment dont parle Tite-Live, cæsa flagro est vestalis, par les mains mêmes du souverain pontife. On les conduisoit donc pour les punir dans un lieu secret où elles se dépouilloient nues. Les pontifes à la vérité prenoient toutes les précautions pour les soustraire dans cet état à tous autres regards qu’aux leurs.

Après la punition de la vestale, on songeoit à rallumer le feu ; mais il n’étoit pas permis de se servir pour cela d’un feu matériel, comme si ce feu nouveau ne pouvoit être qu’un présent du ciel : du-moins, selon Plutarque, n’étoit-il permis de le tirer que des rayons mêmes du soleil à l’aide d’un vase d’airain, au centre duquel les rayons venant à se réunir, subtilisoient si fort l’air qu’ils l’enflammoient, & que par le moyen de la réverbération, la matiere seche & aride dont on se servoit, s’allumoit aussi-tôt.

Le soin principal des vestales étoit de garder le feu jour & nuit ; d’où il paroît que toutes les heures étoient distribuées, & que les vestales se relevoient les unes après les autres. Chez les Grecs le feu sacré se conservoit dans des lampes où on ne mettoit de l’huile qu’une fois l’an ; mais les vestales se servoient de foyers & de rechaux ou vases de terre, qui étoient placés sur l’autel de Vesta.

Outre la garde du feu sacré, les vestales étoient obligées à quelques prieres ; & à quelques sacrifices particuliers, même pendant la nuit. Elles étoient chargées des vœux de tout l’empire, & leurs prieres étoient la ressource publique.

Elles avoient leurs jours solemnels. Le jour de la fète de Vesta, le temple étoit ouvert extraordinairement, & on pouvoit pénétrer jusqu’au lieu même où reposoient les choses sacrées, que les vestales n’exposoient qu’après les avoir voilées, c’est-à-dire, ces gages ou symboles de la durée & de la félicité de l’empire romain, sur lesquels les auteurs se sont expliqués si diversement. Quelques-uns veulent que ce soit l’image des grands dieux. D’autres croyent que ce pouvoit être Castor & Pollux, & d’autres Apollon & Neptune. Pline parle d’un dieu particulierement révéré des vestales, qui étoit le gardien des enfans & des généraux d’armées. Plusieurs, selon Plutarque, affectant de paroître plus instruits des choses de la religion que le commun du peuple, estimoient que les vestales conservoient dans l’intérieur du temple, deux petits tonneaux, dont l’un étoit vuide & ouvert, l’autre fermé & plein, & qu’il n’y avoit qu’elles seules à qui il étoit permis de les voir : ce qui a quelque rapport avec ceux dont parle Homere, qui étoient à l’entrée du palais de Jupiter, dont l’un étoit plein de maux, & l’autre de biens. Disons mieux que tout cela, c’étoit le palladium même que les vestales avoient sous leur garde.

Il suffisoit pour être reçue vestale, que d’un côté ni d’un autre, on ne fût point sorti de condition servile, ou de parens qui eussent fait une profession basse. Mais quoique la loi se fût relâchée jusque-là, il y a toujours lieu de penser que le pontife avoit plus en vue les filles d’une certaine naissance, comme sujets plus susceptibles de tous les honneurs attachés à un ordre qui étoit, pour ainsi dire, à la tête de la religion. Une fille patricienne qui joignoit à son caractere de vestale la considération de sa famille, devenoit plus propre pour une société de filles, chargées non-seulement des sacrifices de Vesta, mais qui jouoient le plus grand rôle dans les affaires de l’état.

Elles jouissoient de la plus haute considération. Auguste lui-même jura que si quelqu’une de ses nieces étoit d’un âge convenable, il la présenteroit volontiers pour être reçue vestale. Il faut regarder comme un effet de l’estime des Romains pour la condition de vestale, l’ordonnance dont nous parle Capito Atéius, qui en excluoit toute autre qu’une romaine.

Dès que le choix de la vestale étoit fait, qu’elle avoit mis le pié dans le parvis du temple, & étoit livrée aux pontifes, elle entroit dès-lors dans tous les avantages de sa condition, & sans autre forme d’émancipation ou changement d’état, elle acquéroit le droit de tester, & n’étoit plus liée à la puissance paternelle.

Rien de plus nouveau dans la société, que la condition d’une fille qui pouvoit tester à l’âge de six ans ; rien de plus étrange qu’une pleine majorité du vivant même du pere, & avant le nombre d’années que les lois donnent à la raison. Elle étoit habile à la succession au sortir des vestales, où elle portoit une dot dont elle disposoit selon sa volonté. Leur bien restoit à la maison si elles mouroient sans testament : elles perdoient à la vérité le droit d’hériter ab intestat. Une vestale disposoit même de son bien sans l’entremise d’un curateur : ce qu’il y avoit de bisarre en cela, c’est que cette prérogative dont on vouloit bien gratifier des vierges si pures, avoit été jusques-là le privilege des femmes qui avoient eu au-moins trois enfans.

Il y a apparence que dans les premiers tems le respect des peuples leur tint lieu d’une infinité de privileges, & que les vertus des vestales suppléoient à tous ces honneurs d’établissement, qui leur firent accordés dans la suite, selon le besoin & le zèle du peuple romain.

Ce fut dans ces tems si purs que la pitié d’Albinus se signala à leur égard. Les Gaulois étoient aux portes de Rome, & tout le peuple dans la consternation ; les uns se jettent dans le capitole pour y défendre, selon Tite-Live, les dieux & les hommes ; ceux d’entre les vieillards qui avoient obtenu les honneurs du triomphe & du consulat, s’enferment dans la ville, pour soutenir par leur exemple le commun du peuple.

Les vestales dans ce desordre général, après avoir délibéré sur la conduite qu’elles avoient à tenir à l’égard des dieux & des dépouilles du temple, en cacherent une partie dans la terre près de la maison du sacrificateur, qui devint un lieu plus saint, & qui fut honoré dans la suite jusqu’à la superstition ; elles chargerent le reste sur leurs épaules, & s’en alloient, dit Tite-Live, le long de la rue qui va du pont de bois au janicule.

Cet Albinus, homme plébéien, fuyoit par le même chemin avec sa famille, qu’il emmenoit sur un chariot. Il fut touché d’un saint respect a la vue des vestales ; il crut que c’étoit blesser la religion que de laisser des prêtresses, &, pour ainsi dire, des dieux même à pié ; il fit descendre sa femme & ses enfans, & mit à la place non-seulement les vestales, mais ce qui se trouva de pontifes avec elles : il se détourna de son chemin, dit Valere Maxime, & les conduisit jusqu’à la ville de Céré, où elles furent reçues avec autant de respect, que si l’état de la république avoit été aussi florissant qu’à l’ordinaire. La mémoire d’une si sainte hospitalité, ajoute l’historien, s’est conservée jusqu’à nous : c’est de-là que les sacrifices ont été appellés cérémonies, du nom même de la ville ; & cet équipage vil & rustique où il ramassa si à-propos les vestales, a égalé ou passé la gloire du char de triomphe le plus riche & le plus brillant.

On a lieu de croire que dans cet effroi des vestales, le service du feu sacré souffrit quelque interruption. Elles se chargerent de porter par-tout le culte de Vesta, & d’en continuer les solemnités tant qu’il y en auroit quelqu’une qui survivroit à la ruine de Rome ; mais il ne paroît point que dans la conjoncture présente elles eussent pourvu au foyer de Vesta, ni que cette flamme fatale ait été compagne de leur fuite. Peut-être eût-il été plus digne d’elles d’attendre tout événement dans l’intérieur de leur temple, & au milieu des fonctions du sacerdoce. La vue d’une troupe de prêtresses autour d’un brasier sacré, dans un lieu jusque-là inaccessible, recueillies ainsi au milieu de la désolation publique, n’eût pas été moins digne de respect & d’admiration, que l’aspect de tous ces sénateurs qui attendoient la fin de leur destinée assis à leur porte avec une gravité morne, & revêtus de tous les ornemens de leur dignité. Peut-être aussi eurent-elles raison de craindre l’insolence des barbares, & des inconvéniens plus grands que l’extinction même du feu sacré.

Quoi qu’il en soit, l’action d’Albinus devint à la postérité une preuve éclatante & du respect avec lequel on regardoit les vestales, & de la simplicité de leurs mœurs : elles ignoroient encore l’usage de ces marques extérieures de grandeur qui se multiplierent si fort dans la suite : ce ne fut que sous les triumvirs qu’elles commencerent à ne plus paroître en public qu’accompagnées d’un licteur. Les faisceaux que l’on porta devant elles imposerent au peuple, & l’écarterent sur leur route. Il manquoit à la vérité à cette distinction une cause plus honorable ; l’honneur eût été entier s’il n’eût pas été en même tems une précaution contre l’emportement des libertins, & si au rapport de Dion Cassius, ce nouveau respect n’eût pas été déterminé par le violement d’une vestale.

Ce fut apparemment dans ce tems-là que les préséances furent réglées entre les vestales & les magistrats. Si les consuls ou les préteurs se trouvoient sur leur chemin, ils étoient obligés de prendre une autre route ; ou si l’embarras étoit tel, qu’ils ne pussent éviter leur rencontre, ils faisoient baisser leurs haches & leurs faisceaux devant elles, comme si dans ce moment ils eussent remis entre leurs mains l’autorité dont ils étoient revêtus, & que toute cette puissance consulaire se fût dissipée devant des filles, qui avoient été chargées des plus grands mysteres de la religion par la préférence même des dieux, & qui tenoient, pour ainsi dire, de la premiere main, les ressources & la destinée de l’empire.

On les regardoit donc comme personnes sacrées, & à l’abri de toute violence, du-moins publique. Ce fut par-là que l’entreprise des tribuns contre Claudius fut rompue. Comme il triomphoit malgré leur opposition, ils entreprirent de le renverser de son char au milieu même de la marche de son triomphe. La vestale Claudia sa fille avoit suivi tous leurs mouvemens. Elle se montra à-propos, & se jetta dans le char, au moment même que le tribun alloit renverser Claudius : elle se mit entre son pere & lui, & arrêta par ce moyen la violence du tribun, retenu alors malgré sa fureur par cet extrème respect qui étoit dû aux vestales, & qui ne laissoit à leur égard qu’aux pontifes seuls la liberté des remontrances, & des voies de fait : ainsi, l’un alla en triomphe au capitole, & l’autre au temple de Vesta ; & on ne put dire à qui on devoit le plus d’acclamations, ou à la victoire du pere, ou à la piété de la fille.

Le peuple étoit sur le caractere des vestales dans une prévention religieuse, dont rien n’eût pu le dépouiller. Ce n’étoit pas seulement le dépôt qui leur étoit confié qui avoit établi cette prévention, mais une infinité de marques extérieures d’autorité & de puissance.

Quelle impression ne devoit point faire sur lui cette prérogative si singuliere, de pouvoir sauver la vie à un criminel qu’elles rencontroient sur leur chemin, lorsqu’on le menoit au supplice ? La seule vue de la vestale étoit la grace du coupable. A la vérité elles étoient obligées de faire serment qu’elles se trouvoient là sans dessein, & que le hasard seul avoit part à cette rencontre.

Elles étoient de tout tems appellées en témoignage & entendues en justice, mais elles n’y pouvoient être contraintes. Pour faire plus d’honneur à la religion, elles étoient bien aises qu’on les crût sur une déposition toute simple, sans être obligées de jurer par la déesse Vesta, qui étoit la seule divinité qu’elles pouvoient attester ; ce qui arrivoit en effet très rarement, parce que par-là, on écartoit tous les autres témoignages, & qu’il ne se trouvoit personne qui voulût aller contre le rapport & le serment des vestales.

Il y avoit une loi qui punissoit de mort sans rémission quiconque se jetteroit sur leur char, ou sur leur litiere, lorsqu’elles iroient par la ville ; elles assistoient aux spectacles, où Auguste leur donna une place séparée vis-à-vis celle du préteur. La grande vestale, vestalis maxima, portoit une bulle d’or.

Numa Pompilius qui dans leur institution, les avoit dotée de deniers, comme nous l’avons déjà observé, assigna des terres particulieres selon quelques auteurs, sur lesquelles il leur attribua des droits & des revenus. Dans la suite des tems, elles eurent quantité de fondations & de legs testamentaires, en quoi la piété des particuliers étoit d’autant plus excitée, que le bien des vestales étoit une ressource assurée dans les nécessités publiques.

Auguste qui s’appliqua particulierement à augmenter la majesté de la religion, crut que rien ne contribueroit davantage au dessein qu’il avoit, que d’accroître en même tems la dignité & le revenu des vestales. Mais outre les donations communes à tout l’ordre, on faisoit encore des dons particuliers aux vestales. Quelquefois c’étoit des sommes d’argent considérables. Cornelia, selon Tacite, ayant été mise à la place de la vestale Scatia, reçut un don de deux mille grands sesterces, environ deux cens mille livres, par un arrêt qui fut rendu à l’occasion d’une élection nouvelle d’un prêtre de Jupiter. Il y en avoit de plus opulentes les unes que les autres, & qui par conséquent étoient en état de se distinguer par un plus grand nombre d’esclaves, & de se montrer en public avec plus de faste, & de mieux soutenir au-dehors la dignité de l’ordre.

A certains jours de l’année, elles alloient trouver le roi des sacrifices, qui étoit la seconde personne de la religion : elles l’exhortoient à s’acquitter scrupuleusement de ses devoirs, c’est-à-dire, à ne pas négliger les sacrifices, à se maintenir dans cet esprit de modération que demandoit de lui la loi de son sacerdoce, à se tenir sans cesse sur ses gardes, & à veiller toujours sur le service des dieux.

Elles interposoient leur médiation pour les reconciliations les plus importantes & les plus délicates, & elles entroient dans une infinité d’affaires indépendantes de la religion.

La condition des vestales étoit trop brillante, pour ne pas engager quelques grands par goût & par vanité à tenter quelque avanture dans le temple de Vesta. Catilina & Néron, hommes dévoués à toutes les actions hardies & criminelles, ne furent pas les seuls qui entreprirent de les corrompre. Parmi celles que la vivacité des passions ; le commerce des hommes, ou leurs recherches trop pressantes, jetterent dans l’incontinence ; il y en a eu quelques-unes de trop indiscretes, & qui ne se ménageant point assez à l’extérieur, donnerent lieu de le soupçonner, & d’approfondir leur conduite : quelques autres se conduisirent avec tant de précaution & de mystere, que leur galanterie, pour nous servir de termes de Minutius-Felix, fut ignorée même de la déesse Vesta.

Les pontifes étoient leurs juges naturels ; la loi soumettoit leur conduite à leurs perquisitions seules ; c’étoit le souverain pontife qui prononçoit l’arrêt de condamnation. Il ordonnoit à l’assemblée du conseil ; il avoit droit d’y présider, mais son autorité n’avoit point lieu sans une convocation solemnelle du college des pontifes.

On ne s’en tint pas toujours cependant aux jugemens qui avoient été rendus par le conseil souverain des pontifes, le tribun du peuple avoit droit de faire ses représentations, & le peuple de son autorité cassoit les arrêts où il soupçonnoit que les ordonnances pouvoient avoir été blessées, & où la brigue & la cabale lui paroissoient avoir part.

On gardoit dans la procédure une infinité de formalités : on suivoit tous les indices, on écoutoit les délateurs, on les confrontoit avec les accusées, on les entendoit elles-mêmes plusieurs fois ; & lorsque l’arrêt de mort étoit rendu, on ne le leur signifioit point d’abord ; on commençoit à leur interdire tout sacrifice & toute participation aux mysteres : on leur défendoit de faire aucune disposition à l’égard de leurs esclaves, & de songer à leur affranchissement, parce qu’on vouloit les mettre à la question pour en tirer quelques éclaircissemens & quelques lumieres : car les esclaves devenus libres par leur affranchissement, ne pouvoient plus être appliqués à la torture. Quelques-unes furent admises à des preuves singulieres de leur innocence, & placerent leur derniere ressource dans la protection de leur déesse.

« C’est une chose mémorable, dit Denis d’Halicarnasse, que les marques de protection que la déesse a quelquefois données à des vestales faussement accusées ; chose à la vérité qui paroît incroyable, mais qui a été honorée de la foi des Romains, & appuyée par les témoignages des auteurs les plus graves..... Le feu s’étant éteint par l’imprudence d’Emilia, qui s’étoit reposée du soin de l’entretenir sur une jeune vestale qui n’étoit point encore faite à cette extrême attention que requéroit le ministere, toute la ville en fut dans le trouble & dans la consternation ; le zèle des pontifes s’alluma ; on crut qu’une vestale impure avoit approché le foyer sacré ; Emilie, sur qui le soupçon tomboit, & qui en effet étoit responsable de la négligence de la jeune vestale, ne trouvant plus de conseil ni de ressource dans son innocence, s’avança en présence des prêtres & du reste des vierges, & s’écria en tenant l’autel embrasé : O Vesta, gardienne de Rome, si pendant trente années j’ai rempli dignement mes devoirs, si j’ai traité tes mystères sacrés avec un esprit pur & un corps chaste, secoure moi maintenant, & n’abandonne point ta prêtresse sur le point de périr d’une maniere cruelle ; si au-contraire je suis coupable, détourne & expie par mon supplice, le désastre dont Rome est ménacée. Elle arrache en même tems un morceau du voile qui la couvroit ; à peine l’avoit-elle jetté sur l’autel, que les cendres froides se réchauffent, & que le voile fut tout enflammé, &c. » Ce ne fut pas là le seul miracle dont l’ordre des vestales s’est prévalu pour la justification de ses vierges.

Numa qui avoit tiré d’Albe les mysteres & les cérémonies des vestales, y avoit pris aussi les ordonnances & les lois qui pouvoient regarder cet ordre religieux, ou du moins en avoit conservé l’esprit. Une vestale tombée dans le désordre, y devoit expirer sous les verges. Numa déclara également dignes de mort celles qui auroient violé leur pudicité, mais il prescrivit une peine différente ; il se contenta de les faire lapider sans aucune forme ni appareil de supplice. Séneque, dans ses controverses, nous parle d’une vestale qui pour avoir souillé sa pureté, fut précipitée d’un rocher. Cette vestale, selon lui, sur le point d’être précipitée, invoqua la déesse, & tomba même sans se blesser, quelque affreux que fût le précipice, ou plutôt elle ne tomba point, elle en descendit, & se retrouva presque dans le temple.

Malgré cet événement, où la protection de Vesta étoit si marquée, on ne laissa pas de la vouloir ramener sur le rocher, & de lui vouloir faire subir une seconde fois la peine qui avoit été portée contre elle : on traita son invocation de sacrilege : on ne crut pas qu’une vestale punie pour le fait d’incontinence, pût nommer la déesse sans crime : on envisagea cette action comme un second inceste ; le feu sacré ne parut pas moins violé sur le rocher, qu’il l’avoit été entre les autels : on regarda comme un surcroit de punition qu’elle n’eût pu mourir ; la providence des dieux, en la sauvant, la réservoit à un supplice plus cruel ; c’est envain qu’elle s’écrie que puisque sa cause n’a pu la garantir du supplice, le supplice du-moins doit la défendre contre sa propre cause. Quelle apparence que le ciel l’eût secourue si tard, si elle eût été innocente ? on veut enfin qu’elle ait violé le sacerdoce, sans quoi il seroit permis de dire que les dieux auroient eux-mêmes violé leur prêtresse.

Parmi les différens avis que Séneque avoit ramassés à cette occasion, il n’y en eut que très-peu de favorables à la vestale. Mais si cet exemple de châtiment, dans la bouche d’un déclamateur, ne tire point à conséquence pour établir les especes de supplices qui servoient à la punition des vestales, du moins nous découvre t-il dans quel esprit, & avec quelle prévention les Romains regardoient en elles le crime d’incontinence, & jusqu’où ils poussoient la sévérité à cet égard. Domitien châtie diversement quelques-unes de ces malheureuses filles ; il laissa à deux sœurs de la maison des Ocellates, la liberté de choisir leur genre de mort.

C’est à Tarquin, qui avoit déja fait quelques changemens dans l’ordre des vestales, que l’on rapporte l’institution du supplice dont on les punissoit ordinairement, & qui consistoit à les enterrer vives. La Terre & Vesta n’étoient qu’une même divinité ; celle qui a violé la Terre, disoit-on, doit être enterrée toute vivante sous la terre.

Quam violavit, in illa
Conditur, & Tellus Vestaque numen idem est.

Le jour de l’exécution étant venu, toutes les affaires tant publiques que particulieres étoient interrompues, toute la ville étoit dans l’appréhension & dans le mouvement ; toutes les femmes étoient éperdues, le peuple s’amassoit, de tous côtés & se trouvoit entre la crainte & l’espérance sur le affaires de l’empire, dont il attachoit le bon & le mauvais succès au supplice de la vestale, selon qu’elle étoit bien ou mal jugée. Le grand prêtre, suivi des autres pontifes, se rendoit au temple de Vesta ; là, il dépouilloit la vestale coupable de ses ornemens sacrés, qu’il lui ôtoit l’un après l’autre sans cérémonie réligieuse, & il lui en présentoit quelques-uns qu’elle baisoit.

Ultima virgineis tum flens dedit oscula vittis.

C’est alors que sa douleur, ses larmes, souvent sa jeunesse & sa beauté, l’approche du supplice, l’espece du crime peut-être, excitoient des sentimens de compassion, qui pouvoient balancer dans quelques-uns les intérêts de l’état & de la religion. Quoi qu’il en soit, on l’étendoit dans une espece de biere, où elle étoit liée & enveloppée de façon que ses cris auroient eu de la peine à se faire entendre, & on la conduisoit dans cet état depuis la maison de Vesta, jusqu’à la porte Colline, auprès de laquelle, en dedans de la ville, étoit une bute ou éminence qui s’étendoit en long, & qui étoit destinée à ces sortes d’exécutions ; on l’appelloit à cet effet, le champ exécrable, agger & sceleratus campus : il faisoit partie de cette levée qui avoit été construite par Tarquin, & que Pline traite d’ouvrage merveilleux, mais dont le terrein, par une bisarrerie de la fortune, servoit à la plûpart des jeux & des spectacles populaires, aussi-bien qu’à la cruelle inhumation de ces vierges impures.

Le chemin du temple de Vesta à la porte Colline étoit assez long, la vestale devoit passer par plusieurs rues, & par la grande place. Le peuple, selon Plutarque, accouroit de tous côtés à ce triste spectacle, & cependant il en craignoit la rencontre & se détournoit du chemin ; les uns suivoient de loin, & tous gardoient un silence morne & profond. Denis d’Halycarnasse admet à ce convoi funeste les parens & les amis de la vestale ; ils la suivoient, dit-il, avec larmes, & lorsqu’elle étoit arrivée au lieu du supplice, l’exécuteur ouvroit la bierre, & délioit la vestale. Le pontife, selon Plutarque, levoit les mains vers le ciel, adressoit aux dieux une priere secrete, qui apparemment regardoit l’honneur de l’empire qui venoit d’être exposé par l’incontince de la vestale ; ensuite il la tiroit lui-même, cachée sous des voiles, & la menoit jusqu’à l’échelle qui descendoit dans la fosse où elle devoit être enterrée vive. Alors il la livroit à l’exécuteur, après quoi il lui tournoit le dos, & se retiroit brusquement avec les autres pontifes.

Cette fosse formoit une espece de caveau ou de chambre creusée assez avant dans la terre : on y mettoit du pain, de l’eau, du lait, & de l’huile : on y allumoit une lampe, on y dressoit une espece de lit au fond. Ces commodités & ces provisions étoient mystérieuses, on cherchoit à sauver l’honneur de la religion jusque dans la punition de la vestale, & on croyoit par-là se mettre à portée de pouvoir dire qu’elle se laissoit mourir elle-même. Sitôt qu’elle étoit descendue, on retiroit l’échelle, & alors avec précipitation, & à force de terre, on combloit l’ouverture de la fosse au niveau du reste de la levée.

Sanguine adhuc vivo terram subituræ sacerdos.

Etoit-elle de-bout, assise, ou couchée sur l’espece de lit dont nous venons de parler ; c’est ce qui ne se décide pas clairement. Juste Lipse, sur ces paroles, lectulo posito, semble décider pour cette derniere position.

Tel étoit le supplice des vestales. Leur mort devenoit un evénement considérable par toutes les circonstances dont elle étoit accompagnée ; elle se trouvoit liée par la superstition à une infinité de grands événemens, qui en étoient regardés comme la suite. Sous le consulat de Pinarius & de Furius, le peuple, dit Denis d’Halycarnasse, fut frappé d’une infinité de prodiges que les devins rejetterent sur les dispositions criminelles avec lesquelles s’exerçoit le ministere des autels. Les femmes se trouverent affligées d’une maladie contagieuse, & sur-tout les femmes grosses ; elles accouchoient d’enfants morts, & périssoient avec leur fruit ; les prieres, les sacrifices, les expiations, rien n’appaisoit la colere du ciel ; dans cette extrémité, un esclave accusa la vestale Urbinia de sacrifier aux dieux pour le peuple, avec un corps impur. On l’arracha des autels, & ayant été mise en jugement, elle fut convaincue & punie du dernier supplice.

Il paroît qu’en recueillant les noms de ces malheureuses filles, qui se trouvent répandus en differens auteurs, quelque modique que paroisse ce nombre, on peut s’y réduire avec confiance, & arrêter là ses recherches. Ce n’est pas qu’on veuille assurer que le nombre des libertines n’ait été plus grand, mais à quelques esclaves près, les délateurs étoient rares, & le caractere des vestales trouvoit de la protection.

Voici les noms des vestales qui furent condamnées, & que l’histoire nous a conservés. Pinaria, Popilia, Oppia, Minutia, Sextilia, Opimia, Floronia, Caparonia, Urbinia, Cornelia, Marcia, Licinia, Emilia, Mucia, Veronilla, & deux sœurs de la maison des Ocellates. Quelques-unes d’entre-elles eurent le choix de leur supplice, d’autres le prévinrent, & trouverent le moyen de s’évader ou de se donner la mort. Caparonia se pendit, au rapport d’Eutrope ; Floronia se tua cruellement. Ce dernier parti fut pris par quelques-uns de ceux qui les avoient débauchées. L’amant d’Urbinia, selon Denis d’Halicarnasse, n’attendit pas les poursuites du pontife, il se hâta de s’ôter lui-même la vie.

Depuis l’établissement de l’ordre des vestales, jusqu’à sa décadence, c’est-à-dire depuis Numa Pompilius jusqu’à Théodose, il s’est passé au rapport des chronologistes environ mille ans. L’esprit embrasse facilement ce long espace de tems, & le même coup d’œil venant à se porter sur tous les supplices des vestales, & à les rapprocher en quelque sorte les uns des autres, on se forme une image effrayante de la sévérité des Romains à cet égard ; mais en examinant les faits plus exactement, & en les plaçant chacun dans leur tems, peut-être étoit-ce beaucoup si chaque siecle se trouvoit chargé d’un événement si terrible, dont l’exemple ne se renouvella vraissemblablement que pour sauver encore aux yeux du peuple, l’honneur des lois & de la religion.

L’ordre des vestales étoit monté du tems des empereurs au plus haut point de considération où il pût parvenir ; il n’y avoit plus pour elles qu’à en descendre par ce droit éternel des révolutions qui entraînent les empires & les religions.

Le christianisme qui avoit long-tems gémi sous les empereurs attachés au culte des dieux, devint triomphant à son tour. La religion monta pour ainsi dire sur le trône avec les souverains, & le zele qu’elle leur inspira, succéda à celui qui avoit animé contre elle leurs prédécesseurs : on se porta par degrés à la destruction de l’idolatrie : on ne renversa d’abord que certains temples : on interrompit ensuite les sacrifices, l’auguration, les dédicaces, & enfin on mutila les idoles qui avoient été les plus respectées.

L’honneur du paganisme n’étoit plus qu’entre les mains des vestales ; un préjugé antique fondé sur une infinité de circonstances singulieres, continuoit à imposer de leur part ; le respect des dieux s’affoiblissoit, & la vénération pour la personne des vestales, subsistoit encore : on n’osoit les attaquer dans l’exercice de leurs mysteres ; le sénat ne se fût pas rendu volontiers aux intentions du prince, il fallut le tâter long tems, & le préparer par quelque entreprise d’éclat.

Sous l’empire de Gratien, les vestales n’attendirent plus de ménagement de la part des chrétiens, quand elles virent que ce prince avoit démoli l’autel de la Victoire, qu’il se fut saisi des revenus destinés à l’entretien des sacrifices, & qu’il eut aboli les privileges & les immunités qui étoient attachés à cet autel, elles crurent bien qu’il n’en demeureroit pas là. L’événement justifia leur crainte, Gratien cassa leurs privileges ; il ordonna que le fisc se saisiroit des terres qui leur étoient léguées par les testamens des particuliers. La rigueur de ces ordonnances leur étoit commune avec tous les autres ministres de l’ancienne religion. Ceux des sénateurs qui étoient encore attachés au paganisme, en murmurerent publiquement ; ils voulurent porter leurs plaintes au nom du sénat : Symmaque fut député vers l’empereur, mais on lui refusa l’audience ; il fut obligé de s’en tenir à une requête très-bien dressée, dont saint Ambroise empêcha le succès.

A peine les ordonnances de Gratien contre les prêtresses de Vesta, avoient-elles été exécutées, que Rome se trouva affligée de la famine. On ne manqua pas de l’attribuer à l’abolition des privileges des vestales ; les peres s’appliquerent à combattre les raisonnemens qu’on fit à cet égard, & vinrent à bout d’éluder les remontrances de Symmaque. Il osa noblement représenter aux empereurs qu’il y auroit plus de décence pour eux à prendre sur le fisc, sur les dépouilles des ennemis, que sur la subsistance des vestales ; mais toutes ses représentations ne servirent qu’à montrer une fermeté dangereuse dans un homme tel que lui. Il sentoit bien qu’on vouloit perdre les vestales ; elles étoient prêtes à se réduire au titre seul de leurs privileges, & à accepter les plus dures conditions, pourvu qu’on les laissât libres dans leurs mysteres.

L’opposition des nouveaux établissemens qui paroissoient ne vouloir se maintenir que par la singularité des vertus, entraînoit insensiblement le goût du peuple, & le détachoit de toute autre considération. L’ambition, & peut-être encore auri sacra fames, acheverent les progrès de la religion chrétienne. Les dépouilles des ministres de l’ancienne religion étoient devenues des objets très-considérables, de sorte qu’au rapport d’Ammien Marcellin, le luxe des nouveaux pontifes égala bientôt l’opulence des rois.

Sous le regne de Théodose, & sous celui de ses enfans, on porta le dernier coup au sacerdoce payen par la confiscation des revenus. La disposition qui en fut faite, est clairement énoncée dans une des constitutions impériales, où Théodose & Honorius joignent à leur domaine tous les fonds destinés à l’entretien des sacrifices, confirment les particuliers dans les dons qui leur ont été faits, tant par eux-mêmes que par leurs prédécesseurs, & assurent à l’église chrétienne la possession des biens qui lui avoient été accordés par des arrêts.

Les vestales traînerent encore quelque tems dans l’indigence & dans la douleur, les débris de leur considération.

L’ordre s’en étoit établi dès la fondation de Rome ; l’accroissement de ses honneurs avoit suivi le progrès de la puissance romaine ; il s’étoit maintenu pendant long-tems avec dignité, sa chûte même eut quelque chose d’illustre. Elle fut le prélude de la ruine & de la dispersion de la plus célebre nation du monde, comme si les destinées eussent réglé le cours de l’un par la durée de l’autre, & que le feu sacré de Vesta eût dû être regardé comme l’ame de l’empire romain.

Il est vrai que nous avons dans le christianisme plusieurs filles vierges nommées religieuses, & qui sont consacrées au service de Dieu ; mais aucun de leurs ordres ne répond à celui des vestales : la différence à tous égards est bien démontrée.

Nos religieuses detenues dans des couvens, forment une classe de vierges des plus nombreuses ; elles sont pauvres, recluses, ne vont point dans le monde, ne sont point dotées, n’héritent, ne disposent d’aucun bien, ne jouissent d’aucune distinction personnelle, & ne peuvent enfin ni se marier, ni changer d’état.

L’ordre des vestales de tout l’empire romain n’étoit composé que de six vierges. Le souverain pontife se montroit fort difficile dans leur réception ; & comme il falloit qu’elles n’eussent point de défaut naturel, le choix tomboit conséquemment sur les jeunes filles douées de quelque beauté. Richement dotées des deniers publics, elles étoient encore majeures avant l’âge ordinaire, habiles à succéder, & pouvoient tester de la dot qu’elles avoient apportée à la maison.

Elles sortoient nécessairement de l’ordre avant l’âge de 40 ans, & avoient alors la liberté de se marier. Pendant leur état de vestale, elles n’avoient d’autres soins que de garder tour-à-tour le feu de Vesta ; & cette garde ne les gênoit guere. Leurs fêtes étoient autant de jours de triomphe. Elles vivoient d’ailleurs dans le grand monde avec magnificence. Elles étoient placées avec la premiere distinction, à toutes les especes de jeux publics ; & le sénat crut honorer Livie de lui donner rang dans le banc des vestales, toutes les fois qu’elle assisteroit aux spectacles.

Aucune d’elles ne montoit au capitole qu’en une litiere, & avec un nombreux cortege de leurs femmes & de leurs esclaves. Rien ne toucha davantage Agrippine que la permission qu’elle obtint de Néron, de jouir de la même grace. En un mot, nos religieuses n’ont aucun des honneurs mondains dont les vestales étoient comblées. Continuons de le prouver par de nouveaux faits qui couronneront cet article.

Une statue fut déférée à la vestale Suffétia, pour un champ dont elle gratifia le peuple, avec cette circonstance, que sa statue seroit mise dans le lieu qu’elle choisiroit elle-même : prérogative qui ne fut accordée à aucune autre femme.

Les vestales étoient employées dans les médiations les plus délicates de Rome, & l’on déposoit entre leurs mains les choses les plus saintes. Leur seule entremise réconcilia Sylla à César ; ce qu’il avoit refusé à ses meilleurs amis, il l’accorda à la priere des vestales. Leur sollicitation l’emporta sur ses craintes, & sur ses pressentimens mêmes. « Sylla, dit Suétone, soit par inspiration, soit par conjecture, après avoir pardonné à César, s’écria devant tout le monde, qu’on pouvoit s’applaudir de la grace qu’on venoit de lui arracher, mais que l’on sût au moins que celui dont on avoit, si fort souhaité la liberté, ruineroit le parti des plus puissans de Rome, de ceux mêmes qui s’étoient joints avec les vestales pour parler en sa faveur ; & qu’enfin dans la personne de César, il s’élevoit plusieurs Marius ».

Une si grande déférence pour les vestales dans un homme tel que Sylla, & dans un tems de troubles, où les droits les plus saints n’étoient point à l’abri de sa violence, renchérissoient en quelque sorte sur cet extrème respect des magistrats pour les vestales, devant lesquelles, comme je l’ai remarqué, ils avoient accoutumé de baisser les faisceaux. Cet esprit d’injustice & de cruauté qui regna dans les proscriptions, respecta toujours les vestales ; le génie de Marius & de Sylla trembloit devant ce petit nombre de filles.

Elles étoient dépositaires des testamens & des actes les plus secrets ; c’est dans leurs mains que César & Auguste remirent leurs dernieres volontés. Rien n’est égal au respect religieux qui s’étoit généralement établi pour elles. On les associoit, pour ainsi dire, à toutes les distinctions faites pour honorer la vertu. Elles étoient enterrées dans le dedans de la ville, honneur rarement accordé aux plus grands hommes, & qui avoit produit la principale illustration des familles Valeria & Fabricia.

Cet honneur passa même jusqu’à ces malheureuses filles qui avoient été condamnées au dernier supplice. Elles furent traitées en cela comme ceux qui avoient mérité l’honneur du triomphe. Soit que l’intention du législateur eût été telle, soit que le concours des circonstances eût favorisé cet événement, on crut avoir trouvé dans le genre de leur mort le moyen de concilier le respect dû à leur caractere, & le châtiment que méritoit leur infidélité. Ainsi la vénération qu’on leur portoit, survivoit en quelque sorte à leur supplice. En effet, il étoit suivi d’une crainte superstitieuse, laquelle donna lieu aux prieres publiques qui se faisoient tous les ans sur leurs tombeaux, pour en appaiser les ombres irritées. (Le chevalier de Jaucourt.)