L’Encyclopédie/1re édition/PIRÉE

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PIRÉE, le, (Géog. anc.) Πειραεὺς, ou Πειραιεὺς, de πειρᾶν, traverser, faire un trajet, en latin piræus, par les Grecs modernes Porto-draco, & par les Francs Porto-lione.

Je doute qu’il se trouve aucun lecteur de l’Encyclopédie qui prenne avec le singe de la Fontaine, le pirée pour un nom d’homme ; personne n’ignore que c’étoit le port de la ville d’Athenes. Mais il y a bien des choses à en dire que tout le monde ne sait pas.

Le port de Phalere ne se trouvant ni assez grand, ni assez commode, on fit un triple port d’après l’avis de Thémistocle, & on l’entoura de murailles : de sorte qu’il égaloit la ville en beauté, & la surpassoit en dignité ; c’est Cornelius Nepos qui parle ainsi. Il est certain que Thémistocle eut raison de préferer le port de Pirée à celui de Phalere ; car il forme par ses courbures trois ports que l’ancrage, l’abri & la capacité rendent excellens. Son entrée est étroite, mais quand on est dedans, il est de bonne tenue, bien fermé, sans rocher ni brisans cachés. Quatre cens bâtimens, selon Strabon, y pouvoient mouiller sur 9, 10 à 12 brasses ; cependant, aujourd’hui que nos vaisseaux sont des vastes machines, il paroît que 40 auroient de la peine à s’y ranger.

Des trois ports, celui du milieu est proprement le Porto-Lione. On voit encore sur des rochers dans la mer quelques piles de pierres qui soutenoient la chaîne pour le fermer. Dans son enfoncement, il y a un moindre bassin où se retirent les galeres. C’est ce que les Italiens nomment darse. Les anciens appelloient un des trois ports Aphrodion, à cause du temple de Vénus, qui étoit tout proche ; ils nommoient le second Cantharon, à cause du héros Cantharus ; & le troisieme Zena, parce qu’il étoit destiné à décharger du blé.

La premiere chose que nous fîmes en prenant terre, dit M. de la Guilletiere, ce fut de maudire les Romains & le barbare Sylla, qui, après avoir saccagé la ville d’Athenes, ruinerent aussi le Pirée. Nous vîmes donc avec un sensible déplaisir, la désolation & la solitude de Porto-Lione. Nous nous demandâmes l’un à l’autre des nouvelles des temples célebres de Jupiter, de Minerve & de Vénus ; de ces cinq portiques qui, ayant été joints l’un à l’autre, furent appellés Macra Stoa, à l’exemple d’un pareil qui étoit à Athènes, de ce théâtre de Bacchus, dont Thucydide & Xenophon ont parlé ; de cette grande place publique, appellée la place d’Hippodame, & de la fameuse bibliothèque du curieux Apollicon, où l’on trouvoit ces imcomparables exemplaires que l’on ne connoît plus, que par le dénombrement qu’en a fait Diogene Laerce. Quelle perte, & quelle douleur pour les gens de lettres !

Nous nous demandions le tribunal phréattys, remarquable par la séance de ses juges, qui, dans les causes criminelles, se venoient placer sur le bord de la mer ; & par le privilege des coupables qui étoient montés sur un vaisseau quand on les interrogeoit.

Enfin, tous nous demandions ce superbe arsenal de marine, qui étoit un chef-d’œuvre de l’inimitable architecte Philon ; ces admirables couverts où l’on mettoit les galeres à l’abri : & il nous falloit bien faire ces questions l’un à l’autre, puisqu’il ne s’y trouve pas présentement un seul habitant.

Où est le tems où l’on voyoit partir de ce port jusqu’au nombre de quatre cens vaisseaux à la fois, & qu’un grand peuple d’un côté, & une infinité de matelots de l’autre, se crioient réciproquement en se quittant agati tuki, bonne aventure, euploia, bon voyage, pronoia sozouza, que la providence nous conserve ! Que sont venus, disrons-nous, tant de thalassiarques ou chefs d’escadre, & ces deux magistrats qu’ils nommoient apotres, & que nous appellons intendans de la marine ? Enfin, où sont tous les triéraques ou riches bourgeois, qui étoient obligés de bâtir & d’équiper à leurs dépens un certain nombre de vaisseaux à proportion de leurs richesses ?

Le Pirée a eu la gloire d’avoir vu dans l’enceinte de ses murailles quelques-unes des premieres écoles de philosophie qui aient été dans l’univers. Ce fut au Pirée qu’Antisthene forma la secte des Cyniques. On leur donna ce nom à cause du fauxbourg d’Athènes appellé Cynosarges, où les Cyniques vinrent s’établir en quittant le Pirée.

On voit au Pirée un beau lion de marbre, qui a donné le nom de Porto-Lione à ce fameux port. Le lion ouvre la gueule du côté de la mer. Il est représenté comme rugissant, & prêt à s’élancer sur les vaisseaux qui y mouillent. On voit encore le long du rivage quantité de grosses pierres de taille, employées autrefois aux murailles anciennes qui joignent le Pirée à la ville ; elles sont cubiques, & celles des fondemens sont jointes par des crampons de fer. C’est un ouvrage de fortification que les Athéniens firent faire pendant la guerre du Péloponnèse ; & ce vieux débris est une des plus grandes marques qui nous restent de la richesse, de la magnificence & de la sage précaution des anciens Athéniens. Mais ce qu’on voyoit autrefois de plus merveilleux dans la fortification du Pirée, c’étoit cette fameuse tour de bois que Sylla ne put jamais brûler, parce que le bois employé à sa construction, avoit été préparé avec une composition d’alun, que les flammes & les feux d’artifice ne pouvoient endommager ; le tems en est venu à-bout.

Le tombeau de Thémistocle qui bâtit le Pirée, étoit le long de la grande muraille ; on ne sait plus dans quel endroit ; car il faudroit être bien éclairé pour assurer que c’est un grand cercueil de pierres, qui est à environ cent pas du port, proche de quelques grottes taillées dans le roc.

A moitié chemin de Pirée à Athènes, il y a un puits entouré de quelques oliviers ; mais il est trop profond pour se persuader que ce soit la fontaine qui étoit près d’un petit temple dédié à Socrate. En un mot, il ne reste plus rien de la ville du Pirée, ni de ces beaux portiques décrits par Pausanias. Le seul bâtiment qu’on y trouve est une méchante halle bâtie par les Turcs pour recevoir les marchandises & les droits de la douane.

Quoique l’entrée du Pirée soit étroite, de sorte qu’à peine il pourroit y passer deux galeres à la fois, cependant quand on est dedans, il a bon fonds partout, si ce n’est dans un de ces enfoncemens qui étoit peut-être comme une darse pour les galeres, & qui est presque tout comblé. Il est de bonne tenue & bien fermé ; ce qui le rend plus considérable, c’est que quand même les vaisseaux seroient portés à terre par quelque tempête, ils ne se romproient pas, parce qu’il y a assez d’eau, & qu’il n’y a point de rochers & de brisans cachés : ce que l’on a vu par l’expérience de cinq vaisseaux anglois qui, dans le dernier siecle, eurent tous leurs cables rompus dans une nuit par une bourasque.

En revenant du Pirée à Athènes, on voit presque tout le long du chemin les fondemens de la muraille qui joignoit le Pirée à la ville, & qui fut détruite par Sylla. On l’appelloit macra-teichi, c’est-à-dire, les longues murailles ; car elles n’avoient pas moins de cinq milles de longueur, puisqu’il y en a autant depuis le port de Pirée jusqu’à Athènes.

Je rentre dans ce port pour y parler de son marché, où l’on trouvoit tant de denrées, qu’au rapport d’Isocrate, le Pirée seul en fournissoit plus de toute espece, que tous les autres ports de la Grece ensemble, n’en fournissoient d’une seule. Il y avoit dans ce port, outre cinq galeries couvertes, un lieu où l’on etaloit les marchandises, & qui par cette raison s’appelloit δεῖγμα, comme qui dirait le lieu de la montre, de l’étalage. Les Athéniens tenoient au Pirée une garnison pour éloigner les corsaires, & pour obvier aux desordres. Divers magistrats y résidoient aussi afin d’y maintenir la police, l’ame du commerce, & de couper le chemin aux petits différends inévitables dans une foule d’acheteurs & de vendeurs. La bonne foi, par ce moyen, regnoit à tel point dans le Pirée, que selon Aristote, les habitans du fauxbourg avoient, contre la coutume, l’esprit plus doux & plus traitable que les habitans de la ville.

C’est au Pirée que se noya, l’an 293 avant J. C. à 52 ans, l’aimable Ménandre, disciple de Théophraste, célebre poëte comique, & l’un des plus beaux esprits de l’ancienne Grece. On le nomma le prince de la nouvelle comédie ; & tous les auteurs grecs & latins citent ses pieces avec éloge. Il composa 108 comédies, dont il ne nous reste çà & là que de courts fragmens, qui ont été recueillis par M le Clerc. Plutarque préferoit les pieces de Ménandre à celles d’Aristophane, & vraissemblablement Térence pensoit de même.

J’ai déja indiqué d’où viennent les noms de Porto-Draco & Porto-Lione donnés par les Grecs & par les Francs au Pirée ; ces deux noms viennent d’un beau lion de marbre de dix piés de haut, trois fois plus grand que nature, qui est sur le rivage au fond du port. Il est assis sur son derriere, la tête fort haute, percée par un trou qui répond à la gueule, & à la marque d’un tuyau, qui monte le long du dos, on connoît qu’il servoit à une fontaine, comme celui qui est proche de la ville.

Pour éviter toute équivoque en géographie, je dois observer en finissant, que le mot Pirée, Piræus, est encore le nom du peuple de la tribu Hippothoontide. Enfin Etienne le géographe appelle aussi Pirée le port de Corinthe ; & selon Plutarque Pyræenses est le nom d’une bourgade de l’Attique dans la Mégardie. Le chevalier de Jaucourt.