L’Empire des tsars et les Russes/Tome 3/Livre 3/Chapitre 7

Hachette (Tome 3p. 454-478).


CHAPITRE VII


Sectes non issues du schisme : leur division en deux groupes. Les mystiques : khlysty ou flagellants. — Caractère général des sectes mystiques ; le prophétisme, les incarnations. Christs et Mères de Dieu. — Légende et doctrines des flagellants. Leurs rites. Comment ils se procurent l’extase. — Khlysty dans les monastères. Khlysty civilisés. — Les skakouny ou sauteurs. Les rites licencieux. L’amour en Christ. — Les rites sanglants. Comment communiaient certains sectaires.


Le schisme provoqué par la réforme liturgique de Nikone n’est que l’étage supérieur du dissent russe. Au-dessous du raskol proprement dit, au-dessous des vieux-croyants hiérarchiques ou « sans-prêtres », viennent des sectes étrangères à la rébellion du dix-septième siècle, sectes d’une autre origine, d’un autre esprit, parfois plus gnostiques que chrétiennes, qui montrent le caractère populaire sous une face nouvelle. Leur point de départ n’est plus une rupture avec l’Église nationale au nom de la tradition orthodoxe, c’est une révolte contre l’orthodoxie orientale, parfois même contre toute la tradition chrétienne. Envisagées dans leur ensemble, les sectes russes présentent ce singulier contraste que les unes sont minutieuses et les autres radicales, que les unes semblent ne s’attacher qu’à des détails insignifiants, et que les autres rejettent d’un seul coup tout le dogme avec le culte, en sorte qu’on y trouve les deux extrêmes opposés, le conservatisme le plus étroit, les innovations les plus révolutionnaires. Ce contraste tient à la fois au caractère national, en tout excessif, et à la constitution de l’Église orientale. Comme dans le catholicisme romain, toutes les pierres de l’édifice dogmatique en sont tellement jointes qu’on n’y peut repousser une croyance sans les renverser toutes.

À travers leur variété et leurs oppositions, les sectes étrangères au raskol du dix-septième siècle ont toutes un point de vue commun : à l’inverse du schisme, elles font peu de cas du rituel, peu de cas des cérémonies. Au lieu de s’attacher à la lettre et au sens littéral, elles proclament le culte de l’esprit, se vantant de professer un christianisme spirituel. À cet égard, ces hérésies, d’ailleurs si diverses, peuvent être regardées comme une réaction contre « la vieille foi » et contre le formalisme des vieux-croyants. Chez elles, le génie moscovite s’affranchit des formes aussi bien que des traditions du culte, il s’émancipe de tout joug, et, s’abandonnant à son penchant pour les solutions logiques, il va droit à leurs dernières conséquences.

Les origines de ces différentes sectes sont plus ou moins obscures. Les racines en semblent plonger au delà des limites du sol national, les unes en Orient, les autres en Occident, tenant à la fois à l’Europe et à l’Asie, se reliant en même temps aux croyances perdues des premiers siècles de notre ère et aux aveugles tâtonnements de la conscience moderne. Plusieurs de ces hérésies ont pu être rattachées historiquement à l’influence étrangère, au contact de l’Europe avant ou depuis Pierre le Grand ; elles montrent cette influence sous un des côtés les moins connus, sous le seul peut-être par lequel le peuple en ait été directement atteint. Aux principales de ces sectes, quelques prélats orthodoxes ont, en souvenir de leur filiation supposée, ou en raison de certaines ressemblances, donné le nom de quakérisme russe. Les doctrines ainsi désignées sont trop multiples, trop originales, même dans l’imitation, pour être affublées d’un nom étranger. Comme dans les hérésies du premier âge de l’Église, on y rencontre un singulier mélange de naturalisme et de mysticisme, un amalgame bizarre de notions païennes et d’idées chrétiennes. La ressemblance entre ces ignorantes sectes de paysans elles plus célèbres hérésies du monde romain est parfois si frappante que des sectes modernes ont reçu du clergé russe des noms antiques[1].

Unanimes à proclamer le culte de l’Esprit, les sectes radicales ou excentriques se partagent en deux groupes, en deux camps, selon qu’elles en appellent à l’imagination ou à la raison, aux transports de l’inspiration ou aux calculs de la réflexion. Elles se divisent ainsi en sectes mystiques et en sectes rationalistes, les unes penchant vers le vieux gnosticisme, les autres vers une sorte de nouvelle Réforme ; les unes reproduisant, exagérant même les égarements des plus aveugles illuminés, les autres inclinant à un culte épuré, à un christianisme dépouillé de dogmes et de rites, fort voisin du protestantisme libéral de l’Occident.

Il est des îles ou des continents isolés, l’Australie, par exemple, où se sont retrouvées vivantes des formes animales ou végétales qui semblaient propres à des créations antérieures, ne s’étant ailleurs rencontrées qu’à l’état fossile. La Russie offre à l’Europe un phénomène analogue. Au fond de ses campagnes se cachent des doctrines étranges, de difformes et monstrueuses hérésies, qui paraissent appartenir à l’âge hybride des croisades ou de la Rome impériale. En face de ces débris d’un passé qui semble se survivre, s’élèvent des doctrines réformatrices ou révolutionnaires à la moderne, inachevées et comme embryonnaires, dont les témérités semblent un effort vers un monde nouveau, en sorte qu’au fond même de ces aberrations religieuses, on voit l’esprit russe, attiré en sens inverse vers deux pôles contraires, se débattre entre un passé suranné et un avenir indécis. Cela seul donnerait un intérêt aux plus originales de ces manifestations populaires. Dans les balbutiements de ces confuses hérésies, on croit parfois saisir les secrètes aspirations d’un peuple souvent accusé de mutisme, parce qu’il n’a guère parlé d’autre langue que la religion.


Les hérésies à formes primitives, archaïques, les hérésies mystiques, ont pour caractère commun le prophétisme, la croyance à d’incessantes communications du ciel par l’inspiration et les visions. Selon ces illuminés, la période de révélation n’est pas close, ou elle s’est rouverte pour le monde moderne. Comme il y a des prophètes, il y a encore des incarnations de la Divinité. Le peuple juif n’est pas le seul qui ait eu le privilège de voir descendre dans son sein le fils de Dieu. Telle bourgade des bords du Volga ou de l’Oka prétend à la même gloire que Bethléem. Les paysans de tel district reculé ont entendu de nouveaux christs révéler aux hommes une nouvelle loi. De tous les pays chrétiens, la Russie est celui où de semblables prétentions se sont produites avec le plus de cynisme ou de naïveté ; c’est peut-être le seul où des imposteurs ou des hallucinés puissent encore s’arroger avec succès le nom de Dieu. « Je suis le Dieu annoncé par les prophètes, descendu une seconde fois sur la terre pour le salut du genre humain, et il n’y a pas d’autre Dieu que moi », dit, dans le premier de ses douze commandements, Daniel Philippovitch, le dieu incarné des khlysty[2]. Une telle affirmation caractérise l’état mental d’une partie du peuple ; cet opiniâtre anthropomorphisme recouvre une sorte de paganisme inconscient, d’incurable polythéisme semblable à celui au milieu duquel s’est propagé l’Évangile.

Les deux principales de ces sectes mystiques, deux sectes souvent considérées comme le prolongement l’une de l’autre, sont les khlysty, flagellants ou fouetteurs, et les skoptsy, eunuques ou mutilés. Le nom de flagellants ou de khlysty n’est qu’un sobriquet, faisant allusion à une pratique réelle ou supposée des sectaires ; l’Europe du moyen âge a eu aussi ses flagellants. Les adeptes de ces mystiques doctrines s’étant donné à eux-mêmes le titre de communauté du Christ ou des Christs, en russe khristovstchina, leurs adversaires en ont par dérision fait khlystovstchina. Les noms que les khlysty s’attribuent le plus fréquemment sont ceux d’hommes de Dieu (lioudi Bojii) et de société des frères et sœurs. Tandis que le clergé les a rapprochés des quakers, le peuple les désigne souvent sous le sobriquet de farmazons, c’est-à-dire de francs-maçons. Le terme générique de khlysty peut du reste s’appliquer à des mystiques de diverse sorte. On connaît mal l’origine de ces hommes de Dieu. D’après les uns, la khlystovstchine est une hérésie d’une haute antiquité ; elle serait venue aux Russes des Bulgares ou de l’Orient, avec l’orthodoxie grecque. D’après les autres, elle est née en Russie, vers le milieu du dix-septième siècle, au contact des marchands de l’Occident, qui déjà fréquentaient Moscou. Selon quelques écrivains, les khlysty se rattacheraient à un religionnaire allemand du nom de Kuilmann, arrêté comme fauteur d’hérésie sous la régente Sophie, et brûlé publiquement à Moscou, en 1689. Ce Kuilmann, dont les idées rappelaient celles de Bœhm, rejetait l’Écriture et prêchait le règne de l’Esprit, en se donnant, dit-on, pour le Christ. Ayant peu de succès parmi ses compatriotes, il se serait retourné vers les Russes et aurait fait parmi eux plusieurs prosélytes.

Les khlysty du peuple s’attribuent une origine nationale en même temps que surnaturelle. Ils ont, sur leurs premiers prophètes, un déserteur du nom de Daniel Philippovitch et un serf des Narychkine du nom d’Ivan Souslof, leur tradition, ou mieux leur évangile. Cet évangile n’a pas eu d’évangéliste ; un de leurs dogmes fondamentaux est de ne pas écrire leurs doctrines, tant pour laisser toute liberté à l’inspiration que pour dérober aux profanes les mystères de la foi et les secrets du culte. Lorsque leur dieu parut sur la terre russe, un de ses premiers préceptes fut de ne point confier ses enseignements à la plume, un de ses premiers actes de jeter tous ses livres au Volga. Le livre de la vie qu’il faut s’appliquer à lire est écrit au fond de nos âmes. Selon la tradition des khlysty, c’est sous le règne de Pierre le Grand que la vraie foi s’est révélée à la Russie. Elle lui fut apportée par le Père éternel, qui, au milieu de nuages de feu, descendit sur le mont Gorodine, dans le gouvernement de Vladimir, et y prit la forme humaine. Dieu le père, ainsi incarné, portait parmi les hommes le nom de Daniel Philippovitch ; ses adorateurs lui donnent le titre à l’aspect gnostique de Dieu Sabaoth. Daniel Philippovitch engendra, d’une femme âgée de cent ans, un paysan du nom d’Ivan Timoféévitch Souslof, qu’avant de monter au ciel il reconnut pour son fils et son christ. Avec le réalisme de la plupart de ces sectes populaires, les adorateurs de Daniel Philippovitch et d’Ivan Timoféévitch s’intitulent adorateurs du Dieu vivant. On dirait que ces lioudi Bojii ont besoin de personnifier la Divinité dans un homme, besoin d’en avoir sous les yeux un représentant visible. De là, chez eux, toute une série de christs, se succédant par une sorte de filiation ou d’adoption. Chaque génération a le sien, chaque communauté se montre avec son christ en chair et en os.

Cette grossière hérésie semble parfois aboutir aux mêmes conclusions que les raffinements symboliques de telle ou telle philosophie. Il semble que, d’après l’enseignement de certains khlysty, il dépende de l’homme de s’unir à la Divinité et de l’incarner dans ses membres. Chez eux, cette incarnation spirituelle est en quelque sorte facultative ; tout croyant peut y être appelé. L’Esprit saint, qui souffle où il veut, peut descendre sur tous et en faire des christs. Aussi est-il des communautés où les sectaires s’adorent les uns les autres, se rendant une sorte de culte mutuel. Comme Jésus devint Dieu par sa sainteté, ils aspirent à devenir des hommes-dieux. Cette divinisation de l’être humain est accessible à la femme aussi bien qu’à l’homme. Tandis que celui-ci reçoit le titre de christ, celle-là prend celui de sainte vierge ou de mère de Dieu, bogoroditsa. Il y a ainsi des multitudes de christs et de saintes vierges, sans compter les prophètes et les prophétesses. À quelques femmes les khlysty ont même décerné le titre de déesse (boghiniia). Cette sorte de mystique apothéose est sans doute un des attraits de la secte.

La légende de leur premier christ est une curieuse et enfantine parodie de l’Évangile. Ivan Timoféévitch se choisit douze apôtres avec lesquels il prêcha, sur les bords de l’Oka, les douze commandements de son père Sabaoth. Arrêté sur l’ordre du tsar, le nouveau christ fut flagellé, brûlé, torturé de toute façon, sans que rien lui pût arracher le secret de sa foi. À la fin, il fut crucifié près de la porte sainte du Kremlin ; mais, enterré le vendredi, il ressuscita dans la nuit du samedi au dimanche. Cette légende, effrontément calquée sur le récit évangélique, fut peut-être inspirée à l’origine par le supplice de Kullmann ; elle ne suffit point aux adorateurs d’Ivan Souslof. Pour ce christ de moujiks, ce n’était pas assez d’une passion et d’une résurrection : Ivan Timoféévitch, arrêté de nouveau, est de nouveau crucifié. Pour mieux prévenir tout retour à la vie, les persécuteurs écorchent le cadavre de leur victime ; mais, une femme ayant jeté un linceul sur les membres sanglants du dieu, ce linceul lui reforme une nouvelle peau, et le christ de l’Oka ressuscite une seconde fois pour vivre de longues années sur la terre russe, avant de monter au ciel s’unir à son père.

Pendant plus d’un siècle, les khlysty du centre de l’empire honorèrent pieusement tout ce qui rappelait leurs dieux incarnés, les villages où l’un et l’autre étaient nés, les maisons où ils avaient habité, les lieux où ils avaient été ensevelis avant leur ascension. Regardant d’ordinaire le mariage comme une souillure, ces khlysty en permettaient l’usage aux membres de la famille d’Ivan Souslof ou de Daniel Philippovitch, afin de ne point laisser tarir le sang qui coulait dans les veines du rédempteur. Au bourg de Staroïé, à 30 verstes de Kostroma, vivait encore, à la fin du règne de Nicolas, une fille du nom d’Ouliana Vassilief, que les khlysty regardaient comme une sorte de divinité, parce qu’elle était le dernier rejeton de la race de Daniel Philippovitch. Pour mettre fin au culte dont elle était l’objet, le gouvernement dut faire enfermer la sainte des sectaires dans un couvent. Privés de la famille de leur dieu, les hérétiques continuèrent à témoigner leur vénération aux lieux sanctifiés par sa présence. Une maison de Moscou, jadis habitée par Daniel Philippovitch, fut longtemps pour eux une sorte de santa casa, et le village de Staroïé resta leur Bethléem ou leur Nazareth. Il y a dans ce village un puits qui avait le privilège de leur fournir l’eau avec laquelle se cuisait le pain qui servait à leur communion. Le transport se faisait en hiver, lorsque l’eau gelée se laissait aisément charrier en bloc.

L’inepte légende de la double mort et résurrection d’Ivan Souslof explique mal le succès d’une secte qui a pénétré dans toutes les provinces de l’empire. Les douze commandements de Daniel Philippovitch, prêchés par son fils Ivan, n’en paraissent pas donner davantage la raison ; c’est un code d’ascétisme : l’un prohibe l’usage des boissons fermentées, l’autre l’assistance aux noces et aux festins. Le serment et le vol sont condamnés, le mariage et l’union des sexes sont absolument interdits[3]. Aux jeunes gens il est enjoint de ne pas se marier ; aux époux, de vivre en frère et sœur. C’est un des points par où les khlysty donnent la main aux plus exaltés des sans-prêtres, auxquels ils peuvent avoir fait plus d’un emprunt. Des douze commandements attribués à Daniel Philippovitch, il en est deux qui recèlent peut-être les deux grandes causes du succès de la secte ; c’est le précepte qui commande de croire au Saint-Esprit et celui qui ordonne de garder le secret. Croyez à l’Esprit, c’est-à-dire à l’inspiration, croyez à vous-même, croyez aux transports et aux illusions de l’imagination ; c’est, sous une brève formule, la liberté des visions et la promesse de l’extase, avec toutes les fascinations du mysticisme. À cette séduction, le secret en ajoute une autre : de tout temps, les cultes voilés d’ombres et enseignés à voix basse ont eu, pour la tête ou les sens des adeptes, un attrait semblable à un délicieux vertige. On sait les voluptés de l’initiation et le charme des dévotions clandestines qui donnent à la religion la saveur de l’intrigue et la troublante douceur des émotions prohibées. « Ces préceptes, dit le Dodécalogue de Daniel Philippovitch, garde-les en secret ; ne les révèle ni à ton père ni à ta mère. Qu’on te frappe avec le knout, qu’on te brûle avec le feu, souffre sans rien dire. » Et le prosélyte admis dans la communauté, après avoir passé par plusieurs épreuves, doit jurer « de garder le silence sur tout ce qu’il verra ou entendra, sans se plaindre ni s’effrayer du knout, du feu ou du glaive ». Une telle discipline explique comment ces hérésies ont été longtemps si mal connues. Pour se mieux dérober aux regards profanes, les khlysty comme les skoptsy, comme tous les sectaires qui sortent virtuellement du christianisme, demeurent extérieurement dans l’Église, en fréquentant les offices et les sacrements.

Le succès des khlysty semble moins provenir de leur morale ou de leurs dogmes que de leurs rites cachés. Comme chez toutes les doctrines qui fuient le jour, comme dans les mystères du paganisme antique et les secrètes réunions des premiers chrétiens, on a, chez les khlysty, soupçonné d’immorales pratiques, de nocturnes débauches. Si quelques-unes de leurs communautés ont justifié de semblables soupçons, il n’est pas besoin de cette grossière amorce pour expliquer la diffusion de pareilles sectes. En telle matière, les apparences sont quelquefois trompeuses ; on peut être induit en erreur par les ardentes similitudes, les vives et voluptueuses images chères aux mystiques. Dans les assemblées des hommes de Dieu, comme dans celles de la plupart des illuminés, les sens ont un rôle, mais ce n’est, le plus souvent, qu’un rôle auxiliaire. Il n’y a là qu’un procédé mystique. C’est au corps d’agir sur l’esprit, c’est aux sens de préparer à l’extase. Non contentes de s’élever à Dieu sur les ailes de la prière ou de la contemplation, par les voies spirituelles qu’indique l’Église, certaines âmes, impatientes des lenteurs d’une telle méthode, cherchent à s’unir à Dieu par des routes plus courtes, appelant à leur aide des moyens artificiels et des excitants physiques. L’extase trop longue à venir, on s’ingénie à se la procurer par le vertige des sens. On invente pour cela des procédés mécaniques, on emploie des recettes matérielles. Il y en a de plusieurs sortes, en usage chez les visionnaires de tous les temps et de toutes les religions. Sous prétexte d’atteindre Dieu par l’esprit, c’est au corps qu’on a recours. En prétendant se détacher de la terre et des sens, en aspirant à se transfigurer pour une heure en de purs esprits, les mystiques peuvent ainsi tomber dans une sorte de matérialisme. Tel est le cas des khlysty. Comme plusieurs cultes de l’antiquité, comme quelques sectes anglo-saxonnes de nos jours, ils ont dans le service divin donné une place au mouvement corporel. La danse est, non moins que le chant, un des éléments de leur office. Chez les hommes de Dieu, le rite habituel est un mouvement circulaire, une sorte de ronde ou de tournoiement, en usage, dans le même dessein, en différents pays, par exemple chez les derviches musulmans et chez les shakers d’Amérique.

Les khlysty se rassemblent d’ordinaire de nuit. Hommes et femmes sont vêtus de blanc. Après l’ouverture du service par des cantiques propres à la secte et des invocations au dieu Daniel et au christ Ivan, le chef de la communauté lit des passages de l’Écriture, par exemple les Actes des apôtres, à ces paroles de saint Pierre, empruntées au prophète Joël : « Il arrivera dans les derniers jours, dit le Seigneur, que je répandrai mon Esprit sur toute chair, et vos fils et vos filles prophétiseront, et vos jeunes gens verront des visions, et vos vieillards songeront des songes. » Alors commence une scène plus ou moins semblable à celles que les voyageurs vont chercher, en Turquie et dans les pays musulmans, aux tékiés des derviches tourneurs. Quelques adeptes se mettent à se mouvoir en rond. Le reste des assistants les imitent peu à peu : ils tournent, lentement d’abord, puis avec une rapidité croissante, bientôt vertigineuse. Hommes et femmes, jeunes et vieux, frappés d’une sorte de frénésie contagieuse, sont emportés dans le même tourbillon ; ils tournent d’abord en cercle, chantant et poussant des çoupirs et des sanglots, les hommes au centre, les femmes en dehors. Puis, quand l’excitation est à son comble, ils rompent la ronde sacrée. Chacun suivant son inspiration, la piété et les transports prennent différentes formes. L’un, saisi d’un tremblement convulsif, cherche l’extase dans un mouvement uniforme ; l’autre frappe bruyamment le sol, trépigne des pieds et bondit en l’air ; l’un va se balançant dans une sorte de valse furieuse ; l’autre pivote sur lui-même, les bras en croix, les yeux fermés, comme insensible à toute chose. Il en est qui s’hypnotisent en regardant un point fixe, par exemple une colombe peinte au plafond. Chez les khlysty, comme chez les derviches, il y a des dévots si habiles à ces saints exercices, qu’à la rapidité de leur mouvement rotatoire ils semblent immobiles ; au lieu d’un homme, l’œil ne perçoit plus qu’un fantôme incertain. Les vêtements des mystiques tourneurs se gonflent, leurs cheveux se dressent sur la tête, l’air tourbillonne dans la salle. Les khlysty offrent alors un spectacle bizarre et presque effrayant, qui doit agir sur les nerfs des prosélytes non moins violemment que la danse elle-même. Dans leur emportement, les fanatiques perdent toute conscience du monde extérieur : un haut fonctionnaire m’affirmait qu’on avait vu la police surprendre leurs réunions et pénétrer au milieu d’eux sans que les malheureux s’en aperçussent et suspendissent leurs danses. Ils ne cessent de tourner que pour tomber d’épuisement. Si quelques-uns sont pris de syncope ou de convulsions, c’est un signe de la venue de l’Esprit. De leur bouche sortent des sanglots entrecoupés, et leur front ruisselle de sueur, comme le corps d’un baigneur au sortir des étuves russes. Cette sorte de défaillance, cette sueur dont dégouttent leurs membres, les forcenés les comparent à la faiblesse et à la sueur de sang du Christ au jardin de Gethsémani, de même qu’en balançant leurs bras étendus ils prétendent, dans leurs danses, imiter le battement de l’aile des anges.

Ces valses religieuses portent, chez les khlysty, le nom expressif de radénié, c’est-à-dire de ferveur. Elles sont, pour eux, une jouissance divine, en même temps qu’une pieuse cérémonie. Ils aiment à sentir leurs yeux se voiler, leur tête se troubler, leur poitrine s’oppresser. Ces danses progressivement accélérées, ce tournoiement prolongé, agissent sur les nerfs et le cerveau d’une façon analogue à certaines boissons fortes ou à certains narcotiques. Au premier étourdissement succède une sorte d’ivresse, d’hallucination, comparable à celle que provoque l’opium ou le haschisch. Les khlysty appellent eux-mêmes ces rondes sacrées leur boisson ou leur bière spirituelle, doukhovnoié pivo. Ils ont parfois, dans le même dessein, recours à d’autres artifices, notamment aux verges et à la flagellation, ce qui justifierait leur nom vulgaire de flagellants. Il en est, dit-on, qui se frappent de verges dans leurs danses, ou qui se brûlent à la flamme des cierges. C’est à la suite du radénié que vient l’heure des prophéties. Des phrases entrecoupées, souvent insaisissables, des mots incohérents et incompréhensibles sont accueillis comme des révélations en langues inconnues. Dans cet état d’exaltation, les sectaires croient que c’est l’Esprit Saint qui parle par leur bouche. Ils expliquent ainsi comment, le plus souvent, leurs prophètes ne comprennent ni ne se rappellent eux-mêmes ce qu’ils ont prophétisé. Non contents de se procurer des extases et des révélations, certains khlysty ont des recettes pour se procurer des visions. C’est ainsi que, dans leurs radéniia, ils dansent parfois toute une nuit autour d’une cuve pleine d’eau. Lorsque la salle se remplit de vapeurs et que l’eau de la cuve vient à se troubler, les tourneurs en délire tombent à genoux, s’imaginant voir un nuage sur la cuve et dans ce nuage le Christ, sous la forme d’un jeune homme brillant de lumière. Dans toutes les folies de ce genre, il faut faire la part de l’exaltation réciproque des fanatiques, de la contagion magnétique qui accroît le délire des uns de la démence des autres. Ces assemblées d’hommes et de femmes à la recherche de l’extase suscitent des accidents nerveux, des convulsions, des crises de catalepsie et tous ces phénomènes d’hypnotisme que les âmes simples prennent pour des marques d’inspiration ou de ravissement céleste. C’est ce qui s’est vu en France, au dix-huitième siècle, chez les trembleurs protestants des Cévennes et chez les convulsionnaires du cimetière Saint-Médard.

Les hommes de Dieu se divisent en groupes désignés du nom de korabi, c’est-à-dire de navire ou de nef. Cette organisation, analogue à celle des loges maçonniques, est peut-être la raison qui a valu aux khlysty le sobriquet de Francs-Maçons[4]. Chaque korabi, chaque « nef » comprend les flagellants d’une ville, d’un village, d’une région. Chacune a ses prophètes et ses prophétesses dont les inspirations lui servent de règle ; ce qui naturellement facilite la diversité des croyances ou des rites. Chacune a aussi, d’ordinaire, son christ et sa mère de Dieu. Le premier christ des khlysty, Ivan Souslof, avait ainsi sa vierge immaculée. Ces mères de Dieu ou ces prophétesses, les dernières surtout, n’ont pas toujours le charme de la jeunesse ou de la beauté ; toutes n’ont pas non plus gardé le célibat. Il y en a de veuves ou de séparées de leurs maris. Pour saintes vierges, certains khlysty aiment à choisir de belles et robustes jeunes filles, qu’ils adorent comme une incarnation de la Divinité. Au culte qui leur est rendu, on a parfois voulu reconnaître, dans ces bogoroditsy, une personnification de la nature et de la force génératrice. On a même voulu les identifier avec la Terre mère, dont le nom reviendrait dans les hymnes chantées en leur honneur. Il semble que la plupart des « nefs » découvrent leurs saintes vierges, plutôt qu’elles ne les choisissent ; on les acclame par inspiration. Pour ce rôle, les illuminés prennent de préférence des femmes hystériques prédisposées aux transports de l’extase : une jeune fille sur laquelle agit fortement la danse de leurs radéniia, ou encore une klikousha, une « possédée » qui pousse des cris inconscients. Des névropathes ne sont-elles pas les saintes ou les prophétesses qui conviennent à de pareilles assemblées ?


Tandis que les vieux-croyants des deux rites sont, depuis Pierre le Grand, confinés dans le peuple, les sectes mystiques, comme les khlysty, ont parfois pénétré dans les hautes classes. D’après les oukazes et les actes officiels, la khlystovstchine aurait, au dix-huitième siècle, compté des adeptes dans tous les rangs, des princes aux marchands, parmi les étrangers comme parmi les Russes, parmi les ecclésiastiques comme parmi les laïques. Chose digne de remarque, celle doctrine, qui semblait renverser le christianisme, se propagea surtout parmi les moines et les religieuses, parmi les paysans appartenant aux monastères. Peut-être même est-elle née à l’ombre des cloîtres. On a tenté d’expliquer cette anomalie en considérant l’enseignement des lioudi Bojii comme une réaction du bas clergé monastique contre l’âpre domination et le relâchement du haut clergé. Il serait plus naturel de n’y voir qu’une réaction contre le vide formalisme byzantin. Toujours est-il que les murs silencieux des couvents orthodoxes semblent avoir entendu secrètement prêcher le baptême de l’Esprit après le baptême de l’eau. Des communautés entières d’hommes et de femmes, telles que le célèbre couvent Dévitchy à Moscou, auraient été infectées de ces pieuses hallucinations. Des moines, des nonnes surtout, auraient ouvert leurs cellules aux fascinantes délices des tournoyants radéniia. Des prophètes flagellants, à commencer par leur christ Souslof, auraient été ensevelis aux places d’honneur dans des églises orthodoxes, au monastère Ivanovsky notamment. Pour mettre un terme au culte scandaleux que recevaient les reliques des saints khlysty, l’impératrice Anne Ivanovna dut les faire déterrer et livrer aux flammes par la main du bourreau[5].

Le même phénomène s’est reproduit dans la première moitié du dix-neuvième siècle, sous les empereurs Alexandre Ier et Nicolas. Une société de mystiques de ce genre fut découverte, en 1817, dans une propriété impériale, au palais Michel, à Saint-Pétersbourg. Cette société, dissoute par la police, était de nouveau surprise, dans un faubourg de la capitale, vingt ans plus tard. Les réunions de 1817 avaient lieu dans l’appartement de la veuve d’un colonel, sous la direction d’une dame Tatarinof, demeurée célèbre dans les annales du mysticisme russe. Elles étaient fréquentées par des officiers de la garde et de hauts fonctionnaires, en même temps que par des soldats et des gens de service. Là aussi le secret était la condition de l’initiation ; l’existence de la société ne fut dévoilée que par la saisie d’une lettre d’un des membres. L’évocation de l’Esprit, la recherche de l’extase étaient l’objet des conciliabules de la Tatarinof. Les adeptes, s’appliquant les promesses de saint Paul aux premiers chrétiens, revendiquaient, eux aussi, le don de prophétie. Pour le provoquer, ils recouraient également à des procédés artificiels, entre autres au mouvement circulaire. Le ministre des cultes d’Alexandre Ier le prince Galitzyne, a été soupçonné d’avoir honoré de sa présence ces danses extatiques. Pour lui, et pour d’autres peut-être des spectateurs ou des acteurs de ces saintes représentations, ce n’était là sans doute qu’une fantaisie de haut dilettantisme religieux.

Comme les flagellants du peuple, ces illuminés de l’aristocratie se donnaient les noms de frères et de sœurs ; et ces familières appellations, et la liberté de ces pieuses réunions, et le suave précepte d’amour mutuel, et la douce complicité d’un secret en commun peuvent avoir été, pour les deux sexes, l’un des attraits de ces mystiques séances. Au lieu des cantiques des khlysty villageois, modelés sur le rythme des chants populaires, la communauté du palais Michel avait des hymnes en langue littéraire, versifiées à la manière de Derjavine, et parfois empruntées aux poètes de la France, de l’Allemagne, de l’Angleterre. Ces khlysty civilisés provenaient sans doute moins des pauvres enseignements de Daniel Philippovitch ou d’Ivan Sousiof que des leçons des mystiques de l’Occident. Leurs auteurs favoris étaient, dit-on, Madame Guyon et Jung-Stilling. C’était l’époque où la noblesse russe, lasse du scepticisme voltairien et du matérialisme encyclopédique, inclinait, par les pentes les plus opposées, aux doctrines mystérieuses et aux enseignements arcanes, où Saint-Martin avait des disciples et Cagliostro des admirateurs, où avec Novikof la franc-maçonnerie pénétrait dans tout l’empire, pendant qu’avec Joseph de Maistre l’influence des jésuites s’insinuait dans les hautes sphères pétersbourgeoises. Dans ce monde ouvert à tous les souffles du dehors, sur cette terre où germaient toutes les idées de l’Europe, l’illuminisme avait, lui aussi, trouvé un sol propice.

Venu ou non de l’Occident, l’illuminisme russe se retira peu à peu dans les couches inférieures de la nation ; là, chez un peuple grossier, sur un sol réaliste, il se dégrada, se matérialisa. Chez le moujik se propagèrent toutes les aberrations auxquelles peut conduire le dogme de la libre inspiration. Au-dessous des zélateurs de l’ascétisme surgirent des communautés aux doctrines impures, au culte sensuel, aux rites obscènes. Là, comme ailleurs, les exaltés, qui prétendaient s’élever au-dessus de la nature humaine, ne purent toujours se tenir sur les escarpements des cimes mystiques ; de l’abrupt sommet de l’illuminisme ils tombèrent en d’étranges chutes. L’inspiration passant par-dessus la morale comme par-dessus le dogme, aux égarements de l’imagination succédèrent les égarements de la chair. L’extase fut demandée à la jouissance, et la mysticité alliée à la volupté. Comme certaines nations primitives et certaines religions antiques, des sectaires du dix-huitième et du dix-neuvième siècle semblent avoir attribué, dans leur culte, une place à l’union des sexes. Peut-être faut-il moins voir là une impudeur calculée qu’une admiration ingénue devant le plus mystérieux des mystères de la nature. Partout les peuples enfants ont été enclins à donner à la génération un caractère religieux. L’acte qui perpétue l’espèce humaine et associe la créature au Créateur peut prendre, pour des âmes naïves, quelque chose de surnaturel, jusqu’à leur sembler l’hommage le plus agréable au Père de la vie.

Rien néanmoins ne prouve que tous les khlysty aient divinisé la génération et sanctifié la volupté. Loin de là, on ne saurait croire que toutes leurs communautés s’abandonnent « au péché en tas ou en foule » (svalnyi grekh). Pour la plupart, ce qui a donné lieu à cette accusation, c’est, semble-t-il, qu’après leur radénié, qui dure parfois des nuitS ; frères et sœurs, épuisés par leurs danses ou leurs flagellations, se couchent et dornient ensemble. Cette habitude a dû être mal interprétée ; elle prétait du reste à des abus qui ont pu dénaturer le caractère de ces nocturnes assemblées, d’autant que la fustigation avec « de saintes orties », comme disent les khlysty, n’a pas été seulement employée pour dompter la chair et provoquer l’extase. De ce que les accusations adressées aux flagellants paraissent le plus souvent peu méritées, il ne suit point qu’elles ne l’aient jamais été. La dévotion, on pourrait dire l’adoration d’un khlysty pour ses christs et ses prophètes est telle, qu’il se croit obligé d’obéir à toutes leurs paroles comme à des inspirations de l’Esprit, alors même que leurs commandements sembleraient contraires à la morale vulgaire. Chez quelques communautés de khlysty, de même. que chez les errants, l’ascétisme théorique a pu faire place à une sorte de religieuse luxure. Dans leur dédain du corps, qu’avec leurs notions manichéennes ils regardent souvent comme une création de Satan, certains de ces grossiers mystiques ont pu se persuader que l’âme, faite par Dieu et à son image, ne saurait être souillée par les souillures du corps. Pour d’autres, le péché de la chair a pu être un moyen de dompter l’orgueil de l’esprit, car il est plusieurs sentiers pour mener du mysticisme à des maximes ou à des rites impurs. Aussi ne saurait-on s’étonner si, dans les secrètes assemblées des khlysty du peuple ou du monde, les chastes noms de charité et de dilection chrétienne ont parfois, comme chez d’anciens gnostiques, couvert d’indécentes pratiques et de profanes amours.

Les « embrassements fraternels et les baisers angéliques » ont pu çà et là prendre place dans le rituel. La communion des sexes a pu compléter la communion des âmes, et l’holocauste de la chair achever le sacrifice spirituel. Selon les dépositions recueillies par le Saint-Synode au dix-huitième siècle, certaines communautés de khlysty avaient pour coutume de clore les rondes sacrées par un souper en commun ; et, ces agapes terminées, les frères et les sœurs s’abandonnaient librement aux délices de l’ « amour en Christ ». De semblables pratiques ont été imputées aux khlysly civilisés du palais Michel et aux staritses ou bélitses (religieuses ou novices) des couvents Ivanovsky et Dévilchy, aussi bien qu’aux rustiques adorateurs d’Ivan Souslof. L’homme, et encore plus la femme, est un être d’une complexité étrange, et, comme dit Pascal, qui fait l’ange fait la bête. Aux natures primitives, aux sens novices, les mystères inconnus de la volupté peuvent inspirer une sorte de terreur religieuse et comme un fascinant vertige. Il est des vierges qui s’y livrent avec d’autant plus de frénésie qu’elles les redoutaient davantage. L’attrait du sexe exerce sur certains tempéraments une obsession dont ils ne se délivrent qu’en y cédant ; tandis que, par une sorte de perversion intellectuelle, des natures raffinées ou blasées prennent plaisir à mêler l’érotisme au mysticisme, se délectant à aiguiser et à rehausser, l’un par l’autre, le délire des sens et l’ivresse du surnaturel. Chez quelques illuminés, la débauche en commun a même pu être employée comme un procédé ascétique, un moyen d’abattre le corps en le rassasiant ; la volupté a pu servir au même but que la mortification, et, elle aussi, devenir le prélude de l’inspiration ou de l’extase.


Une secte voisine, pour ne pas dire une branche de la khlystovstchine, la communauté des skakouny ou sauteurs, offrait un exemple de cet impudique mysticisme. C’est aux environs de Pétersbourg que les skakouny firent leur apparition ; c’est par la nouvelle capitale, par cette fenêtre ouverte sur l’Europe, que semble avoir pénétré en Russie cette nouvelle folie. La secte paraît d’origine étrangère, occidentale ; elle s’est d’abord montrée au milieu des populations finnoises, des populations protestantes du voisinage de la capitale ; les paysans russes de l’intérieur n’ont fait que se l’approprier. Les sauteurs ont été signalés, pour la première fois, sous le règne d’Alexandre Ier ; c’était une variété de khlysty ; ils n’en différaient guère que par le mode de leurs mouvements.

Au lieu de tourner en rond, les skakouny sautaient : d’où leur nom de sauteurs. Eux aussi se réunissaient de nuit et en secret, l’hiver, dans une cabane écartée, l’été, au fond des bois. Le chef de la communauté entonnait un cantique d’une voix lente ; il pressait peu à peu la mesure, accélérant toujours le rythme. Tout à coup il commençait à sauter, et les assistants l’imitaient en chantant. Les sauts et les chants devenaient de plus en plus rapides ; l’enthousiasme s’exprimait par des cris de plus en plus forts et des bonds de plus en plus hauts. L’heure des révélations arrivait au milieu de ces transports. Le trait particulier de ce singulier office, c’est qu’il s’accomplissait par couples d’hommes et de femmes, qui d’ordinaire s’étaient d’avance engagés pour la danse sacrée. Dans les réunions des skakouny des environs de Pétersbourg, lorsque l’exaltation était à son comble, l’officiant déclarait qu’il entendait la voix des anges. Les sauts s’arrêtaient, les lumières s’éteignaient, les couples se livraient dans les ténèbres aux douceurs de l’« amour en Christ ». Dans ces assemblées, tous les sentiments, tous les appétits, passaient pour inspirés, et leur satisfaction pour légitime. L’inceste n’était point regardé comme un péché, tous les fidèles, au dire des sectaires, étant frères en Christ. À leurs yeux, l’amour ayant un principe surnaturel, c’était un acte de religion que d’y obéir. Aussi regardaient-ils le mariage comme une impiété, et ne se laissaient-ils marier qu’afin de se dissimuler. Pour justifier leurs maximes, ils alléguaient les plus scabreuses histoires de la Bible, les filles de Loth, le harem de Salomon. À côté de ces pratiques immondes, les sectaires russes ou finnois des environs de Pétersbourg avaient des rites repoussants et abjects. Telle la communion qui consistait dans un rapprochement avec le chef de la communauté, regardé comme un Christ vivant. À ses disciples, cet impudent prophète donnait à baiser sa main ou ses pieds ; aux plus fervents sa langue. Comme les khlysty, ces sectaires se distinguaient du reste par leur sobriété ; un zélé sauteur se reconnaissait à sa pâleur[6].

Les efforts du clergé et de la police ne purent empêcher les skakouny de pénétrer dans l’intérieur de l’empire, où ils devaient se confondre avec les khlysty. Les sauteurs des districts de Pétersbourg et de Peterhof avaient été dispersés, les hommes emprisonnés, les femmes mises dans des maisons de correction. Au bout de quelques années, on découvrit des communautés de sauteurs dans les gouvernements de Kostroma et de Riazan, de Smolensk et de Samara, au nord et au sud, à Touest et à l’est de Moscou, Chez les skakouny de Riazan, la licence avait revêtu une forme plus solennelle et plus mystérieuse. Après que la danse habituelle avait été célébrée par un groupe choisi d’adeptes des deux sexes, une femme, parée du titre de mère de Dieu, appelait les jeunes filles à jouir de l’amour du Christ, représenté par un paysan. Parodiant la parabole des vierges sages et des vierges folles, la sainte entremetteuse convoquait en cantiques rimés l’assistance à une sorte de communion charnelle. « Approchez, ô fiancées, voici venir l’époux qui vous accueillera avec amour. Ne vous laissez pas aller au sommeil, ne fermez pas l’œil, ô jeunes filles, tenez vos lampes allumées. » Et pendant ce mystique appel au libertinage, les auditeurs s’inclinaient et se signaient avec dévotion devant leur prophétesse. Ailleurs, ces formes arcanes étaient laissées de côté ; le fond licencieux se montrait presque à nu. Dans leurs offices, les sauteurs ou khlysty du gouvernement de Smolensk se dépouillaient de tout vêtement, ce qui leur avait fait donner le sobriquet de cupidons. Une coutume analogue avait peut-être valu aux survivants du cercle de Mme Tatarinof, découverts à Pétersbourg en 1849, le surnom populaire d’adamites, déjà porté par une secte des premiers siècles. Chez plusieurs de ces skakouny, le caractère mystique semblait s’être évanoui, les cantiques étaient devenus des chansons érotiques ; la secte se recrutait parmi les jeunes gens et les jeunes filles, entraînés par l’appel du plaisir.

Ces oppositions ou ces combinaisons d’ascétisme et de naturalisme ne sont pas les seules que nous offrent ces sectes d’illuminés. Aux rites licencieux quelques visionnaires ont joint ou substitué des cérémonies sanglantes. Comme la volupté et la génération, la souffrance et la mort ont pu prendre une place dans le culte. La génération et la mort, les deux extrémités des choses humaines, l’alpha et l’oméga de tout être vivant, sont les deux choses qui frappent le plus violemment l’imagination ; toutes deux prennent presque également, chez les peuples enfants, un aspect religieux. De tout temps, des forcenés se sont plu à les associer à l’ombre des temples. Il en était ainsi, dans l’antiquité, de plusieurs des cultes de l’Orient, de la Syrie notamment. Pourquoi la superstition ne les aurait-elle pas accouplées çà et là dans les izbas russes ? Pour les intelligences primitives, le sang a été partout le grand purificateur. À une époque même de haute culture, sous la Rome impériale, la sanglante aspersion du taurobole et du criobole était le dernier effort du paganisme expirant. Le sacrifice, l’holocauste vivant a été, chez tous les peuples, l’acte religieux par excellence. La grande originalité du christianisme a été de le supprimer pour le remplacer par le mystique sacrifice de l’agneau. Comment s’étonner que, par une sorte de rétrogression ou d’atavisme, Il ait pu se trouver, au fond d’un peuple encore à demi païen, parmi les descendants de tribus barbares superficiellement converties, des natures assez grossières pour ne point se contenter du symbolique holocauste de la cène chrétienne, et revenir clandestinement au sacrifice de chair et de sang ? C’est ce qu’on a souvent imputé à certains sectaires russes, aux khlysty spécialement. Ils ont été maintes fois soupçonnés de remplacer le vin eucharistique par le sang d’un enfant. On sait que cette sorte de cannibalisme sacré est un des reproches que les différents cultes se sont le plus fréquemment jetés à la face. Les chrétiens en ont été accusés par les païens ; les juifs, par les chrétiens. Le plus grand nombre des khlysty ne mérite problablement pas plus cette sauvage imputation que celle d’immoralité. Certains traits nous inclinent cependant à croire que toutes les histoires de ce genre ne sont pas de pure invention. Elles s’accordent trop avec d’autres pratiques trop bien constatées chez ces singuliers mystiques.

Voici comment semblaient procéder à la communion les khlysty accusés d’unir les rites sanglants aux rites voluptueux. Au lieu de se servir uniquement, pour leur cène, de pain noir et d’eau, selon la coutume de la plupart des flagellants, ils se servaient de la chair ou du sang d’un enfant nouveau-né, non pas du premier enfant venu, mais du premier fils d’une jeune fille non mariée, érigée en sainte vierge ou mère de Dieu, bogoroditsa, et saluée comme telle dans les radéniia de la secte. « Tu es bénie entre toutes les femmes, lui disaient les prophétesses en se prosternant devant elle ; tu donneras naissance à un Sauveur dans les langes, et tous les rois viendront adorer le tsar céleste. » Durant cette parodie de la salutation angélique, les vieilles prophétesses dépouillaient la nouvelle sainte vierge de ses vêtements ; on la plaçait nue sur un autel, au-dessous des images, et les fidèles venaient, à tour de rôle, lui rendre une sorte de culte obscène, lui baisant les pieds, les mains, les seins, en se courbant devant elle avec force signes de croix. Ils l’appelaient souveraine reine du ciel, et la priaient de les juger dignes de communier de son corps très pur, lorsque, par le Saint-Esprit, naîtrait d’elle un petit christ (khristosik). Quand, à la suite des radéniia qu’elle était la première à danser, la goroditsa devenait enceinte, son enfant, si c’était une fille, devenait plus tard, à son tour, une sainte vierge. Si c’était un fils, un khristosik, il était immolé le huitième jour après sa naissance. À en croire certains récits, on lui perçait le cœur avec une lance analogue à la lance liturgique en usage dans l’Église orientale pour couper le pain consacré. Le sang et le cœur de ce petit christ, mêlés à du miel et à de la farine, servaient à la confection des gâteaux eucharistiques. C’était ce qui s’appelait communier du sang de l’agneau ; car cette cène hideuse s’inspirait d’un sombre réalisme. À ces prétendus mystiques il fallait, pour la communion, un vrai corps, un vrai sang. Quelques-uns communiaient, assure-t-on, avec le sang chaud de leur petit Jésus, et faisaient dessécher la chair pour la réduire en poudre et en préparer leurs kalatchi ou gâteaux de communion. D’autres fois, c’était une jeune fille, une « sainte vierge », vivante et volontaire victime, dont le sein gauche, enlevé au milieu des danses et des chants, servait de nourriture eucharistique[7].

Ont-ils jamais été autre chose que des monstruosités isolées, de pareils rites ne pouvaient se célébrer que de loin en loin en des contrées écartées. Ils ont toujours dû être plus rares dans la Russie moderne que, en Amérique, le sanglant vaudoux africain, le sacrifice du « bouc sans cornes » encore en usage chez les noirs de Haïti. En Russie on est d’autant plus porté à se défier des récits de ce genre que le paysan est généralement plus doux. Il est des aberrations du fanatisme qu’on ne saurait cependant révoquer en doute et qui rendent moins sceptique pour les horreurs de cette sorte. Comment oublier qu’il s’est trouvé des énergumënes pour prêcher le suicide par le fer ou par le feu, tandis que d’autres recommandaient l’holocauste des enfants ? La communion n’est peut-être pas le seul sacrement que la superstition se soit ingéniée à perfectionner à l’aide de rites sanglants. J’ai entendu raconter que, en je ne sais quel district, des forcenés, flétris du surnom de sangsues, enseignaient de baptiser les nouveau-nés avec le sang de leur mère. De pareils récits sont-ils suspects, une secte contemporaine pratique, au su de tous, le baptême du sang ou du feu, en l’entendant d’une façon plus odieuse encore. Nous voulons parler d’une secte mystique comme les khlysty, rapprochée de ces derniers par son origine et par ses dogmes, la socle des skoptsy ou mutilés.



  1. Les montany, par exemple, ainsi appelés en souvenir des montanistes, une des principales hérésies du iiie siècle. Svédénié o montanskoï sekté, par un évéque de Samara ; Sbornik pravitelstv. svéd. o raskoln. t. II, p. 80.
  2. S. V. Réoutsky, Lioudii Bojii i skoptsy, Moscou, 1872, p. 77, et Sbornik prav. svéd., t. II, p. 126. — Cf. Dobrotvorsky, Lioudi Bojii, et A. Pechersky, V gorakh.
  3. Le commandement qui condamne le vol, une des faiblesses les plus fréquentes du paysan russe, offre une image d’une énergie singulière, bien faite pour frapper des hommes simples, « Ne volez point. Si quelqu’un a dérobé seulement un kopeck (pièce de 4 centimes) ; on lui mettra au jugement dernier ce kopeck sur la tête, et le péché ne lui sera pardonné que lorsque le kopeck aura fondu dans le feu. »
  4. Introduite en Russie par Schwartz et Novikof, la franc-maçonnerie y prit un rapide développement sous Catherine II et Alexandre Ier. Les loges, déjà fermées par Catherine ; ont été supprimées par Nicolas, en même temps que les sociétés secrètes, qui avaient préparé l’insurrection de décembre 1825. Aujourd’hui il n’existe plus, officiellement du moins, de francs-maçons en Russie. Les emblèmes maçonniques sont exposés dans les musées, à Moscou notamment, comme des monuments archéologiques. Les francs-maçons russes semblent avoir été imbus de tendances mystiques. On s’est parfois demandé s’il n’y avait pas eu de lien entre eux et les khlysty civilisés de Pétersbourg.
  5. Sbornik pravit, svéd. o rask., t. II, p. 128. Réoutsky (Lioudi Bojii i Skoptsy) a donné en appendice la liste des prêtres, diacres, moines et religieuses poursuivis comme khlysty, de 1745 à 1752. On en compte 75 ; la plupart sont des religieuses.
  6. Sbornik prav. svéd. o rask.. t. II ; p. 85. Il se peut qu’ainsi que les khlysly les skakouny aient été parfois calomniés et qu’ils n’aient été qu’une variété de quakers. Sous le règne d’Alexandre Ier, leurs réunions ayant été interdites par la police à la requête des pasteurs luthériens, dont les ouailles formaient le gros de la secte, les sauteurs réclamèrent. « Notre service, disaient-ils dans une pétition au ministre des cultes, consiste en chants sacrés et en lectures de la Bible accompagnés de baisers d’amour fraternel et de marques de charité chrétienne, en discours pieux proférés par les différents prédicateurs qu’une inspiration soudaine fait lever au milieu de l’assemblée, enfin en prières avec tremblement de corps, génuflexions et prosternations, avec pleurs, soupirs ou invocations, selon les sentiments provoqués par la parole du prédicateur. »
  7. Mgr Philarèle, Istoriia Rousskoï tserkvi, Ve période, III ; Haxthaasen, Studien, t. I, ch. xiii, p. 345 ; Livanof, Raskolniki i Ostrojniki, t. II, p. 276 ; Réoutsky, Lioudi Bojii i Skoptsy, p. 35.