L’Empire des tsars et les Russes/Tome 3/Livre 4/Chapitre 2

Hachette (Tome 3p. 584-612).


CHAPITRE II


Cultes étrangers : les confessions chrétiennes. — Comment la Russie tend à imposer aux diverses confessions une constitution analogue à celle de l’Église nationale. — Arméniens. La politique russe et la hiérarchie arménienne. Le catholicos d’Etchmiadzin et les polojéniia. — Protestants. Luthéranisme et germanisme. Propagande orthodoxe dans les provinces baltiques. Moyens employés par le prosélytisme officiel. Mariages mixtes. — Catholiques. Latinisme et polonisme. Le Collège catholique romain. Papauté et autocratie. Insuffisance numérique du clergé catholique. Difficultés de son recrutement. Une messe sans prêtre. Suppression des couvents. Restrictions à la liberté religieuse. De la substitution du russe au polonais dans l’Église. Incapacités civiles des catholiques polonais. — Les uniates et la propagande orthodoxe. Paysans sur les frontières des deux Églises. Suppression de l’Union. Méthode employée pour ramener les grecs-unis. Persécution des derniers, uniates. — De la réunion des deux Églises. Avantages qu’y trouverait la Russie. Obstacles qui s’y opposent.


Aux relations de l’État avec l’Église orthodoxe, comparons ses relations avec les autres cultes de l’empire. Rien ne montre mieux ce qui, dans la constitution de l’Église dominante, est le fait de la religion et ce qui est le fait de la politique. Comme l’Église nationale, les cultes dissidents sont soumis au principe qui régit tout en Russie : l’autocratie. Aucune confession ne peut se soustraire à la loi commune ; les clergés n’y échappent pas plus que les autres classes. Le souverain ne s’arroge guère moins de droits vis-à-vis des confessions auxquelles il est étranger que vis-à-vis de l’Église à laquelle il appartient. La grande différence est que, par son esprit et ses traditions, l’orthodoxie s’accommode plus facilement de cette nécessité et que, pour l’Église nationale, la tutelle de l’État est une protection en même temps qu’une servitude.

Le gouvernement tend à donner à tous les cultes de l’empire pire une organisation analogue à celle de l’Église orthodoxe. Chez tous, il aime à transporter les formes bureaucratiques imposées à l’Église dominante. Il y trouve double profit : c’est, d’abord, de leur donner un gouvernement intérieur russe, indépendant de l’étranger ; c’est, ensuite, d’en centraliser les affaires pour les mieux tenir sous sa main. Cela est surtout sensible pour les confessions chrétiennes. Catholiques, arméniens, protestants, ont dû se plier aux pratiques administratives russes. Dans chaque confession se rencontre, sous des désignations diverses, au-dessus de la hiérarchie propre à chaque Église, une sorte de synode central pourvu de représentants laïques du pouvoir civil ; chacune a ses consistoires dotés, pour ses fidèles, de fonctions analogues à celles des consistoires orthodoxes pour les Russes du rite grec. La constituion ecclésiastique de Pierre le Grand est une sorte de lit de Procuste sur lequel toutes les Églises ont été successivement ajustées ; plusieurs en ont été mutilées.

De toutes les confessions chrétiennes, la plus facile à plier au régime ecclésiastique russe était peut-être l’Église arménienne. C’est celle qui, par sa constitution, sa liturgie, sa discipline, se rapproche le plus de l’Église grecque. Ce qui sépare les arméniens des grecs, et aussi des latins, c’est qu’ils n’admettent que les trois premiers conciles. Comme ils repoussent le concile de Chalcédoine, on les accuse d’être eutychéens ; eux-mêmes s’en défendent. En fait, le différend, quinze fois séculaire, des grecs et des arméniens est moins religieux que politique. Comme presque partout en Orient, ces querelles théologiques masquent des rivalités nationales.

En Russie, de même qu’en Turquie, les arméniens tiennent une place supérieure à leur nombre. Ils sont un million, peut-être un million et demi, soit environ un tiers des Haîkanes chrétiens, car les géographes sont partagés sur le nombre total des Arméniens. La Russie, qui possède chez elle leur chef spirituel, est aujourd’hui la première puissance arménienne. Cela lui donne une prise de plus sur l’Orient. Elle peut, en Asie, s’ériger en protectrice des arméniens, comme naguère, en Europe, des orthodoxes. Au traité de San Stefano, elle avait déjà eu soin d’insérer une clause en faveur des Haïkanes, demeurés sujets turcs. Ce patronage, il lui est aisé d’en jouer à son heure, d’autant que, en n’exécutant pas l’article 61 du traité de Berlin, la Porte a négligé d’élever entre elle et le Caucase russe la barrière d’une Arménie autonome.

À défaut d’autonomie ou de liberté politique, la Russie a offert, à ces Européens d’Asie, la sécurité. Aussi nombre d’arméniens ont-ils émigré des États du sultan dans ceux du tsar, préférant l’ordre russe au désordre ottoman. Le « juif chrétien » a si bien prospéré au Caucase que j’ai entendu, à Tiflis, exprimer la crainte de le voir arméniser toute la Transcaucasie. Pas plus qu’en Turquie, les arméniens ne sont absorbés par le commerce ; plus d’un s’est distingué dans l’administration ou l’armée. Les troupes russes en Asie Mineure avaient pour chefs, durant la dernière guerre d’Orient, des arméniens, les généraux Lazaref et Loris Mélikof, et l’on n’a pas oublié de quels pouvoirs était investi ce dernier à la fin du règne d’Alexandre II.

Peu des Haïkanes, sujets du tsar, sont unis à Rome. La plupart appartiennent à la grande Église arménienne, dite grégorienne, de saint Grégoire l’illuminateur, qui, au quatrième siècle, lui donna sa constitution et sa liturgie. Au sommet de la hiérarchie trône le cent-quatre-vingt-deuxième successeur de l’illuminateur, investi du titre de catholicos. Ce pontife suprême, dont relève tout le clergé arménien non uni, a son siège au couvent d’Etchmiadzin, sur les pentes légendaires de l’Ararat. L’empereur Nicolas a eu soin d’enlever à la Perse le centre traditionnel de l’Église arménienne. En tenant dans ses serres la tête de la hiérarchie, l’aigle russe tient tout le corps de la nation.

La possession de l’humble Vatican arménien soumet les Haïkanes du dehors à une sorte de vasselage religieux de la Russie. Il y a là, en petit, un problème analogue à celui soulevé à Rome par la chute du pouvoir temporel des papes. Le gouvernement russe l’a tranché à son profit. Il a réglé la situation du catholicos par les statuts de 1836, sorte de loi des garanties que les arméniens sont contraints de subir en fait, tout en la contestant en droit[1]. D’après la tradition, le catholicos doit être élu par les députés de tous les diocèses arméniens du monde. Le gouvernement impérial préside à l’élection et il ne s’est pas contenté de réglementer à sa guise les votes des diocèses, admettant les uns, annulant les autres. Au lieu de faire proclamer, conformément aux canons, le prélat qui a obtenu le plus grand nombre de voix, le tsar s’est arrogé le droit de substituer à l’élu de la majorité le prélat qui réunit ensuite le plus grand nombre de suffrages. Les polojéniia considèrent l’élection des diocèses comme une simple présentation de candidats, entre lesquels l’empereur se réserve de désigner le catholicos. Qu’on imagine le roi d’Italie choisissant le pape entre les deux cardinaux auxquels le conclave a donné le plus de voix. Avec ce système, la Russie est assurée d’avoir sur le siège d’Elchmiadzin un pontife à sa dévotion. Nicolas Ier et Alexandre II avaient toujours accepté l’élu de la majorité. Alexandre III a rompu avec cet usage en 1885 ; il a donné la chaire d’Elchmiadzin au candidat de la minorité. Le catholicos est, ainsi, devenu un dignitaire russe à la nomination du tsar. Les arméniens non russes, qui sont les plus nombreux, ont eu beau protester contre les statuts de 1836 et l’élection de 1885, force leur a été de s’y résigner. Pour s’y soustraire, il leur eût fallu nommer un anticalholicos ; ils ont reculé devant un schisme qui déchirerait l’unité de leur Église.

Le mode d’élection du pontife suprême n’est pas la seule altération apportée par la Russie à la constitution de l’Église arménienne. À côté du catholicos, on a placé, à la mode de Pétersbourg, un synode d’évêques et d’archimandrites désignés par le tsar, et, près de ce synode, un procureur laïque dont l’ingérence dans les affaires religieuses agrée peu au clergé. Il s’en plaint tout bas en Russie, tout haut en dehors ; mais il est trop politique pour entrer en conflit avec la puissance russe. Sous Alexandre III, les arméniens ont eu un grief de plus contre la bureaucratie impériale. Ils possédaient des centaines d’écoles paroissiales, fondées par des particuliers et administrées par leur clergé. Ces écoles, on en a retiré la direction au catholicos. C’est là une de ces mesures de centralisation et de russification que le gouvernement applique d’un bout de l’empire à l’autre. L’État autocratique n’est pas de ceux où une Église puisse avoir des écoles autonomes. Les arméniens se plaignent de voir remplacer, dans ces fondations de leurs pères, l’arménien par le russe. Ils craignent que le gouvernement ne veuille réduire l’arménien à n’être qu’une langue liturgique.

On a quelquefois, à Pétersbourg, montré des velléités de réunir l’Église arménienne à l’Église dominante, pour ne laisser subsister entre elles que des différences de rite. Comme Rome, l’orthodoxie russe aurait ses arméniens-unis. De tels projets se heurteraient aux défiances des Haïkanes ; ils craindraient de compromettre leur nationalité en même temps que leur autonomie ecclésiastique. La communion avec le Saint-Synode de Pétersbourg ne leur semblerait qu’un premier pas dans la voie de l’absorption. « L’union avec l’orthodoxie russe, me disait un de leurs évêques, serait la préface de la russification. Pour savoir ce qui nous attendrait, nous n’avons qu’à regarder nos voisins géorgiens. Leur Église est, de plusieurs siècles, l’aînée de l’Église russe ; au géorgien l’on n’en a pas moins, presque partout, substitué le slavon. »


Chez les protestants aussi, la religion n’est pas toujours seule en jeu. Le protestantisme a longtemps été la plus favorisée des confessions étrangères ; c’était la plus anciennement reconnue de l’État. Il était d’autant plus facile d’en modeler la constitution sur celle de l’Église dominante, que, en organisant son Église, Pierre le Grand avait emprunté aux protestants. Luthériens et calvinistes ont leurs consistoires locaux, au-dessus desquels siège un consistoire général, assisté d’un procureur impérial. Les protestants sont de cinq à six millions, la plupart luthériens. Plus de deux millions habitent la Finlande, dont le luthéranisme est l’Église d’État. Administrée par trois évêques, desservie par un clergé qui forme un des quatre ordres de la diète, l’Église luthérienne jouit, dans le grand-duché, d’une entière liberté. Il n’en est déjà plus de même au sud du golfe.

Dans les trois provinces baltiques, le luthéranisme est encore la religion numériquement et socialement dominante ; mais, de son ancienne suprématie, il a été ravalé au rang de culte simplement toléré. En annexant à l’Empire la Livonie et TEsthonie, Pierre le Grand leur avait garanti, en 1721, le maintien des droits et privilèges de leur Église. Catherine II avait fait les mêmes promesses à la Courtaude, en 1795 ; et, les trois provinces s’étant toujours montrées les loyales sujettes du tsar, on ne saurait dire d’elles, comme de la Pologne, que leur rébellion a relevé la Russie de sa parole. La liberté religieuse qui leur avait été jurée, les trois provinces ne l’en ont pas moins vu restreindre.

Le protestantisme a été chez elles victime de la politique de russification. C’est là surtout, dans l’ancien domaine des Porte-Glaives, que le luthéranisme devait être considéré comme l’allié du germanisme. La communauté de foi était presque l’unique lien des divers éléments de la population baltique, de la mince couche allemande et des deux nationalités plébéiennes, les Lettes et les Esthes[2] Détacher ces derniers du culte de la Ritterschaft, c’était isoler la noblesse et la bourgeoisie allemandes, les couper moralement du peuple des campagnes. Les champions de l’orthodoxie se sont portés à la conquête de la Livonie avec d’autant plus d’ardeur que là, comme en Russie-Blanche ou en Lithuanie, ils prétendent opérer sur une terre primitivement orthodoxe que la Russie a mission de purifier des souillures de la contagion occidentale. Leurs historiens croient avoir démontré que, sur ces côtes brumeuses, la foi grecque avait précédé la foi latine et, à plus forte raison, l’hérésie germanique. En quelques contrées, les paysans luthériens, lettes ou esthes, fréquentent encore, la nuit de Pâques, l’Église orthodoxe. Peu importe qu’en Livonie les missionnaires russes accomplissent moins une conquête qu’une restauration. La conscience ne relève pas de l’histoire. Si le droit historique avait quelque autorité en religion, les Russes n’auraient qu’à retourner au culte de Péroun.

La première campagne du prosélytisme officiel contre le luthéranisme remonie au règne de Nicolas. Plus de cent mille paysans, lettes et esthes, furent amenés à l’orthodoxie, vers 1840, par le comte Protassof. En embrassant la foi du tsar, ils s’étaient leurrés de l’espoir d’obtenir des terres de l’État. Interrompue ou ralentie sous Alexandre II, la croisade orthodoxe a repris sous Alexandre III. La moyenne des conversions annuelles était, sous le règne précédent, de quelques centaines ; sous Alexandre III, les convertis se comptent, chaque année, par milliers. Des paroisses presque entières désertent en corps la kirka (kirche) luthérienne. Pour cet apostolat, M. Pobédonostsef se défend d’employer les grossières amorces, autrefois reprochées à son prédécesseur, Protassof. En 1887 les autorités orthodoxes interdisaient encore au clergé de promettre aux néophytes des avantages matériels. Pour n’être pas toujours intéressées, les conversions n’en ont pas moins, d’habitude, des motifs temporels. La foi impériale doit ses prosélytes moins à l’éloquence de ses missionnaires qu’aux oppositions de races et de classes. L’antipathie du paysan lette ou esthe pour le propriétaire allemand sert d’argument aux convertisseurs. Ils lui représentent l’abandon de la « foi allemande » comme une émancipation du joug teutonique.

Si le luthéranisme n’a pas encore été rejeté de toute la population lettonne ou esthonienne, c’est que, en passant à la « foi russe », Lettes ou Esthes craignent de compromettre leur nationalité. Ce sentiment se rencontre surtout chez les Lettes, qui sont plus cultivés que leurs voisins finnois, les Esthes. Aussi les conversions sont-elles plus rares parmi eux. « Pour nous distinguer des Allemands, disait un patriote letton, nous ne voudrions pas nous confondre avec les Russes. » Il en est qui, pour cette raison, inclineraient au baptisme. Un des moyens de propagande des orthodoxes est bien de célébrer l’office dans les langues locales ; mais les pasteurs luthériens, quoique allemands, pour la plupart, se résignent, eux aussi, de plus en plus, à l’emploi des barbares idiomes de leurs ouailles.

Le sentiment national n’est du reste pas la seule prise du prosélytisme russe sur le pays baltique. Les laïques apôtres de l’orthodoxie ne se font pas toujours scrupule de recourir aux appâts officiellement prohibés. Chacun sait que pour être bien vu des autorités, le meilleur moyen est de passer à la foi russe. J’ai entendu conter l’histoire d’un drôle qui, pour se tirer de prison, n’avait pas employé d’autre recette. C’est un moyen, à la portée de tous, de se faire des protecteurs. En dehors même des séductions de ce genre, les conversions sont encouragées par une sorte de prime, fort sensible aux paysans. Le Sénat a récemment exempté tous les non-luthériens des taxes ou redevances prélevées pour les églises luthériennes. Rien de plus juste, semble-t-il. Un paysan orthodoxe ne peut être tenu de payer la dîme au temple. La question cependant n’est pas aussi simple. Les luthériens soutiennent que ces taxes ecclésiastiques n’incombent pas à la personne, mais à la terre. Pour s’en affranchir, il faut les racheter : les redevances en nature peuvent, en effet, être rachetées en argent, d’après un tarif établi par les propriétaires, d’accord avec leurs tenanciers. Ceux-ci, disent les premiers, ne sauraient se libérer par l’apostasie. Pour leur en enlever la tentation, certains propriétaires ont pris les dîmes à leur charge en relevant d’autant le loyer de leurs terres.

Un des soucis du gouvernement dans son œuvre de prosélytisme, c’est la construction d’églises et d’écoles orthodoxes. La Ritterschaft, qui possède presque tout le sol, se refusant à en laisser élever sur ses domaines, il a fallu recourir à l’expropriation. Pour une école ou une église orthodoxe, l’administration est autorisée à tout exproprier, saur les maisons d’habitation. Le plus zélé luthérien peut voir les popes s’installer au milieu de ses terres pour faire de la propagande parmi ses paysans. De même, la plupart des écoles rurales avaient été ouvertes par la noblesse et placées par elle sous l’autorité des pasteurs. Il y avait dans les trois provinces, sans comparaison les plus instruites de la Russie, plus de 2000 écoles luthériennes. Alexandre III les a en quelque sorte laïcisées pour les russifier, en les faisant passer au ministère de l’instruction publique. Aucun coup n’a été plus sensible au luthéranisme.

C’est là une mesure telle que s’en permettent d’autres États aux dépens d’autres clergés. Il n’en est pas de même de la législation appliquée aux mariages mixtes. L’empereur Nicolas avait édicté des lois ordonnant d’élever dans la foi grecque les enfants issus de mariages entre protestants et orthodoxes. Alexandre II avait rendu aux Livoniens la liberté d’élever leurs enfants à leur gré. C’était là, semblait-il, une mesure aussi politique qu’humaine, l’État ayant tout intérêt au rapprochement des diverses nationalités ; mais, en Russie, pareille liberté était un privilège. Alexandre III l’a supprimée ; il a ordonné, en 1885, d’appliquer, à tous, les règlements draconiens de Nicolas. De même, Alexandre II avait toléré le retour au luthéranisme de milliers de paysans attirés, sous son père, à l’orthodoxie par de fallacieuses promesses. Ici, encore, Alexandre III a enjoint l’application stricte de la loi. Le général Zinovief, gouverneur de la Livonie, rappelait à ses administrés, en 1887, que les personnes inscrites comme orthodoxes qui laissent leurs enfants suivre le culte luthérien sont passibles de la prison et risquent, « en vertu des articles 158 et 190 du code pénal, de se voir enlever leurs enfants, dont l’éducation peut être confiée à des tiers ». Quant au pasteur coupable d’admettre aux sacrements de ces orthodoxes, il s’expose aux plus graves châtiments. C’est ce que M. Pobédonostsef, dans sa lettre à M. Naville, appelle entraver le rapprochement spirituel des indigènes avec la mère patrie. Pour ce « crime » nombre de pasteurs ont été révoqués, emprisonnés, déportés. Catholique ou protestant, les clergés hétérodoxes doivent oublier la parabole évangélique, et se garder de courir après la brebis arrachée à leur bercail.

Que la Russie cherche à conquérir moralement les conquêtes de Pierre Ier et de Catherine II, les revendications du germanisme sur d’autres frontières semblent l’y inviter ; mais il est permis de mettre en doute la valeur de son système de russification. Elle semble poursuivre une assimilation extérieure, matérielle ; elle se soucie peu de froisser les sentiments, les mœurs, la conscience de ses sujets d’origine étrangère. Ce n’est point par de tels procédés que la France avait gagné le cœur des Alsaciens, des protestants aussi bien que des catholiques. La politique de russification à outrance risque de tourner contre son but et d’affaiblir, à force de les tendre, les liens qu’elle prétend resserrer. Jusqu’à présent, il y avait dans les provinces baltiques des tendances particularistes ; il n’y avait pas de parti séparatiste. S’il s’en formait un, M. Pobédonostsef en aurait été un des promoteurs[3].

La plus maltraitée de toutes les confessions chrétiennes tolérées en Russie a été le catholicisme. Il avait à la fois contre lui les préventions du pouvoir et les antipathies du pays. Liée historiquement à la Pologne, comme l’orthodoxie à la Moscovie, la foi romaine a le privilège d’exciter des rancunes et des défiances particulières. Le Russe la redoute presque autant pour sa culture que pour sa nationalité : comme Russe, il combat en elle le polonisme ; comme Slave, le latinisme, qui lui paraît étouffer le génie slave.

L’empire russe compte de 9 à 10 millions de catholiques, soit plus que la Belgique et l’Irlande réunies. Leur nombre, en dépit du prosélytisme officiel, s’accroît régulièrement par le seul fait de l’accroissement de la population. Ces catholiques ne sont pas tous Polonais ou Lithuaniens ; il s’en rencontre encore de Petits-Russiens ou de Blancs-Russiens non polonisés. Beaucoup de ces derniers ne s’en déclarent pas moins Polonais. La confusion que le gouvernement s’est attaché à établir entre la nationalité et la religion se retourne contre lui. Le paysan biélo-russe qui fréquente le kostël[4] répond, à qui l’interroge, qu’il est Polonais, catholique et Polonais étant, pour lui, synonymes[5]. C’est à ces catholiques blancs-ou petits-russiens que s’est attaquée de préférence la propagande orthodoxe ; elle sait qu’elle a peu de prise sur les autres. La guerre menée contre l’Église romaine par Moscou et Pétersbourg devait la rendre plus chère au Polonais et au Lithuanien. C’est la passion du Russe à extirper de ses provinces occidentales le catholicisme qui, de la Pologne à demi sceptique de la fin du dix-huitième siècle, a fait le pays le plus profondément catholique du dix-neuvième. Chaque coup porté à sa foi nationale l’a enfoncée davantage dans l’âme polonaise. Aujourd’hui encore, pour sentir ce que peuvent être la foi d’un peuple et l’intensité de sa prière, il n’y a qu’à voir la foule agenouillée dans une église de Pologne.

Le catholicisme était, de tous les cultes de l’Empire, le plus malaisé à plier aux formes administratives russes. À l’Église romaine, comme aux autres confessions, la Russie prétendait faire revêtir une constitution ecclésiastique taillée sur le patron de son Très Saint Synode. Au-dessus des évêques, le gouvernement impérial a placé une sorte de synode : le collège catholique romain, qui siège à Pétersbourg sous la présidence de l’archevêque de Mohilef, primat de l’Empire. Ce collège, auquel Rome ne veut reconnaître que l’administration du temporel, est composé de délégués choisis par les chapitres diocésains et agréés par le gouvernement. En outre, à l’instar des éparchies orthodoxes, les diocèses catholiques ont été pourvus de consistoires dont les membres, désignés par l’évêque, doivent être confirmés par l’autorité civile. Tout ce mécanisme bureaucratique s’adaptait mal à la hiérarchie catholique ; aussi la curie romaine a-t-elle toujours cherché à en affranchir les évêques. Les papes Grégoire XIII et Pie IX se sont, maintes fois, plaints de l’assujettissement de l’épiscopal aux consistoires diocésains et au collège de Pétersbourg[6]. Ils ont réclamé contre la présence dans ces assemblées ecclésiastiques de procureurs impériaux ou de secrétaires laïques à la nomination des ministres. Léon XIII, à son tour, n’a cessé, dans ses négociations avec la Russie, de revendiquer pour les évêques la libre administration de leurs diocèses.

On voit, par là, combien malaisé est tout modus vivendi entre Pétersbourg et le Vatican. Les difficultés que soulèvent, entre le Saint-Siège et le pouvoir civil, la notion catholique de l’Église et la conception nationale de l’État sont d’une solution plus ardue en Russie que partout ailleurs. De là, entre Pélersbourg et Rome, ces longues négociations si souvent suspendues et reprises. Alors même qu’ils parviennent à s’entendre, l’accord conclu entre les représentants du pape et du tsar ne résiste guère à l’épreuve des faits, la papauté ne pouvant se résigner à une ingérence laïque contraire aux canons, et le gouvernement impérial ne sachant pas renoncer à ses pratiques administratives.

Tantôt par calcul, tantôt par le seul fait de ses institutions, le gouvernement russe tendait à réduire le catholicisme à l’état de simple rit, ne différant de l’orthodoxie que par la discipline et la liturgie. En mettant obstacle aux rapports des évêques et du Vatican, en plaçant au-dessus de l’épiscopat une sorte de synode dépendant du tsar, la Russie éliminait du culte catholique ce qui en est l’essence, la catholicité. Dès le premier partage de la Pologne, Catherine II, aidée de l’évéque Siestrencewicz, s’efforçait d’enfermer ses sujets catholiques dans les frontières de l’empire, travaillant à relâcher les chaînes qui les rattachaient à Rome, pour ne laisser subsister, entre eux et le Saint-Siège, que le lien de la communion au lieu du lien de la juridiction. Heureusement pour la papauté que, en aucun pays, les catholiques ne tenaient davantage à rester unis au centre de la catholicité. À leurs sujets de rit latin, les tsars russes ne pouvaient offrir d’Église nationale polonaise ; toutes leurs tentatives pour les détacher de Rome étaient condamnées d’avance. Les catholiques de Russie étant plus catholiques que russes, il était malaisé de les dresser au schisme. Le gouvernement l’a compris : si quelques conseillers de Nicolas ou d’Alexandre II ont rêvé d’une église latino-slave indépendante de Rome, le cabinet impérial paraît avoir renoncé à cette chimère.

Le culte catholique compte douze diocèses : sept dans le royaume de Pologne, cinq dans l’empire. Ces sièges sont souvent vacants. Les évêques morts demeurent des années sans être remplacés, et, parmi les vivants, il en est presque toujours quelques-uns de déportés ou d’internés loin de leur diocèse. Ainsi récemment, à Iaroslavl, l’évêque de Vilna, Mgr Krymiewiecki. Évêques et prêtres se plaignent de n’être pas libres dans l’exercice de leur ministère. Le pouvoir civil aime à s’immiscer dans l’administration diocésaine ; il ne craint pas de soutenir les prêtres en révolte contre l’autorité épiscopale. Les évêques, étroitement surveillés par l’administration, ne peuvent communiquer librement avec le Saint-Siège. Ils ne peuvent même accomplir leurs visites pastorales sans l’autorisation du gouverneur de la province.

Le clergé catholique ne souffre pas seulement du défaut de liberté : le nombre des prêtres est insuffisant et l’État en entrave le recrutement. Depuis un tiers de siècle on a, systématiquement, diminué le nombre des diocèses, des séminaires, des églises. Si l’on manque de prêtres, ce n’est pas que les jeunes gens reculent devant une vocation qui peut mener en Sibérie ; c’est que l’accès du sacerdoce a été rendu difficile. Il y a bien des séminaires, il y a même à Pétersbourg, sous le nom d’académie, une sorte de faculté de théologie catholique. À ces établissements il y a des boursiers de l’État ; mais le nombre des séminaristes est limité, et n’entre pas au séminaire qui veut. Pour être admis, il faut subir un examen rigoureux ; l’examen passé, il faut encore une autorisation, qui n’est pas accordée à tous. Le gouvernement se montre défiant, surlout vis-à-vis des Polonais, qu’il cherche à remplacer par des Samogitiens. De nombreuses paroisses sont sans curé ou ne sont desservies que par un curé missionnaire qui ne les visite que de loin en loin. En certaines contrées, les catholiques, privés de prêtres, en sont réduits, pour ne pas se passer de tout service divin, à chanter, entre laïques, des hymnes et des cantiques.

J’ai assisté une fois, sous Alexandre II, à un de ces offices sans prêtres. C’était un dimanche de carême, dans la vieille Novgorod, où, comme dans toute la Grande-Russie, il n’y a point de catholiques indigènes. On m’avait indiqué une chapelle catholique romaine, dans un faubourg, au delà du Volkof, derrière le Kremlin. C’était au premier étage d’une sorte de grange basse et sombre. Je trouvai là réunies une centaine de personnes, dont à peine trois ou quatre femmes. La plupart des assistants étaient des soldats de Lithuanie ou de Pologne, auxquels se mêlaient quelques Polonais internés dans la ville. L’autel, paré d’une nappe blanche et surmonté de deux cierges allumés, semblait dressé pour la messe. Comme je m’étonnais de ne pas voir paraître le prêtre, on me dit qu’il n’y en aurait point. Il y avait bien, à Novgorod, un évêque polonais interné depuis des années, mais il lui était interdit d’officier en public. Les fidèles, presque tous munis de livres, se mirent à chanter la messe, entremêlant des cantiques polonais aux prières latines, et se levant et s’agenouillant tour à tour devant l’autel muet. Le soir du même dimanche, j’appris, chez le gouverneur, que la masure qui servait de chapelle menaçait ruine et que le commandant militaire n’y devait plus laisser aller ses soldats. Cette messe sans prêtre, dans une grange sur le point de crouler, était comme un symbole de la situation des catholiques en Russie. Aux fidèles privés de clergé, la joie de se réunir pour chanter des cantiques n’est pas toujours accordée. En certaines provinces de l’Ouest il leur a été défendu de s’assembler à l’église pour prier en commun. C’est ainsi que, en 1888, le gouverneur de Minsk, un Troubetskoî, enjoignait aux doyens catholiques de tenir fermées les églises des paroisses vacantes et interdisait d’y célébrer aucun office en l’absence d’un prêtre. Cet arrêté était, il est vrai, motivé sur ce que des fidèles, ainsi réunis, s’étaient permis de chanter des prières en polonais, « langue prohibée dans ces paroisses ».

Les religieux ne peuvent suppléer à l’insuffisance numérique des prêtres séculiers. La plupart des couvents ont été supprimés à la suite de l’insurrection de 1863. Dans ceux qui n’ont pas été fermés, le nombre des moines ou des religieuses a été limité par un oukaze[7]. Ils ne peuvent plus recevoir de novices, ou ils ne sont autorisés à en admettre que si le nombre des religieux est tombé au-dessous d’un certain chiffre. En Lithuanie, les plus beaux monastères ont été enlevés aux catholiques. Ainsi le couvent de Pojaïsk, construit au dix-septième siècle pour des camaldules, est aujourd’hui la résidence de l’évêque orthodoxe de Kovno. En mainte bourgade, le kostël catholique a été coiffé d’une coupole verte et converti en tserkov orthodoxe. Les jésuites, que Catherine II avait recueillis pour leur confier l’éducation de l’aristocratie, sont aujourd’hui rigoureusement bannis de l’Empire. En 1878-1879, lorsqu’on appela à l’église Sainte-Catherine de Pétersbourg quelques dominicains, le gouvernement eut soin de faire signer par le général des Frères Prêcheurs que ces religieux étrangers étaient bien des dominicains et non des jésuites. Naguère encore, un savant jésuite d’origine russe, né catholique, se voyait refuser l’autorisation d’entrer en Russie pour faire des recherches dans les bibliothèques.

Une chose m’avait frappé dans les églises de Pologne, c’est que, d’habitude, les prêtres lisaient leurs sermons. « Ne vous en étonnez pas, me dit-on, les sermons doivent passer par la censure ; donc il faut les écrire et les lire. » Les mandements des évêques n’échappent pas non plus aux censeurs. Ce n’est point la seule restriction à la liberté de l’enseignement religieux. Pour la prédication ou pour le catéchisme, le clergé n’est pas toujours libre d’employer la langue de ses ouailles. Autrefois il était interdit aux ministres des cultes étrangers de prêcher en russe : les laisser prêcher en russe, c’eût été exposer les Russes à leur prosélytisme. Aujourd’hui le gouvernement enjoint ce qu’il prohibait jadis. Subordonnant les considérations religieuses aux considérations politiques, il cherche à introduire l’usage du russe dans la prière catholique comme dans le prêche protestant. Il fait imprimer en russe des livres de prières romains ou luthériens, au risque d’en mettre les doctrines à la portée du peuple. C’est ainsi que, en certaines localités, une édition russe de psautier protestant a servi à la propagande stundiste.

À l’introduction du russe dans leurs églises s’oppose souvent le sentiment religieux, non moins que le sentiment national des catholiques. Si les livres de prières ont été traduits en russe, ces traductions, faites par des orthodoxes ou des catholiques complaisants, sont suspectes au clergé et aux fidèles. Puis, un prêtre me le faisait remarquer, la langue polonaise est riche en ouvrages catholiques de toute sorte, tandis que le russe ne donne accès qu’à une littérature imprégnée d’un esprit hostile à Rome. Enfin, en dehors même du royaume de Pologne, le polonais est la langue maternelle ou adoptive de la plupart des catholiques. En Lithuanie, et jusqu’en Russie-Blanche et en Petite-Russie, le russe officiel n’est même pas l’idiome du peuple et ne lui est pas toujours plus familier que le polonais. On comprend que les Polonais qui, dans les provinces occidentales, forment la majorité des catholiques, soient froissés de voir substituer, à leur langue sanctifiée par tant de saints, la langue du maître schismatique. Pour couper court à ces résistances, le gouvernement impérial s’est adressé au Saint-Siège. C’est là un des points délicats des négociations entre Pétersbourg et le Vatican. Malgré son désir de donner satisfaction au tsar, la papauté hésite à passer par-dessus les réclamations des Polonais. Le Saint-Siège sait que, en Irlande, il s’est parfois mal trouvé d’avoir paru servir les intérêts anglais. De même, dans l’ancienne Pologne, il lui répugne de sacrifier ses fils polonais à un gouvernement qui n’a cessé de travailler à les décatholiciser. Faire de l’Église un instrument de russification, ce serait mettre la foi polonaise à une dure épreuve[8].

Aux exigences de la bureaucratie pétersbourgeoise, la plupart des catholiques peuvent objecter que le gouvernement, qui veut les faire prier en russe, ne les traite pas lui-même en Russes. Les catholiques polonais des provinces occidentales sont soumis à des lois d’exception, qui tombent dès qu’ils abandonnent la foi romaine. Ce sont ces Polonais, frappés officiellement comme étrangers, qu’on prétend astreindre à ne parler à Dieu que dans la langue du tsar. Il y a là un manque de logique. Si l’on veut nous traiter en Russes, qu’on commence, peuvent-ils dire, par nous relever des incapacités civiles qui pèsent sur nous. Or le gouvernement d’Alexandre III a fait tout l’opposé. Alexandre II avait enlevé aux catholiques polonais des provinces occidentales le droit d’acheter des terres ou d’en louer à bail. Ces lois de son père, qui n’avaient profilé qu’aux Allemands, Alexandre III, au lieu de les adoucir, les a aggravées par l’oukaze de décembre 1884. Dans toute la Russie occidentale, pour pouvoir acquérir un immeuble rural par vente, legs ou donation, il faut être Russe, et n’est considéré comme Russe que l’orthodoxe.

Ce que garantit à ses sujets tout gouvernement moderne, l’égalité civile et le libre accès aux emplois publics, les catholiques, comme les juifs, en sont privés, en fait, sinon en droit. Là où la porte ne leur est pas fermée, ils ne franchissent guère les degrés inférieurs de la bureaucratie. Bien peu parviennent à s’élever. Si un catholique comme M. de Mohrenheim est nommé ambassadeur, il est d’origine étrangère. En certains ressorts, dans le plus important au point de vue religieux, dans l’instruction publique, l’exclusion des catholiques est poussée aux dernières limites. On a décidé, sous Alexandre III, de n’admettre comme instituteurs, dans les provinces occidentales, là même où ils sont en minorité, que des orthodoxes. Non content de repousser les catholiques des fonctions publiques, on s’attache à leur barrer l’accès des carrières privées. Je tiens de directeurs de Compagnies de l’Ouest ou de Pologne que l’administration leur a demandé, confidentiellement, le relevé de leurs employés par religion, les accusant d’occuper trop de catholiques ou de juifs, et les prévenant qu’ils s’exposaient, par là, à perdre ses bonnes grâces. Il a été question d’interdire tout emploi dans les chemins de fer aux non-orthodoxes ; si cela ne s’est pas fait par oukaze, cela se fait, peu à peu, sous la pression administrative. La manière de faire le signe de la croix reste l’indice de la nationalité.


À côté des catholiques reconnus comme tels, il y a ceux que le gouvernement considère, malgré eux, comme orthodoxes. Leur position est lamentable. L’exercice de leur religion leur est absolument défendu. Qu’on pense ce que signifie pour un catholique la privation du prêtre qui seul peut lier et délier. De ces pseudo-orthodoxes il en est des dizaines de milliers en Lithuanie, en Russie-Blanche, en Pologne. Catholiques de conviction, ils sont, comme s’exprime le haut-procureur, « assujettis à demeurer dans l’orthodoxie ». M. Pobédonostsef se plaint, presque chaque année, de l’opiniâtreté de ces victimes du prosélytisme officiel. Parmi les paysans convertis de 1863 à 1870, beaucoup, disent ses rapports, s’obstinent dans leur désir de retourner au latinisme. Comment s’en étonner pour des conversions opérées par séduction ou par intimidation, des paroisses entières étant réunies à l’Église sur la demande de quelques individus ? Le plus souvent les missionnaires ont été des fonctionnaires, des agents de police, voire des soldats. Les feuilles russes ont cité, parmi ces apôtres, un commissaire musulman[9]. Parfois l’assistance à une cérémonie orthodoxe a été prise comme un acte d’adhésion à l’orthodoxie, si bien qu’il est des gens qui ont changé de religion sans le savoir.

Après cela l’on comprend que, en certaines contrées de l’Ouest, le peuple semble ne plus trop savoir à quelle Église il appartient. D’après les comptes rendus du haut-procureur, il n’est pas rare de voir les paysans fréquenter indistinctement la messe latine et la messe slavonne. Ils sont, pour ainsi dire, sur le faîte de partage des deux Églises, pareils aux habitants d’une province frontière que les chances de la guerre auraient fait plusieurs fois passer d’un État à un autre. Il en est dont les ancêtres ont été ramenés à l’orthodoxie il y a plus d’un demi-siècle ; mais, à deux ou trois générations de distance, ils n’ont pas encore oublié la foi de leurs pères. Si l’on y regarde de près, la plupart de ces paysans, en apparence bireligieux, fréquentent le service orthodoxe plutôt par contrainte et le service catholique par goût. Cela est si vrai que, en des paroisses où les orthodoxes sont nominalement en majorité, l’église du pope reste vide, tandis que le kostël catholique regorge de monde[10]. Beaucoup de fonctionnaires ne font pas difficulté d’avouer que, livrés à eux-mêmes, nombre de paysans bélo-russes ou malo-russes retourneraient à Rome. C’est même, selon les patriotes, la raison de refuser à ces frères de l’Ouest la liberté religieuse. Pour les soustraire à l’attrait du latinisme, on ne trouve souvent rien de mieux que de fermer les kostëls du voisinage. C’est ainsi que, en 1886 ou 1887, le gouverneur général de Varsovie a prohibé tout service dans l’église de Terespol, de peur de voir la messe romaine attirer d’anciens uniales. Alexandre III a été, en décembre 1886, jusqu’à ordonner que, dans les localités habitées par les uniates, on ne pourrait ouvrir d’église non orthodoxe qu’après avis du clergé orthodoxe.

Dans les provinces polonaises annexées par Catherine II, il se trouvait deux ou trois millions de ces uniates ou grecs-unis, pour la plupart Blancs-Russiens ou Petits-Russiens d’origine, qui reconnaissaient la suprématie du pape tout en conservant le rit gréco-slave. L’Union remontait au concile de Brzesc de 1595. Elle avait été le chef-d’œuvre de Rome et des jésuites. C’était comme un pont jeté entre les deux Églises. C’était, en outre, le moyen de rapprocher les Slaves de l’Est et les Slaves de l’Ouest, de faire l’unité morale du monde slave coupé en deux, depuis des siècles, par la religion. On pourrait dire que c’était du panslavisme pratique, mais du panslavisme au profit de Rome et de l’Occident. Cela ne pouvait plaire à Moscou. Dans l’Union, les Polonais avaient vu un lien entre les sujets grecs et les sujets latins de la République. Les Russes n’y devaient voir qu’une barrière entre les orthodoxes de la Grande-Russie et leurs congénères de l’Ouest. Ce qu’avait accompli la politique polonaise, la politique russe travailla à le défaire. Elle y a mis un siècle. Catherine II et Nicolas avaient « ramené » à l’orthodoxie les grecs-unis de l’Empire ; Alexandre II a ramené ceux du royaume de Pologne. C’est peut-être la seule région du globe où la monarchie pontificale ait reculé depuis la Réforme.

L’empereur Nicolas et son haut-procureur Protassof, un ancien élève des jésuites, ont ainsi enlevé à Rome, en 1839, deux millions de sujets spirituels. « Vous êtes Russes » disait-on en substance aux uniates, vous êtes du rit grec ; il faut rentrer, avec les Russes, au giron de l’Église grecque. » À la tête des uniates on avait placé l’archevêque Jos. Siemaszko, qui, d’après ses propres Mémoires, n’avait accepté l’épiscopat qu’avec l’intention de détruire leur Église. Malgré la complicité d’un haut clergé recruté à dessein, la réunion, savamment préparée durant douze années, ne se fit pas sans résistances. Le knout et la Sibérie en eurent raison. Pour se justifier, les Russes n’ont qu’un argument : c’est que les procédés employés pour faire l’Union ne valaient pas mieux. Quand cela serait exact, les pratiques du seizième ou du dix-seplième siècle pouvaient sembler déplacées au dix-neuvième[11]. Entre la méthode de l’ancienne Pologne et celle de la Russie moderne, il y a, en tout cas, une différence. Si grand que fût son zèle pour l’Union, la Pologne avait laissé subsister, chez elle, des orthodoxes non unis, avec leurs églises, leurs confréries et leur clergé, tandis que la Russie a soigneusement effacé jusqu’au dernier vestige de l’Union. De par l’ordre du tsar, il ne saurait plus y avoir d’uniates. Leur Église a été supprimée par oukaze, comme s’il s’agissait d’une préfecture.

L’Union avait été rayée du sol russe : il restait encore, sous Alexandre II, 260 000 uniates dans le royaume de Pologne, alors pourvu d’une administration distincte. Après l’insurrection de 1863, Milutine et Tcherkassky furent heureux de découvrir, au cœur de la Pologne lékite, un noyau de Ruthèncs ou Malo-Russes, ayant gardé le rit grec. C’était un point d’appui pour la politique de russification. Ces uniates du Transboug russe, entourés de catholiques latins, se montraient attachés à l’Union : on n’eut garde de l’attaquer de front. Le comte D. Tolstoï reprit la tortueuse méthode de Protassof. Les derniers grecs-unis avaient un évêque dévoué à Rome, on l’éloigna. Ils avaient des moines basiliens hostiles au schisme, on ferma leurs couvents. Au contact des latins, ces uniates de Chelm (Kholm) avaient laissé s’introduire dans leurs églises quelques coutumes étrangères au rit grec : ils avaient des orgues, des sonnettes à la consécration, des bancs pour les fidèles ; ils portaient des scapulaires et des rosaires ; tout cela fut supprimé. On prétendait ramener leur rit à sa pureté primitive. Les églises des uniates une fois devenues pareilles aux tserkovstt russes, on leur dit : « Nous avons mêmes églises, même liturgie ; nous devons avoir mêmes pasteurs et même foi ». Pour cette épuration des rites on avait appelé, de Galicie, des prêtres ruthènes à tendances russophiles. Les paysans s’inquiétaient de ces changements qui, pour eux, étaient une innovation. « Nous voulons garder le culte de nos pères », disaient-ils au gouverneur général, le comte Kotsebue. On leur répondait que c’élait le culte de leurs pères qu’on restaurait. Le fouet des cosaques faisait taire les récalcitrants. En nombre de villages on dut employer la troupe pour enlever les orgues ou les bancs ; en plusieurs on fit feu sur les femmes qui défendaient l’entrée de leur église.

L’œuvre d’assimilation extérieure achevée, les prêtres les plus attachés à Rome ayant été écartés, on fit demander, en 1875, par des adresses du clergé et des laïques, la réunion à l’Église mère. Beaucoup des signatures ainsi enregistrées n’avaient été obtenues que par la ruse ou la force. Le retour à l’orthodoxie, accompli par le comte Tolstoï et le prélat Popiel, ressemblait à un escamotage. S’il tenait à détruire le rit grec-uni, le gouvernement en eût pu laisser les derniers adhérents passer au rit latin. Au lieu de cela, il a prétendu faire entrer tous les uniates, en bloc, dans l’orthodoxie, effectuant cette annexion religieuse à la manière d’une annexion politique, sans même accorder aux intéressés le droit d’option.

Des milliers d’uniates ont refusé d’accepter l’acte qui les liait officiellement à l’Église dominante. On a employé contre eux tous les procédés imaginés contre les protestants par Louvois, y compris les garnisaires cosaques, et cela au déclin du dix-neuvième siècle, sous un prince justement réputé pour son humanité. Amendes, incarcération, fustigation, confiscation, déportation, torture, tout, sauf l’échafaud, a été mis en œuvre[12]. Les prêtres réfractaires ont été destitués et exilés. Plusieurs centaines de laïques ont été déportés, les uns dans la province de Kherson, les autres dans celle d’Orenbourg aux confins de l’Asie. Ceux qui n’ont pas voulu apostasier y sont encore. Les familles ont souvent été séparées, le père interné dans une contrée, la femme ou les fils dans une autre. Les terres de ces rebelles ont été séquestrées ou vendues à l’encan. Pour les anciens uniates demeurés au pays, ils sont mis à l’amende s’ils ne vont célébrer les fêtes orthodoxes, ou recevoir les sacrements de la main du pope. Leur Église est abolie et l’Église latine leur est interdite. Il leur faut, pour leurs besoins religieux, aller à la fontaine officielle ; peu importe que les eaux leur en semblent empestées ; il leur est défendu de boire à la source voisine, la seule qu’ils croient pure.

Un grand nombre préfèrent se passer de tout sacrement. Un de mes amis, un Russe orthodoxe, a vu une femme briser la tête de son nouveau-né contre un mur plutôt que de le laisser baptiser par le pope. Ailleurs, des parents se sont asphyxiés avec l’enfant qu’on voulait baptiser de force. S’ils ne peuvent échapper au baptême schismatique, beaucoup préfèrent au mariage orthodoxe le concubinage légal. Ils vont, au loin, se faire marier secrètement par un prêtre de Galicie ; leurs enfants restent bâtards. M. Pobédonostsef constatait froidement que, dans le seul gouvernement de Siedlce, il y avait 2365 de ces « mariages de Cracovie ». La contrebande religieuse est sévèrement poursuivie à la frontière autrichienne. Il est plus facile à Rome d’envoyer des missionnaires au fond de la Chine que dans la Russie de Chelm. Quelques prêtres y ont pénétré, déguisés en paysans ou en colporteurs, confessant ou mariant dans les bois ou dans une arrière-boutique ; la plupart ont été découverts et expulsés ou emprisonnés. Quant au clergé du pays, il suffit que la police aperçoive un uniate causant avec un ksend, un prêtre catholique, ou priant dans une église, pour que le prêtre soit déporté et l’église fermée. La persécution contre les catholiques de rit grec retombe ainsi sur ceux de rit latin. Autrefois les mariages entre grecs-unis et latins étaient communs ; beaucoup d’uniates fréquentaient l’église latine. Des milliers étaient, ainsi, passés d’un rit à l’autre. Depuis la réunion à l’orthodoxie, les popes se sont mis à la recherche des familles passées au latinisme. À l’aide des registres paroissiaux, ils ont exercé une sorte de répétition des âmes, prétendant que les familles qui avaient quitté le rit grec, depuis 1836, devaient être considérées comme orthodoxes. Aux intéressés de prouver qu’aucun de leurs ancêtres n’a été baptisé par immersion.

L’avènement d’Alexandre III avait rendu courage aux uniates. En plusieurs localités, à Biala notamment, beaucoup, pour prêter serment au nouvel empereur, avaient refusé le ministère du pope. L’espoir de ces malheureux a été déçu. Jusque-là ils s’imaginaient que leurs souffrances étaient ignorées du souverain. M. Pobédonostsef, le tout-puissant ober-procouror, les a détrompés. Il a visité la Russie de Chelm ; il a étudié sur place les moyens de dompter les opiniâtres. Pour sanctionner l’œuvre de réunion, il a pris soin d’y associer la personne du tsar. En septembre 1888, Alexandre III s’est rendu solennellement à la cathédrale de Chelm. « Votre visite, a dit à l’empereur l’archevêque Léonce, affermira la foi orthodoxe dans le cœur des fils revenus à notre sainte Église. Le peuple verra, de ses propres yeux, que cette foi est celle de son souverain et qu’il doit s’y tenir fermement. » Ainsi parle le clergé : ces apôtres n’ont qu’un argument : convaincre le peuple qu’il a été ramené à la foi du maître, et qu’il ne lui sera point permis de s’en écarter.

L’étouffement de l’Union avertit les catholiques du sort réservé aux trois millions de Ruthènes d’Autriche-Hongrie le jour où ils tomberaient sous la domination russe. Cela est fait pour mettre en garde la curie romaine contre l’introduction du rit oriental ou de la langue slave dans les églises catholiques. On sait que des Croates, des Slovènes, des Tchèques, voudraient substituer, dans la liturgie, le slavon au latin. Le pape Léon XIII a fait cette concession au Monténégro. Si le Vatican hésite à accorder à d’autres la même faveur, les leçons russes n’y sont pas étrangères. Les Tolstoï et les Pobédonostsef lui font craindre que le slavon ne fraye la voie au schisme.


La Russie, qui traque si durement les derniers uniates, s’unira-t-elle un jour elle-même à Rome ? Il est des catholiques, il est des Russes même qui n’en désespèrent point. Le grand patriote slave, l’évêque Strossmayer, n’est pas seul à l’avoir rêvé. Un Moscovite orthodoxe, M. Vladimir Solovief, y voit la vocation providentielle de la Russie. N’est-elle pas manifestement prédestinée à réconcilier l’Orient et l’Occident, et, comme le voulaient Aksakof et les slavophiles, à fonder une culture chrétienne vraiment œcuménique, ni latine, ni byzantine ? Elle est la « troisième Rome » qui doit réunir en elle les deux autres. À elle de faire tomber le mur huit ou neuf fois séculaire qui coupe en deux l’Église. Ainsi seulement s’accomplira la mission universelle qu’elle aime à s’attribuer[13]. Rapprocher les deux Églises, ce ne serait pas abandonner la tradition slave, ce serait la renouer, car Cyrille et Méthode, les frères apôtres dont les Slaves, grecs ou latins, fêtaient à l’envi le dixième centenaire, étaient en communion avec Rome, et Rome garde encore les os de saint Cyrille.

À l’Union, la Russie, peut-on dire, trouverait un avantage à la fois religieux et politique. L’Union ne serait-elle pas le meilleur, peut-être le seul moyen de rendre à son Église dignité et indépendance ? Ne serait-ce pas la meilleure manière de rattacher à la Russie les Polonais et les Slaves de l’ouest, l’unique moyen peut-être d’effectuer l’unité morale, sinon l’unité politique du monde slave ? Cela semble si manifeste que la seule pensée en épouvanterait les adversaires de la Russie et du slavisme. Imaginez un traité entre Rome et Moscou, le pape devenu l’allié du tsar, quelle puissance formidable qu’une pareille alliance ! quel contrecoup en Occident et en Orient ! Les ennemis de la Russie peuvent se rassurer. Le pacte du Vatican et du Kremlin n’est pas encore conclu ; entre les clefs de saint Pierre et l’aigle russe, la religion n’est pas la seule barrière.

Le différend religieux, bien qu’aggravé par la promulgation de l’infaillibilité pontificale, porte moins sur le dogme que sur des antipathies séculaires, si enracinées chez le peuple que, en se réconciliant avec Rome, l’Église officielle pourrait craindre de renforcer le raskol. Il en est un peu, à cet égard, de l’orthodoxie comme du protestantisme : la haine de la papauté est, pour beaucoup d’orthodoxes, l’âme de l’Église orientale ; les tendances protestantes d’une partie du clergé y ont encore fomenté l’anti-romanisme. Mais le principal obstacle n’est pas dans la conscience religieuse, il est dans ce que V. Solovief appelle le « nationalisme », dans le penchant à glorifier tout ce qui semble russe, et à s’insurger contre tout ce qui paraît étranger. À cet exclusivisme national il ne déplaît pas d’être séparé de l’Occident par la religion. Le rapprochement effectué par Pierre le Grand sur le terrain de la civilisation, il ne se soucie pas de le poursuivre dans le domaine moral. Pour lui, l’isolement sied à la grandeur russe. Reconnaître la suprématie romaine, même en conservant une Église autonome, ce serait abaisser la Russie devant l’Occident décrépit, dont le Slave n’a plus rien à emprunter. Quand Moscou assurerait, par là, l’union des Slaves, ce ne serait, lui semblerait-il, que par une abdication du slavisme. Peu lui importe que ce nationalisme religieux répugne à l’esprit, essentiellement cosmopolite, du christianisme : la Russie prétend tout trouver en elle-même ; elle se considère comme un monde à part, ou mieux comme le centre de gravité du monde futur. Se croyant appelée à l’hégémonie intellectuelle et politique du continent, il lui agrée peu d’entrer dans l’unité catholique, et de devenir partie d’un tout ; elle préfère se regarder comme un tout complet, et être, presque à elle seule, l’héritage du Christ, le peuple chrétien.

Il y a un autre obstacle : après l’idolâtrie nationale, l’idolâtrie de l’État, L’État est un dieu jaloux, qui ne souffre pas volontiers de rival. Ce qui, aux yeux du penseur, fait la supériorité de l’Église catholique, ce qui la rend, en quelque sorte, libérale malgré elle[14], c’est que, par sa constitution, elle met une borne à l’omnipotence de l’État, le tyran prochain des sociétés modernes. Cela seul lui vaudrait les défiances de l’autocratie, aussi bien que de la démocratie. Aux tsars il faut une Église qui tienne dans leur main, comme le globe surmonté de la croix. L’autocratie russe, en possession d’une Église nationale, est peu disposée à en transmettre la suprématie à une autorité étrangère. Le pouvoir que les siècles lui ont conféré sur le clergé, il lui plairait peu de l’abandonner ou de le partager. Entre l’autocratie et la papauté, entre ce que les catholiques ont appelé le césaropapisme des tsars et ce que les Russes nomment l’autocratie cosmopolite des papes, il y a une antipathie, pour ne pas dire : une incompatibilité naturelle. Chacune des deux étend trop loin ses droits pour ne pas sembler empiéter sur l’autre. Toute alliance entre la Russie et la papauté est malaisée, tant que le pouvoir autocratique demeure intact, et, d’un, autre côté, l’initiative n’en saurait guère être prise que par une volonté omnipotente.

La politique domine, en Orient, toutes les questions ecclésiastiques. Or, quelle que soit la nature du pouvoir civil, l’État n’abdiquera pas volontiers son autorité sur le clergé. Une Église nationale autocéphale lui semblera plus docile qu’une Église unie à Rome. Il en est de la Roumanie, de la Serbie, de la Bulgarie, de la Grèce même, comme de la Russie. Dans tout l’Orient, l’obstacle à l’union avec Rome est plus politique que religieux. Il est facile de démontrer à la hiérarchie qu’elle ne saurait avoir d’indépendance, vis-à-vis du pouvoir civil, qu’en renonçant à son indépendance ecclésiastique. Pour se tenir debout devant le tsar ou le roi, il lui faudrait s’agenouiller devant le pape ; mais, quand les clergés orthodoxes seraient pénétrés de cette alternative, le pouvoir civil, autocratique ou constitutionnel, ne leur laisserait pas toujours le choix. Le principal avantage qu’un chrétien trouverait à l’Union, l’indépendance de l’Église, devient un inconvénient pour les politiques qui préfèrent tenir l’Église dans la dépendance. Si tant de Russes redoutent l’Union, c’est, en grande partie, parce qu’elle doterait la Russie de ce qui lui a fait défaut depuis des siècles : un pouvoir spirituel. Le même sentiment se retrouve chez les petits États d’Orient : Bulgares, Roumains, Grecs, ne répugneraient pas tous à se rapprocher de l’Occident en faisant leur paix avec Rome. Il est des heures où, pour enlever à l’aigle moscovite une de ses prises sur l’Orient, ils couperaient volontiers le lien religieux qui les rattache à la Russie. Ce qui les retient, c’est peut-être moins les traditions ou les préventions nationales que la crainte de constituer chez eux un pouvoir rival de l’État. En ce sens, on pourrait dire que ce qui fait la force de l’Église orthodoxe, c’est sa faiblesse. Peuples et gouvernements lui gardent leurs préférences, parce qu’ils ne la redoutent point.



  1. Ces statuts (pohjeniia) sont ce que les arméniens de Turquie appellent par corruption le balagénia russe.
  2. Voyez tome I, livre II, chapitre v, p. 122 129, de la 2e édition.
  3. En dehors des luthériens et des calvinistes, la Russie compte plusieurs colonies de mennonites ou anabaptistes. Le gouvernement s’est toujours montré libéral vis-à-vis de ces petites communautés, qui ne lui inspirent aucune défiance politique. Une partie de ces mennonites avaient quitté la Russie pour l’Amérique, afin de se soustraire au service militaire, devenu obligatoire pour tous. Beaucoup sont revenus ; le gouvernement, déférant à leurs doctrines, les a exemptés de tout service actif.
  4. Kostël, du polonais Kosciol, Église catholique.
  5. Voyez, par exemple, M. Vladimirof, Vestnik Evropy, mars 1881, p. 367.
  6. Voyez l’Esposizione documentata sulle costanti cure del S. P. Pio IX a riparo dei mali che soffre la Chiesa catlolica nei dominii di Russia e di Polonia (Rome, 1866).
  7. J’ai raconté ailleurs, d’après des documents inédits, comment les couvents de Pologne avaient été fermés en une nuit. Voyez : Un homme d’État russe (Nic. Milutine), Étude sur la Russie et la Pologne pendant le règne d’Alexandre II, chapitre XIII. (Hachette, 1884.)
  8. Dans les campagnes de Lithuanie, le clergé ne fait pas difficulté de se servir de la langue locale, le samogitien. Le gouvernement s’est contenté de russifier l’alphabet. Les livres de messe en samogitien étaient imprimés en caractères latins, le gouvernement en a fait imprimer en caractères cyrilliques ; inconnus de la population à laquelle il en imposait l’usage.
  9. Voyez le Vestnik Evropy, mars 1881, p. 366-367.
  10. Le fait a été reconnu par plusieurs écrivains orthodoxes, entre autres par M. Vladimirof dans la Rousskaïa Starina et M. Koïalovitch dans le Tserkovnyi Vestnik, Voyez le Novoe Vremia, 14 juillet 1887.
  11. Voici ce qu’écrivait à ce sujet, à son père, en 1842, un slavophile, passionnément orthodoxe, G. Samarine : la lettre est en français. « C’est nous qui sommes devenus les persécuteurs. Nous nous sommes mis, vis-à-vis des catholiques, dans la position inverse à celle où nous étions au dix-septième siècle, et tout le blâme que nous avons jeté à bon droit sur Rome va retomber sur nous. C’est triste. » Et, dans une autre lettre de la même année : « Il est douloureux de voir de quelle façon agissent les nôtres : combien de mauvaise foi, d’astuce, de perfidie, de bassesse. » (Rotishkii Arkhiv, 1880, t. II. p. 289 et 295.)
  12. Les consuls anglais MM. MansHeld et Webster ont décrit ces procédés de conversion dans des rapports de 1874 et 1875. insérés au Blue Book.
  13. Vladimir Solovief : Istoriia i Boudouchtchnost Teokratii, Agram, 1887 ; — L’idée russe, Paris, 1888 ; — La Russie et l’Église universelle, Paris, 1889. — Cf. O tserkvi, istoritch, otcherk, ouvrage anonyme, Berlin, 1888.
  14. Voyez les Catholiques libéraux, l’Église et le libéralisme : conclusion.