L’Encyclopédie/1re édition/TORRELAGUNA

TORRENT  ►

TORRELAGUNA, (Géog. mod.) bourg d’Espagne, dans la vieille Castille, célebre pour avoir donné la naissance en 1437. au cardinal François Ximenès, archevêque de Tolede, premier ministre d’Espagne, & l’un des plus grands politiques qui aient paru dans le monde.

La fortune le tira d’un état médiocre pour l’élever au faîte des grandeurs ; sa famille n’avoit aucune illustration, & son pere n’étoit qu’un collecteur des décimes accordées par le pape aux rois d’Espagne. Lorsque son fils eut achevé ses études, il résolut d’aller à Rome pour obtenir quelque emploi, & n’être pas à charge à ses parens. Ayant été volé deux fois en chemin, il fut obligé de s’arrêter à Aix en Provence, n’ayant pas de quoi continuer son voyage ; heureusement un de ses compagnons d’étude lui donna du secours, & fit la route avec lui ; cependant il ne rapporta de Rome qu’un bref du pape pour la premiere prébende qui vaqueroit dans son pays.

En vertu de ce bref, il se mit en possession du premier bénéfice qui vint à vaquer à son arrivée, & qui étoit tout-à-fait à sa bienséance ; mais l’archevêque de Tolede qui en avoit pourvu un de ses aumoniers, le refusa à Ximenès, & le fit mettre en prison. Sa fermeté, & l’intercession de la niéce de l’archevêque, engagerent ce prélat à l’élargir ; Ximenès promit en même tems de permuter ce bénéfice avec la chapellenie de l’église de Siguença.

Cette permutation fut le premier échelon de sa fortune, car l’évêque de Siguença ayant eu occasion de connoître Ximenès, le choisit pour son grand vicaire dans toute l’étendue de son diocèse. En 1492, la reine Isabelle le nomma pour son confesseur ; & quelque tems après l’archevêque de Tolède étant mort, elle le revêtit de cette éminente dignité, qu’il n’accepta qu’après une assez longue résistance, vraie ou feinte. Il stipula même pour conditions, qu’il ne quitteroit jamais l’église de Tolede, qu’on ne chargeroit d’aucune pension son archevêché (le plus riche du monde), & qu’on ne donneroit aucune atteinte aux privileges & aux immunités de son église. Il en prit possession en 1498, & fut reçu à Tolède avec une magnificence extraordinaire.

Il débuta par des actes de fermeté pour le rétablissement de la discipline, & pour reprimer les vexations des fermiers des deniers royaux. Il cassa les juges qui vendoient la justice, ou différoient de la rendre ; & donna de nouvelles lois pour terminer les procès dans le terme de vingt jours au plus tard ; il tint deux synodes, dans lesquels il statua diverses ordonnances, qu’on a depuis observées en Espagne, & que le concile de Trente a généralement adoptées. On doit mettre au nombre de ses ordonnances utiles & nécessaires, celle du registre des baptêmes dans toutes les paroisses, ce qu’on n’avoit point encore fait, & que tous les royaumes chrétiens ont pratiqué depuis.

Il travailla en même tems à la réforme des cordeliers dans les royaumes d’Aragon & de Castille, & en vint à bout, malgré toutes les oppositions qu’il y rencontra, tant de la part des moines, que de la cour de Rome. Il établit une université à Alcala, & y fonda tout de suite, en 1499, le college de S. Ildephonse, qui fut bâti par Pierre Gumiel, l’un des habiles architectes de son siecle ; il entreprit ensuite le projet de donner une bible polyglotte, & ce projet auquel on travailla long-tems, fut exécuté. Voyez Polyglotte de Ximenès. (Littérat.)

La reine Isabelle voulut qu’il l’accompagnât dans son voyage d’Aragon, pour y faire régler aux états la succession du royaume, & Ximenès ne contribua pas peu à disposer l’assemblée de prêter le serment que la reine souhaitoit. Elle le nomma à sa mort, arrivée en 1504, un des exécuteurs de son testament. Alors Ximenès ne manqua pas de jouer le premier rôle, & rendit de grands services à Ferdinand, qui lui remit l’administration des affaires d’état, & obtint pour lui du pape Jules II. le chapeau de cardinal : on l’appella le cardinal d’Espagne, & avec raison, car il devint d#s ce moment l’ame & le mobile de tout ce qui se géroit dans le royaume. Pour comble de confiance il fut déclaré grand inquisiteur, en la place de l’archevêque de Séville, qui donna sa démission de cette importante charge.

Il signala le commencement de son nouveau ministere, en déchargeant le peuple du subside onéreux, nommé acavale, qu’on avoit continué à cause de la guerre de Grenade. Il étendit en 1509, la domination de Ferdinand chez les Maures, par la conquête de la ville d’Oran, dans le royaume d’Alger. Il entreprit cette conquête à ses dépens, & marcha lui-même à la tête de l’armée, revêtu de ses ornemens pontificaux, & accompagné d’un nombreux cortege d’ecclésiastiques & de religieux. A son retour Ferdinand vint à sa rencontre jusqu’à quatre lieues de Séville, & mit pié à terre pour l’embrasser. On juge aisément qu’il obtint la jurisdiction spirituelle de cette nouvelle conquête ; mais il gagna bien davantage l’affection générale, par les greniers publics qu’il fit construire à Tolède, à Alcala, & à Torrélaguna sa patrie. Il les remplit de blé à ses dépens, pour être distribué dans les tems de stérilité.

Le roi Ferdinand, en mourant en 1516, déclara le cardinal Ximenès régent du royaume, & l’archiduc Charles (qui fut depuis l’empereur Charlesquint), confirma cette nomination. Ximénès par reconnoissance lui procura le titre de roi, & cette proclamation eut lieu, sans que personne osât la contredire.

Il fit dans sa régence une réforme des officiers du conseil suprème, ainsi que de ceux de la cour, & congédia les deux favoris du prince Ferdinand. En-vain les principaux seigneurs formerent une ligue contre lui, il trouva le moyen de la dissiper par sa prudence, & sa fermeté ; il appaisa les troubles qui s’éleverent dans le royaume de Navarre ; il réduisit la ville de Malaga sons l’obéissance, & calma diverses autres rébellions. Ensuite, quand tout fut tranquille dans le royaume, il rétablit l’ordre dans les finances & déchargea le roi d’une partie de la dépense des troupes ; il créa de nouveaux administrateurs des revenus, retrancha les pensions des courtisans sans service, régla les gages des officiers, & fit rentrer dans le domaine tout ce qui avoit été aliéné pendant les guerres de Grenade, de Naples, & de Navarre.

Il déploya néanmoins dans cette conduite autant d’austérité d’humeur, que d’équité, car il ôta à plusieurs particuliers des revenus dont ils jouissoient en vertu de titres légitimes, sans leur procurer auoun dédommagement des biens qu’il leur enlevoit, pour augmenter les revenus du nouveau roi, & s’accréditer auprès de lui. Il ne fut pas heureux dans son expédition contre Barberousse, devenu maître d’Alger ; l’armée qu’il y envoya ayant été entierement défaite par ce fameux pyrate. Il se brouilla par sa fierté & par sa rigueur, avec les trois premiers seigneurs du royaume, le duc de l’Infantade, le duc d’Albe, & le Comte d’Urena.

Enfin les ministres du roi Charles intriguerent si bien auprès de ce prince, qu’ils le déterminerent à congédier le cardinal, dès qu’il seroit arrivé en Espagne. Ximenès s’étoit avancé au-devant de lui, à grande hâte, mais il tomba malade sur la route, & cette maladie le mit au tombeau, soit qu’il ait été empoisonné, ou que le chagrin de sa disgrace, joint à la fatigue du voyage, ait terminé ses jours. Quoi qu’il en soit il les finit le 8 Novembre 1517, à 81 ans, après avoir gouverné l’Espagne pendant vingt-deux ans, sous les regnes de Ferdinand, d’Isabelle, de Jeanne, de Philippe, & de Charles d’Autriche.

Entre les établissemens qu’il fit pendant sa vie, on compte deux magnifiques monasteres de demoiselles de qualité, & des embellissemens à Torrélaguna, qui lui couterent près d’un million d’or. Messieurs Fléchier, Marsollier, les peres Mariana, Miniana, & Gomez, ont écrit sa vie ; elle est intimement liée à l’histoire d’Espagne.

Il a laissé à douter en quoi il a le plus excellé, ou dans la pénétration à concevoir les affaires, ou dans le courage à les entreprendre, ou dans la fermeté à les soutenir, ou dans le bonheur à les terminer. M. Fléchier loue extrèmement son zèle pour la religion, & pour le maintien de la discipline ecclésiastique, sa charité envers les pauvres, son désintéressement par rapport à sa famille, son amour pour la justice, & son inclination pour les sciences. On ne peut pas lui contester une partie des qualités que l’historien françois lui donne ; mais on doit reconnoître que ce n’est pas à tort que les peres Mariana, Miniana & Gomez, lui attribuent une ambition démesurée, une politique des plus exquises, de la hauteur, de la dureté, & de l’inflexibilité dans le caractere.

Ajoutons que les moyens qu’il employa pour opérer la conversion des Maures, ne sont pas évangéliques. Il mit en œuvre non seulement l’argent & la flatterie, mais la persécution & la violence. On lui représenta qu’il ne convenoit pas d’obliger par des présens, ou par contrainte, de professer la foi de J. C. qu’il falloit la persuader par la charité, que les conciles de Tolède avoient défendu sévérement qu’on fît aucune violence à personne pour croire en J. C. & qu’on ne reçût à la profession de la foi, que ceux qui l’auroient souhaité avec une volonté libre, après mûre délibération. L’archevêque de Tolède répondoit en suivant son caractere, que c’étoit faire grace à des hommes rebelles, que de les pousser dans les voies de leur salut, comme si l’on pouvoit y parvenir sans une vraie conviction de la vérité du Christianisme.

Le zèle de Ximenès le conduisit à exécuter en même tems une chose funeste au bien des sciences ; il se fit apporter tous les livres mahométans, de quelques auteurs qu’ils fussent, & de quelque matiere qu’ils traitassent ; & après en avoir amassé jusqu’à cinq mille volumes, il les brûla publiquement, sans épargner ni enluminures, ni reliures de prix, ni autres ornemens d’or & d’argent, quelques prieres qu’on lui fit de les destiner à d’autres usages. Une telle conduite étoit aussi folle qu’aveugle. Le cardinal Quirini n’auroit pas détruit si lestement des livres précieux sur la religion, les arts, & les sciences ; puisque c’est par eux seuls qu’on peut être véritablement instruit de la littérature arabique & orientale.

Leur conservation n’empêchoit point Ximenès de nous donner sa belle édition de 1500 & 1502. des bréviaires & des missels mozarabes, dont il rétablit l’office ancien. Il a, dit-on, composé quelques ouvrages qui sont dans les archives d’Alcala. Je m’étonne que Rome n’ait pas canonisé ce cardinal, dont le nom se trouve écrit avec la qualité de saint & de bienheureux, dans sept martyrologes d’Espagne. Il ne fit point de miracles, me dira-t-on ; mais les Espagnols en citent plusieurs rapportés dans M. Fléchier. J’imagine donc que ni Charles-Quint, ni les moines, ne requirent cette canonisation, & l’on sait que les graces de Rome veulent être sollicitées & payées. (Le chevalier de Jaucourt.)