L’Empire des tsars et les Russes/Tome 2/Livre 2/Chapitre 4


CHAPITRE IV


La police. — Son importance dans an État absolu. — Police ordinaire. — Ses défauts, sa tyrannie. — Raisons de sa fréquente impuissance. — Police des villes et dvorniks — Police rurale et ouriadniks. — Servitude des passeports. Ses inconvénients, son inefficacité.


Tous les moyens de contrôle inventés par la prudence des souverains et combinés par le génie bureaucratique n’ont pu mettre un terme aux abus administratifs. Parmi les freins imposés au tchinovnisme, il en est un dont nous n’avons encore rien dit et qui mérite une attention particulière : je veux parler de la police. Dans un État absolu, la police a naturellement une importance capitale, elle devient d’ordinaire la pièce essentielle du mécanisme gouvernemental. C’est à elle de suppléer aux libertés politiques, de suppléer à la presse et aux assemblées élues, là où ni la parole ni la plume n’ont le droit de dénoncer les abus. Sa tâche est naturellement d’autant plus grande que celle du pays est plus restreinte : l’œuvre de contrôle, de vérification, de critique, qui ne se peut accomplir au grand jour par l’opinion ou par les représentants de la nation, doit se faire en secret par les agents de l’autorité. En dehors de cette alternative, libertés publiques ou police occulte, il n’y a que désordre et anarchie.

En Russie, comme en tout État absolu, la police a dû jouer un double rôle, elle a dû surveiller à la fois le peuple et les fonctionnaires, les administrés et l’administration : aussi nulle part n’a-t-elle été plus puissante. Sous l’empereur Nicolas, on peut dire que la police était vraiment le principal rouage de l’État ; sous l’empereur Alexandre II, après vingt ans de réformes libérales, elle avait conservé ou repris une grande partie de son ancienne autorité. Un des principaux soucis des gouvernants, depuis près de deux siècles, a été le perfectionnement de cet engin de gouvernement ; afin d’en accroître la force ou l’activité, on l’avait dédoublé. Pour la Russie de Nicolas et d’Alexandre II, ce n’était pas assez d’une police, elle en avait deux, indépendantes l’une de l’autre. La première, la police ordinaire, régulière, dépendait du ministère de l’intérieur ; la seconde, la police politique, la police d’État, placée en dehors de tout ressort ministériel, ne relevait que de l’empereur.

La police ordinaire a une organisation plus ou moins analogue à celle que lui ont donnée les États de l’Occident. Ce qui la distinguait naguère encore, c’était sa prédominance sur les services dont elle n’eût dû être que l’accessoire. Au lieu de rester l’humble auxiliaire et comme la servante de l’administration et de la justice, la police en était la maîtresse et la suzeraine. Là où nous mettons un fonctionnaire de l’ordre judiciaire ou administratif, les Russes ne mettent parfois qu’un officier de police. Ainsi, dans les districts qui répondent à nos arrondissements, au lieu d’un sous-gouverneur correspondant à notre sous-préfet, le gouvernement est représenté par un maître de police, appelé ispravnik, quî, dans les principales localités, a sous ses ordres des commissaires, désignés sous le nom de stanovoï pristaf.

L’ispravnik, encore aujourd’hui le premier fonctionnaire du district, était, depuis Catherine II, nommé par la noblesse. Ces commissaires élus n’en avaient point meilleure réputation ; ils passaient rarement pour incorruptibles et étaient suspects de partialité ou de faiblesse vis-à-vis des plus influents de leurs électeurs. Après l’émancipation des serfs, on ne pouvait laisser à une seule classe de la nation le choix de fonctionnaires en contact incessant avec toutes les classes. La nomination de l’ispravnik a été remise au gouverneur, les habitants y ont perdu une garantie plus illusoire que réelle.

La police a de tout temps été l’un des ressorts où les exactions et les abus de toute espèce étaient le plus fréquents, parce qu’ils étaient le plus faciles. Malgré l’attention que lui a toujours consacrée le gouvernement, ce service, sur lequel reposent tous les autres, est jusqu’ici resté l’un des plus défectueux. Dans les villes, dans les capitales surtout, là où elle agit sous l’œil des autorités les plus élevées, la police laisse extérieurement peu à désirer, elle est attentive, complaisante, polie, sinon toujours honnête. À Saint-Pétersbourg, un étranger qui l’eût jugée par les dehors eût pu la croire parfaite ; l’audace longtemps impunie des nihilistes n’en a que trop révélé la négligence et l’inhabileté. Cette surprenante impuissance de la police tenait surtout aux défauts habituels de l’administration russe, à l’ignorance, à l’incurie, à la vénalité.

D’après une enquête faite sous Alexandre III, en 1881, par le général Baranof, alors préfet de police de Pétersbourg, un grand nombre des agents de police de la capitale ou de la banlieue étaient incapables de rédiger un procès-verbal, beaucoup même ne pouvaient écrire correctement leur nom. Parmi les commissaires, un grand nombre ignoraient les lois et les règlements dont ils devaient faire l’application, et leur moralité était souvent au niveau de leur instruction. Qu’on juge par là de ce que peut être la police dans les provinces reculées ! L’insuffisance du personnel s’expliquait par l’insuffisance de son traitement, d’autant que la déconsidération où est demeuré, en Russie, tout ce qui touche à la police, n’est pas faite pour en faciliter le recrutement. Les commissaires de Saint-Pétersbourg, qui s’en tenaient à leurs émoluments, avaient peine à vivre, et les simples agents, les policemen, seraient morts de faim s’ils n’eussent prélevé sur les cabarets et les auberges un supplément, en nature ou en argent, à leurs modiques appointements. Parmi un personnel ainsi composé, habitué par son indigence à des gains illicites, il n’était pas malaisé aux révolutionnaires d’acheter des complaisances, sinon des complicités. Aussi l’un des premiers soins du général Baranof, chargé par Alexandre III de réorganiser la police, a-t-il été d’augmenter la paye de ses agents en même temps que leur nombre[1].

Non content d’accroître ainsi le nombre et la valeur de ses agents de surveillance, le gouvernement a imaginé, depuis sa lutte avec le nihilisme, de leur donner, aux frais des particuliers, des auxiliaires gratuits. C’est ce qu’il a fait dans les grandes villes, dans la capitale notamment, à l’aide des propriétaires, qu’il a, sous peine de séquestre, rendus responsables de leurs locataires et de tous les actes illicites accomplis dans leurs maisons : réunions secrètes, conférences clandestines, dépôts de livres prohibés, d’armes ou de matières explosibles, etc. Et comme le propriétaire a été rendu garant de ce qui se passait à l’intérieur de son immeuble, le portier, le dvornik, transformé en factionnaire, doit répondre de tout ce qui se passe au dehors, veiller à ce qu’on ne colle sur les murs aucune proclamation révolutionnaire, et à ce qu’on ne lance des fenêtres aucun objet dangereux, surveiller les personnes qui entrent et sortent, prêter main-forte à la police dans l’arrestation des individus qui cherchent à s’enfuir ou tentent de résister[2]. Les précautions inventées à cet égard par le général Gourko, à la fin du règne d’Alexandre II, ont, sous Alexandre III, été reprises par le général Kozlof, alors grand maître de police. Le dvornik, arraché au service du propriétaire ou des locataires, doit monter la garde devant sa maison ; et à ces sentinelles, qui ne coûtent rien au Trésor, les règlements imposent un service qu’on oserait à peine réclamer d’un soldat ou d’un gendarme. Le dvornik en faction ne doit quitter son poste sous aucun prétexte ; il lui est expressément interdit de dormir, interdit même de s’abriter contre la pluie ou la neige sous la porte cochère[3], et le service de ces malheureux dvorniks est officiellement fixé, pour les six mois d’hiver, à seize heures consécutives, de quatre heures du soir à huit heures du matin. Avec les hivers de Saint-Pétersbourg, on devine ce que peut être une pareille faction ; quelle que soit l’endurance russe, un seul homme n’y saurait suffire. Grâce à cette garde imposée aux portiers, le gouvernement a donné à chaque maison de la ville un ou deux veilleurs de nuit, qui sont, pour les propriétaires, une charge d’autant plus lourde qu’à l’intérieur il a fallu les remplacer par des suisses[4]. Comme si elle se sentait incapable d’assurer l’ordre dans les rues de la capitale, la police a eu l’idée, assurément bien russe, d’en charger une classe d’habitants, ainsi soumise à une corvée d’un nouveau genre. Si ingénieuses qu’elles semblent, toutes ces précautions n’ont, du reste, eu jusqu’ici qu’un médiocre succès.

Un des motifs de la négligence et de l’insuffisance de la police russe, c’est la multiplicité des fonctions qui lui sont confiées. Quoique déjà noiablement restreintes sous Alexandre III, ses attributions restent encore démesurément étendues. Après avoir été si longtemps l’instrument favori du pouvoir, la police continue, aux dépens de ses fonctions spéciales, à intervenir dans nombre d’affaires plus ou moins étrangères à sa mission. Un journal remarquait que les lois de l’empire ne contenaient pas moins de 5075 articles touchant les attributions de la police. Pour remplir tous les devoirs qui lui incombent, un employé de la sûreté serait obligé d’être à la fois officier de santé, chimiste, architecte, censeur, huissier, accusateur public près de la justice de paix, adjoint des juges d’instruction, inspecteur de l’accise, surveillant des recrues ou des soldats de la réserve, et en outre exécuteur, toujours disponible, des ordres de toutes les autorités. Cette multitude d’attributions diverses convertit ses agents en fonctionnaires à tout faire, et distrait naturellement la police de sa vocation principale, du soin de veiller à la sécurité et à la salubrité publiques. À force d’en étendre la sphère, on en affaiblit l’action. Les préoccupations politiques ont, dans les dernières années, accru encore cet inconvénient. La lutte contre la révolution, qui absorbait toute l’attention et les capacités de la police, la détournait de soins moins importants ; à force de veiller à la sûreté de l’État, elle perdait de vue la sécurité des particuliers. La chasse aux conspirateurs et aux sociétés secrètes laissait des loisirs aux assassins et aux voleurs, dont la vulgaire capture ne pouvait inspirer le même zèle, ni rapporter les mêmes avantages. Les malfaiteurs bénéficiaient ainsi de la guerre engagée entre le gouvernement et le nihilisme, et les facultés extraordinaires accordées à la police ne profitaient point à la sécurité publique.

C’est dans les petites villes et dans les campagnes, là où tout contrôle et tout recours sont impossibles, que la police est le plus défectueuse, qu’elle se permet le plus d’abus et de prévarications. Les paysans, les ouvriers, les petites gens ont fréquemment à pâtir de la cupidité, de l’arbitraire ou de l’insolence de l’ispravnik, du stanovoï et de leurs subordonnés. Dans un pays aussi vaste, à population d’ordinaire aussi peu dense, il est naturellement malaisé d’entretenir une bonne police. Cela est particulièrement difficile pour les campagnes : au temps du servage l’autorité des propriétaires fonciers et de leurs comptoirs y maintenait l’ordre. L’émancipation a, malgré les efforts de la haute noblesse, aboli la police seigneuriale sans toujours la remplacer. Un des membres les plus marquants des commissions de rédaction, le prince Tcherkassky, avouait, dans sa correspondance privée, que si la nouvelle organisation avait un défaut, c’était l’insuffisance du pouvoir répressif dans les campagnes[5]. Cette lacune a souvent fait regretter l’ancienne police domaniale, que les efforts plusieurs fois répétés d’une partie de la noblesse n’ont pu faire rétablir. Aux comptoirs des grands propriétaires, le gouvernement a préféré les communes des paysans ; mais, malgré les pouvoirs accordés aux anciens de village ou de volost, malgré l’autorité concédée à la police sur les administrations communales, ces dernières ont peine à protéger les campagnes contre les vagabonds, les ivrognes, les voleurs, les incendiaires. La sécurité dans les villages était si mal garantie que, vingt ans après l’émancipation, j’ai entendu nombre de propriétaires déclarer, avec la Gazette de Moscou, la campagne inhabitable. Aussi le gouvernement a-t-il décidé, vers la fin du règne d’Alexandre II, la création d’une police rurale spéciale. Cette institution, encore toute récente et déjà condamnée, mérite un moment d’attention, elle est un exemple typique de ce que peuvent produire, en Russie, les innovations en apparence les meilleures.

Des agents de police, au nombre de 5000 ou 6000, furent disséminés dans les campagnes de l’intérieur. On les arma, on les monta, on leur donna de bons appointements et des droits étendus. Ces nouveaux gardes à cheval ruraux, créés en 1878, sont appelés ouriadniki[6]. Ils diffèrent de nos gendarmes ou des carabiniers italiens en ce qu’ils ont chacun leur circonscription isolée, au lieu d’être embrigadés. Au début, on ne tarissait pas en éloges sur cette excellente institution : les états provinciaux (zemstvos) demandaient à l’envi des ouriadniks, les journaux étaient unanimes pour regretter que la pénurie du budget ne permît pas d’en doubler ou en tripler le nombre. Deux ou trois ans plus tard, il y avait sur cette même gendarmerie unanimité en sens inverse : la presse en dénonçait bruyamment les abus, autant du moins que le lui permettait la censure ; le public en réclamait universellement la suppression. Est-ce là encore un exemple del’inconstance russe ? Non ; ce peuple, qu’aucune désillusion ne peut fermer à l’espoir, avait eu seulement une déception de plus. Il avait suffi de quelques mois pour transformer ces nouveaux gardiens de la tranquillité publique en petits tyrans locaux dont l’avidité, le caprice et l’intempérance se donnaient libre carrière. Investis du pouvoir d’arrêter tous les gens suspects, les ouriadniks sont devenus la terreur des campagnes qu’ils devaient protéger. Les gens lettrés les comparent aux sinistres opritchnicks d’Ivan le Terrible ; le paysan, victime de leur insolence et de leurs rapines, les a, par un jeu de mots populaire, baptisés du sobriquet de voleurs de poules[7]. De hauts fonctionnaires, des gouverneurs de province, ont cru devoir en signaler le brigandage. Voilà donc une institution tutélaire, que les habitudes d’arbitraire, de désordre, de vénalité, jointes aux préoccupations de la chasse aux nihilistes, ont métamorphosée, dans l’espace de deux ou trois années, en nouvel instrument de vexation et d’oppression. Cette garde rurale a montré que, dans l’empire autocratique, le pays pouvait parfois plus souffrir de la police que de l’absence de police[8].

Aujourd’hui, comme au temps du servage, le contrôle de la police ordinaire s’exerce particulièrement au moyen des passeports. Le passeport conserve en Russie une importance qu’il n’a peut-être jamais eue en aucun pays de l’Occident ; au dedans comme au dehors de l’empire, il rappelle sans cesse aux sujets du tsar la jalouse tutelle de l’administration. En Russie, le passeport sert au contrôle du fisc en même temps qu’à celui de la police. Avant l’émancipation, c’était un collier qui, en dehors du village seigneurial, ne quittait jamais le cou du serf, et portait en lettres authentiques le nom du maître. En devenant libres, les moujiks sont demeurés solidairement assujettis à l’impôt ; à ce titre, l’État et le fisc, ayant partout intérêt à les reconnaître, continuent à ne pas les laisser circuler sans l’ancien collier.

Les passeports forment, du reste, un véritable impôt et l’un de ceux qui montrent le caractère encore archaïque des contributions en Russie[9]. Cette taxe donne annuellement 3 ou 4 millions de roubles, c’est-à-dire presque autant que rapportait l’enregistrement vers 1870. Pour l’étranger le droit est de 10 roubles par an ; sous l’empereur Nicolas, il montait à 500 roubles, soit à 2000 francs par personne et, sous Alexandre III, il s’est trouvé des conservateurs pour conseiller de revenir à l’ancien tarif. Tant mieux, dit-on, si les Russes ne peuvent plus voyager en Occident, ils n’en rapporteront plus d’idées révolutionnaires. À l’intérieur le droit était récemment de 85 kopeks pour six mois, de 1 rouble 45 kopeks pour un an[10], et il faut un passeport à tout commerçant, paysan, ouvrier, s’éloignant de sa demeure de plus de 30 verstes, autrement dit de plus de sept ou huit lieues.

Dans un pays où les distances rendent, chez toutes les classes, les voyages si fréquents, où une notable partie de la population est condamnée par le climat et la pauvreté du sol à passer périodiquement la moitié de l’année hors de ses foyers, l’obligation du passeport à l’intérieur est particulièrement vexatoire. Ni la police ni le fisc lui-même n’en retirent tous les avantages qu’ils en attendent. La sévérité des règlements n’a jamais empêché le grand nombre de vagabonds ou coureurs (brodiaghi), parmi lesquels se recrutent les sectes les plus bizarres. La fabrication ou la contrefaçon des passeports a, de tout temps, été une industrie fort répandue, à ce point qu’au lieu d’aider les recherches de la justice on a souvent vu les passeports la dérouter.

Le passeport russe n’est pas seulement une entrave à la libre circulation, aux affaires et aux plaisirs des habitants, c’est un obstacle au libre choix du domicile et de la profession, un obstacle au libre groupement de la population, selon le degré de productivité du sol. C’est à l’aide de ce lien, plombé par la police et marqué du sceau de l’État, que les communes rurales retiennent leurs membres dans leur sein et les attachent au sol. Sous des dehors modestes, l’abrogation des passeports obligatoires serait une réforme considérable ; ce jour-là seulement, le Russe, rentré en possession du droit d’aller et de venir, pourra se dire entièrement émancipé. Le besoin de modifier les règlements en vigueur est reconnu de tous ; plusieurs commissions ont été nommées dans ce dessein ; mais, comme il arrive souvent à Pétersbourg et ailleurs, rien n’est sorti de leurs travaux, ou les projets élaborés par elles n’ont pas reçu la sanction du pouvoir. L’abolition de la capitation, enfin supprimée par Alexandre III, facilite aujourd’hui cette réforme. Pour le fisc et les communes, le passeport était une arme contre les mauvais contribuables[11]. C’était le corollaire et comme le couronnement de la capitation, et de même que cette dernière, de même que la solidarité de l’impôt personnel, c’était un reste de l’époque du servage, une dernière précaution du fisc qui, après avoir longtemps enchaîné le taillable à la glèbe, s’attachait à ses trousses depuis son émancipation. Aussi, loin d’affranchir toute la population de ce joug incommode, a-t-on jusqu’ici maintenu l’obligation du passeport pour les paysans et même pour la petite bourgeoisie (mêchlchané), c’est-à-dire pour les classes populaires qui en souffrent le plus. C’est là, du reste, une des réformes dont l’agitation révolutionnaire a pour longtemps peut-être ajourné la date.

Les poursuites du gouvernement contre les nihilistes ont montré de quel peu de secours étaient toutes ces précautions de la police. Lorsque à la fin de son règne Alexandre II recourut aux mesures de rigueur, et que la plus grande partie de l’empire fut placée sous une sorte d’état de siège, on s’aperçut que les règlements sur les passeports restaient souvent inappliqués. On découvrit que dans les grandes villes il y avait toujours, grâce à l’incurie ou à la connivence de la police, une nombreuse population de vagabonds sans papiers d’aucune sorte. Le gouvernement eut à cet égard les plus affligeantes surprises. En 1879, la police de Tiflis ayant reçu l’ordre d’arrêter, pour les expulser, tous les gens sans passeport en résidence dans la ville, il y eut un sauve-qui-peut parmi les ouvriers, les petits marchands, les cochers, les domestiques, si bien que, faute de bras et de serviteurs, la population aisée se trouva subitement dans le plus grand embarras. Au lieu d’obéir aux requêtes de la police, les intéressés s’étaient enfuis par milliers, pour n’être point reconduits dans leur pays d’origine par étapes, ainsi que le prescrivent les lois. Les individus ainsi trouvés sans passeport doivent, en effet, être immédiatement dirigés, à leurs frais, à pied, par étapes (étapom), comme des soldats ou mieux comme des condamnés, sur la commune où ils ont leur domicile légal. L’argent peut seul, en pareil cas, obtenir un sursis ou des adoucissements aux rigueurs de la loi.

La négligence de la police à Tiflis n’était pas un fait isolé. Dans certaines villes de la Russie d’Europe, les règlements étaient peut-être encore moins bien observés qu’en Transcaucasie. À Odessa, par exemple, au mois d’avril de cette même année 1879, lorsque les autorités se préoccupèrent de vérifier l’exécution des règlements, la municipalité de la ville délivra 10 000 passeports en trois semaines. Il y avait ainsi, en résidence dans la ville au moins 10 000 étrangers dépourvus de passeport. En outre, les bureaux de police de quartier eurent, dans le même laps de temps, à inscrire sur leurs registres 60 000 personnes, c’est-à-dire qu’en violation de toutes les lois Odessa comptait 60 000 habitants dont les noms n’étaient pas inscrits à la police. Et ce qui se passait à Odessa et à Tiflis se répétait plus ou moins dans toutes les grandes villes[12]. Comme les passeports sont chers, les pauvres diables en font volontiers l’économie. De pareils traits expliquent bien des faits, en apparence incroyables. Si, depuis l’adoption de mesures plus sévères, les règlements de police sont mieux obéis, la façon dont sont délivrés et vérifiés les passeports peut quelquefois donner lieu à de singulières déconvenues. Je n’en citerai qu’un exemple. Dans l’hiver de 1879-1880, au plus fort de la guerre contre le nihilisme et des sévérités de la police, un Russe de mes amis, voulant quitter Odessa pour les bords de la Méditerranée, avait besoin d’un passeport pour l’étranger. En pareil cas, il est naturellement enjoint de se présenter en personne ; notre voyageur était pressé, un commissionnaire lui assura que, pour un pourboire de 25 roubles, il lui éviterait la peine de se déranger. Soit hâte ou indolence, soit, comme il me le racontait, curiosité et désir de faire une expérience, mon voyageur accepta. Le lendemain, il partait pour Constantinople avec un passeport en règle. En temps ordinaire, cette petite complaisance lui eût sans doute coûté moitié prix.

Les procès politiques ont montré que beaucoup de malheureux avaient été jetés dans le parti anarchique et les affiliations clandestines par le manque de passeport, ou la perte de leurs papiers. Une moitié peut-être des paysans ou des ouvriers compromis dans les conspirations nihilistes ont dû leur initiation révolutionnaire à un accident de cette sorte. Son passeport une fois égaré ou volé, car ce genre de larcin n’est pas rare, c’est, en effet, pour un paysan, pour un ouvrier de la campagne, en résidence à la ville, toute une longue et parfois dispendieuse affaire que d’en obtenir un autre ; et l’individu qui vit quelques semaines sans passeport sait qu’il est exposé à toutes les persécutions de la police, il a toujours en perspective la Sibérie. Ainsi transformé malgré lui en vagabond et tombé au rang des outlaws, l’homme du peuple privé de ses papiers devient aisément la proie des révolutionnaires, qui lui fournissent de l’ouvrage et lui procurent un faux passeport. Plusieurs des criminels d’État ont débuté de cette sorte.

Ces règlements sur les passeports, si gênants pour les voyageurs nationaux ou étrangers, pèsent parliculièrement sur certaines classes et plus lourdement sur les classes inférieures. À cet égard, les paysans seraient encore les parias de l’empire, si les Juifs de tout rang n’étaient astreints à des dispositions plus vexatoires encore. Les nombreux moujiks en résidence dans les villes ont souvent peine à faire renouveler leurs papiers par les communes rurales. Les lenteurs ou la mauvaise volonté des autorités communales, dont souvent ils ne triomphent qu’à force d’argent, les exposent à être expulsés des villes où ils travaillent, car un ouvrier sans papiers a peine à trouver une place, ou n’en trouve qu’au rabais. La préoccupation et l’anxiété des intéressés sont parfois telles, qu’on a vu des paysans en devenir malades et même en attenter à leurs jours. En 1879, par exemple, une jeune paysanne de dix-huit ans, originaire de Smolensk, se suicidait à Saint-Pétersbourg parce que son passeport n’avait pas été renouvelé à temps, et que les maîtres qui l’avaient à leur service ne voulaient plus la garder dans ces conditions[13]. Pour les gens du peuple, pour le moujik notamment, le passeport est ainsi un tourment continuel, en même temps qu’une occasion de délit ; pour les administrations communales, comme pour la police impériale, c’est une source de profits illicites et un prétexte perpétuel d’arbitraire et d’abus de tout genre.



  1. On a également, en 1881, formé une commission pour recevoir les plaintes du public contre les agents de police, et, chose plus singulière, on a fait élire, par les habitants de Saint-Pétersbourg, un conseil destiné à veiller à la sécurité du souverain, d’accord avec la police.
  2. Notification du maître de police, touchant les mesures complémentaires de « l’état de protection », sept. 1881. D’après l’annexe II de cette notification, le dvornik doit non seulement surveiller les entrées et les sorties, mais, « dans le cas où se présentent des inconnus, il est tenu de se rendre compte de l’endroit où ils vont et du motif qui les conduit, ainsi que d’en informer la police dès que quelqu’un lui paraît suspect ».
  3. Annexe II à la notification de septembre 1881.
  4. Il importe de dire que les maisons de Saint-Pétersbourg sont d’ordinaire fort grandes, et comprennent parfois des centaines de logements. Les portiers sont devenus des auxiliaires de la police qu’ils renseignent sur les habitants.
  5. Lettre du prince Tcherkassky (23 juillet 1861). Voyez Un homme d’État russe (Nicolas Milutine), d’après sa correspondance inédite. Hachette, 1884.
  6. Du mot ouriad, ordre.
  7. Kouriadniki au lieu de ouriadniki, de kouria, poule.
  8. Les ouriadniks doivent être remplacés par des commissaires et des gendarmes qui, sous un autre nom, pourront bien se permettre les mêmes licences (1886).
  9. Voyez, dans la Revue des Deux Mondes du 15 décembre 1876 et du 1er janvier 1877, notre étude sur le Système financier de la Russie.
  10. Le kopek est le centième du rouble ; ce dernier étant compté au pair, le kopek vaut 4 centimes.
  11. On doit cependant observer que, au point de vue fiscal, le passeport a souvent des conséquences opposées à son but. La plupart des paysans quittent leur commune pour gagner ailleurs de quoi acquitter leur part d’impôt ; leur refuser un passeport parce qu’ils sont en retard pour le payement des taxes, c’est parfois, en les retenant dans une localité où leurs gains sont insuffisants, les mettre hors d’état d’acquitter ces taxes. Voyez t. I, livre VI, chap. iv et v.
  12. J’en trouve la preuve dans les recettes mêmes du Trésor. Les passeports ; dont le rendement avait été évalue, d’après le résultat des exercices précédents, à 2 630 000 roubles, dans le budget de prévision de 1879, ont en réalité donné au Trésor, dans cette même année. 3 341 921 roubles, soit une plus-value inattendue de 30 p. 0/0, ce qui montre à quel point les fraudes en pareille matière étaient fréquentes. (Rapport du Contrôleur de l’empire sur le règlement définitif du budget de l’exercice 1879. Vesselovsky, Annuaire des finances russes, 1881.)
  13. Novoe vrémia, 22/10 février 1879. Afin de prévenir de pareils faits, on a, il est vrai, diminué l’autorité des communes rurales sur leurs membres absents. Voyez plus haut, livre I, chapitre iii.