L’Empire des tsars et les Russes/Tome 2/Livre 1/Chapitre 1


CHAPITRE I


Antiquité de la commune russe. — C’est la seule institution vraiment nationale. — Le mode d’administration dérive du mode de propriété. — L’acte d’émancipation a affranchi les communes de paysans en laissant l’ancien seigneur en dehors. — Commune fermée et à deux degrés : obchtchestvo et volost. — En quoi la famille, la commune et l’État sont faits sur le même type, en quoi ils diffèrent — La commune rurale et l’autocratie impériale.


De toutes les libertés, la plus malaisée à fonder chez un peuple, c’est la plus humble, celle qui semblerait devoir être la base des autres, la liberté communale. Tocqueville l’a remarqué : la difficulté d’établir l’indépendance des communes, au lieu de diminuer à mesure que les nations s’éclairent, augmente avec leurs lumières[1]. La liberté communale n’a peut-être jamais été créée, elle naît en quelque sorte d’elle-même et grandit dans l’obscurité, en dehors de l’impulsion du législateur ; c’est de l’antiquité ou de sociétés à demi barbares que l’ont reçue la plupart des peuples civilisés qui la possèdent encore. Grâce au régime de la communauté, les villages de la Russie ont conservé dans leur mir l’habitude de s’administrer eux-mêmes. Les paysans moscovites ont gardé cette première liberté qui fait défaut à des peuples plus libres. Comme ces temples de l’Égypte, demeurés intacts pendant des siècles sous le sable du désert ou sous le limon du Nil, la commune russe, enfouie sous l’autocratie et sous le servage, s’est d’autant mieux préservée qu’elle échappait aux regards et à la main des hommes.

L’antiquité du mir en fait l’originalité. Chose rare en Russie, le régime communal est tout russe, tout national. Ce n’est pas, comme tant d’autres institutions de l’empire, une copie ou une imitation de l’étranger, quoiqu’à l’étranger on retrouve, dans le moyen âge, bien des coutumes analogues. La commune est née et a grandi sur place ; à proprement parler, c’est, en dehors de l’autocratie, la seule institution indigène, la seule tradition vivante du peuple russe. Loin d’être un simple rouage de la machine administrative, elle est antérieure à toute l’administration créée par les oukazes impériaux ; à ce titre elle mérite d’être étudiée avant l’administration centrale ou provinciale.

La commune russe dérive tout entière de la communauté des terres encore en vigueur chez le paysan ; le mode d’administration n’y est en grande partie qu’une conséquence du mode de propriété. La communauté des terres et la solidarité des impôts nouent entre les habitants d’un même village, entre les copropriétaires du sol, des liens beaucoup plus étroits qu’il n’en peut subsister au sein de nos campagnes. Sous un pareil régime, la commune est une famille ou un clan, une association autant qu’une circonscription administrative. Elle a naturellement une sphère d’activité bien plus large, une compétence bien plus étendue qu’en Occident ; elle tient une bien autre place dans la vie des hommes et affecte bien plus profondément leurs intérêts et leur bien-être.

Cette commune russe n’a pas été érigée par la loi, elle a précédé toute législation, et la loi n’a guère fait qu’en reconnaître, qu’en enregistrer l’existence. Le pouvoir central a voulu la réglementer ; mais, en fait, elle reste sous l’empire de la coutume, vivant dans ses formes archaïques de sa vie propre et spontanée. Antérieure au servage, la commune lui a résisté et survécu, persistant, grâce à son caractère économique, à travers les trois siècles d’asservissement du paysan. Le servage s’est superposé au mir, sans le détruire ; la commune rurale ne pouvait pas cependant ne point se ressentir de la condition civile de ses membres. Ayant subi les effets du servage, elle a dû ressentir l’effet ou le contre-coup de l’émancipation. La servitude de la glèbe l’avait naturellement déprimée, l’émancipation l’a relevée et affranchie avec les paysans.

Au temps du servage, l’administration, comme la justice locale, était en grande partie aux mains du seigneur ou de son intendant. Le seigneur, étant le tuteur-né de ses paysans, exerçait sur les communes de ses domaines une véritable tutelle. Le mir, sous ce régime paternel, était plutôt une institution économique qu’une institution administrative. L’émancipation, en rompant les liens du paysan et du propriétaire, posait à nouveau la question de l’administration rurale. En rendant aux paysans la liberté personnelle, beaucoup des anciens maîtres eussent voulu conserver une part de l’administration, un droit de surveillance ou de contrôle sur leurs affranchis. Certains propriétaires réclament encore aujourd’hui pour la noblesse, dans l’intérêt même des paysans, qu’ils considèrent comme d’incapables mineurs, la tutelle plus ou moins déguisée des communes. Le gouvernement impérial n’a point admis ces prétentions. Le moujik a reçu à la fois l’émancipation civile et l’émancipation administrative : les doléances de ses détracteurs ne semblent lui devoir enlever ni l’une ni l’autre.

Le statut de 1861, qui est resté la charte des paysans, affranchit les communes rurales de toute dépendance, de toute autorité seigneuriale. L’administration communale a été abandonnée à l’élection, le mir choisit ses fonctionnaires dans son sein, c’est-à-dire parmi les villageois, car les hommes des autres classes, n’ayant point de droit à la propriété commune, ne sont pas membres du mir et demeurent ainsi légalement en dehors de la commune où ils habitent. Le gouvernement avait, pour l’administration des serfs affranchis, un modèle dans l’administration des paysans de la couronne. L’acte d’émancipation n’a guère fait qu’étendre aux premiers les institutions appliquées et expérimentées chez les derniers. Le principal trait de ces institutions, c’est un régime communal à deux degrés ou deux étages. Les petites agglomérations sont réunies en grandes communes administratives ou bailliages (volost), au sein desquels chaque communauté conserve son individualité.

La propriété collective du sol est une des causes de ce mode de groupement des villages. Les terres possédées en commun par les paysans sont de dimensions fort inégales. Si ces associations économiques avaient toujours été adoptées comme unité administrative, on eût eu des circonscriptions étrangement disproportionnées, et l’on eût abouti à un morcellement communal excessif, aussi peu avantageux pour l’action du pouvoir central que pour le self-govemment local[2]. D’un autre côté, on ne pouvait toujours annexer les uns aux autres et fondre ensemble des hameaux ayant chacun des propriétés d’inégale étendue et d’inégale valeur. Le système adopté a paré ingénieusement à l’un et à l’autre inconvénient. Les paysans, unis par la double chaîne de la propriété collective et de l’impôt solidaire, forment une communauté de village ou commune du premier degré (sekkoé obchtchestvo). D’après l’acte d’émancipation, cette commune primaire se compose d’ordinaire des paysans qui jadis avaient le même seigneur et qui aujourd’hui possèdent les mêmes terres. Plusieurs de ces communautés voisines sont réunies en circonscriptions appelées volost. Ce mot est souvent traduit par canton, ou encore par bailliage ; en réalité, la volost russe, comme le township américain, tient le milieu entre le canton et la commune de France ; par son rôle administratif, elle se rapproche même davantage de la commune. D’après la loi, la volost devait compter au minimum 300 âmes mâles soumises à la capitation, et, autant que possible, ne pas dépasser un maximum de 2000 ; par suite, le nombre des habitants y devait osciller entre 600 et 4000. Les limites de la volost devaient d’habitude être les mêmes que celles de la paroisse ecclésiastique, ce qui pour nous l’eût fait encore ressembler plutôt à la commune qu’au canton. Dans la pratique, on s’est souvent éloigné de cette règle, et les trop grandes dimensions des bailliages ont eu de nombreux inconvénients. Parfois enfin, dans les gros villages, la volost n’est formée que d’une seule communauté, et alors les attributions de l’une et de l’autre se confondent comme leur circonscription.

La volost est d’introduction récente, au moins parmi les paysans naguère soumis au servage ; chez les paysans de la couronne même, la création n’en remonte qu’à l’empereur Nicolas. Le nom s’en retrouve dans les vieilles chroniques russes, mais avec un sens assez différent et pour des régions d’ordinaire plus étendues. La volost représente dans l’administration rurale l’élément nouveau et, pour ainsi dire, artificiel, la part de l’initiative gouvernementale et de la charte d’émancipation. C’est par le groupement de leurs petites communautés que la loi a voulu assurer aux moujiks les moyens de s’administrer eux-mêmes, qu’elle cherche à suppléer à l’abolition de la tutelle seigneuriale. De cette façon l’autorité impériale a donné à la classe des paysans une consistance que n’eût pu lui procurer le morcellement en petits villages et en minces communautés. Dans les pays même les plus civilisés de l’Occident, en certaines régions de la France par exemple, une des raisons de la débilité, de l’anémie de la vie communale, est souvent la petitesse et l’isolement des communes. La volost et l’obchtchestvo ont un rôle diffèrent. La petite commune a surtout des attributions économiques, la grande des attributions administratives. À la première appartient tout ce qui concerne la jouissance de la terre et la répartition de rimp6t solidaire ; à la seconde tout ce qui regarde les intérêts généraux de la volost, tout ce qui touche aux rapports avec les autorités supérieures, et enfin tout ce qui concerne la justice, car les paysans ont, dans une certaine mesure, hérité du droit de justice et du droit de police de leurs anciens seigneurs. Ils ont leurs juges et leurs tribunaux rustiques, comme ils ont leurs coutumes traditionnelles, fort difFérentes du droit civil appliqué aux autres classes[3].

Les principes qui régissent la volost et l’obchtchestvo sont identiques. La loi, en groupant en faisceau les communautés de paysans, a introduit dans ces nouvelles créations les usages, les règles, l’esprit qui régnaient traditionnellement dans le mir. Toutes les fonctions y sont à l’élection, tous les membres de la double commune peuvent être également appelés à tous les emplois. Communautés de villages ou volostes sont ainsi de véritables démocraties où les affaires des paysans sont traitées par eux en famille, sans immixtion des autres classes sociales.

Tel est dans ses traits généraux le régime communal de l’empire autocratique. Ce self-govemment traditionnel, cette autonomie rurale et villageoise, le moujik, longtemps asservi, en est manifestement redevable au maintien de la propriété collective. Tous les droits, toutes les coutumes et les mœurs de la commune découlent de cette même source.

Une des conséquences naturelles de la communauté des terres, c’est l’égalité de tous les membres de la commune, et par suite l’égale participation de tous à toutes les affaires du mir. De là, dans les villages de la Grande-Russie, le régime démocratique sous sa forme la plus simple et la plus pure, sans intermédiaire et sans représentation, le régime de la démocratie directe où chacun prend personnellement part à toutes les délibérations, à toutes les décisions. En certains pays, chez les Arabes par exemple, la propriété collective, patriarcale ou familiale, a pu s’accommoder d’un gouvernement aristocratique, le pouvoir étant abandonné au chef de la tribu ou du clan, comme au père, au chef de la famille. En Russie, rien de semblable ; aucune autorité héréditaire, aucune autorité individuelle ou oligarchique dans le mir moscovite. À cet égard, Haxthausen a tort de donner à la commune russe le titre de patriarcale ; M. Tchitchérine a raison de le lui refuser[4]. Dans ces communautés de paysans asservis régnait l’égalité la plus complète ; aussi loin qu’on puisse remonter dans l’histoire, on n’y voit pas de chef désigné par la naissance ou la coutume. Grâce au servage, la commune avait bien un maître, mais ce maître était en dehors d’elle ; il en était le seigneur, parfois le tyran, il n’en était point le chef. Le droujinnik et le pomêchtchik, les serviteurs de l’État, pourvus de terres par le souverain et depuis transformés en propriétaires nobles, étaient simplement superposés aux paysans, superposés aux communes de leurs domaines. Cela est si vrai qu’en affranchissant les villageois, la loi n’a point encore trouvé de place au milieu d’eux pour les anciens seigneurs. Après l’émancipation, le pomêchtchik est demeuré en dehors du mir des moujiks, comme il était en dehors et au-dessus jadis ; il est demeuré isolé de ses anciens paysans, en dehors de la commune, en dehors même de la volost où il réside : la chaîne du servage rompue, rien ne l’a plus lié à ses anciens sujets.

Dans la commune solidaire, il n’y avait de place, en effet, que pour les membres participant à tous les droits et à toutes les charges de la communauté. Le mode de rachat des terres, pratiqué à la suite de l’émancipation, a encore resserré ce nœud de la solidarité. Le sol détenu en commun ne peut appartenir qu’aux anciens serfs qui l’ont payé de leurs deniers. Pour être membre d’une telle communauté, il ne suffit pas d’y transporter son domicile. On n’y est admis qu’avec le consentement des intéressés. La solidarité devant le fisc enclôt le mir moscovite d’une barrière plus épaisse encore. La commune russe, telle qu’elle est sortie du servage et de l’émancipation, est une société fermée dont ni l’entrée ni la sortie n’est libre. Absents ou présents, nomades ou sédentaires, les membres du mir sont, dans une grande mesure, responsables les uns des autres. En ce sens, tous les hommes qui en habitent le territoire ne sont pas de la commune, et beaucoup de ceux qui en vivent éloignés en sont encore membres. Par contre, les communautés de villages ne sont composées que de paysans égaux en droits ; tout autre habitant est pour elles un étranger, à peu près dans la même situation vis-à-vis de la commune qu’un homme demeurant dans un pays qui n’est pas le sien. La commune ainsi construite est une maison dans laquelle on n’a pu encore faire de place à tous ; elle se ressent de l’ancienne division des sujets du tsar en classes, en compartiments sociaux, et par son cadre naturellement exclusif elle tend k maintenir ces anciennes distinctions.

Les droits et privilèges d’une telle commune sont, d’après les anciens usages et par la force même des choses, nombreux et étendus. Comme association, elle a une personnalité civile, elle peut acheter, louer, vendre des terres ; bien plus, elle a ses règles, ses coutumes, ses lois particulières qui obligent dans son sein, elle a son droit privé au milieu du droit public national. Comme garant et caution de ses membres envers l’État et le fisc, elle a sur eux droit de correction et d’expulsion ; maîtresse de les laisser aller et venir, elle les tient dans une sorte de tutelle. Comme détenteur du sol enfin, la commune a sur les paysans l’autorité d’un propriétaire sur ses tenanciers, et, tout comme un propriétaire ou mieux encore, elle peut faire subir aux cultivateurs telle condition qu’il lui plaît, surveiller leur exploitation, leur imposer ou leur interdire telle ou telle culture. De cette double qualité, de haut propriétaire et de caution légale, elle tire aux yeux de ses propres membres une autorité qui, rendue plus rude par les mœurs du servage, va parfois jusqu’au despotisme.

La réunion des paysans formant une communauté de village porte, nous l’avons dit, chez le peuple russe le nom de mir. Ce mot a des sens divers, il désigne les communautés de paysans et en même temps il signifie le monde, l’univers ; il comporte une idée d’ordre et de beauté, et par là il a pu être rapproché du grec kosmos[5]. Ce n’est point en vain que ce terme de mir a ces multiples significations. Le mir russe, tel qu’il a traversé les siècles au-dessous du servage et de l’autocratie, est vraiment un petit monde au milieu du grand, un monde enclos, fermé, complet en soi et se suffisant à lui-même, un véritable microcosme. Pendant des siècles le paysan russe n’a vécu que de la vie du mir. Selon une remarque de Herzen, le moujik n’a connu de droits et ne s’est reconnu de devoirs qu’envers sa commune[6]. Le mir était pour le paysan comme la petite et la vraie patrie ; le reste, la Russie des seigneurs et des employés, lui apparaissait comme un monde étranger et souvent ennemi.

En Russie plus qu’ailleurs on peut dire que la commune, ainsi conservée dans ses formes anciennes, est la cellule primitive, la monade initiale de la nation, sinon de l’État. Toute la vie russe semble avoir été originairement modelée sur ce type traditionnel dont la Hoscovie des tsars et la Russie impériale ont de plus en plus dévié. Aux communautés de village et à l’État, au mir du moujik et à l’autocratie tsarienne, on peut cependant trouver un prototype commun, encore vivant au fond du peuple, la famille[7]. Entre ces trois termes, ces trois degrés de la vie sociale, entre la famille, la commune et l’État, on a découvert une ressemblance de principe, une analogie de constitution, qui ont fait considérer les deux derniers comme provenant directement de la première. État, commune, famille ont paru comme les trois anneaux consécutifs d’une même chaîne, trois anneaux faits de même métal sur le même patron et ne différant guère que par les dimensions[8]. La commune n’est que la famille agrandie, l’État enfin, ou mieux le peuple russe, n’est que la réunion de toutes les communes formant une grande famille, dont primitivement tous les membres étaient égaux et dont le père est le grand-prince, le tsar, l’empereur. Le pouvoir du souverain est illimité, comme le pouvoir du père. L’autocratie n’est, ainsi, que le prolongement de l’autorité paternelle. De la part des Russes, c’est du reste, à tous les degrés de l’échelle, une obéissance d’enfant plutôt qu’une obéissance d’esclave. Le langage populaire est à cet égard instructif, et il n’y faut pas voir de vaines et vides formules. À son égal, le Russe dit : mon frère ; à son supérieur de tout rang, à son seigneur jadis, aux fonctionnaires, au tsar même, l’homme du peuple dit : père, petit-père, batiouchka. De la base au sommet, l’empire immense du Nord paraît dans toutes ses parties et à tous les étages construit sur un même plan et dans un même style ; toutes les pierres semblent provenir d’une seule carrière, et l’édifice entier repose sur une seule assise, l’autorité patriarcale. Par ce côté, la Russie se rapproche des vieux États de l’Orient et s’éloigne décidément des États modernes de l’Occident, tous édifiés sur la féodalité et l’individualisme.

Il y a dans de telles vues une part de vérité et une part d’erreur ou d’exagération. La Russie, à bien des égards, est un état patriarcal, et il est difficile de parler d’elle sans avoir recours à ce bon vieux mot. Entre TÉtat, la commune, la famille, il y a un lien continu et une visible filiation. Le principe d’autorité est le même à tous les échelons de la vie sociale, et l’on en pourrait dire autant du principe d’égalité, qui, préservé dans la famille et la commune, est en train de renaître en son intégrité dans l’État. Ce sont là de réelles et frappantes analogies, mais en toutes choses, plus les analogies sont vraies, et plus il importe de ne pas perdre de vue les différences. À côté des ressemblances originaires, il y a les dissemblances successivement marquées par les siècles, et lentement creusées par l’histoire. Plus il est tentant de ramener tout l’état social d’un grand peuple à un seul et même principe, et moins il faut oublier que les hommes et les nations se laissent malaisément représenter et résumer en une formule. Les États modernes les moins complexes et les plus isolés ont trop vécu, ont trop subi d’influences pour avoir une telle unité de structure, une telle simplicité d’ordonnance.

Le peuple russe conserve encore dans ses usages, dans ses manières de voir, le caractère, ou mieux l’esprit, le sentiment patriarcal ; mais, sous la pression de besoins nouveaux et au contact du dehors, l’État russe s’est singulièrement modifié, il s’est dépouillé des vieilles formes, il est devenu ce qui répugne le plus à l’esprit patriarcal, un état bureaucratique. Si la famille peut être regardée comme le prototype des deux seules institutions vraiment nationales de la Russie, de la commune et de l’autocratie. L’une et l’autre ne ressemblent plus à leur modèle que par une face, et par une face opposée. La famille russe, l’ancienne famille patriarcale a deux traits distinctifs : l’autorité illimitée du père, la propriété indivise entre les enfants. De ces deux traits, l’État, l’autocratie, a retenu le premier ; la commune, le mir, a gardé le second. L’État a non seulement laissé tomber la communauté primitive, il a laissé s’obscurcir l’égalité, conservée dans le mir, La commune, en gardant la communauté et l’égalité, a laissé dans son sein s’altérer l’autorité ; le chef élu porte bien encore le titre de chef de famille, le nom d’ancien ; il n’a plus le pouvoir du père. État et commune, suivant deux chemins divergents, se sont simultanément éloignés du type initial, et aujourd’hui la famille russe elle-même, demeurée si longtemps comme le modèle intact de tout l’organisme social, la famille du paysan est en train de perdre son caractère primitif, son caractère patriarcal.

En dehors de toutes ces similitudes et ces différences, une chose est certaine, c’est que le moujik continue à regarder la Russie comme une famille et le tsar comme un père, investi d’une autorité absolue ; c’est aussi que la commune des paysans et l’autocratie impériale sont les deux grandes forces historiques de la Russie. Le mal est qu’entre les deux, entre ces deux extrémités du vieil État slave, on n’aperçoit, du faite à la base, aucune institution vraiment nationale, aucune sortie spontanément du sol, aucune y ayant pris racines. « Aujourd’hui comme il y a deux cents ans, écrivait quelques mois après l’émancipation des paysans le slavophile G. Samarine, il n’y a sur toute la terre russe que deux forces vivantes : l’autocratie au sommet, la commune rurale au bas ; mais ces deux forces, au lieu d’être rattachées ensemble, sont au contraire séparées par toutes les couches intermédiaires[9]. » C’est là une observation capitale, presque aussi vraie aujourd’hui qu’au lendemain de l’émancipation. Le tsar et le paysan, l’autocratie et la commune restent les deux grandes forces de l’empire ; mais il leur manque un lien, un joint. Tout ce qui est entre elles, tout ce qui est censé les unir et les rapprocher, fonctionnaires ou propriétaires, tchinovnisme, ancienne noblesse, bourgeoisie naissante, les sépare, les isole. De là, malgré leur dévouement réciproque, malgré la connexité apparente de leurs intérêts, la difficulté pour la puissance impériale et la commune rurale de s’entr’aider toujours efficacement l’une l’autre. Faute d’organes pour les relier ensemble, le paysan ne peut recevoir de son souverain tous les bienfaits, toute la protection qu’il en attend ; le souverain à son tour ne peut confier sa défense et sa sécurité aux humbles moujiks. Pour les paysans, le tsar est trop haut, ils ne savent comment arriver jusqu’à lui ; pour le tsar, le moujik, le peuple des campagnes est trop bas, il ne sait guère comment l’atteindre. Entre eux il ne peut y avoir de contact direct. Si faibles qu’elles semblent, bien qu’elles n’aient pas de force en elles-mêmes, bien qu’elles soient sans racines dans le pays ou dans le peuple, les classes intermédiaires ont dans l’État, dans l’administration, dans la vie nationale, un rôle qu’on ne leur peut enlever. Aussi, lorsqu’en face des aspirations libérales d’une partie des classes civilisées, on conseille au tsar de s’appuyer uniquement sur le peuple, sur le moujik, on oublie que le trône autocratique ne peut être assis immédiatement sur la commune villageoise.

L’éloquent slavophile, frappé de la confuse agitation des classes cultivées, inquiet des impatientes revendications des assemblées de la noblesse, de la presse, des universités, à une époque qui n’était pas sans analogie avec les dernières années d’Aleïandre II, le même G. Samarine prévoyait que si une pareille agitation continuait, on pourrait assister « au terrible rapprochement des deux extrémités, de l’autorité suprême et du bas peuple », rapprochement dans lequel tout ce qui est entre le trône et les masses populaires risquerait d’être broyé, « et ce qui est entre, disait Samarine, c’est toute la Russie lettrée, toute notre culture[10]. ». Cette perspective de l’écrasement des classes civilisées par un soudain et violent rapprochement du peuple et de l’autocratie est la plus sombre de toutes celles que l’avenir peut ouvrir à la Russie ; mais, quand une telle catastrophe serait possible, ce ne serait pas une solution. Un soulèvement populaire, provoqué par les attaques contre la puissance du tsar, aurait tous les dangers et tous les défauts d’une révolution, sans que des ruines ainsi amoncelées il pût rien sortir.

Si l’on peut dire que le tsar et le moujik, l’autocratie et la commune, sont encore les deux forces vivantes de la Russie et que rien ne saurait résister à leur choc, on ne saurait prétendre qu’elles peuvent se suffire l’une à l’autre. Loin de là, de même que le paysan dans son izba est impuissant à protéger la vie de l’empereur, le souverain, dans son Palais d’hiver comme dans ses résidences de Tsarsko ou de Livadia, est souvent inhabile à défendre les paysans contre les vexations de ses propres employés, de sa propre administration.



  1. Tocqueville la Démocratie en Amérique, t. Ier, Système communal.
  2. Pour 31 gouvernements de la Grande-Russie, on comptait près de 180 000 communautés de villages, ayant en moyenne 85 âmes de capitation, soit environ 170 ou 180 habitants. Pour 50 gouvernements de la Grande, de la Petite et de la Nouvelle-Russie, on comptait 244 000 villages.
  3. Sur les tribunaux des paysans, voyez plus bas, liv. IV, chap. ii.
  4. Tchitchérine, Opyty po istorii rousskago prava.
  5. Avec une légère modification d’orthographe, mir, en russe, a encore le sens de paix.
  6. Herzen, le Peuple russe et le socialisme, lettre à Michelet, 1852.
  7. Sur la famille grande-russienne, voyez t. I, liv. VIII, chap. ii.
  8. Voyez particulièrement Haxthausen, Studien, III, p. 120, 153, 198, 200.
  9. Lettre de G. Samarine à la femme de son ami Nie. Milutine, datée de 1861. (Voyez Un Homme d’État russe [Nicolas Milutine] d’après sa correspondance inédite,) Étude sur la Russie et la Pologne pendant le règne d’Alexandre II, 1855 1872 (Hachette, 1884), p. 112.
  10. Même lettre.