L’Empire des tsars et les Russes/Tome 2/Livre 3/Chapitre 3


CHAPITRE III


Comment, après avoir excité des espérances démesurées, les États provinciaux ont causé de nombreuses déceptions. Raisons de cette désillusion. — Le self-govemment local saurait difficilement se passer de libertés politiques. — Attitude des zemstvos durant la crise nihiliste. — Injustice des défiances excitées par eux. — De quelle façon il serait facile de transformer les États provinciaux en États généraux. — Conférences d’experts réunies par Alexandre III. — Nécessité de la décentralisation. — Unanimité des Russes à ce sujet. — Le self-govemment local et l’autocratie.


Pour qui récapitule tout ce que, avec d’aussi pauvres moyens, ils ont accompli ou tenté en une vingtaine d’années, il semble que les zemstvos doivent être entourés d’une légitime popularité. À vrai dire, il n’en a pas toujours été ainsi. L’opinion, à leur égard, a passé par les plus singulières alternatives d’enthousiasme et de désenchantement. Les États provinciaux avaient à leur début excité les plus hautes espérances. L’un des motifs du rapide revirement de l’opinion a été précisément l’exagération de la première confiance, la témérité des illusions ou des rêves fondés sur les nouvelles franchises provinciales. La Russie a été d’autant plus exigeante vis-à-vis des zemstvos qu’elle en attendait davantage. L’esprit des peuples, l’esprit russe en particulier, est prompt à escompter l’avenir et prompt au découragement. Tout joyeux des nouvelles et larges perspectives que leur ouvrait le self-govemment provincial, le public et la presse y croyaient découvrir un horizon illimité de liberté et de prospérité. Les yeux éblouis n’apercevaient pas les bornes, pourtant trop visibles, imposées d’avance à cette libre administration par les habitudes du pouvoir, par la routine administrative, par la pénurie financière.

L’erreur a été découverte, les limites tracées à l’activité des zemstvos ont été d’autant plus vite atteintes que ces limites ont été rétrécies. Les États provinciaux, nous ne saurions l’oublier, ont vu le jour à l’époque où, comme prise de lassitude et effrayée de son œuvre, l’énergie libérale du gouvernement réformateur commençait à pencher vers son déclin. Les zemstvos ouvraient leurs assises peu de temps après la déplorable insurrection de Pologne, peu de temps avant que le mystérieux attentat de Karakozof rendît à la police et à la IIIe section son ancien ascendant. Il n’en eût pas été ainsi, l’administration ou la loi ne les eussent pas tenus en lisières, que les zemstvos n’auraient pu remplir toutes les promesses faites à leur berceau par un présomptueux optimisme.

Ce que l’opinion attendait de ces assemblées territoriales, ce n’était rien moins qu’une complète transformation, une aisée et rapide métamorphose de l’empire, comme si les institutions avaient, pour renouveler les peuples, une sorte de vertu magique. Cette erreur est trop commune pour la reprocher aux Russes. De même que bien d’autres peuples, ils avaient oublié qu’avant de donner tous leurs fruits il faut que les institutions et les libertés s’acclimatent et s’enracinent. À un engouement excessif a succédé un dénigrement outré. La vérité est qu’au milieu des traditions bureaucratiques, avec les entraves dont ils sont embarrassés, devant la pénurie d’argent qui les arrêtait, les zemstvos ont à peu près donné au pays tout ce qu’un esprit sobre en pouvait espérer.

Le temps n’est pas encore bien loin où j’entendais de ces Russes, depuis dédaigneux de leurs institutions locales, s’enorgueillir de leurs zemstvos, se vantant d’avoir suivi une meilleure voie que la plupart des peuples de l’Europe, se félicitant d’être entrés dans la liberté par la vie locale, par les franchises provinciales et municipales. « Grâce à Dieu et au tsar, me disaient-ils, nous n’avons pas, comme vous autres Français, débuté par des constitutions, par des chambres et des ministères responsables, par des libertés politiques, c’est-à-dire le plus souvent par la licence et les révolutions. Heureusement pour nous, notre gouvernement n’a pas écouté notre impatience. Alexandre II ne s’est pas laissé enjôler par notre noblesse, qui, en dédommagement de l’émancipation de ses serfs, réclamait une charte. Nous n’avons pas comme vous, comme vos voisins d’Espagne ou d’Italie, sauté d’un bond, du régime le plus autoritaire à un régime de dispute, de division et d’énervement gouvernemental. Si nous avons pris la route la plus longue, nous avons pris la plus sûre. Nous marchons pas à pas, pour avancer sans reculs ni chutes, allant du petit au grand, du simple au complexe, de la province et de la municipalité à l’État. Nous procédons logiquement, organiquement, comme la nature même. Vous nous trouvez arriérés parce que nous ne possédons encore que des franchises locales ; en réalité, nous sommes plus avancés que vous. Avec cette méthode, nous ferons plus de besogne en vingt ans de gouvernement régulier que vous en un siècle de révolutions. Vous raillez nos humbles libertés ; laissez-nous faire, nous prenons notre temps, nous commençons notre maison par le bas, nous creusons patiemment nos fondations au lieu d’élever, comme vous, à la hâte un rapide et fragile échafaudage, toujours abattu et toujours à recommencer. Ne méprisez point notre lenteur : sur les fondements que nous posons aujourd’hui, nous assoirons un édifice plus solide et plus haut que toutes vos frêles constructions, trop dépourvues de base pour demeurer longtemps debout[1]. »

En dehors des cercles officiels il y aurait eu dès la fin du règne d’Alexandre II peu de Russes à tenir un pareil langage. Ce n’est point que cette thèse n’ait du vrai, c’est qu’elle est incomplète et prête aisément à l’illusion, parce qu’elle n’exprime qu’une moitié de la vérité. Certes, en fait de liberté et de self-govemment comme en toutes choses, le mieux est de commencer par le commencement, de ne pas trop se hâter au début du chemin, de peur de ne pouvoir achever la route. Le plus sage est de ne point forcer son pas, de marcher, non de courir, mais à la condition de ne point s’arrêter avant d’avoir atteint le but. Il n’est pas douteux que les libertés politiques et les chartes constitutionnelles ne soient fragiles, caduques, chancelantes, sans solidité et sans efficacité, si elles ne s’appuient sur les libertés locales, sur les franchises municipales et provinciales. Il n’est, pour nous, guère moins certain que les franchises locales ne sauraient être entières, respectées de tous et assurées contre toutes menaces, si elles ne sont défendues par les libertés politiques. En Russie comme ailleurs, je doute qu’on puisse longtemps avoir la liberté en bas et l’arbitraire en haut, comme l’on ne saurait longtemps avoir la liberté en haut et l’absolutisme bureaucratique en bas. Le self-govemment local peut fleurir plus vite à l’abri d’un pouvoir fort et incontesté, mais il ne faut pas que l’ombre qui le protège l’étouffe ou en arrête la croissance. Tant que le contrôle des gouvernés est exclu du domaine politique et législatif, c’est, je le crains, une chimère que d’espérer dans la sphère administrative le triomphe complet du régime représentatif et le règne indépendant des assemblées élues. Le régime du bon plaisir, maintenu dans les hautes régions du gouvernement, débordera toujours plus ou moins hors des limites qui lui auront été tracées. Les libertés locales demeureront ouvertes à l’ingérence des fonctionnaires de la couronne ; elles resteront assujetties à toutes les volontés du pouvoir qui plane au-dessus d’elles. En un mot, s’il importe de donner à la liberté et au selfgovemment de profondes et solides fondations, c’est à la condition de ne s’en pas tenir aux fondations ou au sol et d’achever la maison, car, sans les étages supérieurs et sans le toit qui les met à couvert de la pluie ou du soleil, le sous-sol et le rez-de-chaussée ne sauraient guère être habitables.

C’est là ce que la plupart des Russes n’ont pas compris, ce que beaucoup encore se refusent à confesser aujourd’hui. Ils n’ont voulu voir que ce qui flattait leur amour-propre et ont couru ainsi au-devant des déceptions. Le self-government local, tel qu’il a été institué par Alexandre II, était le meilleur mode d’initiation à la vie publique, la meilleure manière de dresser peu à peu la nation au maniement de ses affaires. C’était un excellent apprentissage, mais, en se prolongeant indéfiniment, l’apprentissage risquait de dégoûter les apprentis. Le self-government local, impuissant à se suffire à lui-même, ne saurait être qu’un commencement, un point de départ ; prétendre s’y arrêter indéfiniment, c’est, à notre sens, une illusion, et cette illusion a été celle du gouvernement et du pays avec lui.

Le pouvoir n’avait rien négligé pour enfermer les États provinciaux dans l’étroite enceinte des affaires locales et clore toutes les fissures par où ces assemblées eussent pu être tentées d’en sortir. Le droit de pétition, le plus élémentaire et le plus humble des droits qui puissent être reconnus à un peuple ou à des corps délibérants, le droit de déposer des vœux au pied du trône, a été refusé aux assemblées territoriales, ou, s’il leur a été concédé, il a été rigoureusement borné aux intérêts locaux, et les zemstvos russes n’ont pas eu, comme nos conseils généraux français, besoin de se faire souvent remémorer la loi par les représentants du gouvernements[2]. Lorsque, dans la naïve ferveur de leur noviciat à la vie publique, un ou deux zemstvos firent mine de porter leurs regards au delà de l’horizon provincial, le pouvoir central les rappela sévèrement à leur spécialité et à la modestie de leur mission. Vers 1867, les États provinciaux de Saint-Pétersbourg furent brusquement congédiés pour avoir osé exprimer un vœu illégal en faveur des libertés politiques, et le président de cette imprudente assemblée, un Chouvalof, proche parent du chef de la IIIe section, se vit, par mesure de police, éloigné de la capitale. La leçon n’a pas été perdue : depuis lors, nul zemstvo n’a essayé de s’élever au-dessus de sa sphère et de se guinder au-dessus de son rôle.

Quand, avec une inconséquence expliquée par le trouble de ses conseillers et la terreur des conspirations, l’empereur Alexandre II, dans l’effarement de la crise nihiliste, fit, en 1879 et 1880, appel au concours du pays et des différentes classes de la nation, la plupart des zemstvos ne répondirent que par des adresses banales et de stériles protestations de dévouement, qui ne pouvaient apporter au pouvoir aucune force réelle. Deux ou trois assemblées seulement osèrent, dans leur réponse à l’appel impérial, indiquer discrètement au gouvernement les réformes qui pouvaient l’aider à triompher de l’esprit de rébellion. Le zemstvo de Kharkof eut seul la courageuse franchise de déclarer que, la loi leur interdisant toute discussion sur les affaires générales, les zemstvos ne sauraient offrir leur appui au gouvernement, dans la lutte contre la révolution, que si leurs attributions étaient légalement étendues[3].

En dépit de toutes leurs déceptions, les zemstvos ont toujours gardé l’espoir que tôt ou tard les circonstances contraindraient le gouvernement à réclamer leur concours. Plusieurs fois déjà, au milieu de la guerre de Bulgarie, lors des irritantes défaites de Plevna, — entre le traité de San-Stefano et le traité de Berlin, lorsqu’on appréhendait une guerre avec l’Angleterre, — durant la crise nihiliste, lorsque, avec le général Loris Mélikof, Alexandre II semblait enclin à revenir à une politique libérale, — depuis la mort de ce prince enfin et l’avènement d’Alexandre III, on s’est flatté à diverses reprises de voir le souverain, désireux de se mettre ostensiblement en communication avec son peuple, s’adresser sous une forme ou sous une autre aux zemstvos, leur demander, pour telle ou telle mesure, une sorte de ratification ou de consécration nationale. Pour obtenir une représentation du peuple russe, il n’y aurait guère, en effet, qu’à réunir une délégation des divers États provinciaux. En de graves conjonctures, en cas de guerre malheureuse et de péril national par exemple, ou en cas de minorité turbulente et de régence contestée, le gouvernement pourrait, sans charte ni constitution, sans élections même, improviser une assemblée de mandataires du pays. Il suffirait à la rigueur de convoquer à Saint-Pétersbourg ou à Moscou les commissions de permanence des zemstvos des diverses provinces[4].

De la guerre de Bulgarie au couronnement d’Alexandre III j’ai rencontré plus d’un Russe qui se flattait de voir ainsi sa patrie mise indirectement en possession d’une sorte de représentation nationale. Il faudrait un péril imminent pour décider le pouvoir autocratique à transformer de cette façon les États provinciaux en États généraux, le zemstvo en zemskii sobor. Cette expérience, qui répugnait manifestement à Alexandre II, semble n’être pas davantage du goût d’Alexandre III. Au lieu de convoquer des délégués des zemstvos, plus ou moins en droit de se targuer d’être les représentants du pays, le gouvernement impérial préfère réunir de temps en temps, dans l’une de ses nombreuses et inoifensives commissions législatives, quelques membres isolés des États provinciaux ou des municipalités, pris à son choix dans les diverses assemblées locales, et hors d’état de se considérer comme représentants de la nation. C’est ce dont Alexandre II avait déjà donné l’exemple, un an ou deux avant la dernière guerre d’Orient, en réunissant une sorte de congrès économique appelé à donner son avis sur la réglementation du travail et les rapports des patrons et des ouvriers. C’est ce que le même prince semble avoir été près de tenter sur une autre échelle et pour des questions plus brûlantes, au printemps de 1881, au moment même où il allait succomber sous les coups répétés des révolutionnaires ; c’est ce qu’Alexandre III a déjà exécuté plusieurs fois, notamment dans l’automne de 1881, et ce qu’on espérait lui voir désormais ériger en pratique de gouvernement.

En septembre 1881, Alexandre III avait en effet réuni à Saint-Pétersbourg une commission de trente-deux personnes, pour la plupart membres des zemstvos ou des municipalités, avec mission d’étudier deux questions bien souvent débattues en Russie et naturellement aussi étrangères à la politique l’une que l’autre : la question des cabarets et celle des migrations de paysans. Les membres de cette commission, officiellement désignés sous le titre modeste d’experts (svédouchtchye lioudi), comptaient parmi eux des maréchaux de la noblesse et des présidents des délégations provinciales, à côté desquels on remarquait un paysan, simple ancien de bailliage. Ce qui distinguait cette commission de tout ce qu’on avait vu jusqu’alors, c’est qu’elle était uniquement composée de représentants de la société, que le tchinovnisme en était entièrement absent, qu’elle dirigeait ses délibérations en dehors de l’intervention de tout fonctionnaire. Ce qui n’était pas moins nouveau, c’est que, au lieu d’être condamnées à l’obscurité du huis clos, ses discussions pouvaient être librement reproduites dans les journaux. Pendant des semaines, la presse russe a été remplie des dissertations des divers orateurs sur les débits d’eau-de-vie et les meilleurs moyens de mettre un frein à l’ivrognerie. Durant des semaines, la Russie a eu de cette façon l’illusion d’une sorte de parlement au petit pied, mais d’un parlement dont les débats et la compétence ne dépassaient guère les murs du cabaret, bien que la fin tragique d’Alexandre II semblât mettre à l’ordre du jour d’autres problèmes que ceux discutés dans les sociétés de tempérance. Les sujets du tsar sont en général modestes dans leurs vœux ; il n’en a pas fallu davantage pour en satisfaire un grand nombre et ranimer parmi eux d’anciennes espérances[5].

Si borné que nous en paraisse le domaine, l’inauguration de pareilles assemblées était manifestement un progrès pour l’empire autocratique. Il faut se garder cependant d’en grossir l’importance. À part la nature restreinte des objets soumis à ses études, à part le manque de sanction de ses délibérations, une pareille commission a le défaut de ne pas être réellement un corps représentatif. Ces conférences d’experts auraient une tout autre valeur si les membres, au lieu d’être choisis arbitrairement par le gouvernement, en étaient désignés par les zemstvos. Il est vrai que, d’après les théories slavophiles, ce mode de désignation, par le pouvoir, d’hommes choisis parmi les représentants de la nation est plus conforme au caractère national et à la tradition slave : c’est une manière de réaliser l’union tant vantée du tsar et du peuple. À en croire même certaines spéculations, c’est de cette façon, par le choix du tsar et non par élection directe, que devrait être composé le zemskii sobor, la représentation légitime de la nation. Certains défenseurs de ce procédé ajoutent que l’on ne saurait faire élire les représentants du pays par les zemstvos, attendu que les zemslvos, avec leur diversité de provenance, ne représentent point le pays, mais seulement telle ou telle classe[6].

Quoi qu’il en soit, quand le gouvernement eût persisté dans cette pratique nouvelle, quand, selon une promesse du général Ignatief[7], un peu oubliée de son successeur, le comte Tolstoï, toutes les questions vitales seraient dorénavant résolues avec le concours « d’hommes du pays », de pareilles assemblées, aussi souvent réunies et aussi libres qu’on les suppose, ne seraient jamais que des commissions consultatives. Dans toute question traitée par elles, le dernier mot resterait, comme par le passé, à l’administration et au tchinovnisme. Aussi, indépendamment même de l’absence d’élection, ne saurait-on voir dans ces conférences la menue monnaie de chambres législatives. Leur principal avantage, si elles ne sont pas systématiquement épurées, c’est qu’elles peuvent permettre à la voix de ses sujets de monter de temps en temps jusqu’aux oreilles du tsar autocrate.

Au moment où la conférence d’experts de 1881 terminait ses séances, l’empereur Alexandre III conviait, dans l’hiver 1881-1882, une autre commission à une besogne bien autrement vaste, la réforme de l’administration. À l’inverse de la conférence sur les boissons et les cabarets, la nouvelle commission était composée de fonctionnaires ; les membres des États provinciaux n’y devaient avoir accès qu’à titre de déposants. Cette commission, qui a terminé ses travaux en 1885, était chargée de préparer la revision de toutes les institutions locales de l’empire, des provinces, des districts, des municipalités urbaines, des communes rurales. C’était un remaniement général de toute l’œuvre de son père que semblait s’être proposé Alexandre III. Dans cette réorganisation administrative, les zemstvos eussent dû tenir la première place. Les influences dominantes à Pétersbourg paraissaient malheureusement n’avoir en vue que de fortifier l’autorité des gouverneurs et l’ascendant de la noblesse et de la grande propriété[8].

Ce que l’opinion réclame pour les zemstvos, ce que plusieurs d’entre eux ont timidement demandé, de 1880 à 1886, c’est, à bien des égards, moins des facultés nouvelles que la restauration des droits qui, après leur avoir été reconnus par la loi, leur ont été enlevés ou contestés par la bureaucratie. Tout montre combien le gouvernement impérial a eu tort de tenir en suspicion les États provinciaux. Ce n’est pas de ce côté qu’est pour lui le danger. La bureaucratie, le tchinovnisme et la centralisation ont seuls à redouter le développement de pareilles institutions. Les défiances du pouvoir envers les assemblées provinciales ou municipales paraissent enfantines ; ce ne sont point, de longtemps, les zemstvos qui serviront d’organe ou d’instrument à la révolution. Sous ce rapport, l’attitude des corps élus est constamment demeurée irréprochable. Loin de se complaire à une opposition systématique ou à des taquineries déplacées, loin de provoquer des conflits d’aucune sorte, les États provinciaux, comme les municipalités, n’ont cessé de montrer envers l’administration et les fonctionnaires une prudence, une circonspection, une retenue singulières. S’il y a eu excès, l’excès a été plutôt dans le sens de la soumission, de la docilité, de l’obséquiosité. En aucun pays du monde les corps délibérants n’ont mis plus de soin à ne pas abuser des droits qui leur élaient conférés, à ne point avoir l’air d’outrepasser les limites qui leur étaient tracées. À aucune époque, des assemblées élues ne se sont aussi généralement, aussi patiemment appliquées à ne point porter ombrage au pouvoir et à ses agents. Ces conseils provinciaux et municipaux ont montré parfois un esprit d’initiative qui fait honneur à la Russie ; mais jamais ils ne se sont écartés de la plus respectueuse déférence envers les autorités locales, à plus forte raison envers le pouvoir central. Par là ces nouvelles institutions n’ont cessé de mériter la confiance du souverain, non moins que celle du pays. Si l’esprit révolutionnaire a fait en Russie d’incontestables ravages, ce n’est point dans les assemblées représentatives qu’il a son siège et qu’il se propage ; c’est dans des sociétés secrètes, dans des conciliabules occultes qui, sur les jeunes têtes et les imaginations exaltées, ont d’autant plus de puissance que les assemblées régulièrement élues ont moins d’autorité. En Russie, plus que partout ailleurs peut-être, la meilleure arme contre l’esprit révolutionnaire, ce serait l’esprit libéral. Veut-on dégoûter la jeunesse et les âmes honnêtes des trames ténébreuses et des agitations souterraines, que l’on permette aux hommes épris du bien public de s’y consacrer au grand jour, sans crainte et sans entrave.

Pour l’empire du Nord, les libertés provinciales sont aujourd’hui un besoin physique autant qu’un besoin moral, une nécessîlé économique non moins qu’une convenance politique. Si la centralisation a créé l’État russe, la décentralisation et le self-government local peuvent seuls le faire vivre, le développer matériellement et moralement, mettre en œuvre ses ressources naturelles, élever sa richesse et sa civilisation au niveau de sa grandeur territoriale. Les dimensions mêmes de l’État, la variété des populations qui y sont renfermées, les différences du sol et du mode de tenure de la terre, y rendent le règne de la bureaucratie centraliste plus intolérable et plus stérile que dans des États moins étendus, à population plus dense et plus également répartie. Dans un pareil empire il est souvent malaisé de légiférer à la fois pour toutes les provinces, impossible de leur appliquer à toutes les mêmes règles. Quelle que soit la complexité de ses lois et règlements, le pouvoir central ne saurait prévoir toutes les exceptions et se conformer partout aux besoins locaux. Au lieu de surcharger le code de l’empire d’innombrables dispositions et distinctions, souvent mal appropriées aux localités et aux faits, le législateur devrait laisser une certaine latitude aux autorités locales, et, sous peine de favoriser l’arbitraire, cela ne peut être fait qu’au moyen des représentants de la société, au moyen des assemblées électives, des zemstvos surtout.

De la Baltique à la Caspienne, presque tout le monde le sent aujourd’hui. La centralisation bureaucratique, qui, durant deux siècles, a présidé à l’éducation européenne de la Russie, est presque universellement rendue responsable de la lente croissance et des faibles progrès de son élève. Comme un précepteur qui prétendrait s’imposer éternellement à un jeune homme et le maintenir, en dépit des années, sous son étroite tutelle, le tchinovnisme excite la haine et les révoltes du pupille qu’il prétend gouverner en enfant, sans plus rien avoir à lui apprendre. Pour la plupart des Russes, la bureaucratie est l’ennemie. Ils n’ont qu’un désir, s’émanciper de son joug. Selon une métaphore scientifique, devenue chez eux un axiome banal, il faut substituer à l’impulsion mécanique du tchinovnisme l’action organique du pays. Vis-à-vis de la bureaucratie, les deux partis ou les deux tendances qui se disputent la Russie sont par extraordinaire unanimes. Pétersbourg et Moscou semblent là-dessus d’accord. Libéraux à l’occidentale, ambitieux de voir entrer leur patrie dans la carrière des libertés constituGonnelles, et néo-slavophiles, prôneurs convaincus du régime autocratique, s’entendent au profit du self-government local. Les premiers y voient la meilleure préparation à la difficile épreuve des libertés politiques ; les derniers y découvrent l’équivalent et comme la rançon de ces périlleuses libertés qu’ils repoussent pour leur pays. Au lieu d’être, comme trop souvent, tiraillée en sens opposés par deux forces contraires, la Russie et son gouvernement sont ainsi poussés dans la même voie par les deux esprits rivaux qui se partagent la direction de l’opinion. En cédant à cette double impulsion, le gouvernement est sûr de céder au vœu général de la nation.

Rien de plus curieux, à cet égard, que l’attitude des conservateurs nationaux de Moscou[9]. Ce ne sont pas les moins décidés contre la bureaucratie, les moins ardents en faveur des zemstvos et du self-government provincial. Autant ils professent d’aversion et de dédain pour les fallacieuses et stériles libertés politiques de l’Occident, autant ils affectent de zèle pour les humbles et fécondes libertés locales. À leurs yeux, là est l’avenir de la Russie et l’idéal russe. C’est par là que peut être conciliée l’apparente antinomie de la liberté du peuple et de l’autocratie tsarienne. Pour réaliser leur dogme favori de l’union et, pour ainsi dire, de la communion du souverain et du peuple, il n’y a qu’à faire disparaître la bureaucratie qui se place entre le trône et le pays, qui les empêche de se voir, de se sentir, et les rend étrangers l’un à l’autre. S’ils réclament le self-government local, ce n’est point par défiance du pouvoir, comme une concession ou une diminution de l’autorité impériale, c’est par amour pour l’autocratie, afin de la fortifier, de la débarrasser de ce qui la souille et la compromet, de la délivrer d’une besogne ingrate et de vulgaires soucis, en la ramenant dans son domaine naturel, la sphère des intérêts généraux, pour laisser aux populations, aux provinces, aux villes, aux communes, le soin des intérêts locaux. Le pays (zemlia) s’administrant lui-même sur place (mêsino), avec un tsar autocrate à sa tête, telle est la formule de l’école qui prétend personnifier les traditions et les aspirations nationales. Pour elle les libertés provinciales et communales, loin d’être un empiétement sur l’autocratie, sont le meilleur moyen de la consolider et de la faire durer[10].

Je ne reviendrai pas ici sur ce que peut avoir d’illusoire cette théorie moscovite[11]. Une chose certaine, c’est qu’elle a des partisans nombreux, intelligents, de bonne foi, et, dans l’intérêt du pays comme du souverain, il est désirable qu’elle soit mise à l’épreuve des faits. Si chimérique que puisse nous sembler cette combinaison, c’est pour l’autocratie la seule chance de rajeunissement et de longue existence. Quand l’expérience ne réussirait pas, ni la Russie ni le tsar n’ont rien à y perdre. S’il ne peut suppléer à des libertés plus étendues, le self-government local peut, tout en y préparant, en rendre la privation moins sensible et moins dommageable. En tout cas, quelle que soit la marche suivie par le gouvernement, que la Russie s’attarde longtemps encore dans les modestes franchises provinciales et municipales, ou qu’elle soit lancée dans la bruyante carrière des libertés politiques, les États provinciaux, plus ou moins remaniés, resteront les organes essentiels de la société et de la vie publique. Le zemstvo est la pierre angulaire de toutes les institutions futures de l’empire ; tout ce qui se fera de rationnel et de durable sera construit sur cette base.



  1. Ces idées se retrouvent chez nombre d’écrivains, chez le prince A. Vasilichtchkof par exemple, dans son O samooupravlénis.
  2. Sans sortir du domaine des intérêts locaux, où la loi les enferme, les nouveaux États provinciaux pouvaient tendre indirectement à élargir leur sphère d’action, au nom même de l’intérêt local, en se mettant en rapport les uns avec les autres, en se concertant avec leurs voisins pour les affaires qui touchent plusieurs provinces. La bureaucratie ne pouvait voir d’un bon œil les zemstvos entrer en relation ensemble, et les provinces s’unir, ne fût-ce que dans un intérêt purement économique. Aussi les zemstvos ont-ils été d’abord rigoureusement maintenus dans leurs frontières respectives et n’ont-ils obtenu qu’en 1879, et pour des motifs déterminés, la faculté de se concerter ensemble. On ne saurait s’étonner de ces défiances, alors qu’en France nos départements, qui sont huit ou dix fois plus petits et deux ou trois fois moins peuplés que les goubernies russes, ont été systématiquement maintenus dans leur isolement, et que nos conseils généraux n’ont obtenu que depuis 1871, et non sans restriction, le droit de prendre des mesures communes pour des intérêts communs.
  3. Le texte de cette délibération, que la presse russe de l’étranger osa seule reproduire alors, ne fut connu du public russe qu’un an plus tard environ, sous le ministère du général Loris Mélikof.
  4. En 1878, lorsque, durant le congrès de Berlin, les Russes redoutaient un conflit avec l’Angleterre, quelques-uns des organes les plus influents de la presse, le Golos entre autres, avaient proposé de faire établir par les zemstvos des taxes extraordinaires, destinées à de nouveaux armements. Ç’eût été une manière déguisée de faire voter par les représentants du pays une partie des fonds exigés pour la guerre.
  5. Le gouvernement d’Alexandre III avait, du reste, en cette circonstance, fait preuve de largeur d’esprit. Il avait généralement désigné des hommes distingués de tendances souvent fort différentes. Parmi ces experts on remarquait leur doyen, M. E. Gordéienko, principal auteur de l’adresse du zemstvo de Kharkof à l’empereur Alexandre II, adresse qui, sans l’appui du général Loris Mélikof, alors gouverneur de Kharkof, eût pu valoir à ses signataires un voyage en Sibérie. Voyez plus haut, p. 229.
  6. Ainsi, par exemple, la Rous de M. Aksakof, en oct. 1881. Tel n’est pas l’avis des zemstvos, dont plusieurs ont, en 1881 et 1882, exprimé l’espoir d’élire dorénavant les experts appelés dans les commissions impériales. L’un d’eux même, celui de Novgorod, a prié les membres de son bureau de n’accepter aucune nomination, dans aucune commission, sans un mandat de leurs collègues.
  7. Discours du général Ignatief, alors ministre de l’Intérieur, à l’ouverture de la conférence d’experts, 24 sept. 1881.
  8. C’est ainsi qu’il était question d’accorder aux grands propriétaires la faculté d’entrer dans les zemstvos comme membres de droit. Voyez par exemple le Vesinik Evropy, oct. 1885 (Vnoutrennéé obosrénié).
  9. Nous parlons ici des néo-slavophiles de l’école de M. Aksakof et non des absolutistes de l’école de M. Katkof et de la Gazette de Moscou.
  10. Cette thèse a été soutenue avec un incontestable talent, dans la Rous de Moscou, de 1880 à 1885, par M. Aksakof et ses amis. (Voyez, par exemple, le no 26 : 1881.)
  11. Voyez plus haut le commencement de ce chapitre et aussi la conclusion de ce volume.