L’Encyclopédie/1re édition/MENSONGE

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MENSONGE, s. m. (Morale) fausseté deshonnête ou illicite. Le mensonge consiste à s’exprimer, de propos délibéré, en paroles ou en signes, d’une maniere fausse, en vûe de faire du mal, ou de causer du dommage, tandis que celui à qui on parle a droit de connoître nos pensées, & qu’on est obligé de lui en fournir les moyens, autant qu’il dépend de nous. Il paroît de-là que l’on ne ment pas toutes les fois qu’on parle d’une maniere qui n’est pas conforme, ou aux choses, ou à nos propres pensées ; & qu’ainsi la vérité logique, qui consiste dans une simple conformité de paroles avec les choses, ne répond pas toujours à la vérité morale. Il s’ensuit encore que ceux-là se trompent beaucoup, qui ne mettent aucune différence entre mentir & dire une fausseté. Mentir est une action deshonnête & condamnable, mais on peut dire une fausseté indifférente ; on en peut dire une qui soit permise, louable & même nécessaire : par conséquent une fausseté que les circonstances rendent telle, ne doit pas être confondue avec le mensonge, qui décele une ame foible, ou un caractere vicieux.

Il ne faut donc point accuser de mensonge, ceux qui emploient des fictions ou des fables ingénieuses pour l’instruction, & pour mettre à couvert l’innocence de quelqu’un, comme aussi pour appaiser une personne furieuse, prête à nous blesser : pour faire prendre quelques remedes utiles à un malade ; pour cacher les secrets de l’état, dont il importe de dérober la connoissance à l’ennemi, & autres cas semblables, dans lesquels on peut se procurer à soi-même, ou procurer aux autres une utilité légitime & entierement innocente.

Mais toutes les fois qu’on est dans une obligation manifeste de découvrir fidélement ses pensées à autrui, & qu’il a droit de les connoître, on ne sauroit sans crime ni supprimer une partie de la vérité, ni user d’équivoques ou de restrictions mentales ; c’est pourquoi Cicéron condamne ce romain qui, après la bataille de Cannes, ayant eu d’Annibal la permission de se rendre à Rome, à condition de retourner dans son camp, ne fut pas plûtôt sorti de ce camp, qu’il y revint sous prétexte d’avoir oublié quelque chose, & se crut quitte par ce stratagème de sa parole donnée.

Concluons que si le mensonge, les équivoques & les restrictions mentales sont odieuses, il y a dans le discours des faussetés innocentes, que la prudence exige ou autorise ; car de ce que la parole est l’interprête de la pensée, il ne s’ensuit pas toujours qu’il faille dire tout ce que l’on pense. Il est au contraire certain que l’usage de cette faculté doit être soumis aux lumieres de la droite raison, à qui il appartient de décider quelles choses il faut découvrir ou non. Enfin pour être tenu de déclarer naïvement ce qu’on a dans l’esprit, il faut que ceux à qui l’on parle, aient droit de connoître nos pensées. (D. J.)

Mensonge officieux : un certain roi, dit Musladin Sadi dans son Rosarium politicum, condamna à la mort un de ses esclaves qui, ne voyant aucune espérance de grace, se mit à le maudire. Ce prince qui n’entendoit point ce qu’il disoit, en demanda l’explication à un de ses courtisans. Celui-ci qui avoit le cœur bon & disposé à sauver la vie au coupable, répondit : « Seigneur, ce misérable dit que le paradis est préparé pour ceux qui moderent leur colere, & qui pardonnent les fautes ; & c’est ainsi qu’il implore votre clémence ». Alors le roi pardonna à l’esclave, & lui accorda sa grace. Sur cela un autre courtisan d’un méchant caractere, s’écria qu’il ne convenoit pas à un homme de son rang de mentir en présence du roi, & se tournant vers ce prince : « Seigneur, dit-il, je veux vous instruire de la vérité ; ce malheureux a proféré contre vous les plus indignes malédictions, & ce seigneur vous a dit un mensonge formel ». Le roi s’appercevant du mauvais caractere de celui qui tenoit ce langage, lui répondit : « Cela se peut ; mais son mensonge vaut mieux que votre vérité, puisqu’il a tâché par ce moyen de sauver un homme, au lieu que vous cherchez à le perdre. Ignorez-vous cette sage maxime, que le mensonge qui procure du bien, vaut mieux que la vérité qui cause du dommage ? » Cependant, auroit dû ajouter le prince, qu’on ne me mente jamais.