L’Empire des tsars et les Russes/Tome 3/Livre 4/Chapitre 4

Hachette (Tome 3p. 654-661).


CHAPITRE IV


Conclusion. — L’unité de religion et l’unité morale de l’État. — Nécessité de la liberté religieuse pour un grand empire. Comment c’est la seule liberté qui se puisse décréter. — Pourquoi il n’est pas sûr que, en Russie, la liberté religieuse précède la liberté politique.


Nous voici au terme de celle longue enquête sur l’état moral et religieux du vaste empire. Il est temps de conclure ; mais est-ce bien nécessaire ? La conclusion sort elle-même des faits. Faut-il nous poser, pour les institutions religieuses de la Russie, la même question que pour ses institutions politiques[1] ? Est-ce la peine de nous demander si, près de deux siècles après Pierre le Grand, la Russie est vraiment un État européen, un État moderne ? La réponse n’est pas douteuse. En religion, non moins qu’en politique, la Russie se montre un État d’ancien régime. Elle l’est par ses mœurs, elle l’est par ses lois. Le principe de la liberté de conscience, accepté par tous les États civilisés, n’est pas encore reçu chez elle. À cet égard, nous la retrouvons, cette grande Russie, au-dessous de tous les États de l’Europe ou de l’Amérique, infériorité d’autant plus regrettable que la liberté religieuse est peut-être le signe le plus sûr du développement intellectuel d’un peuple. Elle en est, en religion, tout comme en politique, aux vieilles maximes, aux vieux procédés, à l’ingérence de l’État dans les consciences, à la contrainte légale. Il serait injuste de dire qu’elle en est toujours au moyen âge ; mais, comparée à autrui, elle est toujours en arrière ; et, chose plus humiliante, si on la compare à elle-même, elle est peut-être, en fait de tolérance, plus arriérée à la fin du dix-neuvième siècle qu’elle ne l’était à la fin du dix-huitième.

Cet empire, qui réunit chez lui les cultes de l’Asie aux cultes de l’Europe, cherche encore l’unité de l’État dans l’unité de la religion. Par là, ce peuple, qui nous paraît si jeune, nous fait remonter à Philippe II ou à Ferdinand d’Autriche, ou, mieux, à travers Byzance, jusqu’à la société païenne et à la cité antique, car c’est là une conception vieille de quelque deux mille ans. Cette notion archaïque est, chez lui, un trait d’enfance. L’idée d’Unité a sa grandeur, quoique trop souvent elle ne soit qu’un fantôme décevant : on comprend qu’elle ait pu être le rêve de grands esprits et de grands peuples. C’est le droit et l’honneur d’une Église que de la poursuivre ; mais, si l’unité spirituelle a du prix, c’est quand elle est réelle. Il faut que ce soit une unité vivante et libre, et non point une unité extérieure, factice, apparente, maintenue par la force ou la crainte. Des anciens inquisiteurs à nos modernes Jacobins, peu d’idées ont fait plus de mal à l’humanité que cette spécieuse notion de l’unité morale de l’État, éternel prétexte à tyrannie. L’unité de l’État moderne ne peut être cherchée que dans la libre satisfaction des besoins moraux et matériels des peuples.

La religion semble, pour la Russie, une sorte d’uniforme qu’elle prétend imposer à tous les esprits, sans égard aux différences de races, de tempéraments, d’habitudes. Autant vaudrait faire endosser à tous ses sujets, du Lapon au Géorgien, la chemise rouge ou le touloup du moujik. L’empire russe est trop vaste, il touche à trop de climats, il s’étend sur trop de races, pour que l’âme ou le corps se plie à une pareille uniformité. Depuis sa grande expansion territoriale et depuis le déchirement intérieur de son Église, l’unité religieuse ne saurait plus être, en Russie, qu’une fiction légale. La multiplicité s’est introduite chez elle ; le plus sage serait de le reconnaître et, ayant perdu le bénéfice de l’unité, de recueillir, pour l’intelligence nationale, pour l’État et pour la religion elle-même, le profit de la variété.

À la liberté, l’Église nationale gagnerait en profondeur plus qu’elle ne perdrait en superficie. Le nom de Russe et le titre d’orthodoxe sont trop liés par l’histoire pour qu’elle ait à redouter des désertions en masse du peuple ou de « l’intelligence ». Au prix de quelques défections, dont la plupart ne lui enlèveraient que des âmes qui ne lui appartiennent point, l’orthodoxie officielle se purifierait des souillures qui la déshonorent et se relèverait des abaissements qui l’avilissent. L’intérêt de l’orthodoxie et celui des autres cultes sont moins en opposition que ne l’imaginent les bureaucrates : la dignité de l’une ne saurait croître qu’avec l’émancipation des autres. Les différentes confessions sont, malgré elles, solidaires. L’Église d’État trouverait dans l’émulation et dans la lutte un aiguillon qui vaudrait pour elle tous les privilèges. C’est au temps où le protestantisme a été, chez nous, le plus libre que l’Église de France a jeté le plus vif éclat ; c’est à la révocation de l’édit de Nantes et à la destruction de Port-Royal qu’a commencé sa décadence. Un clergé qui garde ses ouailles emprisonnées dans les murailles de la loi a, pour les retenir au bercail, moins besoin de science et de vertu.

La plus grande infériorité de la Russie, celle qui est en quelque sorte le signe des autres, c’est le défaut de liberté religieuse. Il est plus choquant que le défaut de liberté politique, parce que la liberté religieuse est, à la fois, plus essentielle et plus facile à établir. De toutes les libertés dites « modernes », c’est la plus précieuse à l’individu, la moins redoutable à l’État ; c’est la seule peut-être qui n’ait pas donné de mécomptes, là du moins où elle n’a pas été dénaturée par le fanatisme à rebours d’inconséquents libres-penseurs. On comprend qu’un tsar investi par l’histoire d’un pouvoir omnipotent hésite à s’en dessaisir. Si lourd que lui pèse sa toute-puissance, il ne s’en peut décharger d’un coup ; il ne peut la partager avec la nation sans travail et sans luttes, sans combinaisons compliquées, sans mille difficultés d’organisation. Un changement de régime politique est forcément un saut dans les ténèbres ; quelque désirable, quelque fatal qu’il puisse sembler, il comporte, pour le prince et pour l’État, des risques contre lesquels aucune science humaine ne les saurait assurer. Tout autre est la liberté religieuse ; elle n’a que des avantages ; elle n’entraîne aucun bouleversement dans les institutions, aucun péril pour l’État. Elle met en repos la conscience du souverain, sans rien coûter à son pouvoir. Bien mieux, à l’inverse des libertés politiques, elle s’apprend sans apprentissage.

Tout cela est manifeste, et cependant il peut se faire que cette inoffensive liberté soit l’une des dernières octroyées aux Russes ; que chez eux, comme en tant d’autres pays, en Angleterre, aux États-Unis, en Hollande, en Suisse, en Espagne, en France, elle ne soit obtenue qu’au prix de longues luttes ; que, loin de précéder les libertés politiques, elle ne vienne qu’après elles et sous leur couvert. À l’encontre du préjugé courant, l’histoire des derniers siècles nous montre que, dans la plupart des États des deux mondes, la liberté de penser et la liberté des cultes n’ont été reconnues qu’à la faveur des libertés politiques ; que, là où elles ont survécu à ces dernières, elles sont postérieures en date. Le fait est si général que nous avons été tenté d’y voir une sorte de loi de l’histoire[2]. À cette loi je ne connais guère, dans l’Europe moderne, qu’une exception : la Prusse. La tolérance est entrée dans les fondations de la monarchie prussienne. Berlin n’a pas eu à s’en repentir. En sera-t-il de la Russie autocratique comme de la Prusse de Frédéric II ? Rien ne l’assure ; il ne faudrait pour cela que la volonté d’un tsar ; mais rien ne dit que ce tsar se rencontrera. Et, si elle ne vient pas de la libre initiative d’un autocrate, l’émancipation de la conscience russe peut se faire attendre un siècle et plus ; les défiances ou les préventions nationales risquent de la retarder pour des générations. C’est une de ces réformes dont l’accomplissement est moins malaisé à un prince qu’à un peuple.

Il semble que, après l’empereur Alexandre II et l’émancipation des serfs, il n’y ait plus, pour un souverain russe, de gloire facile à cueillir ; qu’un autocrate ne puisse plus innover sans entamer l’autocratie, partant sans ébranler les fondements de l’empire. Nous l’avons dit nous-méme : nous nous trompions ; nous ne songions qu’aux réformes politiques[3]. À la portée de la main du tsar, il reste une gloire aisée à conquérir, une tâche noble entre toutes : l’émancipation des consciences. Elle n’exige ni génie, ni labeur ; il n’y faut qu’un acte de volonté. Un trait de plume y suffirait. C’est l’unique réforme qui puisse s’accomplir par ordre ; la seule liberté qui se puisse décréter. Il n’est, pour cela, besoin ni de longues études, ni de savantes institutions, ni de charte ou de statuts, ni d’assemblées et de fastidieuses délibérations ; une parole du tsar et c’est assez. C’est la seule réforme que, avec son omnipotence, il puisse faire seul, comme d’un coup de baguette. Que faut-il pour cela ? un édit de tolérance déclarant qu’aucun sujet russe ne saurait être poursuivi pour ses opinions religieuses. Il n’est même pas nécessaire d’altérer la constitution de l’Église, de toucher à ses privilèges légaux, de modifier sa situation dans l’État. L’exemple de l’Angleterre montre qu’une Église d’État n’est pas forcément incompatible avec la pleine liberté religieuse. Autre avantage dans un pays autocratique : cette liberté n’est pas non plus incompatible avec le maintien du pouvoir absolu. Elle n’affecte qu’un domaine où, prince ou peuple, la puissance civile est notoirement incompétente.

L’émancipation religieuse et intellectuelle de la Russie suffirait à l’illustration d’un règne et à l’éternelle renommée d’un prince. Ce ne serait assurément pas une œuvre moins haute que l’émancipation des serfs, et, à l’inverse de cette dernière, elle ne coûterait rien à personne. Sur les 115 ou 120 millions de sujets que va compter l’empire des tsars, 45 ou 50 millions en bénéficieraient personnellement, sans qu’aucun en fût victime. Et pourtant, si facile, si bienfaisante, si glorieuse que soit cette réforme, il n’est pas sûr, encore une fois, qu’il se trouve un prince pour l’entreprendre. Cela paraît si simple ; il semble que, pour la décréter, il suffise d’un esprit droit, d’un cœur élevé, d’une conscience respectueuse des consciences. Hélas ! s’il en était ainsi, elle serait déjà effectuée. Alexandre III se fût hâté de l’ordonner, ou, mieux, Alexandre II ne lui en eût pas laissé l’honneur. Par malheur pour la Russie, cette réforme, en elle-même si aisée, ne serait rien moins, dans l’état actuel des institutions et des mœurs, qu’une révolution. Elle a contre elle la tradition nationale, les mœurs officielles, l’intérêt de la bureaucratie, le préjugé public. Ce pays, où l’autocratie peut tout, attendra peut-être cent ans le souverain ou le ministre qui osera. Il n’y faudrait guère moins que l’énergie de volonté ou l’indépendance d’esprit d’un Henri IV, d’un Pierre le Grand, d’un Frédéric II. Ce n’est qu’un acte, mais c’est un acte qu’il est difficile de demander à l’élève d’un Pobédonostsef ; son cœur l’y pousserait, qu’il se trouverait, autour de lui, des conseillers pour lui en faire un crime religieux ou politique. Tout ce qu’on peut espérer, à brève échéance, c’est la suppression des lois ou des mesures qui équivalent à une persécution directe ; et cela même, il serait téméraire d’y trop compter. C’en serait assez, pourtant, pour faire honneur à un tsar russe, car on ne saurait, de longtemps, appliquer à la Russie la même mesure qu’aux États de l’Occident.

À l’affranchissement de la conscience russe s’opposent deux choses : l’exclusivisme national et la raison d’État. Toutes deux sont souvent des conseillères à courte vue. Qu’on regarde les intérêts de l’État russe au dedans ou au dehors, la balance des avantages penche du côté de l’émancipation religieuse. Les religions sont des forces vivantes, dont la sève n’est pas encore desséchée et qu’il est mauvais d’avoir contre soi. Un État aussi vaste que la Russie, un empire auquel toutes les ambitions semblent permises, a-t-il intérêt à froisser, simultanément, toutes les grandes religions du globe, à blesser, dans leurs coreligionnaires, le catholique, le protestant, le juif ? Catholicisme, protestantisme, judaïsme (nous pourrions ajouter l’islamisme], représentent trois influences de taille et de vigueur inégales, qui, toutes trois, jouent encore un rôle dans les affaires humaines. Une politique prévoyante ne les saurait traiter en quantités négligeables. La Russie a-t-elle intérêt à s’aliéner, dans le monde entier, les missions catholiques, les sociétés bibliques, la banque juive ? Qu’on veuille bien y réfléchir, on trouvera que son exclusivisme confessionnel a été une des causes de son isolement politique et de son infériorité économique. Le Russe est trop porté à mettre sa confiance dans la force matérielle ; il ne redoute pas assez d’avoir contre lui les forces morales. Ses intérêts matériels eux-mêmes n’auraient qu’à gagner à une politique plus tolérante. La Russie traiterait mieux les Juifs, que le crédit russe serait coté plus haut sur les Bourses européennes. Katkof le sentait : c’était une des raisons de sa répulsion pour l’antisémitisme.

Qu’on laisse de côté les droits de la conscience, l’intérêt de la civilisation et de la pensée nationale, l’homme d’État le plus réaliste reste en présence de cette vérité : une politique confessionnelle peut être bonne pour un petit État, d’une structure nationale et géographique peu compliquée, sans grandes vues, sans large champ d’action ; elle ne saurait convenir à un grand État, à une Weltmacht. Ce n’est point une politique impériale. Rome l’avait compris quand elle accueillait dans son Panthéon les dieux de toutes les nations. Les droits de la conscience et de l’humanité sont d’accord avec l’intérêt bien entendu de la puissance russe ; mais c’est peut-être se montrer exigeant, vis-à-vis d’un peuple ou d’un État, que de lui demander ce qui est de son intérêt le mieux entendu.



FIN
  1. Voyez tome II, livre VI, chap. iii.
  2. Les Catholiques libéraux, l’Église et le libéralisme, p. 36, 37.
  3. Voyez, t. II, liv. VI, chap. iii.